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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Deux amis


Quelques jours avant les événements que nous venons de raconter, une scène moins violente par les gestes, mais non moins tragique par la fatalité qui pesait sur elle, s’était déroulée au palais ducal.

Dans ce vaste et somptueux cabinet de travail, en même temps salle de réception, que connaissent nos lecteurs, le doge Foscari et le chef de police étaient seuls, le premier assis dans son grand fauteuil au dossier de bois sculpté, le deuxième debout dans une attitude respectueuse.

Pour la centième fois depuis une quinzaine, le doge relisait une lettre qu’il avait sous les yeux. Cette lettre était ainsi conçue :

Monseigneur et ami,

Des circonstances tout à fait imprévues et qui ne me laissent aucun répit m’obligent à quitter Venise sans avoir l’heur de vous voir.

J’espère, oui, j’espère fermement que bientôt je pourrai revenir prendre auprès de vous mon poste d’ami fidèle et dévoué.

Vous suppliant donc de pardonner ce départ précipité, j’ai voulu tout au moins vous dire que, au loin comme auprès, je demeure

Votre très fidèle, très reconnaissant et très humble ami.

Bembo,



Par la grâce de Dieu, évêque de Venise.

Un dernier avis sincère et important : agissez avec promptitude et sévérité contre ceux que vous savez. Quant à l’homme qui a fait manquer vos négociations avec Médicis, si votre police est impuissante à le retrouver bientôt, de grands malheurs sont à redouter.

Cette lettre, Bembo l’avait écrite avant son départ et l’avait fait parvenir au doge par une voie sûre, le jour même où il était rentré à Venise avec Bianca, dans le palais Arétin.

Le doge avait relu ce billet qui, depuis quinze jours, l’empêchait de dormir. La signification des dernières lignes lui apparaissait de plus en plus menaçante.

« Eh bien ? dit-il en levant les yeux sur le chef de police, avez-vous quelque nouvelle du cardinal ? Avez-vous abouti dans vos recherches ?

– Monseigneur, dit Guido Gennaro, je crois en effet savoir en quel lieu son Éminence a dû se retirer. Je prie Votre Excellence de remarquer tout d’abord que je ne sais rien de positif, que mes espions lancés de toutes parts sont revenus sans le moindre indice, et qu’enfin en tout cela je procède par hypothèse et induction. Seulement, mes hypothèses, à moi, s’appuient sur des faits tangibles.

– Que supposez-vous donc ?

– Que le cardinal a pris peur tout à coup.

– Peur, monsieur ! Et de quoi ce haut dignitaire de notre république pouvait-il avoir peur ?

– Monseigneur, dit Gennaro en s’inclinant très bas, pour être cardinal, on n’en est pas moins homme. Et si haut placé que soit un homme, on peut, en fouillant son passé, trouver le fantôme qui hante ses nuits, évoquer le geste ou la parole qui pèsent ensuite sur toute une existence...

– Et vous avez trouvé ce fantôme ? fit sourdement Foscari.

– Oui, monseigneur : il s’appelle Roland Candiano. »

Le doge fit un effort pour réprimer le frisson qui l’agita ; mais il pâlit, et cette pâleur ne put échapper au chef de police.

Gennaro songeait :

« Voilà le moment ou jamais de placer mon grand discours au doge. Je l’ai assez répété devant ma glace pour que je sache ce que j’ai à dire.

– Vous pensez donc, reprit le doge, que Bembo a eu peur de Roland Candiano ?

– Je ne le pense pas, monseigneur, j’en suis sûr. Je n’ai pas besoin de rappeler à Votre Excellence le coup terrible qui, en pleine prospérité, frappa la famille Candiano. Ce n’est pas pour en faire un reproche à qui que ce soit, mais le coup fut frappé de main de maître. Ce fut un désastre inouï. Or, Roland Candiano est devenu libre, monseigneur.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai toutes sortes de raisons de penser que le cardinal Bembo fut l’un des auteurs de la catastrophe en question. Je crois que Roland Candiano doit avoir contre le cardinal une effroyable haine, et que le cardinal n’ignore pas cette haine. Il est parti, parce qu’il a eu peur...

