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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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La fille de la courtisane


On a vu, au commencement de la dernière scène que nous venons de raconter, que l’Arétin, sur la prière, ou plutôt sur l’ordre de Bembo, s’était débarrassé de son valet, en l’envoyant au loin.

Bembo avait demandé que ce valet – le seul qui l’eût vu entrer dans le palais – fût enfermé jusqu’au lendemain matin. Mais en somme, la commission lointaine répondait au but qu’il cherchait.

Ce valet, sous les yeux de l’Arétin, s’embarqua dans une gondole, et le poète rentra rassuré dans son palais.

La gondole s’éloigna.

Mais, à cinq cents pas du palais, le valet la fit arrêter et sauta à terre. Il se dirigea rapidement vers l’île d’Olivolo en évitant de passer aux abords du palais Arétin.

Il ne tarda pas à arriver dans l’île et entra dans la maison Dandolo, sans hésitation, comme s’il y fût déjà venu plusieurs fois.

Il était apparemment connu dans la maison, car le vieux Philippe le salua amicalement d’un « bonjour, Gianetto ».

Ce valet, en effet, n’était autre que le jeune marin rencontré un jour à Mestre par Scalabrino.

Celui-ci avait proposé d’entrer au service de Roland Candiano. Il paraît que Gianetto avait trouvé des avantages positifs à passer au service de Bartolo le Borgne et de Sandrigo à celui de Roland, puisqu’il avait accepté.

Roland l’avait alors placé chez l’Arétin, soit pour surveiller le poète, soit pour être au courant de ce qui se passerait dans son palais.

« Le maître est-il là ? demanda Gianetto en arrivant à la maison de l’île d’Olivolo.

– Non. Il est venu cette nuit.

– Reviendra-t-il ?

– Ce soir, peut-être.

– Je l’attendrai donc. »

Et Gianetto attendit en effet, et passa la journée dans la maison.

Cela dit, revenons maintenant à Bembo que nous avons laissé devant la porte de la chambre occupée par Bianca.

« C’est là ! » avait dit l’Arétin.

Bembo entra et vit Bianca assise près d’une table.

En le voyant, elle se leva toute droite, et d’un mouvement instinctif, se plaça derrière la table qu’elle mit ainsi entre elle et le cardinal.

En face de la porte, il y avait une fenêtre avec des rideaux.

Bembo ferma la porte, mit la clef dans la poche de son justaucorps, et sans paraître avoir vu Bianca, alla à la fenêtre. Il l’entrouvrit, se pencha.

La fenêtre ne donnait pas sur la façade, c’est-à-dire sur le canal.

Elle s’ouvrait sur une ruelle latérale.

Bembo constata que la ruelle était déserte et noire.

La fenêtre était au premier étage, c’est-à-dire environ vingt pieds au-dessus de la chaussée.

Ces constatations faites, Bembo se retourna vers Bianca, et il la vit armée de son petit poignard.

Il eut un sourire sinistre.

À ce sourire de Bembo, la jeune fille répondit par un regard si droit, si ferme, qu’il semblait un flamboyant reflet d’audace. Forte comme une guerrière antique, elle attendit l’ennemi, avec le calme farouche des extrêmes résolutions.

Au moment où Perina l’avait entraînée, Bianca, au bout de ses forces, ayant à peine conscience de ce qui se passait autour d’elle, brisée par l’effort énorme de sa lutte dans la forêt, s’était laissé emmener sans résistance. Bembo eût réussi à ce moment-là, s’il eût tenté un nouvel assaut.

Arrivée dans la chambre de Perina, elle perdit connaissance.

Le poignard qu’elle tenait à la main, véritable bijou, lame forgée par le célèbre armurier Ferrera, de Milan, tomba sur le parquet.

Perina vit l’arme.

Elle la ramassa, la contempla, méditative ; puis son regard se reporta sur Bianca. Elle hocha la tête en murmurant :

« Pauvre petite !... »

Elle avait compris !

