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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Sous le pont des Soupirs


Roland sortit de l’église sans remarquer l’agent que Guido Gennaro avait aposté. Il est probable, d’ailleurs, que même s’il l’eût remarqué il ne s’en fût pas autrement inquiété. Il était dans une de ces dispositions d’esprit où les événements graves deviennent des événements médiocres, et où toute la pensée d’un homme s’absorbe sur un fait unique.

Le fait, le grand fait, l’unique événement dans l’âme de Roland, c’était l’étrange et puissante émotion en présence du danger que courait Léonore.

Nous dirons même que le danger passait au second plan dans la préoccupation de Roland. Ce qui l’étonnait, ce qui lui semblait d’une exceptionnelle gravité, c’est qu’il éprouvât tant d’émotion. C’était, au fond, l’indéniable preuve que son amour pour Léonore était demeuré le même que jadis, quand elle était sa fiancée, quand on les appelait les Fiancés de Venise, quand il accourait au jardin d’Olivolo et, plus tard, quand du fond de sa prison le nom de Léonore montait comme une prière désespérée. Il ne l’aimait pas davantage. Il ne l’aimait pas moins. Il l’aimait, voilà tout.

Il comprit qu’après tant de malheurs et de souffrances, il ne vivait encore que parce que Léonore vivait encore.

Elle morte, il mourrait.

Elle vivante, il vivait.

Il pouvait la charger de son mépris et de sa haine, ou de sentiments qu’il croyait être du mépris et de la haine. Le fait suprême qui l’épouvantait presque, c’est qu’il avait confondu sa vie avec celle de Léonore.

Dès lors, dans cette journée, tout le reste devint secondaire. Il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir qu’une question :

Sauver Léonore.

Cette journée fut une des plus affreuses qu’il eût encore connues, si l’on en excepte celle où il apprit la trahison de Léonore – ou du moins ce qu’il appelait sa trahison.

Comment la passa-t-il ?

Sans doute, il erra assez longuement dans Venise, conduit simplement par la pensée qui veillait en lui. Il est certain qu’à un moment de la journée, il fut aperçu près du palais Altieri, et l’agent que Guido Gennaro avait mis à sa surveillance le vit s’arrêter, vers cinq heures du soir, près du palais Grimani.

Nous le retrouvons, nous, à la nuit tombante, non loin du pont des Soupirs. Avec son esprit analytique et sa faculté de déduction, Roland avait fini par se dire que là devait être le centre de son opération, que là devait certainement se préparer et s’accomplir le drame.

Il avait placé un loup noir sur son visage, et attendait, posté à l’avant d’une petite gondole. Il avait ainsi, à sa droite, la ligne des quais du Grand Canal, avec la place Saint-Marc.

À sa gauche, au tournant du palais ducal, il voyait le pont des Soupirs.

*

Tout à coup, il vit venir à lui, du fond du canal, une barque de faible dimension que manœuvrait un homme seul. Et la vue de cet homme le fit tressaillir. Il le reconnut à l’instant même. C’était Grimani.



La barque fila devant lui et alla s’embusquer un peu en avant du pont. Il y avait là une masse d’ombres accumulées par les masses de la prison, du palais et du pont des Soupirs.

La barque de Grimani se rangea contre les flancs de la prison.

Ainsi placée, elle devenait invisible de toutes parts.

Mais Roland la voyait, lui ! Ses yeux flamboyants s’étaient attachés à l’homme et il ne le perdait plus de vue.

Quelques minutes s’écoulèrent.

À ce moment, Roland entendit un clapotis de rames.

Il se retourna vivement dans la direction de la place Saint-Marc, et aperçut une gondole qui, elle aussi, mais sans hâte, avec une sorte de nonchalance, venait vers le pont des Soupirs.

Cette fois, Roland n’eut pas un tressaillement.

Seulement, un peu de sang monta à ses yeux, et son visage qui était livide l’instant d’avant se colora d’une légère rougeur.

Puis, ses mains furent agitées d’un léger tremblement, et tout à coup, il redevint très pâle. La gondole s’avançait lentement, son barcarol à l’avant, silencieux et indolent.

Non sous la tente, mais à l’arrière, Léonore était assise.