– Et vos hypothèses, dit Foscari en fixant son regard d’aigle sur le chef de police, vous indiquent-elles que d’autres personnages peuvent avoir aussi peur ?...

– Non, monseigneur. Car les personnages auxquels Votre Excellence fait allusion tiennent tête et triomphent. Je pense que je n’ai pas besoin de les nommer. »

Le doge demeura pensif un moment. Puis, avec un sourire :

« Vous êtes un habile homme, Gennaro.

– Monseigneur me comble, fit le chef de police, qui s’inclina plus bas encore que la première fois.

– Et où croyez-vous que Bembo se soit réfugié ?

– Son Éminence a fui à Rome, dit le chef de police en appuyant sur les mots que nous soulignons.

– À Rome ! Pourquoi Rome plutôt que Milan, ou Florence, par exemple ?

– Votre Excellence a sans doute entendu parler d’une courtisane romaine qui, installée chez nous, a mené ces dernières années grand train de luxe et de fêtes ?

– Imperia ! fit le doge, qui de nouveau pâlit.

– C’est cela même, Excellence. Eh bien, si je ne me trompe pas, il y avait entre la courtisane et le cardinal certaines accointances mystérieuses que j’ai pu tirer au clair et qui me permettent de supposer que Bembo a de graves intérêts à se trouver là où se trouve Imperia. Or, la courtisane est partie pour Rome. Le cardinal a quitté Venise le même jour : Votre Excellence peut conclure. »

Le doge se leva. Gennaro fit un mouvement pour se retirer, comme s’il eut compris que Foscari lui donnait congé.

Mais le doge le retint d’un geste et d’un mot :

« Asseyez-vous.

– Monseigneur...

– Je le veux. Vous êtes un assez grand personnage pour rester assis devant le doge. Et puis, qu’importent les questions d’étiquette. Vous êtes un homme intelligent, énergique, dévoué, trois qualités qui se font rares... Et cela tient lieu de tous les titres. »

Gennaro s’était assis.

Le doge se promena quelques instants avec agitation.

Puis, reprenant place dans son fauteuil :

« Ne parlons plus du cardinal. Il reviendra, s’il veut...

– S’il peut !

– Comment cela ?... dit Foscari, qui frissonna.

– Je veux dire, monseigneur, que ma conviction est que le cardinal Bembo ne reviendra jamais à Venise, ni autre part, et qu’il a entrepris le grand voyage dont on ne revient pas. Tenez, monseigneur, puisque je suis le chef de la police de la république, laissez-moi parler en chef de police... bien que, dans la réalité, ce ne soit pas moi qui devrait être ici en ce moment, à dire ce que je dis...

– Et qui donc ?

– Mais mon chef direct, il me semble : je veux dire le grand inquisiteur.

– Eh ! vous savez bien que le grand inquisiteur s’est démis... Et d’ailleurs, qu’attendre de Dandolo, poursuivit amèrement le doge, Dandolo, pauvre loque humaine, triste rejeton d’une race illustre, incapable d’une décision ferme... Parlez donc nettement.

– Oui, fit lestement Gennaro, la place de grand inquisiteur est vacante par malheur. Car, en ce moment, il faudrait à ce poste un homme résolu...

– Comme vous, par exemple ! dit le doge.

– Ah ! monseigneur, je suis indigne d’un tel honneur !

– Non pas ! C’est moi qui vous le dis, Gennaro. Servez-moi dans les circonstances que nous traversons, ou plutôt servez l’État comme ferait un grand inquisiteur digne de ce nom, et ne craignez pas d’avoir conçu une chimérique espérance.

– Monseigneur, dit Gennaro en se levant, parlons donc net. Voilà longtemps que j’attendais les paroles que vient de prononcer Votre Excellence. J’étouffe, moi, dans cette position subalterne de chef de police. Que suis-je ? Le premier des sbires, voilà tout. Si vous pensez que je vaille mieux, que cette intelligence, cette énergie, ce dévouement dont vous parliez méritent de s’exercer sur un théâtre plus vaste, le moment est venu, monseigneur.