Lorsque, grâce à ses soins, Bianca revint à elle, elle parut vivement chercher quelque chose autour d’elle. Et il y avait dans ses yeux une telle angoisse que Perina en fut bouleversée.

« Voici ce que vous cherchez », dit-elle en lui tendant la dague.

Bianca s’en saisit avidement. Alors, rassurée, elle examina sa nouvelle compagne, et lui sourit, disant :

« Vous êtes une amie...

– Oui, fit Perina émue, une amie ; ne craignez rien de moi.

– Je ne crains rien à présent. »

Elles se regardèrent et, si jolies toutes deux, se tendirent la main d’un même geste spontané.

« Où suis-je ? demanda alors Bianca.

– Dans le palais Arétin. »

Et comme Bianca avait un regard étonné...

« Vous ne connaissez pas l’Arétin ?... C’est un célèbre poète, redouté pour ses satires, admiré pour ses poésies. »

Elle parlait avec un naïf orgueil.

« Il gagne beaucoup d’argent, continuait-elle. C’est un homme qui crie beaucoup, mais qui n’est pas méchant. Nous qui le connaissons bien, nous ne comprenons pas qu’on le redoute à ce point. Il est très généreux et très bon pour nous...

– Pour vous ? »

Perina rougit tout à coup.

Dans ses suppositions, Bianca était une nouvelle servante qu’amenait l’Arétin. Elle ne savait que trop ce que devenaient les servantes de Pierre d’Arezzo. Et, maintenant, elle se reprochait cette sorte d’éloge qu’elle venait de décerner à son maître.

« Pour vous ? avait demandé Bianca.

– Nous... ses servantes...

– Vous êtes l’une des servantes du maître de ce palais ?

– Oui... nous sommes sept... »

Perina était si évidemment embarrassée que Bianca s’en aperçut et se demanda d’où venait cet embarras. Le nombre des servantes de l’Arétin ne l’étonnait pas : au palais de sa mère, il y en avait bien davantage.

« Ainsi, reprit-elle, se rassurant de plus en plus, vous dites que le seigneur Arétin est un digne homme ?

– Oui... c’est-à-dire... il est bon, mais il faut vous défier.

– De lui ?... Pourquoi ?...

– Chère signorina ! Ne m’interrogez pas... je vois tant de candeur dans vos beaux yeux que je ne sais comment m’exprimer. Mais si vous voulez répondre franchement à mes questions, peut-être pourrai-je vous être utile... Car à votre air de grandeur et d’ingénuité, je vois que vous n’êtes pas destinée à devenir... ce que nous sommes devenues.

– Qu’êtes-vous donc devenues ? s’écria Bianca étonnée.

– Écoutez-moi bien. Vous ne connaissez pas l’Arétin, dites-vous. Est-ce lui qui vous fait venir dans son palais ? Enfin, vous engage-t-il comme une nouvelle servante ? »

Bianca frissonna.

« Non, non, dit-elle. L’homme qui m’a amenée ici, c’est... celui que vous avez vu.

– Bembo ?

– Oui, c’est ainsi qu’il s’appelle.

– Oh ! celui-là est un être pervers et méchant. Malheur à vous si vous êtes en son pouvoir. Mais que vous veut-il ? Comment êtes-vous venue ici avec lui ? »

Bianca raconta simplement et naïvement son histoire.

Perina apprit ainsi que Bianca était la fille de cette illustre courtisane chez qui l’Arétin venait de passer la soirée. Et lorsque Bianca lui eut achevé le récit de la forêt, elle comprit l’horrible vérité.

« Je vous plains, dit-elle, sans pouvoir retenir ses larmes ; si jeune et si belle, au pouvoir d’un pareil monstre !... Mais je vous sauverai. Toutes, mes compagnes et moi, nous vous défendrons. L’Arétin lui-même vous protégerait contre les entreprises de cet homme. Et s’il était assez pervers pour s’unir à Bembo contre vous, nous vous ferions sortir d’ici. Ainsi, rassurez-vous, et prenez des forces en mangeant un peu d’abord, puis en dormant.

– Sortir d’ici ! s’écria Bianca en tordant ses mains, voilà justement ce qui est impossible !

