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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Bianca


Nous réservant de revenir à la courtisane au moment qui sera imposé par le développement logique d’événements dont il nous est impossible de modifier la marche, nous nous voyons obligé de ramener le lecteur à Venise, ou plutôt dans les environs de Venise, dans cette forêt qui s’élevait alors entre le rivage de la lagune et la petite ville de Mestre.

Au moment où Bembo atteignit Bianca, celle-ci se trouvait en proie à une terreur superstitieuse provoquée par la nuit noire, par les sifflements du vent, les craquements des branches mortes, les cris aigres des chouettes, les bramements des cerfs. Elle croyait fermement que ce qui la poursuivait, c’était le fantastique personnage de la légende qu’on lui avait maintes fois racontée.

Cependant, Bembo, haletant, la contemplait en silence. Il songeait :

« Maintenant, elle est à moi, et rien au monde ne peut me l’arracher. »

Et il éprouvait comme un étonnement de cette victoire.

Bianca, tout à coup, releva la tête, peut-être sous le coup de cette terreur extrême qui fait enfin qu’on préfère envisager le danger face à face. À l’instant même, elle reconnut Bembo.

D’un bond, elle se releva.

Une minute, l’Homme Brun et Bembo se confondirent dans son imagination, et elle crut que depuis longtemps le personnage de la légende avait pris les traits de l’évêque pour la guetter. Cette impression dura peu en présence de l’homme qu’elle haïssait, ses terreurs superstitieuses s’évanouirent pour faire place à une terreur plus positive, mais qui lui laissait au moins la volonté de se défendre.

En se relevant, elle s’était acculée au tronc d’un cyprès.

Bembo déposa sur une saillie de roc sa lanterne sourde qui éclaira cette scène d’une pâle lueur presque fantastique, et il se rapprocha de Bianca. Il ne se hâtait pas, certain qu’elle ne pouvait lui échapper et que sans doute elle ne l’essaierait même pas.

« Qui êtes-vous ? » demanda Bianca.

Bembo, d’une voix basse, suppliante :

« Ne le savez-vous pas ?

– Oui, je vous ai déjà vu, je connais ce sourire affreux, ce visage bouleversé, ces yeux qui distillent je ne sais quelle épouvante ; mais qui êtes-vous ? »

Il soupira, respira profondément.

« Est-ce mon nom que vous voulez savoir ? Vous l’avez sûrement entendu prononcer avec respect. Car je suis quelqu’un ! ajouta-t-il en se redressant avec une sorte de rage. Mon nom ? Je m’appelle Bembo. Qui je suis ? Un des grands dignitaires d’État. Je suis le cardinal-évêque de Venise. Un grand seigneur, comme vous voyez. Je suis riche. J’ai amassé des richesses en or, en pierres précieuses, en œuvres d’art, en tableaux. J’ai un palais qui se dresse presque en face du palais ducal, et lorsqu’on passe sur la place Saint-Marc, le peuple regarde du côté du doge avec effroi et du côté de l’évêque avec angoisse. Car chacun sait que le cardinal-évêque tient le doge dans sa main, et que s’il veut les têtes tombent, et que s’il veut les portes des prisons s’ouvrent. Bembo frappe qui il lui plaît de frapper, il pardonne, il distribue des grâces. Donc, richesse et puissance, je possède ces deux choses enivrantes... »

Il s’arrêta, respira encore fortement.

« Que me voulez-vous ? demanda Bianca.

– Mettre puissance et richesse à vos pieds. Écoutez-moi, jeune fille. Je vous ai dit qui je suis. Je vais vous dire qui vous êtes. Vous vous nommez Bianca, et votre mère s’appelle Imperia. Vous êtes la fille de quelque caprice du hasard, de quelque amour de rencontre ; peu de chose en vérité, presque rien. Votre mère, écoutez-moi sérieusement, votre mère s’appelle Imperia. Savez-vous ce que signifie ce nom ? Il signifie amour vénal, honteuses passions ; c’est le nom d’une femme qui est à tout le monde, à quiconque est assez riche pour la payer. Il n’y a pas de mépris que votre mère n’ait connu. Elle est la honte qui passe. La honte, vous entendez bien, toute la honte, la honte parfaite et définitive, et vous, vous êtes la fille de toute cette honte, et quand on vous voit, nul ne songe à dire : « Voici une pauvre fille, une belle « fille » ; non, rien, quoi que ce soit, on ne dit rien que ce mot : « Voici la fille d’Imperia. » Et cela suffit pour dire que vous êtes la fille de la honte, et que vous êtes vous-même de la honte. Je crois que vous m’avez compris. Qu’en dites-vous ? »

Bianca ne répondit pas.