– C’est-à-dire que vous me demandez la place de grand inquisiteur ?

– Oui, monseigneur, dit nettement Gennaro.

– Eh bien, je vous la promets : gagnez-la !

– J’y tâcherai, monseigneur, dit Gennaro, qui eut assez de puissance sur lui-même pour cacher son désappointement.

– Ne croyez pas, reprit le doge, que je vous fasse une promesse illusoire. Prenons une date et retenez bien ceci : venez le 2 février me rappeler ma promesse, et je tiendrai parole.

– C’est tout ce que je voulais, monseigneur, et je comprends admirablement vos conditions. Soyez sûr, d’ailleurs, que je n’ai pas attendu la promesse que vous daignez me faire pour prendre toutes les mesures nécessaires en vue de la cérémonie du 1er février. »

Le doge fit un signe de la main pour ratifier ce qui venait d’être dit. Puis il reprit :

« Vous disiez donc que Bembo ne reviendra plus à Venise ?

– Je disais, monseigneur, que selon toutes probabilités, le cardinal est tombé sous les coups de Roland Candiano.

– Voilà de quoi je voulais parler, s’écria le doge, en reprenant sa promenade. Car j’en suis là, que l’on conspire contre moi, presque sous mes yeux, que je ne sais plus à qui me fier, et que deux cents arrestations opérées depuis quinze jours ne me tranquillisent pas.

– C’est qu’on n’a pas arrêté ceux qu’il fallait, monseigneur !

– Je le crois !... Mais procédons avec ordre. Comment se fait-il que vous soyez si bien instruit des faits et gestes de Roland Candiano et que vous ne puissiez mettre la main sur lui ? La police de la république est-elle à ce point dégénérée qu’un seul homme puisse la tenir en échec pendant des mois ?

– Monseigneur, la question que vous me posez là m’embarrasse quelque peu, je l’avoue... non pour moi... mais il est toujours pénible d’achever la disgrâce de quelqu’un. »

Gennaro parlait et pensait en ce moment avec une sorte de sincérité ironique et de scepticisme dédaigneux.

« Parlez... parlez... et ne ménagez personne.

– Eh bien, tant que Dandolo fut grand inquisiteur, j’eusse pu à trois reprises différentes ; mais par suite d’inexplicables coïncidences, les ordres me furent toujours donnés trop tard, et les mesures que je pris furent détruites par des mesures prises ailleurs.

– Et depuis que Dandolo s’est démis ?

– Depuis, Roland Candiano est absent de Venise, monseigneur.

– Vous êtes sûr ?

– Monseigneur, je ne me trompe jamais parce que jamais je n’avance que ce que j’ai constaté moi-même... »

Le visage du doge montra un visible soulagement.

« Je ne croyais pas, songea Gennaro, que Foscari pût avoir peur à ce point ! »

Le doge reprit en s’efforçant de garder la froideur qui convenait à sa dignité :

« Il est indispensable que Roland Candiano soit saisi et jugé. Il s’est mis hors la loi. Il a accepté de commander une véritable armée de bandits. Cet homme en liberté est un danger permanent pour la République... Malheureusement, je crains qu’il ne soit éloigné pour toujours et qu’ainsi il ne parvienne à échapper à la justice de la république.

– Votre Excellence peut se rassurer, dit Gennaro d’une voix qui vibra étrangement : Roland Candiano reviendra.

– En ce cas, vous agirez ; je vous donne pleins pouvoirs.

– Faites attention, monseigneur, que vous me confiez là une redoutable puissance... momentanée, il est vrai, et que le plein pouvoir peut obliger jusqu’au capitaine général à m’obéir.

– Je sais, – et je confirme. »

Le doge saisit un parchemin, écrivit quelques lignes, signa, apposa son sceau, et tendit la feuille à Gennaro qui tressaillit de joie.

