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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Laisser courre


Roland sortit du canal aux abords de la place Saint-Marc. L’exécution qu’il venait d’accomplir ne laissait aucun trouble dans son esprit. Chose étrange, ce duel épouvantable dans l’eau, cette mort terrible de son adversaire disparaissaient déjà de son esprit. Ce n’était qu’un incident dans la bataille qu’il avait entreprise. À peine sorti de l’eau, il se dirigea vers l’un des dix ou douze refuges qu’il avait dans Venise, disséminés un peu partout, et se hâta de changer ses vêtements mouillés contre un vêtement de cavalier.

Alors, il prit le chemin de l’île d’Olivolo, devenue le véritable centre de ses opérations.

Son entretien avec Gennaro l’inquiétait peu.

Il avait percé à jour l’âme de ce chef de police, et avait acquis la conviction que Guido Gennaro ne tenterait pas de l’arrêter avant un bon mois.

En effet, la cérémonie traditionnelle du mariage du doge Foscari avec l’Adriatique était fixée à un mois, et c’était ce jour-là que devait éclater, en même temps que la conjuration, le coup de foudre longuement préparé par Roland.

Coup de foudre qui devait frapper – du moins selon ses prévisions – Altieri, Dandolo, Bembo et Foscari, tous les quatre expiant ensemble le crime qu’ils avaient combiné ensemble.

En passant devant Sainte-Marie-Formose, il fut rejoint par Scalabrino. Ses propres douleurs disparurent, dans cette âme généreuse, devant la douleur qu’il voyait peinte sur le visage de son vieux compagnon...

« Quelles nouvelles ? demanda-t-il.

– Mauvaises, maître.

– Comment cela ? As-tu appris quelque chose ?

– Rien, maître, rien ! Et c’est cela qui me désespère. Impossible de retrouver la moindre trace de Bembo ou de Bianca. »

Scalabrino poussa un profond soupir.

Roland méditait tout en continuant à avancer vers l’ancienne maison Dandolo.

« Soit ! dit-il enfin, puisqu’il n’y a rien dans Venise, nous allons battre les alentours ; je connais à peu près les endroits où Bembo aura l’idée de se réfugier ; nous laisserons un service de surveillance autour de son palais, et, tous tant que nous sommes, dès cette nuit, nous fouillerons la campagne de Venise ; nous deux, nous partirons dans la direction de Padoue, et quant aux autres... viens, je vais donner les indications nécessaires.

– Puissions-nous arriver à temps ! fit Scalabrino.

– Deux cents cavaliers vont battre la campagne ; je te jure qu’avant trois jours la piste de Bembo sera retrouvée, et une fois que je tiendrai cette piste, sois tranquille... »

Ils arrivèrent à la maison et entrèrent.

Roland fut frappé par la vue de Gianetto, qui l’attendait.

« Que se passe-t-il chez l’Arétin ? » demanda-t-il, résolu d’ailleurs à abandonner pour cette fois le poète.

C’était en effet Gianetto qui venait le prévenir toutes les fois que Pierre Arétin s’était mis dans quelque mauvaise passe. Alors Roland prenait ses dispositions pour sauver le poète, selon son traité qu’il exécutait scrupuleusement.

« Maître, dit Gianetto, le seigneur Arétin a voulu m’envoyer à Trévise.

– Pourquoi cela ?

– Pour m’éloigner, parce que j’ai vu l’évêque entrer chez lui.

– Bembo ! s’écrièrent à la fois Roland et Scalabrino.

– C’est moi qui l’ai introduit, dit Gianetto.

– Courons, maître, oh ! courons ! s’écria Scalabrino.

– Une minute ! fit Gianetto ; l’évêque était accompagné d’une jeune femme... ou d’une jeune fille, je ne sais pas au juste. »

Roland et Scalabrino échangèrent un regard flamboyant de joie, et sans en demander davantage, s’élancèrent au-dehors.

Quelques minutes plus tard, ils étaient dans une gondole que Scalabrino faisait voler sur les eaux.

Un quart d’heure après, elle s’arrêta devant le palais Arétin.

L’instant d’après, ils étaient tous les deux devant la porte. Elle était fermée !