Mais son regard parla pour elle.

Sans doute, Bembo y lut plus que du mépris, plus que de l’horreur, car il frémit.

« Quoi ! grinça-t-il, être insulté par la fille de la courtisane, moi, Bembo, cardinal-évêque de Venise !... Heureusement, je la tiens ! »

Il continua :

« Maintenant, vous savez qui je suis, et vous qui vous êtes. Maintenant vous comprenez que ma richesse et ma puissance me font maître des plus belles femmes si je les désire, et que vous, aucun homme ne vous regardera jamais avec des yeux d’amour sincère ; on n’aime pas les filles des courtisanes... on les prend – comme leurs mères. Est-ce vrai ? Vous vous taisez, soit. Eh bien, je suis venu vous dire : Ma puissance et ma richesse, c’est à vos pieds que je les mets.

– Comme il est laid ! » murmura Bianca.

Ce mot lui vint tout naturellement ; elle ne chercha même pas à le faire entendre de Bembo ; elle dit cela avec ce frisson involontaire qu’on a devant certaines hideuses bêtes rencontrées tout à coup.

Bembo comprit et grinça des dents.

Cependant il fit un effort encore pour se dompter, avec l’espoir qu’il arriverait à obtenir Bianca d’elle-même, et qu’elle se donnerait à lui, lui à qui aucune femme ne s’était donnée de volonté.

« Je suis laid, c’est vrai, dit-il presque avec un sanglot ; mais qu’importe la laideur du visage si l’âme est belle, si l’esprit est grand. Vous ne me connaissez pas tout entier ; vous ignorez que moi, le cardinal redouté, le grand dignitaire de l’État vénitien, il y a quelques années j’étais moins que le dernier des barcarols ; vous êtes intelligente, certes ; voyez ce qu’il m’a fallu de patience féconde, d’imagination violente, de volonté forcenée, de courage, de science, de tout ce qui ennoblit l’homme pour conquérir une pareille situation en si peu de temps ; voyez de quoi je suis capable, et au chemin que j’ai fait, mesurez le chemin que je puis faire. Je vous parle comme je n’ai jamais parlé à personne au monde ; je vous parle comme j’ose à peine penser avec moi-même.

« Écoutez-moi, enfant. Fille de courtisane, si vous deveniez la compagne d’un pape ?... Quel rêve pour un être d’intelligence !... Et pourquoi le cardinal Bembo, considéré comme une des lumières de l’Église, appelé depuis deux ans à Rome par les plus grands parmi les grands, ne mettrait-il pas la tiare sur sa tête alors que Bembo le rustre, Bembo le scribe, pis que tout cela Bembo le pauvre s’est coiffé du chapeau rouge ! Soutenu dans mon ambition par la nécessité de plaire à une femme comme vous, que ne puis-je entreprendre et réussir !... »

En parlant ainsi, Bembo cherchait à hausser sa taille. Il essayait de mettre sur son visage un reflet d’ambition qui parvînt à l’embellir, et, en même temps, par une étrange contradiction avec le sens de son discours, sa voix était humble, suppliante, d’une ardente supplication.

Telle fut la déclaration d’amour du cardinal Bembo. Ayant achevé, il se taisait.

Il attendit un mot, un geste, un signe qui lui prouvât qu’il avait touché une fibre, une seule, sinon dans le cœur, du moins dans l’esprit de Bianca.

Rien ne vint éveiller en lui cette aube d’espoir.

« M’avez-vous entendu ? gronda-t-il sourdement.

– Non », dit Bianca.

Bembo fit un pas. Il haleta :

« Sois à moi... »

Et comme elle ne disait rien, soudain, avec une sorte de rugissement, l’œil en feu, l’esprit en délire, il se rua sur elle.

Au même instant, il bondit en arrière avec un cri de douleur.

« Ah ! gueuse ! fille de gueuse !... »

Les insultes maintenant se déchaînaient sur sa bouche convulsée, tandis qu’il tournoyait autour de Bianca en agitant sa main d’où s’échappaient de larges gouttes de sang.

Ce que tenait Bianca dans ses mains crispées, c’était une dague toute petite, toute mignonne, mais acérée, pointue, lame d’un célèbre armurier de Milan, chef-d’œuvre mortel et gracieux.

Une fois encore Bembo s’élança et recula, frappé au bras.

Bianca, immobile, attentive, sans un souffle, glacée d’horreur, épouvantée par sa propre audace, ne faisait pas un geste inutile ; un étrange sang-froid la soutenait ; sa puissance de vision décuplée par le danger lui faisait voir ou prévoir l’attaque.

Cette lutte silencieuse dura quelques instants.