« Maintenant, monseigneur, dit alors le chef de police, parlons de la conspiration qui vous préoccupe. Je vous disais que d’inutiles arrestations avaient été opérées.

– Qui fallait-il donc arrêter ? » demanda le doge frémissant.

À ce moment l’huissier de service entra et annonça :

« Monsieur le capitaine général Altieri demande à être introduit. »

Le doge donna l’ordre de le faire attendre.

Gennaro, comme s’il eût pris une résolution soudaine, s’avança auprès de Foscari et lui dit à voix basse :

« Je crois que Votre Excellence ferait bien de recevoir immédiatement le capitaine général. »

Foscari jeta sur le chef de police un profond regard, puis, faisant un signe à l’huissier qui s’éloigna, il se leva, souleva une tenture, et dit à Gennaro :

« Entrez là. Nous avons à continuer cet entretien.

– C’est mon avis », dit froidement Gennaro.

Le doge laissa retomber la tenture, et reprit sa place au moment même où Altieri entrait dans le cabinet.

Altieri s’inclina devant le doge en disant :

« Je croyais trouver ici le chef de police.

– Il vient de partir à l’instant, mon cher ami. Cependant, si besoin est, je puis le faire rappeler.

– Inutile », dit le capitaine général qui, sur un signe de Foscari, prit place sur un siège.

Altieri paraissait un peu vieilli. Des fils blancs se mêlaient sur ses tempes à sa rude chevelure noire. Les lignes générales du visage s’affaissaient ; mais ses yeux brillaient toujours d’un insoutenable éclat sous ses sourcils touffus, et dans les rides du front, plus dures, se voyait l’expression d’une volonté farouche.

De terribles inquiétudes agitaient l’âme de cet homme.

La conspiration qu’il avait préparée était sur le point d’aboutir.

Et pourtant, il n’était pas satisfait. Or, ce n’était pas l’issue de cette aventure qui l’inquiétait. Certains détails de la préparation elle-même l’effrayaient. D’abord, cette conspiration, il s’y était trouvé mêlé presque malgré lui ; puis il en était devenu le chef sans qu’il l’ait réellement souhaité ; puis enfin toutes les destinées de cette grave tentative s’étaient trouvées concentrées en lui.

Certes, son ambition déchaînée y trouvait son compte.

Certain de devenir doge en un temps où cette dignité armait celui qui en était investi d’une puissance souveraine, Altieri avait comme tant d’autres rêvé une puissance plus souveraine encore. Comme d’autres, il songeait à transformer en royauté la magistrature dictatoriale dont il allait se saisir.

Et l’orgueil faisait battre ses tempes, la passion du pouvoir et de la domination le transportait lorsqu’il se disait que bientôt, des empereurs et des rois comme Charles Quint et François Ier seraient obligés de compter avec lui.

Mais pourquoi les choses se présentaient-elles si facilement ? Pourquoi tels personnages de la république étaient-ils venus spontanément s’offrir à lui, alors qu’il redoutait de les avoir pour adversaires ? Il y avait bien des points obscurs dans l’organisation de sa tentative ; il lui semblait parfois qu’un génie inconnu et propice s’occupait de sa gloire.

D’autres fois, il s’imaginait que Foscari savait tout depuis longtemps, que Foscari jouait avec lui, le laissait en pleine sécurité pour le frapper au dernier moment. Alors une volonté plus forte se développait en lui, avec un furieux besoin de bataille.

Et tout cela se compliquait de sa passion pour Léonore.

Comme on va le voir, cette passion était demeurée aussi violente qu’aux jours lointains où Altieri négociait avec Dandolo.

Mais elle s’était comme murée en lui-même.

Léonore lui faisait peur, et il y avait des moments où il croyait la haïr. Sa conviction était que la jeune femme serait éblouie lorsqu’il poserait sur sa tête la couronne ducale.