La tête enveloppée d’une écharpe noire, les épaules couvertes d’un manteau, elle se laissait aller au balancement de sa barque.

Pourquoi ses seules promenades régulières la conduisaient-elles deux fois par semaine sous le pont des Soupirs ?

Quelles méditations, quels remords, ou quels espoirs venait-elle y chercher ?

Qui sait ? Peut-être les gémissements des prisonniers qui, parfois, troublaient le silence de ce coin sinistre...

Peut-être voulait-elle savoir comment il avait souffert !...

Roland, à la vue de Léonore, avait éprouvé cette émotion exceptionnelle qui brise les membres, qui laisse le cerveau vide.

D’un puissant effort, il se remit.

Et comme la gondole n’était plus qu’à quelques brasses de lui, il coupa l’amarre de la petite barque où il attendait, et donna un coup de rame.

La gondole de Roland vint se ranger flanc à flanc contre la gondole de Léonore.

Léonore le vit... Elle le reconnut.

Et sans voix, sans force, défaillante, elle attendit.

Et cette fois encore, malgré les forces d’amour qui les attiraient l’un vers l’autre, malgré la magnifique irradiation de leurs yeux qui s’appelaient, de leurs regards qui se fondaient en inconscientes étreintes, cette fois encore, ils ne se dirent rien des choses essentielles qui palpitaient dans leurs âmes.

Roland appela à lui toutes les puissances de sa volonté pour étouffer dans sa gorge le cri de sa passion ravie et douloureuse.

Et le miracle, en un tel moment, fut qu’il put parler... parler froidement, d’une voix qui retentit en lui-même :

« Fuyez... rentrez en votre palais... pour rien au monde ne vous montrez plus dans Venise avant un mois... »

Léonore entendit-elle ?

Elle entendit la voix.

Mais comprit-elle le sens des paroles ?

C’est peu probable.

Ce qui est sûr, c’est que la gondole de Léonore vira de bord avec précipitation et s’éloigna en toute hâte vers le palais Altieri.

Le barcarol avait entendu, lui !

Lui aussi avait reconnu Roland Candiano. Et cet avertissement jeté soudain l’avait fait frissonner de la tête aux pieds.

Ce barcarol jeta sur Roland un étrange regard d’effroi, de reconnaissance et de pitié.

Et il se mit à fuir vers le palais Altieri.

Et si Roland n’avait pas eu les yeux invinciblement attachés sur Léonore, s’il avait un instant examiné le barcarol, il eût reconnu en lui Dandolo, le père de Léonore.

La gondole disparut.

La poitrine de Roland se gonfla, il y eut un râle dans sa gorge, et ses bras qui se tendaient dans la nuit vers celle qu’il adorait, retombèrent dans un geste découragé.

Mais presque aussitôt, il tressaillit ; son regard, machinalement, venait de se porter vers le pont des Soupirs, et contre les flancs de la morne prison, il distingua la barque de Grimani.

Il se dirigea aussitôt vers elle et l’atteignit en quelques coups de rame. Grimani vit avec étonnement arriver vers lui cette gondole que conduisait un homme qui n’était pas un barcarol. Il supposa d’abord que c’était un de ces promeneurs solitaires qui, parfois, venaient rôder aux abords de la prison.

Il rangea donc sa barque contre la muraille moisie de salpêtre et s’accrocha à un crampon de fer, décidé à laisser passer le promeneur. Il n’avait d’ailleurs pas compris la scène rapide qui venait de se passer. Il avait vu venir la gondole de Léonore, puis l’avait vue virer de bord subitement.

« Ce ne sera pas pour ce soir », avait-il simplement grommelé.

Mais lorsqu’il vit la gondole de Roland se ranger près de la sienne, il commença à ressentir la vague appréhension d’un danger inconnu.

« Holà ! cria-t-il, passez au large, s’il vous plaît ! »

Roland, pour toute réponse, prononça :

« Venise et Saint-Marc. »

C’était le dernier mot de passe des conjurés.

Grimani fut aussitôt rassuré.

Roland, enjambant les bordures des deux barques, se trouva debout dans celle de Grimani et repoussa du pied sa propre gondole qui s’en alla au fil de l’eau.

Alors, il se dirigea vers l’avant et amarra la barque au crampon de fer auquel s’était accroché Grimani.

