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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Vierge


L’arétin était comme le lièvre de la fable : un rien lui donnait la fièvre ; il avait peur de son ombre, il ne voyait autour de lui que pièges, traquenards et embuscades. C’était un trembleur, mais un trembleur d’une espèce assez rare, puisqu’il proclamait lui-même sa lâcheté, et qu’on sait du reste qu’en général il n’y a rien de vantard et de fanfaron comme un poltron.

Pierre Arétin avait, en vertu de cette poltronnerie qu’il se plaisait à avouer hautement, quitté avec précipitation la fête d’Imperia au moment même où cette fête était dans tout son éclat, et où il eût pu, par conséquent, trouver plus d’une occasion de placer ses poésies.

La cause de ce départ, qui ressemblait à une fuite, était un accès de terreur que l’Arétin, qui se connaissait parfaitement, n’essaya même pas de surmonter.

On n’a pas oublié – ou si le lecteur l’a oublié, notre devoir à nous est de nous en souvenir – que pendant le cours de cette fête, et au plus beau moment, Roland Candiano avait suggéré à Pierre Arétin d’entraîner Imperia en quelque pièce déserte. Maître Pierre avait obéi ; au moment où il allait pénétrer avec Imperia dans le boudoir où elle le conduisit, Roland l’arrêta par le bras, entra à sa place, et l’Arétin se trouva le nez devant une porte fermée.

Tout d’abord, il n’en éprouva nulle contrariété, et satisfait d’avoir si bien réussi dans sa mission, il regagna les salles de la fête. Mais bientôt son esprit fertile en combinaisons terrifiantes et son imagination prompte à s’alarmer se mirent en mouvement. Il réfléchit qu’Imperia avait plus d’une cause de haine contre Roland. Il établit que si Roland avait voulu avoir un entretien avec la courtisane dans des conditions aussi mystérieuses, c’était sûrement que quelque drame allait se passer.

Et sans aucun doute Imperia vaincue par Roland ferait retomber sa fureur sur celui qui l’avait mystifiée, c’est-à-dire sur l’Arétin. Or, cette fureur se traduirait par quelque bon coup de poignard à lui octroyé par quelqu’un des nombreux amis de la courtisane.

Dès que cette pensée fut entrée dans son esprit, l’Arétin se considéra comme un homme mort. Il est vrai que Roland, fidèle à son traité, lui avait évité force mauvaises aventures et l’avait sauvé de quelques bastonnades. L’Arétin avait donc en lui une confiance illimitée.

« Mais, ajouta-t-il, ce serait vraiment tenter le diable que de demeurer une minute de plus dans la maison de cette femme que j’ai gravement offensée et qui sans doute en ce moment même cherche la vengeance qu’elle pourra bien tirer de moi. Qui sait s’il n’est pas trop tard ! »

Le résultat de ces réflexions fut que l’Arétin traversa les salles de fête le plus rapidement qu’il put et fendit le flot des invités en surveillant étroitement les gestes des gens qu’il coudoyait. Parvenu dehors, il se jeta dans sa gondole comme un homme qu’on poursuit, et lorsqu’il fut dans son palais, il se hâta d’en faire barricader les portes.

Les Arétines n’étaient point couchées encore.

En effet, elles avaient d’abord vainement supplié leur seigneur et maître de les emmener à la fête d’Imperia. Et comme Pierre Arétin leur avait fait comprendre qu’elles n’étaient après tout que des servantes élevées secrètement à la dignité de maîtresses, elles avaient demandé à passer au moins cette nuit en une fête intime, ce que l’Arétin leur avait généreusement accordé.

Ces charmantes filles étaient donc en pleine gaieté ; elles avaient imaginé tout un scénario, une sorte de parodie de la fête de la grande courtisane.

Perina représentait Imperia ; Margherita s’était métamorphosée en Arétin ; les autres formaient la foule des invités ; et tantôt buvant, tantôt grignotant des friandises, tantôt chantant des vers ou jouant de la guitare, les Arétines avaient de leur mieux singé les splendeurs qu’il ne leur avait pas été donné d’entrevoir.

Ce fut au plus joli moment de cette scène qui ne manquait pas d’une grâce naïve que l’Arétin fit une rentrée précipitée, et ordonna qu’on fermât les portes à triple verrou, et qu’on rabattît solidement les contrevents des fenêtres.

« Ah ! s’écria la Chiara, sommes-nous donc menacés d’un siège ?

– Ou plutôt notre maître est-il encore menacé d’être bâtonné comme il le fut un jour ?