Bianca comprenait que si Bembo parvenait à mettre la main sur elle, elle était perdue.

Il n’y parvint pas.

À la troisième blessure qu’il reçut, il recula de quelques pas, souffla furieusement, et essuya son visage couvert de sueur, puis il étancha le sang qui coulait des éraflures que lui avait faites la pointe de la dague.

« C’est bien, grogna-t-il enfin, c’est bien... tenez-vous au repos... je ne vous toucherai pas... »

Il grondait comme un de ces dogues qui, après quelque bataille, lèchent leurs plaies en surveillant l’adversaire. Il cherchait en lui-même un dernier moyen de réduire Bianca.

Tout à coup, il demanda :

« Qu’allez-vous devenir ? Seule dans cette forêt, où allez-vous ? Consentez au moins à revenir avec moi à Venise ? »

Cette fois Bianca ne répondit plus et se contenta de faire un signe de la tête.

« Vous ne voulez pas revenir avec moi ? » reprit Bembo avec une tranquillité qui causa à la jeune fille une sorte d’angoisse.

Elle fit le même signe.

« Eh bien, écoutez-moi une dernière fois. Après cela, je vous délivrerai de ma présence. Je veux vous ramener à Venise. Je le veux. Et cela sera. Je vous jure que pendant le voyage je ne vous dirai pas un mot. Je ne chercherai pas à vous approcher. Comprenez-moi. Vous ne voulez pas être à moi : soit. Mais je ne veux pas non plus que vous soyez à un autre. Est-ce que cela vous étonne ? »

Et comme il comprenait qu’elle l’écoutait attentivement, il reprit :

« Dans un instant, vous serez libre de m’accompagner à Venise, ou de vous en aller où vous voudrez. Pour le premier cas, vous serez respectée, j’en fais serment. Dans le deuxième cas, je me vengerai d’une manière terrible. Pour que vous puissiez décider librement de ce que vous allez faire, il est juste que je vous dise ce que sera ma vengeance...

« Je vous ai parlé tout à l’heure de votre mère. Vous croyez peut-être qu’elle est simplement une courtisane. Méprisée, soit, mais c’est tout. Vous croyez cela, n’est-ce pas ? Je vais vous détromper. Votre mère habite à Venise un superbe palais qui vaut à lui seul cinq cent mille écus. Vous ignorez, et tout le monde ignore comment elle a été mise en possession de ce palais. Oh ! d’une manière bien simple. Le maître de ce palais s’appelait Jean Davila. Il était du Conseil des Dix. C’était un patricien. Or, Jean Davila est mort assassiné deux jours après avoir fait un testament où il léguait son palais à votre mère, la courtisane Imperia... Vous ne comprenez pas encore ?... C’est votre mère qui a assassiné Jean Davila...

– Horreur ! gémit la jeune fille défaillante.

– Ah ! ah ! il paraît que je commence à vous intéresser ?... Maintenant, sachez aussi que j’ai les preuves et les témoins du meurtre, témoins irrécusables par leur caractère et leur haute situation. Qu’en dites-vous ?... Vous vous taisez ?... »

Il garda un instant le silence avant de frapper le dernier coup, tandis que Bianca, pantelante, faisait d’incroyables efforts pour ne pas s’évanouir.

« Écoutez, acheva Bembo. Si vous m’accompagnez à Venise, je ne dis rien. Si je rentre seul, dès mon arrivée, je fais ma dénonciation : votre mère est saisie au point du jour, son procès est instruit, et dans une quinzaine au plus tard, sa tête roule sous la hache du bourreau. »

Ayant dit, il tourna le dos en s’en allant paisiblement, à pas lents, s’enfonça dans la nuit.

L’instant fut terrible pour Bianca : elle eut à choisir entre sa propre mort à elle, et la mort de sa mère. L’horreur fut la plus forte de songer à sa mère saisie, jetée dans un cachot, puis traînée au supplice. Elle eut un grand frisson, puis calme, rejoignit Bembo et marcha derrière la petite lumière falote qui se balançait à la main du cardinal.

Elle marchait, très pâle, avec une singulière dignité qui la transformait.

Bembo la sentit sur ses pas et ne tourna pas la tête.

Une joie sourde et profonde montait à sa tête, en même temps qu’un orgueil farouche d’avoir dompté la rebelle et de l’entraîner ainsi dans le sillage de sa petite lumière, étoile sinistre en marche vers des crimes.

Il se remit en route.

Bientôt il atteignit les rivages de la lagune et retrouva sa gondole.

Il la désigna du doigt à Bianca.

La jeune fille eut un suprême mouvement de recul, puis la soudaine vision de sa mère traînée à l’échafaud la fit frissonner : elle prit place dans la gondole.


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