Puis il s’assit, et dit tranquillement :

« Veuillez vous asseoir, seigneur Grimani, nous avons à causer. »

Grimani avait assisté sans trop de surprise à tous ces préparatifs, persuadé qu’il avait affaire à quelque conjuré.

Aux derniers mots de Roland, il s’assit vis-à-vis de lui sur une banquette, et demanda :

« Qui êtes-vous, monsieur ? »

Roland retira son masque, et Grimani tressaillit de terreur : car cet homme qui venait de lui donner le mot de passe, il ne l’avait jamais vu parmi les conjurés. Cependant, la conspiration étendait de telles ramifications dans Venise qu’il était possible, entre tant d’hypothèses qui lui traversèrent le cerveau, que cet homme lui eût été envoyé par un des chefs.

« Monsieur, dit-il d’une voix calme, je distingue votre visage, et je vois que vous m’êtes inconnu ; cependant, vous avez prononcé un mot...

– Qui vous prouve que je fais partie de la grande conjuration. »

Grimani s’inclina, mais observa un silence prudent.

« Eh bien, dit alors Roland, vous vous trompez, je ne conspire pas, je ne suis pas des vôtres, et si j’ai employé le mot de passe des cryptes de Saint-Marc, c’est que je voulais vous aborder tranquillement, ayant à causer avec vous. »

Grimani pâlit. Un juron éclata sur ses lèvres et il se dressa subitement, le poignard à la main. Il n’avait pu faire un geste que déjà, Roland, avec cette souplesse et cette force prodigieuse que les exercices violents dans la montagne et peut-être plus encore son travail dans les puits avaient décuplées, Roland saisit le poignet de son adversaire, qui, sous cette étreinte, poussa un hurlement de rage et laissa échapper son arme.

Roland ramassa le poignard et le tendit à Grimani.

Celui-ci, stupide d’étonnement, le saisit, et balbutia :

« Que voulez-vous donc ?

– Vous allez le savoir, si vous voulez prendre la peine de m’écouter quelques minutes avec tranquillité. Mais asseyez-vous, je vous prie, les mouvements que vous faites finiront par nous faire chavirer. »

Grimani, dompté, obéit.

« Je vous écoute, dit-il.

– Monsieur, reprit Roland, je vois que vous ne me connaissez pas. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Vous souvient-il d’une certaine soirée chez la courtisane Imperia où, après avoir insulté le scribe Arétin, vous fûtes saisi par un laquais et jeté dehors ? »

Grimani, à ce souvenir, grinça des dents.

« Je vois que vous vous souvenez, dit Roland. Depuis, par trois fois, vous avez cherché à vous venger de ce pauvre Arétin, croyant que c’était lui qui vous avait fait jeter à la porte. Et à chaque fois, par une incroyable fatalité, votre vengeance a misérablement avorté au bon moment. »

Grimani, stupéfait et terrifié, fixait sur cet inconnu qui lui parlait ainsi un regard de fureur et de curiosité passionnée.

« Monsieur, poursuivit Roland, c’est moi qui ait fait avorter vos vengeances. C’est moi qui me suis dressé entre vous et Pierre Arétin. Je ne voulais pas que le poète fût frappé injustement. Je dis injustement, car c’est par mon ordre et non par le sien que vous avez été saisi et porté dehors, aux yeux de tous vos amis.

– Malédiction ! rugit Grimani. Qui es-tu donc ?

– Vous allez le savoir... Est-ce que votre père, le vieux Grimani, n’a pas fait partie du Conseil des Dix, en l’an 1509 ? »

Grimani tressaillit violemment, et un frisson, avant-coureur de l’épouvante, parcourut sa chair à fleur de peau.

« Est-ce que, continua Roland, votre père ne fut pas un de ceux qui condamnèrent le vieux Candiano à avoir les yeux crevés ?... Je vais vous apprendre une chose que vous ignorez. Le vieux doge aveuglé fut abandonné sur une route et vécut six ans de la charité publique, c’est-à-dire de la misère la plus misérable que puisse connaître un être humain. Et maintenant, vous qui êtes le fils de l’un des juges, sachez que je suis, moi, le fils du condamné...

– Roland Candiano ! gronda Grimani.