– Pourquoi donc ? fit Perina stupéfaite.

– Parce que cet homme m’a menacée d’une effroyable catastrophe ! Si je le quitte, ma mère... oh ! ma mère...

– Eh bien ?

– Elle est perdue ! Je sens que ce misérable ne menace pas en vain. J’ai compris qu’il disait vrai, et qu’il possède un abominable secret qui tuerait ma mère...

– Eh bien, donc, demeurez ici, puisqu’il le faut ! Mais je vous jure que vous serez défendue par nous toutes !... Allons, ajouta-t-elle, voyant que le désespoir s’emparait à nouveau de Bianca, laissez-nous faire... Puisque ce n’est pas l’Arétin qui vous fait venir ici, puisque c’est Bembo seul qui vous menace, nous trouverons bien le moyen de vous sauver. Calmez-vous... »

Sur les instances de Perina, qui lui jura de ne pas la quitter pendant son sommeil, Bianca consentit à s’étendre toute habillée sur le lit. Presque aussitôt, elle tomba dans un profond sommeil coupé de rêves sinistres, mais qui, malgré tout, la reposa.

Sur le soir, elle se réveilla et vit Perina assise près du lit, qui lui souriait. Elle se laissa entraîner près de la table sur laquelle se dressait un repas tout préparé.

Le repas terminé, Perina s’apprêtait à reprendre l’entretien du matin lorsque retentit la voix de l’Arétin qui l’appelait.

« Je vous laisse un instant seule, dit-elle, mais je reviendrai dès que mon maître m’aura parlé ; sans doute veut-il me donner des ordres pour vous. »

Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit et Bianca vit entrer Bembo. Elle se leva et s’apprêta à une nouvelle lutte.

Bembo, comme on a vu, avait été inspecter la rue, puis, refermant la fenêtre, s’était avancé vers Bianca.

« Je vois, dit-il avec son mortel sourire, que vous avez toujours aux doigts ce joli joujou dont je porte les marques. »

Il montra sa main enveloppée de linges.

Et comme Bianca, suivant sa même tactique, gardait le silence et se contentait de serrer nerveusement le manche d’or de son poignard, il reprit :

« Vous tenez de famille. Imperia, votre mère, tua à coups de poignard l’illustre Jean Davila, dont le Conseil des Dix n’a pas encore renoncé à trouver l’assassin. »

Bianca eut un frisson d’angoisse, et Bembo s’aperçut que sur ce terrain de conversation, il était vraiment le plus fort.

Il s’assit à une certaine distance de la jeune fille.

« Vous voyez, dit-il, vous n’avez pas à craindre que je veuille employer la force, comme je l’ai fait sottement dans la forêt. Ainsi donc, écoutez-moi aussi tranquillement que je vous parle. Je dois quitter Venise cette nuit même. Mais avant de m’en aller, j’ai résolu que vous seriez à moi... Vous serez à moi... »

Elle secoua violemment la tête et montra son poignard.

« Vous ne comprenez pas, continua sourdement le cardinal ; vous serez à moi de bon gré. Je vous aime ; je vous aime comme le dernier des insensés ; et vous, vous me haïssez. Eh bien, nous accouplerons cette haine et cet amour. »

Et comme un regard de souveraine audace, un regard empli d’horreur et de courage tombait sur lui, il fut pris d’un accès de rage. Sa parole devint pâteuse, ses gestes furent incohérents. Il bégaya :

« Tu seras à moi, fille maudite, entends-tu... C’est toi-même qui vas te livrer à mes baisers ! »

Il haletait.

Ses yeux lançaient des éclairs.

Il râla :

« Écoute ! Assez d’hypocrisie, assez de violence inutile et stupide. Je t’aime, et tu vas m’aimer. Je te donne à choisir... toi dans mes bras, tout de suite, ou ta mère livrée dans une heure... »

Bianca poussa un cri déchirant. Elle recula jusque dans l’angle le plus obscur de la chambre. Bembo demeura où il était.