Roland heurta rudement. Il entendit à l’intérieur un bruit d’allées et venues effarées : c’était l’Arétin qui, toujours convaincu qu’Imperia allait envoyer une vingtaine de spadassins à ses trousses, prenait des mesures de défense.

Roland heurta plus fort.

« Ouvrez donc, par l’enfer ! » gronda-t-il.

Sa voix fut sans doute reconnue, car presque aussitôt, Roland et Scalabrino entendirent le ferraillement des énormes verrous derrière lesquels Pierre Arétin se croyait à peine en sûreté.

Roland aperçut l’Arétin qui s’avançait à sa rencontre.

« Quoi ! c’est vous, maître !

– Où est Bembo ? demanda Roland d’une voix si rude que l’Arétin se mit à trembler et murmura à part lui :

– Ohimé ! Je tombe de Charybde en Scylla. Bembo, maître ?... »

Roland secoua le bras du poète :

« Pour chaque seconde perdue, je t’arracherai une dent à coups de tenailles. Réponds, misérable ! Où est Bembo ? Où est Bianca ?

– Venez, gémit l’Arétin, mais le ciel m’est témoin qu’en leur donnant à tous deux l’hospitalité, je ne croyais pas encourir votre colère. »

Il se mit à marcher rapidement.

À ce moment, il perçut un bruit de voix, un gémissement.

« Bianca ! Bianca ! rugit-il en poussant l’Arétin.

– Ici ! » répondit la voix de Perina, qui se montra aussitôt et du doigt désigna une porte.

Scalabrino se rua sur cette porte, et de ses puissantes épaules pesa sur elle.

Quelques secondes terribles s’écoulèrent, puis le bois vola en éclats, la serrure sauta, la porte s’abattit et les deux hommes se ruèrent dans la chambre.

On sait l’affreux spectacle qui les attendait...

Le premier coup d’œil de Roland fut pour la fenêtre ouverte par Bembo. Et cette fenêtre grande ouverte le fit tressaillir.

« Malédiction ! Il se sauve... il l’enlève ! »

Un sourd gémissement de Scalabrino le fit se retourner.

Alors, dans le coin le plus sombre de la pièce, il vit Bianca étendue. Près d’elle, le colosse était tombé sur ses genoux. Il n’osait ni la toucher, ni prononcer un mot.

Roland s’approcha vivement.

Tout de suite, il vit que Bianca était morte.

Ses poings se serrèrent, et de ses yeux levés au ciel, comme pour jeter à la fatalité une malédiction suprême, deux larmes roulèrent. Il toucha Scalabrino à l’épaule.

Celui-ci leva la tête.

« Elle n’est pas morte, n’est-ce pas ? Oh ! ce serait atroce ! Oh ! maître, dites-moi qu’elle n’est pas morte... Bianca ! ma fille !... Tu m’entends, n’est-ce pas ?... C’est moi... c’est ton père... Oui, ton père. Regarde-moi, ouvre les yeux seulement... Si tu trouves que je ne mérite pas d’être ton père, si cela ne te convient pas d’être ma fille, je m’en irai... mais ouvre tes yeux un peu, pour me voir, toi qui n’as jamais vu ton père... Je ne le savais pas, moi ! J’avais une fille, la plus belle de Venise, la plus pure, et je ne le savais pas. Mais je sais maintenant... Et comme ma vie a changé du jour où je l’ai su ! je n’ai plus pensé qu’à toi... toi, mon enfant... ma fille !... Quoi ! morte !

« Je ne suis réuni à elle que pour la voir morte ! Allons donc ! Elle vivra, vous dis-je ! Bianca !... Écoute-moi, puisque je suis ton père... regarde-moi un instant, un seul instant... »

Roland secoua l’épaule de son compagnon avec rudesse.

« Debout, dit-il d’une voix rauque, debout, mon compagnon !

– Donc, bégaya le géant, elle est morte !

– Morte ! » dit Roland avec une solennité d’accent qui fit que tous, l’Arétin, la Margherita et la Paolina, et toutes les Arétines accourues, et derrière elles, les valets, tous courbèrent la tête.