– Oui, dit Roland dont la voix devenue rauque et dure semblait faire vaciller son adversaire comme un vent d’orage fait vaciller un arbre ; oui, Roland Candiano... Votre père commit une lâcheté, monsieur ; il savait, lui, que le mien n’était coupable d’aucun attentat contre la loi ; le vieux Grimani condamna le vieux Candiano, en bon père qu’il était ; car s’il commit cette effroyable lâcheté, ce fut pour assurer votre avenir. Cet avenir fut en effet assuré : et pendant que libre, insoucieux, vous promeniez votre jeunesse du Rialto au Lido, parmi les sourires de femmes, moi, au fond de ces puits, je sanglotais en me demandant quel était mon crime, je sanglotais... tenez, comme sanglotent les voix que nous entendons en ce moment. »

En effet, à ce moment, des gémissements sourds montaient des entrailles du sombre monument et passaient sous le pont des Soupirs comme une rafale de la douleur humaine.

« Patience ! dit Roland en étendant la main vers les murs couverts de salpêtre, patience, l’heure de la délivrance est proche... patience, condamnés, mes frères !... »

Roland se calma par degrés.

« Monsieur, reprit-il d’une voix plus calme, les fils ne sont pas responsables des crimes de leurs pères. Le vôtre est mort, et j’ignore si, à la minute suprême, il n’a pas expié son crime par quelque pensée de terreur et de repentir. Si donc, je vous ai rappelé ce passé qui pèsera sur toute ma vie, c’est que je voulais vous faire comprendre le droit que j’ai d’intervenir dans votre vie, à vous, et me dresser entre vous et ceux que vous voulez frapper. »

Grimani, maintenant, se remettait. De tout ce que Roland venait de dire, il ne retenait que deux points essentiels pour lui ; d’abord, Roland Candiano, malgré les derniers mots qu’il venait de prononcer, avait contre lui de graves motifs de haine ; ensuite, fait plus essentiel encore, Roland connaissait évidemment la conspiration. À ce double point de vue il était redoutable.

Grimani était homme de courage et de sang-froid.

La première émotion passée, il concentra toutes ses ressources de réflexion rapide et de forces sur ce seul point :

Tuer Roland Candiano.

« Monsieur, dit-il froidement, vous avez voulu me parler, et vous voyez que je vous écoute avec patience, attendant qu’il vous plaise de m’expliquer ce que vous attendez de moi. »

Roland dédaigna de retenir l’ironie voulue de l’accent.

« Je suis venu, répondit-il froidement, vous proposer de choisir entre la vie et la mort. »

Grimani tressaillit.

« Voici ce que je vous propose, reprit Roland, n’ayant contre vous aucun motif de haine. Vous quitterez Venise à l’instant même, et vous n’y rentrerez pas avant un mois. Acceptez-vous ?

– Je pourrais vous dire que j’accepte, quitte à demeurer ! »

Roland sourit : « Rassurez-vous ; si vous acceptez de partir, je vous démontrerai la nécessité qu’il y a pour vous de tenir parole.

– Tout au moins, reprit Grimani, me permettrez-vous de vous demander pourquoi il est nécessaire que je sorte de Venise en un moment où je tiens fort à y rester ?

– Parce que, répondit Roland, il est nécessaire que vous ne commettiez pas, comme votre père en commit une, quelque lâcheté dont je pourrais avoir à souffrir... Je vous prie de remarquer, monsieur, que je ne m’intéresse nullement à votre état moral. Soyez un lâche, soyez un piètre et misérable bravo tant que vous voudrez – pourvu que je ne vous trouve pas sur mon chemin. Je vous prie en outre d’observer que c’est avec une entière patience que je vous donne toutes les explications qu’il vous paraît utile de me demander. »

Grimani fit un signe de tête, en forme d’ironique remerciement. Il lui parut évident que Roland Candiano le ménageait, ou tout au moins n’avait pas de mauvaise intention immédiate contre lui. Cette certitude lui laissa une liberté d’esprit suffisante pour étudier son coup.

La position était exactement celle-ci :

La gondole amarrée au crampon contre le mur de la prison, presque au-dessous du pont, s’était, sous la poussée de l’eau, rangée contre la muraille même.