Il gronda :

« Viens !... »

Elle se renfonça dans son encoignure.

« Bonne fille ! ricana Bembo, qui livre sa mère au bourreau ! »

Un nouveau cri, plus faible, plus désespéré, jaillit des lèvres de Bianca. Bembo comprit que la victoire était à lui.

Il avança de deux pas.

« Ô ma mère ! cria Bianca en levant sur Bembo des yeux rayonnant d’une étrange sérénité, ô ma mère, mourons donc toutes les deux, puisque la mort seule est notre dernier refuge... »

En même temps, elle leva le bras et se frappa violemment au sein. Le sang jaillit à flots.

Elle tomba sur les genoux d’abord, puis à la renverse.

Bembo avait poussé un hurlement sauvage.

Il se rua sur la jeune fille, se jeta à genoux, et de ses deux mains tremblantes, souleva la tête déjà livide.

Bianca ouvrit un instant les yeux, et ce même regard d’ineffable sérénité monta jusqu’à Bembo, ce regard chaste et timide, mais empli d’une assurance lointaine, comme si, dans son entrée parmi les mystères de la mort, elle eût trouvé enfin le refuge inviolable.

« Tu ne mourras pas, râla Bembo, je ne veux pas que tu meures... »

Les lèvres de la jeune fille s’agitèrent faiblement.

Bembo, hagard, à demi fou, se pencha pour recueillir la parole suprême de la mourante – et il entendit :

« Adieu, mère... adieu, Roland... »

Bembo, avec un sourd gémissement, se rejeta en arrière et laissa retomber la tête qui frappa le parquet avec un bruit mat.

Il demeura ainsi accroupi sur lui-même, la main sur les yeux, et lorsqu’il regarda, il vit que Bianca était morte.

La fille de la courtisane, la vierge pure, morte en s’immolant soi-même à la pudeur, semblait dormir dans une pose gracieuse1.

Le cardinal contemplait ce spectacle de ses yeux dilatés par l’horreur.

« Morte ! grondait-il, est-il bien possible qu’elle soit morte et qu’elle m’échappe ! Est-ce bien vrai ! Non, ce n’est pas possible... ce n’est pas vrai... elle dort... »

À ce moment, un bruit confus retentit dans le palais.

Bembo perçut ce bruit.

Violemment ramené au sens de la situation, il se redressa sur les genoux, la tête dans les deux mains.

« Qu’est-ce ?... balbutia-t-il... Damnation !... Qui vient là !... Oh ! on accourt !... C’est à moi qu’on en veut !... Cette voix ! cette voix !... Je suis perdu !

– Bianca ! Bianca ! rugissait une voix haletante.

– Ici ! » répondait une voix de femme.

Le cardinal bondit.

Des coups furieux ébranlèrent la porte.

Bembo éclata d’un rire insensé, et, se ruant vers la fenêtre, l’ouvrit toute grande et sauta dans le vide, à l’instant où la porte s’ouvrait, ou plutôt tombait, ses gonds arrachés, éventrée.

Bembo avait sauté. Comment ne se tua-t-il pas ? Comment ne fut-il pas blessé ?

Dans les circonstances anormales, le corps acquiert peut-être une souplesse et une adresse anormales.

Bembo sauta d’une hauteur de vingt pieds et retomba debout sur ses pieds. Sans perdre un instant, il se mit à courir, à bondir éperdument vers la gondole qui l’attendait. Il s’y jeta, et alla rouler sous la tente, à demi évanoui.

La gondole se mit à filer.

Bembo ne sortit de sa prostration qu’au moment où elle toucha le sable, de l’autre côté de la lagune. Il sauta à terre sans dire un mot ; le gondolier était largement payé d’avance.

Le cardinal s’enfonça dans les terres et disparut bientôt. Il piqua droit devant lui, à travers les terres basses et sablonneuses, peut-être dans l’espoir de dépister les gens de la gondole, si ceux-ci, par hasard, cherchaient à voir dans quelle direction il partait – ou peut-être tout simplement sans but, en courant pour courir.