Perina sanglotait doucement.

Pierre Arétin se mordait les lèvres jusqu’au sang.

« Maître, dit-il humblement, j’ose espérer que...

– Silence ! » répondit Roland de cette même voix solennelle.

Scalabrino s’était levé. Il ne pleurait pas. Mais ses yeux s’étaient comme injectés de sang.

« Morte ! répéta-t-il... Maître, il ne me reste donc plus qu’à mourir moi-même.

– Tu vivras, dit Roland.

– Que voulez-vous que je fasse à présent ?...

– La venger !

– La venger ! murmura sourdement Scalabrino, dont l’œil, un moment, flamboya pour s’éteindre aussitôt.

– Retrouver le misérable qui a tué ta fille, et lui rendre souffrance pour souffrance, mort pour mort... Viens !... »

Il saisit Scalabrino par un bras et l’entraîna.

Le colosse se laissa faire comme un enfant.

Mais sur le seuil de la porte, il eut une résistance et tourna la tête vers le cadavre de Bianca.

« Tu veux donc que Bembo nous échappe ! gronda Roland et qu’arrivés trop tard pour sauver ta fille, nous arrivions trop tard pour la venger ! »

Ces mots galvanisèrent Scalabrino. Une malédiction éclata sur ses lèvres, ses poings fermés se levèrent dans un geste de menace, et, entraîné par Roland, il se précipita hors du palais Arétin.

*

Dehors, l’immense étonnement de Scalabrino se fondit. Cette sorte de stupeur hébétée qui l’avait d’abord paralysé se dissipa. Une furieuse colère contre l’injustice du destin lui fit rugir des paroles insensées... puis ses sanglots éclatèrent. Il voulait rentrer dans le palais, la revoir une dernière fois, se convaincre que l’horrible vérité n’était pas une illusion de cauchemar, mais Roland l’entraînait toujours...



Roland n’avait qu’un indice : la fenêtre laissée ouverte par Bembo qui donnait sur une ruelle qui aboutissait au canal.

Ce fut donc sur le canal qu’il porta ses investigations, toujours entraînant ce géant qui pleurait comme un enfant.

Sur le canal, à la nuit venue, les gondoles étaient rangées méthodiquement, flanc à flanc, amarrées à des poteaux enfoncés dans l’eau. Roland se mit à marcher le long de la ligne des quais, inspectant les gondoles, avec la prescience que Bembo avait dû le deviner puisqu’il avait fui !... et qu’il avait dû, tout d’abord, songer à quitter Venise.

Tout à coup, il vit une place vide.

Il sauta dans la gondole voisine, et souleva les rideaux de la tente :

« Malédiction ! Personne !

– Ohé ! mon cavalier, fit une voix qui venait d’une barque. Vous cherchez une gondole pour une promenade au clair de lune ? »

Roland, sans répondre, enjamba les cordages, se trouva en face du marinier qui venait de parler, sortit son poignard et dit :

« Ce poignard dans ton ventre si tu mens d’une syllabe ; cent écus d’argent si tu dis la vérité. Que choisis-tu ? »

Au ton de la voix, le marinier comprit qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, et instantanément son choix fut fait.

« Je choisis les cent écus, par la Madone.

– Bien. La gondole qui manque... là... depuis quand est-elle partie ?

– Dix minutes à peine. Je m’apprêtais à m’endormir sous ma tente, et je l’ai vue faire force de rames.

– Qui emmène-t-elle ?

– Un homme seul, habillé en cavalier, avec un manteau noir.

– D’où venait l’homme ?

– De là ! fit le marinier en étendant le bras vers le palais Arétin...

– Cet homme... avait-il l’air tranquille ?

– Tranquille ? Comme un sanglier qui entend la meute ! Il se retournait à chaque pas, et s’est jeté sous la tente comme s’il eût eu tous les sbires de Venise à ses trousses.

– C’est lui !... tu entends, c’est lui ! » dit Roland.

Scalabrino fit un signe de tête. Roland reprit :

« Où la gondole allait-elle ?

– Vers la lagune.

– Te charges-tu de la rattraper ?