À l’avant, était assis Grimani, ayant le crampon de fer à sa gauche, et Roland devant lui, sur une banquette.

Au moment où Roland lui avait tendu son poignard, Grimani l’avait rengainé.

Toute la question, pour lui, était donc de dégainer sans que Roland s’en aperçût. Alors, de la main gauche, il tirerait violemment sur le crampon pour donner une secousse à la barque et, en même temps, profitant du mouvement instinctif que ferait Roland pour se maintenir en place, il le frapperait à la poitrine.

Tel fut le plan de Grimani, homme de sang-froid, comme nous avons dit. Mais pour réussir, il fallait dégainer sans attirer l’attention de Roland.

« Qui vous dit, reprit-il, que je veuille me transformer en bravo ?

– Que faites-vous ici ? dit Roland. N’êtes-vous pas à votre embuscade ? N’attendez-vous pas celle que vous devez frapper ? Votre père, pour la réussite d’une conjuration, condamna un homme à être aveuglé et un autre à mourir lentement dans les puits. Vous, plus expéditif, voulez employer le poignard. Pour la réussite d’une conjuration, vous aussi, c’est-à-dire pour vous assurer votre part dans les dépouilles de Foscari vaincu, vous avez accepté d’attendre ici la fille de Dandolo et de l’assassiner. »

Grimani, d’un mouvement insensible, venait de réussir à ramener complètement son manteau sur ses genoux, c’est-à-dire que ses mains étaient cachées – et libres d’agir !

Roland n’avait rien remarqué. Il continua :

« Comment, seigneur Grimani, vous êtes jeune, vous êtes beau, vous êtes intelligent, la vie s’ouvre devant vous, souriante, et alors qu’on pourrait vous croire occupé de nobles pensées, vous méditez, vous, un meurtre sur une femme, pour assouvir je ne sais quelle pauvre ambition ?... Allez, Grimani, j’oublierai cette soirée, j’oublierai votre crime, j’oublierai que vous avez voulu être du parti des oppresseurs contre les opprimés ; j’oublierai tout cela, parce que vous êtes jeune, parce que je vous crois égaré, et que peut-être une grande leçon comme celle-ci fera de vous un homme. Allez, jurez-moi de quitter Venise dès ce soir, et revenez me trouver dans un mois... »

Pour toute réponse, Grimani eut un éclat de rire funeste : il se leva, imprima à la barque une violente secousse, et rejetant son manteau, se laissa tomber de tout son poids sur Roland...

L’instant d’après, Grimani se trouva dans le canal, aveuglé, suffoqué, terrifié, son poignard disparu, et quelque chose autour du cou, comme un carcan de fer.

Que s’était-il passé ?

Ceci : que Roland n’avait pas perdu de vue un seul de ses gestes, qu’il avait pour ainsi dire suivi sa pensée pas à pas, qu’il s’était levé en même temps que Grimani, et que, loin de chercher à conserver son équilibre, il avait achevé de chavirer la barque.

Il en résultat que Grimani, au lieu de tomber sur Roland, fut précipité dans le canal ; l’instinct lui fit ouvrir les mains pour se soutenir dans l’eau, et il lâcha sa dague.

Roland avait sauté en même temps.

D’une seule brasse, d’une seule ruée, pourrait-on dire, il atteignit Grimani, et ses deux mains formèrent autour de son cou ce carcan de fer dont Grimani eut l’impression.

La lutte fut courte.

Il y eut quelques soubresauts ; l’eau fut violemment agitée, puis les deux hommes disparurent sous les flots...

*

Quelques secondes s’écoulèrent.



Puis il y eut un remous des eaux.

Une tête pâle se montra... c’était celle de Roland... Il se maintenait sur l’eau attendant...

Des minutes se passèrent dans un silence terrible, que troubla seul un sourd gémissement venu du fond des prisons.

Tout à coup, à vingt brasses de lui, Roland aperçut une forme noire qui se balançait à la surface de l’eau, plongeait mollement, puis se montrait encore.

Il se mit à nager vigoureusement, et atteignit la forme noire...

C’était le cadavre de Grimani, avec sa face violette, ses yeux exorbités, sa bouche tordue par un rictus, comme si cet éclat de rire funeste qu’avait entendu Roland se fût perpétué sur les lèvres du mort...


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