Il était en proie à une terreur folle qu’il avait cherché vainement à calmer pendant le trajet de la lagune. Il faut noter qu’il songeait à peine à Bianca morte. Bembo avait à peu près le tempérament d’Imperia. La courtisane s’était brusquement détachée de sa passion sensuelle pour Sandrigo dès que celui-ci avait été poignardé. La passion de Bembo était du même genre. Bianca morte, il se détachait de Bianca. Tant qu’il avait eu une ombre d’espoir de la posséder par ruse, menace ou violence, il avait âprement aimé. Maintenant que la mort mettait entre eux son infranchissable barrière, il jugeait inutile de s’attarder à des rêves impossibles. Bembo était l’homme positif. Le rêve lui-même prenait chez lui la forme d’une réalité simplement éloignée. Mais si l’objet du rêve disparaissait, le rêve s’évanouissait.

Le fait, pourtant, est remarquable et indique une force de caractère exceptionnelle. À mesure que le cardinal s’éloignait de Venise, la figure pâle et douce de Bianca semblait s’évaporer comme un fantôme.

Seule, la terreur le talonnait.

Et ce qui retentissait à son oreille, ce n’était pas la parole d’agonie de la vierge, c’était le cri de Roland appelant Bianca.

Roland était sur lui, la chose lui paraissait incontestable.

Seulement, retrouverait-il sa trace ?

Là, Bembo commençait à se rassurer.

« L’Italie est vaste. Comment supposera-t-il que je me réfugie à Rome plutôt qu’ailleurs ? Et puis, même s’il apprend que je suis à Rome, aura-t-il intérêt vraiment à me rejoindre ? Que voulait-il ? Se débarrasser de moi parce que je le gênais dans Venise. Eh bien, je cesse de le gêner, puisque je m’en vais ! Et puis encore, même s’il me poursuit de sa vengeance, Rome n’est pas Venise. Là-bas, je serai tout-puissant. Là-bas, le pape lui-même devra me protéger... »

En raisonnant ainsi, il espérait se débarrasser de ce sentiment de terreur qui le poussait à courir. Mais il n’y arrivait pas, et quoi qu’il dît, il sentait en lui-même que Roland serait implacable.

« Fuyons toujours ! »

Il allait dans la nuit comme un insensé, l’oreille aux aguets, les yeux démesurément ouverts pour pénétrer l’obscurité, tressaillant à la vue d’un buisson, se jetant à plat ventre lorsque craquait une branche derrière lui...

Au bout de deux heures de cette marche, il fit un brusque crochet sur sa gauche et rejoignit la route de Padoue, route mal tracée d’ailleurs, creusée d’ornières que les pluies avaient remplies d’eau, et que les cyprès indiquaient seuls d’une façon positive.

Il faisait jour lorsque le cardinal entra dans Padoue.

Son premier soin fut d’acheter un bon cheval et un équipement complet de cavalier ; quant aux vêtements qu’il portait, il en fit un paquet qu’il jeta plus tard dans un endroit écarté.

« L’Arétin, grogna-t-il, peut bien avoir donné une description exacte de l’équipement que je portais. »

Ainsi transformé, et s’étant copieusement restauré dans une bonne auberge où il dormit deux heures, Bembo monta à cheval, vers dix heures du matin, sortit de la ville et prit au grand trot la route de Ferrare.

Il traversa rapidement la haute Italie, passant par Ferrare et Bologne, et au bout de quelques jours, se trouva au pied des Apennins qu’il lui fallait franchir pour continuer sa marche sur Rome.

Il arriva ainsi jusqu’au village de Firenzuola, dont le nom signifie petite Florence. En effet, ce village se trouve sur le versant nord des Apennins, et Florence lui fait, pour ainsi dire, vis-à-vis sur le versant méridional.

À Firenzuola, il n’y avait qu’une auberge.

Bembo, jugeant suffisante la distance qu’il avait mise entre lui et Roland, se décida à y passer la nuit. En effet, la nuit tombait au moment où il mettait pied à terre devant l’auberge, tandis que l’aubergiste empressé accourait pour lui tenir l’étrier.