– On peut essayer !

– Embarque ! » fit Roland.

Scalabrino qui était demeuré sur le quai embarqua. Le marinier réveilla deux matelots qui dormaient dans les gondoles voisines, et bientôt l’embarcation se mit à voler sur les flots.

Scalabrino et Roland avaient pris place sous la tente, soit pour ne pas gêner la manœuvre, soit que Roland eût à parler à son compagnon.

Il lui parla, en effet, pendant la traversée, tenant ses mains dans les siennes, lui versant les consolations, sans doute, que son cœur trouvait et que le géant écoutait en continuant de sangloter doucement.

Roland s’éloignait de Venise en un moment terrible.

Non seulement Léonore pouvait être menacée encore sans qu’il fût là pour la sauver encore, mais cette absence pouvait faire avorter tous les projets de Roland.

Mais pas un instant, il ne songea à renoncer à la poursuite qu’il entreprenait.

Comme la gondole allait atterrir, Roland sortit de la tente et alla se poster à l’avant.

« La terre est là ! dit bientôt le marinier.

– Comment n’avons-nous pas rencontré la gondole que nous poursuivons ?

– La lagune est large. Nous l’avons traversée en ligne droite ; ils ont pu obliquer à gauche ou à droite... Mais non... tenez...

– Silence, dit Roland, j’ai vu. »

À cent brasses, les vagues déferlaient : le rivage était là ; et, dans l’obscurité, Roland venait d’apercevoir un feu pâle.

« Nagez ferme ! » commanda-t-il.

Quelques minutes plus tard, Roland et Scalabrino sautaient à terre. Et là, sur le rivage, deux ou trois mariniers apparurent. Roland se dirigea vers eux.

« Que faites-vous là ? demanda-t-il d’un ton d’autorité.

– Excellence, répondit l’un des mariniers, nous attendons que le vent s’abatte un peu pour regagner Venise.

– Qu’est devenu l’homme que vous avez conduit ici ? Un homme vêtu en cavalier, manteau noir ? Répondez ! Il y va de la vie. »

Les mariniers se consultèrent du regard : sans doute, ils virent qu’ils n’étaient pas de force à résister, car le patron reprit :

« Ma foi, l’homme dont vous parlez nous a grassement payés pour lui faire passer la lagune, mais il ne nous a pas payés pour nous taire...

– Et moi je paie quand on parle », dit Roland en tendant une pièce d’or au marinier qui se courba en deux, et, tout à fait convaincu de la force des arguments de son interlocuteur, ajouta :

« L’homme en question a pris par là, tout droit. »

Il étendait la main dans la direction de Padoue.

« Il y a longtemps ? fit Roland.

– Cinq minutes.

– L’avez-vous reconnu ?

– Non, Excellence. »

Roland comprit que le marinier avait dit tout ce qu’il pouvait dire, et qu’il n’en tirerait pas un mot de plus.

Il se tourna vers le gondolier qui l’avait amené et qui avait sauté à terre en même temps que lui.

« Peux-tu me fournir de quoi écrire ? »

L’homme entra dans la gondole, fit signe à Roland de le suivre, décrocha le fanal de l’avant, et pénétra sous la tente. Là, il ouvrit une sorte de layette ou petite armoire adaptée sous la banquette ; elle contenait deux ou trois flacons de vin, du pain, du poisson salé, et, en outre, une écritoire.

Roland s’assit et se mit à écrire, tandis que le gondolier l’éclairait. Quand il eut fini, il plia le papier, et n’ayant pas le cachet ni de cire, demeura embarrassé.

« Sais-tu lire ? » demanda-t-il brusquement en mettant sa lettre sous les yeux du gondolier, tandis que son regard le dévisageait attentivement.

L’homme secoua la tête.

« Alors, fais lire par un de tes hommes.

– Ils en savent autant que moi, Excellence. »

Roland eut un soupir de satisfaction. Il savait maintenant qu’il pouvait confier sa lettre sans qu’elle fût lue.