– Silence, Pacofila ! gronda l’Arétin.

– Cependant, cher seigneur, vous paraissez tout troublé, dit Perina de sa voix douce.

– Buvez un doigt de ce vieux vin de Bourgogne », fit la Margherita en remplissant jusqu’aux bords un grand verre que maître Arétin vida d’un trait.

Ayant claqué de la langue, il s’assit, réconforté, et les Arétines l’entourèrent, se disputant à qui serait assise sur ses genoux.

« Là ! là ! grogna l’Arétin en défendant sa barbe, vous m’étouffez, brigandes !

– Étouffé de baisers, quelle mort, cher seigneur !

– La peste vous étouffe vous-mêmes, vociféra Pierre Arétin. Croyez-vous qu’il soit agréable d’entendre un tel souhait, guenons fripées, alors que je viens d’échapper au plus effroyable danger !

– Pauvre cher !

– Oh ! contez-nous cette aventure !

– Soit, asseyez-vous, et soyez sages », dit l’Arétin, qui, sans doute pour aiguiser sa mémoire, se versa une nouvelle rasade de bourgogne.

Elles s’étaient assises, curieuses, frémissantes et frétillantes.

« Je veux, commença l’Arétin, que mon sang coule comme ce vin si je mens d’un iota et si je n’ai pas échappé au plus terrible péril que puisse braver un homme seul contre dix...

– Contre dix !...

– J’ai peut-être mal compté ; peut-être bien qu’ils étaient une vingtaine.

– Oh ! les malandrins !...

– Ce n’étaient pas des malandrins, reprit simplement l’Arétin ; sans cela, où serait le mérite que j’ai eu de les mettre en fuite ?

– Des sbires, peut-être ?

– Non, mes petites lunes1, non, mes petites curieuses. Mais écoutez-moi, je vais tout vous dire depuis le commencement, ab ovo selon le précepte de l’un de mes confrères nommé Horace.

– Et ce M. Horace fait aussi des vers ? demanda la Margherita.

– Il en faisait ; il est mort. Mais revenons à mon affaire. Vous saurez donc que ce soir j’ai été particulièrement distingué par l’illustre beauté à qui convient le nom d’Imperia comme les rayons du soleil conviennent au ciel de mai. Allons, paix, friponnes, ne faites pas semblant d’être jalouses ; ne savez-vous pas que je connais toutes vos grimaces ? Honoré donc de l’évidente faveur de la dame qui me fit recommencer par deux fois la récitation de mon magnifique poème sur le grand art d’amour, je ne fis pas attention à quelques nobles seigneurs qui se trouvaient relégués au second plan, éclipsés, j’ose dire, par ma présence. Je ne vis pas qu’ils complotaient je ne sais quoi dans les coins... qu’est-ce ! n’a-t-on pas heurté à la grande porte ?

– Non, non, cher seigneur, rassurez-vous.

– Eh ! ventre de ma mère ! Ai-je besoin d’être rassuré ?... Vers une heure, donc, me sentant fatigué, je me retirai ; l’idée me vint de rentrer à pied.

– Quelle imprudence !

– Bah ! J’en ai vu bien d’autres ; je m’acheminais vers ce palais le plus paisiblement du monde ! lorsque tout à coup... ah ! pour cette fois, on heurte !

– Mais non, c’est ce meuble qui a craqué.

– C’est justement ce que je pensais. Tout à coup, dis-je, dans l’ombre, je vois se dresser une trentaine de spadassins, parmi lesquels je reconnus mes jaloux de tout à l’heure. Ils m’entourent et je me vois enveloppé d’épées. Alors, que fais-je ? »

Ici l’Arétin se leva, tira sa rapière et tomba en garde.

« Prompt comme l’éclair, je mets l’épée au vent, je pare tierce, je pare quarte, je frappe d’estoc, je frappe de taille, je pousse des pointes, mon épée tourbillonne... si bien que, dix minutes après, mes quarante adversaires s’enfuyaient de toutes parts... »

En parlant ainsi, l’Arétin s’escrimait dans le vide, et, mimant son récit à grands coups d’épée, se démenait avec une furie que les Arétines, bouche bée, admirèrent de confiance. Car le bon Pierre, qui ne se faisait pas honte d’avouer sa poltronnerie à un homme comme Roland ou Jean de Médicis, tenait absolument à passer pour un foudre de guerre devant celles qu’il appelait ses petites lunes. C’était une faiblesse. Quel grand homme n’a les siennes ?