Bembo dîna de très bon appétit dans la salle commune, puis appelant l’hôte.

« Votre auberge, dit-il, ne m’a pas l’air très fréquentée.

– Hélas ! monseigneur, à qui le dites-vous ? S’il ne m’arrivait de temps à autre un cavalier de bonne prise comme Votre Seigneurie, il y a longtemps que je serais à la mendicité.

– Ainsi, il n’y a personne dans l’auberge, en ce moment ?

– Personne autre que vous, monseigneur.

– Bien ; je désire passer la nuit ici.

– Nous avons des lits excellents. Votre Seigneurie n’aura jamais aussi bien dormi.

– C’est justement ce qu’il me faut. Montrez-moi donc un de ces fameux lits.

– À l’instant même, monseigneur ! s’écria l’aubergiste en saisissant un flambeau. Si Votre Excellence daigne prendre la peine de me suivre... »

L’hôte ouvrit une porte qui donnait sur la salle commune, au rez-de-chaussée de l’auberge, et suivi de Bembo entra dans une misérable chambre, où il y avait un lit fort étroit.

« Parfait ! superbe ! s’écria Bembo.

– Ainsi, Votre Excellence passera la nuit ici ? fit l’hôte.

– Oui, mon cher, le lit me plaît, et la chambre aussi. »

L’aubergiste se retira, radieux.

Bientôt, le cardinal se jeta tout habillé sur le méchant lit, et se couvrit de son manteau. Il entendit l’hôte fermer la porte de l’auberge ; il souffla son flambeau et ferma les yeux.

Le sommeil le gagna presque aussitôt.

Mais comme il était dans cet état de demi-somnolence qui précède le sommeil complet, il lui sembla entendre un bruit de voix dans la salle commune.

Il se souleva sur un coude et écouta.

Les voix étaient celles de deux voyageurs qui venaient sans doute d’arriver à l’auberge pendant le premier sommeil du cardinal.

Bembo écouta, avec ce prodigieux intérêt du condamné à mort qui entend des pas s’approcher soudain de sa cellule : peut-être la mort qui vient.

Tout à coup, il frissonna, agrippé par la fièvre d’épouvante.

Ces voix... ces voix...

Il se jeta à bas du lit et, sur les genoux, pour éviter même un craquement de botte, se traîna jusqu’à la porte.

Le trajet dura quelques secondes ; il parut à Bembo qu’il avait duré une heure.

À la porte, il colla son oreille.

Alors, une abondante suée inonda son front, et ses cheveux se hérissèrent comme il arrive lorsque les nerfs sont portés par l’effroi à leur maximum de tension, phénomène rare, mais réel.

Il se mit à reculer, toujours sur les genoux.

En face de la porte communiquant avec la salle commune, il y avait une porte-fenêtre ouvrant de plain-pied sur les derrières de la maison.

Bembo les avait inspectés en arrivant.

À droite, il y avait une cour avec des écuries au fond ; à gauche, c’était un misérable jardinet où l’aubergiste cultivait des légumes. Le tout était entouré en partie d’une haie, en partie d’un mur démoli faute de réparations et d’entretien.

Bembo, parvenu à la porte-fenêtre, entreprit cette œuvre périlleuse et géante qui consiste à ouvrir quelque chose dans la nuit, sans faire crier une jointure, sans provoquer un grincement, alors que l’opérateur sait qu’au premier grincement, une main d’ennemi va s’abattre sur son épaule.

Il y parvint, et se trouva dehors.

Alors, il se dirigea vers l’écurie pour prendre son cheval. Mais à mi-chemin il s’arrêta court. Pour faire sortir la bête de l’auberge, il n’y avait pas d’autre moyen que de la faire passer sous une voûte qui aboutissait à la route et était fermée par une grande porte charretière. En outre, seller son cheval, le brider, le faire sortir de l’écurie sans donner l’éveil, l’impossibilité d’une pareille opération lui parut évidente.

Ses poings se crispèrent ; un sanglot de peur déchira sa gorge.