« C’est, dit-il, que je ne retourne pas à Venise, et que je n’ai pas sur moi les cent écus que je t’ai promis. »

Le gondolier eût pu lui répondre qu’il lui avait semblé entendre tinter de l’or en quantité dans la ceinture de Roland lorsque celui-ci avait tendu à son confrère de la gondole voisine une pièce qui devait être un beau ducat.

Mais ce gondolier était un homme de bon sens qui se dit aussitôt que son passager, capable de donner un ducat pour un simple renseignement en apparence insignifiant, était incapable de ne pas lui tenir parole quant aux cent écus.

« J’ai confiance en vous, dit-il simplement. Vous me paierez à votre retour.

– Non ; la lettre que voici est un ordre de te payer, non pas cent écus, mais cent vingt. C’est pour cela que je voulais te la faire lire.

– C’est comme si je l’avais lue, puisque Votre Excellence me dit ce qu’elle contient. »

Pensif, Roland fit un signe de tête approbateur. Mais un nouveau soupçon traversa son esprit.

« Puisque tu ne sais pas lire, dit-il, en dévisageant à nouveau le gondolier, c’est donc que tu ne sais pas écrire ?

– En effet, Excellence, fit en souriant le digne marinier.

– D’où vient donc que tu emportes une écritoire dans ta gondole ?

– C’est bien simple, Excellence. Vous avez sans doute remarqué que je stationne à deux pas du palais Arétin. »

Roland tressaillit et son regard se fit plus aigu pour fouiller la physionomie du marinier.

« Eh bien ? fit-il. Qu’a de commun le palais Arétin...

– Eh bien, il arrive souvent que l’Arétin, qui est très ménager de sa belle gondole, emploie la mienne pour se promener.

– Ah ! ah !...

– La première fois que cela est arrivé, il m’a demandé tout à coup une plume, de l’encre et du papier ; nous étions en plein Lido ; et comme je n’avais rien de ce qu’il me demandait, il se mit à jurer comme un vrai païen, en criant que je lui faisais manquer une magnifique inspiration et qu’il perdait plus de mille écus par ma faute. Depuis ce temps, j’ai toujours une écritoire près de mon vin, et s’il faut tout dire, le seigneur Arétin fait autant usage de l’un que de l’autre. »

En un autre moment, Roland eût peut-être souri du naïf récit du brave gondolier.

« C’est bien, dit-il. Voici la lettre. Tu sais ce qu’elle contient, et combien elle est précieuse pour toi.

– Pas de danger que je l’égare... et encore moins de danger que je la lise. Tenez, Excellence, lors même que je saurais lire comme l’évêque lui-même (le gondolier ne s’aperçut pas que son interlocuteur pâlit), vous pourriez être tranquille.

– Allons, pars donc à l’instant et fais en sorte que cette lettre soit remise par toi-même, avant l’aube, à celui à qui elle est destinée.

– Et qui s’appelle ?

– Pierre Arétin. Tu le connais ; donc pas d’erreur possible.

– Il n’y en aura pas. Avant le jour, maître Pierre Arétin aura la lettre.

– Et il te comptera cent vingt écus d’argent », dit Roland qui, en même temps, redescendit à terre.

Le gondolier fit aussitôt ses préparatifs de départ, et Roland vit bientôt disparaître dans la nuit l’embarcation qui l’avait amené.

Quant à l’autre – celle qui avait amené Bembo, il la retint pendant une demi-heure en interrogeant son patron sur des sujets quelconques ; si bien que ce gondolier, qui n’était pas plus bête que son camarade, finit par lui dire :

« Excellence, vous m’avez donné un ducat pour un mot ; si vous m’en donnez un autre, je vous jure sur le Christ et saint Marc que je ne m’en irai pas d’ici avant le jour. »

Roland lui en donna deux, et désormais tranquille, se tourna vers Scalabrino, qui avait assisté à toute cette scène avec une sombre indifférence. Il le prit par le bras, et tous deux s’enfoncèrent dans les terres, vers Padoue.

*

Quant à ce que contenait la lettre écrite par Roland, quant aux instructions, aux recommandations ou aux ordres qu’il donnait, nous ne tarderons pas à le savoir.