Ayant fini son récit, il s’arrêta soudain, la pointe de l’épée sur le bout de son soulier, et reçut modestement l’ovation que lui firent les Arétines enthousiasmées.

L’une d’elles remplit la coupe du maître et la lui présenta.

L’Arétin la saisit et la porta à sa bouche.

Mais ses lèvres ne s’étaient pas posées encore sur les bords du verre qu’un coup violent retentit à la porte du palais.

Convaincu qu’Imperia avait envoyé à sa poursuite, l’Arétin devint blême, la coupe trembla dans sa main, son épée tomba et il s’assit en bégayant :

« Je vous l’avais bien dit, coquines, qu’on heurtait à la porte du palais. Qu’on n’ouvre pas, surtout ! Ah ! guenons perverses, vous voulez me faire assassiner ! »

À ce moment, le valet de confiance de l’Arétin entra.

« N’ouvre pas, misérable ! cria le poète terrorisé.

– Monseigneur... c’est que j’ai déjà ouvert. »

Les Arétines, épouvantées, persuadées que les fameux quarante allaient envahir le palais, prirent leur volée vers leurs chambres où elles s’enfermèrent.

Quant à l’Arétin, il était plus mort que vif.

« C’est Mgr Bembo, dit enfin le valet à voix basse.

– Et il est seul ?

– Accompagné d’une femme...

– Triple idiot, qu’attends-tu pour ouvrir ? Tu te feras bâtonner, poltron infâme ! ne t’ai-je pas donné l’ordre d’ouvrir tout courant...

– Ne grondez pas cet homme, maître Arétin, dit une voix, il a été prompt à souhait. »

Bembo apparut sur le seuil de la salle à manger où venait de se dérouler la scène que nous avons racontée en peu de mots, mais, qui, en réalité, avait conduit l’Arétin jusque vers les quatre heures du matin.

« Vous, monseigneur ! s’écria Pierre en feignant la surprise ; à pareille heure !... Mais que vois-je ? Blessé à la main... et si pâle... »

Sur un geste de Bembo, le valet s’était retiré.

En même temps que Bembo, blanche comme une morte, défaillante, se soutenant à peine, Bianca avait pénétré dans cette salle qui sentait l’orgie. Elle tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur le siège que l’Arétin s’empressait de lui avancer...

« Maître Pierre, dit Bembo, c’est un important secret que je confie à votre honneur. Cette enfant que vous voyez là doit demeurer cachée quelques jours dans Venise. J’ai songé que nulle part mieux que chez vous elle ne serait aussi en sûreté ; que nulle part même sa timidité n’aurait moins à souffrir, puisque chez vous, c’est à vos filles qu’elle sera confiée. »

L’Arétin s’inclina devant la malheureuse, et, non sans une sorte de pitié sincère que Bembo admira comme un effort de comédie :

« Puisque la signorina me fait l’honneur de chercher un abri dans ma maison, je puis l’assurer qu’elle y sera traitée comme chez un père. Perina ! » appela-t-il en frappant sur la table.

Bianca avait levé sur l’Arétin un regard de gratitude.

Perina, la plus jeune, la moins effrontée des Arétines, enfant au doux visage et aux yeux rêveurs, apparut à l’appel de son maître et demeura stupéfaite.

« Approche, mon enfant, dit l’Arétin ; tu vois cette jeune fille ? Je la mets sous ta garde ; considère-la comme une sœur tant qu’elle consentira à demeurer sous notre toit... Va, mon enfant... »

Cette scène eût été monstrueuse, si l’Arétin avait, comme le supposait Bembo, joué la comédie. Mais l’Arétin était sincère. La physionomie de Bianca l’avait bouleversé de compassion.

Perina s’approcha de Bianca avec un charmant sourire.

La pauvre petite, que des émotions si diverses et si violentes avaient affolée depuis le début de cette soirée, vit ce sourire : ses traits raidis se détendirent et ses larmes coulèrent enfin...

« Pauvre signorina, fit doucement Perina, venez, venez... tant que je serai près de vous, vous n’aurez rien à craindre... »

Bianca serra convulsivement les mains que lui tendait Perina, se leva péniblement, et, appuyée sur l’Arétine, disparut bientôt sans avoir jeté un regard à Bembo, qui la suivit des yeux.

On a vu dans quelles conditions la jeune fille avait consenti à revenir à Venise en compagnie de Bembo. Lorsqu’elle fut assise dans la gondole qui traversait rapidement la lagune, elle fut prise d’un immense désespoir.