Il écouta.

Dans l’auberge, il entendit les allées et venues de l’hôte et de sa femme, empressés sans doute à préparer un repas aux nouveaux venus.

Bembo gagna le mur et l’escalada facilement à un endroit où un éboulis avait formé une brèche à mi-hauteur d’homme.

« Je m’en irai à pied », gronda-t-il en lui-même.

Il se jeta alors à travers champs, dans une course éperdue, puis, toujours courant, regagna la route qui grimpait aux flancs de l’Apennin.

Mais bientôt il réfléchit que ceux qui le poursuivaient prendraient évidemment cette route, et la sensation qu’ils étaient là, derrière lui, qu’ils accouraient, qu’il allait les voir le fit se retourner brusquement, le pistolet à la main, le visage convulsé, cherchant à percer la nuit de son regard flamboyant... Il ne vit rien.

Avec un grognement de menace, de rage et de terreur, il se remit à courir, cette fois à travers les landes de bruyères, où, par places, des bouquets de châtaigniers et de chênes-liège dressaient leurs masses confuses.

Combien de temps dura cette course folle ? Quels rochers escalada le cardinal-évêque de Venise dans la nuit, alors que le souffle de l’épouvante glaçait sa nuque ? Par quels sentiers abrupts, par quelles gorges profondes se rua-t-il ? Quels torrents, quels abîmes barrèrent sa fuite éperdue, et comment parvint-il à les franchir ? Lui-même n’eût pu le dire.

Ce qui est certain, c’est qu’au soleil levant, un pâtre sorti pour conduire ses chèvres sur les pentes de la montagne aperçut un homme étendu au fond d’une gorge étroite, et descendit vers lui.

L’homme était évanoui, mais non blessé.

Le pâtre prit sa gourde et versa sur les lèvres de cet inconnu quelques gouttes de la liqueur fermentée qu’elle contenait. L’homme ouvrit ses yeux, se releva précipitamment, et darda un tel regard que le chevrier raconta plus tard n’avoir jamais vu des yeux plus hagards, plus effrayants.

« Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? gronda Bembo.

– Un pauvre berger, Excellence, dit le chevrier tremblant.

– Et tu es seul ?

– Seul, comme Votre Seigneurie peut voir. »

Bembo regarda autour de lui, souffla fortement, puis ramena sur le pâtre un regard plus rassuré, donc moins terrible.

« J’ai aperçu Votre Seigneurie, reprit le pâtre, et croyant qu’elle était blessée, je me suis approché et lui ai versé dans la bouche un peu de ma gourde. »

Bembo fouilla dans sa ceinture de cuir et tendit une pièce d’or au chevrier ébloui.

« Prends.

– Monseigneur... c’est plus que je ne gagne en six mois, en un an, peut-être...

– Prends, mais à une condition. Si des gens passent par ici, et s’ils te demandent si un homme a traversé la montagne, tu diras que tu n’as vu personne.

– Oui, monseigneur, dit le pâtre en prenant le ducat d’or.

– Tu m’as compris ?

– Oui, Excellence, mais il était inutile de me payer pour cela ; nous autres, bergers de la montagne, nous n’avons pas l’habitude de trahir les fugitifs. »

Bembo jeta un profond regard au chevrier et baissa la tête, pensif. Puis il reprit :

« Maintenant, où suis-je ?... Loin de Firenzuola ?

– Loin ? Je crois bien. Firenzuola est de l’autre côté de l’Apennin. Ici vous êtes dans le versant de Borgo.

– Borgo ?

– Oui, Borgo, près Florence. »

Bembo tressaillit de joie. Il avait traversé l’Apennin, et il était maintenant sur le chemin de Florence, c’est-à-dire sur la route directe de Rome, c’est-à-dire la route du refuge assuré !

« Et pour aller à Borgo ? fit-il.

– Que Votre Seigneurie monte en haut de ce ravin jusqu’à cette roche, dit le chevrier, qu’elle prenne ensuite le sentier qui serpente vers une hutte accrochée aux flancs de la montagne, ce sentier-là conduira à une route qui descend vers Borgo. Mais si Votre Seigneurie désire que je l’accompagne ?