*

À Padoue, Roland retrouva la trace directe de Bembo. Il fit exactement ce qu’avait fait l’évêque-cardinal ; c’est-à-dire qu’il acheta une bonne monture pour lui et son compagnon, et se mit aussitôt en route.



De Padoue à Ferrare, et de Ferrare à Bologne, il suivit le fugitif, sans presque perdre le terrain, excepté le temps qu’il lui fallait pour interroger, s’orienter, retrouver la piste quand elle venait à lui manquer.

Il arriva à Firenzuola deux heures après Bembo et comme l’auberge où il s’était arrêté était la seule du village, il fut certain d’obtenir tous les renseignements qu’il voulait.

Tout en mangeant le maigre dîner qu’on leur avait servi, il fit donc causer l’hôte. Dès les premiers mots il acquit la conviction que Bembo était dans l’auberge. Il échangea un rapide regard avec Scalabrino comme pour lui dire :

« Tiens-toi prêt ! Nous le tenons ! »

Le voyage, la rapidité de la course, les multiples incidents qui naissent à chaque pas de cette poursuite et que nous ne rapportons pas de peur de lasser la patience du lecteur, tout cela avait produit l’effet ordinaire sur l’esprit de Scalabrino.

La haine devenait plus forte que la douleur.

Lorsqu’il apprit soudainement par l’entretien de l’hôte et de Roland qu’il tenait enfin l’assassin de sa fille, il poussa un vaste soupir, et se leva brusquement de la table où il était assis.

Roland le contint d’un regard, et acheva son repas avec tranquillité. Le repas achevé, il dit à l’hôte :

« Mon compagnon et moi, n’aimons pas beaucoup à être dérangés la nuit. Or, il y a des voyageurs qui ne se gênent pas pour faire du bruit, vous le savez. Le cavalier qui est arrivé avant nous...

– Oh ! un seigneur bien tranquille, je vous jure.

– Possible ; mais mettez-nous loin de sa chambre. Où est-il, lui ?

– Là » fit l’hôte en baissant la voix.

Il désignait une porte donnant sur la salle commune.

Roland eut ce rapide battement de cils qui, chez lui, indiquait une colère ou une inquiétude.

Son plan avait été d’attendre que l’hôte fût couché et de pénétrer sans esclandre chez Bembo. Mais lorsque l’aubergiste lui eut indiqué la porte, il reconnut aussitôt cette évidence : qu’il était impossible que Bembo ne l’eût pas entendu.

Alors, il se leva, et faisant signe à Scalabrino, il dit à l’hôtelier :

« Au surplus, il faut que je parle sur-le-champ à ce cavalier ; veuillez frapper à la porte.

– Mais... » commença l’aubergiste abasourdi.

Scalabrino ne lui laissa pas le temps d’achever ; il le saisit par un bras et l’entraîna devant la porte. L’aubergiste tremblant obéit alors et frappa. Aucune réponse ne vint.

« Enfonce, dit Roland.

– Arrêtez ! s’écria l’aubergiste, on peut entrer sans rien détériorer, venez. »

Roland fit signe à Scalabrino de demeurer en surveillance où il se trouvait, et lui-même suivit l’hôte qui le conduisit dans la cour de derrière.

La porte-fenêtre laissée ouverte par Bembo frappa aussitôt le regard de l’aubergiste qui se précipita dans la chambre.

« Parti ! gémit-il ; parti sans payer !... »

Mais aussitôt il fit réflexion qu’il eût dû entendre ouvrir la porte charretière, et courut à l’écurie où la vue du cheval et du harnais changea instantanément son désespoir commercial en jubilation.

Roland se rendit compte des pensées de Bembo. Évidemment le cardinal l’avait entendu et avait fui à pied. Il rentra pensif dans la salle commune.

« Eh bien ? fit Scalabrino.

– Enfui... à pied.

– Courons, il est à nous !

– Inutile. Le cardinal est à pied. Son itinéraire de Venise à Firenzuola m’indique aussi sûrement que s’il me l’avait expliqué le but de sa course. Bembo va à Rome. Voici ce qu’il va faire. Il va, à pied, traverser la montagne, puis gagner Florence, et, par Sienne, la campagne romaine. Nous le retrouverons donc, soit à Florence, soit à Sierra, soit à Rome.