Rentrer dans le palais de sa mère, c’était retomber au pouvoir de Sandrigo, c’était le mariage, c’était l’horreur. L’idée seule, le souvenir de ce mariage que sa mère lui avait proposé lui causait un singulier effroi qui devenait de l’épouvante lorsqu’elle songeait à ce mot échappé à la courtisane sur sa fille évanouie :

« Oh ! si elle pouvait être morte ! »

Dans l’esprit de Bianca, le mot terrible s’associait fatalement à l’idée de mariage. Et sa mère lui donnerait à choisir entre la mort ou Sandrigo.

Pourtant une pensée plus sinistre encore, plus effroyable la faisait palpiter : tout infâme qu’elle fût, Imperia l’avait aimée, idolâtrée. Et cette mère, voilà qu’elle était menacée du bourreau...

Ah ! oui, que faire ? que devenir ?

Retourner au palais Imperia ! Jamais, oh ! jamais !...

Alors ?...

Lorsque la gondole toucha le quai, lorsque Bianca se retrouva seule avec Bembo, elle vit qu’elle se trouvait devant un palais qu’elle ne connaissait pas. Le cardinal qui, fidèle à sa promesse, n’avait pas dit un mot pendant le retour, parla alors. Il parla d’une voix calme et volontaire :

« Nous voici arrivés, dit-il. Écoutez-moi encore, et puis ce sera fini. Vous ne voulez pas être à moi, soit ! Je vous fais horreur, soit encore ! Mais je jure que vous ne serez à personne. Ce que j’ai dit, je le ferai à l’instant, j’en jure le Christ et le salut de mon âme. Si vous consentez à vous réfugier chez un ami éprouvé à qui je vais vous confier, votre mère n’a rien à craindre. Si vous reprenez votre liberté, ce que je ne chercherai pas à empêcher, dans une heure, la courtisane Imperia, assassin de Jean Davila, sera arrêtée. Maintenant, suivez-moi ou retirez-vous, vous êtes seul juge ! »

Et comme il avait fait dans la forêt, il s’éloigna sans tourner la tête.

Bianca le suivit, comme on dit que des oiseaux suivent certains serpents qui les attirent, les fascinent.

Oui, ce fut ainsi que Bianca suivit Bembo.

Il avait marché au palais devant lequel la gondole s’était arrêtée, et avait heurté rudement.

Bianca eut alors une minute de lucidité.

Elle préviendrait sa mère !

Et lorsque Imperia aurait fui, elle, Bianca, fuirait à son tour...

Lorsque Bianca, soutenue par Perina, eut disparu, lorsque se fut refermée la porte, Bembo et l’Arétin se regardèrent.

« C’est la jeune fille dont je t’ai parlé, dit Bembo.

– Celle qu’il s’agit de...

– De dévergonder, oui, dit froidement le cardinal.

– Qui est cette enfant ?

– Ne te l’ai-je point dit ? ricana le cardinal. La fille de la courtisane Imperia. Fille de courtisane, elle a du sang de courtisane, elle est elle-même déjà une courtisane, sinon en fait, du moins par l’ardeur de sa nature, par ses goûts de luxe, par la fièvre qui inquiète son imagination en attendant qu’elle inquiète ses sens... Qu’as-tu à dire ?

– Je la plains », dit l’Arétin.

Bembo sourit.

« Il faut donc que j’étouffe tes plaintes. Prête-moi tes outils de travail, ton bon encrier d’où sort une encre si corrosive et d’où je veux, moi, tirer une encre d’or, ta bonne plume qui fait de si cruelles blessures et avec laquelle je veux, moi, faire en ta faveur une nouvelle saignée au trésor de Venise... Si je sais compter, mon maître, il te revient cinq mille écus sur le total de la somme que nous avions convenue. Donne, poète, donne encrier, plume et papier, donne que je signe le bon, donne, que j’étouffe ta juste plainte sous une pluie d’écus, et que je panse ta pitié attendrie avec ce papier, baume souverain... donne, mais donne donc, par tous les diables !...

– C’est inutile, dit l’Arétin.

– Inutile ! gronda Bembo stupéfait.

– Oui. Garde tes cinq mille écus.

– Est-ce bien toi qui parles ? Ou est-ce que je rêve...

– Tu ne rêves pas », reprit l’Arétin avec un soupir.

Bembo nota ce soupir qui, lui semblait-il, allait à l’adresse des cinq mille écus.