– Non, non. Adieu, berger, et rappelle-toi ce que je t’ai dit. »

Le berger étendit fièrement le bras, soit dans un geste de serment, soit pour montrer à Bembo la direction qu’il devait prendre.

Bembo se mit à escalader la ravine, trouva le sentier indiqué, rejoignit la route et parvint à Borgo dans l’après-midi.

Là, il racheta un cheval et s’élança sur la route de Florence où il arriva dans la nuit.

À partir de Florence, Bembo commença à se rassurer. Il voyagea à petites journées ; les routes devenaient plus fréquentées ; des cavaliers et des carrosses de poste passaient ; cela créait un mouvement et une animation qui l’arrachaient à ses sombres pensées.

Lorsqu’il eut traversé Siena et qu’il parvint sur les bords du lac de Bracciano, il eut la conviction pleine et entière qu’il était sauvé.

Le lendemain, il entrait dans la campagne de Rome, vaste plaine aride, brûlée par le soleil en été, marécageuse en hiver.

Le même jour, il parvint à une auberge qui n’était qu’à quelques petites lieues de Rome, et qui s’appelait l’Auberge de la Fourche parce que la route, à cet endroit, bifurquait en effet.

Le patron de l’Osteria della Forca assura Son Excellence qu’elle serait parfaitement tranquille dans son hôtellerie, et qu’on lui servirait un dîner dont elle garderait longtemps le souvenir.

Le cardinal s’installa donc près du feu dans la salle à manger.

Le somptueux repas annoncé par l’hôte parut sur la table sous forme d’une omelette, d’une tranche de pâté et d’un poulet étique, le tout arrosé d’un mauvais petit vin que l’aubergiste déclara être du véritable Chianti supérieur.

Bembo était gourmand, on l’a vu.

Cependant, il ne fit aucune grimace et paya sans compter, ce qui lui valut de passer du rang d’Excellence à celui d’Illustrissime Seigneurie.

« Or çà, songeait le cardinal, est-ce une folie qui m’a pris là-bas dans cette auberge de Firenzuola ?... Maintenant que je suis de sang-froid, pourrais-je bien jurer que c’était la voix de Roland Candiano ?... Certes, sur le moment, j’ai bien cru la reconnaître. »

Bembo frissonna à ce souvenir.

« Mais voyons, reprit-il, quelle apparence que Candiano m’eût poursuivi jusqu’à Firenzuola et qu’il eût perdu ma piste ? Dans les huit journées de marche qui viennent de s’écouler, ai-je seulement entrevu quoi que ce soit d’inquiétant ?... Rien !... Non, ma folle terreur m’a trompé ! Non, ce n’était pas Candiano !... Fou que j’ai été de risquer cent fois de me briser les os au fond de quelque précipice dans cette nuit épouvantable. »

Il demeura rêveur pendant longtemps.

Puis, il se leva, alla à la fenêtre, et murmura :

« C’est fini... ne pensons plus à ce cauchemar... Rome est là à deux pas... Rome ! le port ! le salut !... »

À Bianca, à la petite vierge morte là-bas dans le palais Arétin, pas une pensée de regret ou même simplement de souvenir.

Plus rien en lui que la joie d’être sauvé.

À Rome, il retrouverait Imperia !

Et Imperia était un merveilleux instrument de fortune qu’il avait appris à apprécier et dont il comptait bien jouer savamment.

Comme le soir tombait, il demanda son cheval.

L’hôte le lui amena, lui tint respectueusement la bride tandis que la fille d’auberge lui présentait le coup de l’étrier.

Bembo but d’un trait, sourit à la fille, fit un geste à l’hôte et, piquant son cheval, s’éloigna grand trot dans la direction de Rome.

*

Il y avait un quart d’heure à peu près que Bembo avait disparu, lorsque deux cavaliers, dont l’un était une sorte de colosse, au visage douloureux, mirent pied à terre devant l’Osteria della Forca.


XIII



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