– Pourquoi ne pas le saisir dès cette nuit ? fit le colosse dont la voix tremblait légèrement.

– Parce qu’il vaut mieux ne l’atteindre qu’à Rome.

– Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Bembo n’est pas parti seul de Venise. Je veux voir... »

Ils passèrent donc la nuit dans l’auberge de Firenzuola, et franchirent l’Apennin le lendemain ; ils passèrent ensuite par Florence et Sierra. Puis ils contournèrent le lac de Bracciano et parvinrent enfin à l’auberge de la Fourche le soir du onzième jour de leur voyage.

À la Fourche, Roland sut que Bembo ne les précédait que d’un quart d’heure. Le soir même, ils entraient dans Rome...

*

« Maître, dit Scalabrino, lorsqu’ils furent installées dans une chambre de modeste auberge, savez-vous que ce cardinal est un rare sacripant ? »



Roland interrogea des yeux le rude compagnon qui parlait ainsi, avec d’étranges sonorités dans sa voix.

« Savez-vous, reprit Scalabrino, qu’il a vraiment mérité quelque effroyable châtiment comme on dit qu’en a imaginé pour les damnés un poète qu’on appelle Dante ? »

Roland sourit. Cette fois, il comprenait où son compagnon voulait en venir. Il se croisa les bras, pencha sa belle tête pensive sur sa poitrine et parut écouter avec une profonde attention.

Seulement, il murmura d’une voix sourde qui eût fait frissonner Scalabrino s’il eut entendu.

« Dante lui-même eût reculé d’horreur devant le supplice que j’imagine, moi ! »

Scalabrino arpentait la chambre à pas saccadés. Parfois un sanglot convulsait sa figure et, à d’autres moments, il rugissait.

« Savez-vous, reprit-il en serrant ses poings énormes, tandis que ses yeux s’injectaient de sang, savez-vous que cet homme fut l’inspirateur du crime qui rendit votre père aveugle et fou ?... »

Roland se tut.

« Savez-vous qu’après s’être fait le bourreau de votre père, il infligea à votre mère la mort la plus affreuse, la mort par la misère et la faim... et que, las de la torturer, il acheva de l’assassiner en inventant votre mort ?... Savez-vous que, par lui, vous avez souffert, pleuré, sangloté au fond des puits tout ce qu’un homme peut souffrir, pleurer et sangloter ? »

Il ne regardait pas Roland. Il parlait pour parler. Il étouffait et écumait. Roland paraissait ne pas entendre.

« Savez-vous qu’il s’est emparé de ma fille, reprit Scalabrino, savez-vous qu’il l’a pourchassée comme le tigre pourchasse une gazelle, et que cette enfant, cette pure et noble enfant dont un seul regard eût désarmé le bourreau, cette enfant, ma fille, maître, ma fille, mon sang, ma vie... »

Le colosse s’assit sur un fauteuil, saisit sa tête à pleines mains et sanglota. Roland alla à lui, et lui mit la main sur l’épaule.

Scalabrino redressa la tête.

« Achève, dit froidement Roland.

– Je voulais vous dire ceci : que cet homme, assassin de votre père, assassin de votre mère, assassin de ma fille, je l’ai condamné, moi ! Et que cette nuit même, les deux mains que voilà...

– Non ! dit nettement Roland.

– Non ? fit Scalabrino avec une sorte de révolte. Que voulez-vous dire ?

– Que l’homme dont tu parles ne doit pas mourir purement et simplement ; et qu’il faut pour le raffinement de cette âme monstrueuse un supplice raffiné...

– Et ce supplice ? » haleta Scalabrino.

Roland eut un nouveau sourire livide. Cette fois Scalabrino le vit. Et ce sourire lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Roland lui dit alors :

« Attends-moi ici. Une heure, deux heures peut-être. À mon retour, que je trouve un carrosse de voyage, prêt à partir, un solide carrosse, tu m’entends, avec deux bons chevaux. »

Scalabrino fit signe qu’il obéirait, et Roland, s’étant enveloppé dans son manteau, sortit de l’auberge.

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