En effet, l’effort de l’Arétin était considérable. Refuser un bon de quinze mille livres environ était une sorte de travail d’Hercule. L’Arétin refusait, cependant, et la vérité nous oblige à déclarer qu’au nombre des motifs qui lui faisaient une loi de ce refus, il s’en trouvait un ou deux d’avouables. D’abord, la jeunesse, la candeur de Bianca, son air si triste et si ingénu, ses regards chargés de désespoir, tout dans la jeune fille avait provoqué chez l’Arétin un commencement de pitié sincère. Et puis, Pierre Arétin, artiste à sa manière s’était dit que c’était vraiment un crime que de jeter une beauté aussi accomplie dans les bras d’un homme aussi laid que Bembo.

Là s’arrête l’énumération des motifs honorables que nous avons dû présenter aux lecteurs afin que la mémoire de l’Arétin, déjà chargée par l’histoire de malédictions fort exagérées et assez hypocrites, ne fût pas définitivement honnie grâce à nous.

Malheureusement, il y avait à ce refus étonnant d’empocher tant d’argent des motifs d’un autre ordre.

L’Arétin était encore sous le coup de la terreur que lui inspirait Imperia. Il avait la conviction que la courtisane chercherait à le faire tuer. Que serait-ce donc lorsque Imperia saurait que sa fille était détenue chez l’Arétin !... À cette seule idée, il blêmissait. Car, si fort qu’il tînt à l’argent, il y avait une chose à laquelle il tenait plus encore : c’était la vie.

Ce fut donc moitié en frémissant de terreur, moitié frémissant de pitié, un peu en soupirant de regret, et un peu en s’admirant soi-même qu’il reprit :

« Tu ne rêves pas, Bembo. C’est bien moi, Arétin, qui refuse le bon de cinq mille livres que tu viens de signer. »

En effet, le cardinal venait de prendre lui-même les objets qu’il avait demandés, encrier, plume et papier, avait signé le bon et le poussait devant l’Arétin.

« Prends donc, compère, dit-il.

– Non ! » dit l’Arétin en jetant un flamboyant regard sur le bon.

Bembo se leva, s’approcha de Pierre Arétin et grommela :

« Tu veux donc m’obliger à approfondir le mystère de ton voyage auprès de Jean de Médicis et du meurtre de ce soldat ? »

Il disait cela au hasard, ayant simplement de vagues soupçons sur l’attitude de l’Arétin dans cette affaire. Mais l’Arétin fut convaincu que le cardinal en savait assez long pour l’envoyer pourrir dans quelque puits. Il fut frappé d’épouvante.

Et comme Bembo lui tendait à nouveau le précieux papier, l’Arétin, cette fois, le prit en faisant un grand geste qui signifiait :

« Après tout, de quoi vais-je me mêler là !

– Ainsi, dit alors le cardinal, tout demeure en l’état ?

– Eh ! oui, compère. J’ai eu, je l’avoue, une minute de pitié pour cette petite...

– De la pitié ! grinça Bembo. De la pitié, parce que c’est moi qui l’aime, n’est-ce pas ? Et que moi je suis condamné à ne jamais aimer et à ne jamais l’être ! De la pitié, vraiment ! Parce que je veux élever jusqu’à moi cette fille de courtisane, parce que je veux faire sa fortune ! Ah ! si le dernier des bavards à cheveux blonds bouclés et à fine moustache l’entraînait dans la misère avec accompagnement de guitare, tu n’aurais pas pitié d’elle ! Mais moi ! moi, il m’est défendu d’être un homme !... Et puis, que m’importe au fond ! Si je veux être ainsi, je le serai, le reste ne compte pas. »

Bembo s’apaisa soudain.

« Adieu, dit-il ; songe que je compte sur l’Arétin... et les Arétines. »

Pierre l’accompagna, le vit disparaître, et revint retomber méditatif, sur un fauteuil.

Mais bientôt, il murmura entre ses dents :

« Ah ! çà, mais je vais avoir la fièvre si je m’intéresse à ce point à une aussi vulgaire aventure d’amour. Par tous les diables, j’en ai vu bien d’autres avec ce Jean de Médicis. Que Bianca devienne ce qu’elle peut. Que Bembo fasse ce qu’il veut. Or çà, l’heure de dormir est venue, il me semble. Voilà le jour qui point... »

Et arrivé dans sa chambre à coucher, on entendit ses vociférations :

« Paolina ! Chiara ! Perina, Margherita ! Chiennes d’enfer ! Mon lit n’est pas bassiné ! Mon feu est éteint ! Vous dormez, carognes, pendant que je travaille. Attendez ! Je vais vous réveiller à coups de matraque... »


XI



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