« C’est une descendante de doges, songeait-il parfois ; peut-être qu’elle aimait Roland parce que toutes les probabilités étaient pour qu’il fût doge ; peut-être aussi m’aimera-t-elle lorsqu’elle verra que nul dans la république ne peut m’égaler en courage et en puissance ! »

Ainsi, c’était donc une double conquête que le capitaine général voyait dans l’aboutissement de la conspiration. Conquête du pouvoir, conquête de la femme aimée...

Tel était Altieri le jour où il se présenta devant le doge qu’il étudia tout d’abord d’un regard aigu, prêt peut-être à le poignarder si un soupçon eut traversé son esprit.

« Vous avez bien fait de venir, dit le doge ; votre présence, ami, est une des choses qui me font le plus de plaisir ; et laissez-moi vous en faire le reproche, vos visites deviennent rares.

– J’ai travaillé pour vous, Foscari.

– Je vous reconnais là, ami fidèle. Oui, continua le doge avec une sorte d’agitation, ami... je n’ai plus guère que vous d’ami, depuis le départ de Bembo. »

Quelle que fût l’attention d’Altieri, il ne put recueillir dans la voix ou l’attitude de Foscari aucun indice qui lui permît de supposer que le doge n’était pas sincère.

« Je vous apporte, dit-il, une nouvelle liste. »

Le doge eut un geste de lassitude.

« Encore des proscriptions ! Encore des arrestations !

– Votre puissance est à ce prix.

– La république est décimée, dit le doge ; une foule de patriciens ont fui ; les prisons regorgent ; il y a eu quinze exécutions capitales en deux mois. Lorsque je me hasarde dans Venise, je marche dans un silence accablant, alors que jadis les acclamations retentissaient sur mon passage. Et il me semble que des voix lointaines m’accompagnent seules pour me crier : Assez de sang ! Assez de larmes ! Assez de deuils !...

– Un dernier acte d’énergie est nécessaire. Après cela, vous pourrez, en toute sécurité, vous rendre à la cérémonie du 1er février, et je vous jure que ce jour-là les acclamations ne manqueront pas.

– Il faut donc que je me montre encore impitoyable ! »

Et Foscari ouvrit brusquement le papier que lui tendait Altieri !

Son regard s’enflamma, ses narines se dilatèrent, et l’homme qui venait de prononcer des paroles d’apaisement eut un sourire effroyable en parcourant la liste tragique.

Cependant, Altieri l’entendait murmurer :

« Quoi ! même celui-ci ! Il me protesta hier de son dévouement... Et celui-là ! Oh ! Celui-là, son dévouement ne m’étonne pas... »

Ainsi, pour chaque nom, Foscari jetait une observation rapide.

Il conclut en disant :

« Trente-huit noms !... Je craignais qu’il n’y en eût davantage.

– Non, c’est tout, fit Altieri. Le reste des Vénitiens vous est dévoué.

– Le reste des Vénitiens ! »

Altieri, en prononçant ces mots, eut un sourire sinistre.

« Dans trois jours, dit-il, je vous apporterai le détail des dispositions que j’ai prises pour échelonner les gardes et les archers de façon que vous soyez continuellement entouré...

– Ami ! Cher et fidèle ami !... » répéta le doge en accompagnant le capitaine général jusqu’à la porte.

En se retournant, il vit Guido Gennaro qui sortait de derrière sa tenture.

« Monseigneur, dit le chef de police, vous me demandiez tout à l’heure par qui il fallait commencer les arrestations. Je vous réponds maintenant : par celui qui sort d’ici...

– Expliquez-vous, monsieur, expliquez-vous sur l’heure, car je me demande vraiment si j’ai bien entendu ! »

Foscari était devenu livide, non d’effroi, mais de fureur. Une de ces colères blanches qui étaient bien rares chez lui, mais d’autant plus violentes, faisait trembler ses joues.

Avant que Gennaro eût le temps de répondre à sa dernière question, le doge avait violemment frappé sur sa table avec un marteau qui lui servait à appeler. Le marteau léger en argent se brisa.

« Que faites-vous, monseigneur ? s’écria Gennaro en se jetant devant la porte pour empêcher d’entrer.

– Arrêter le capitaine général...

– Non, monseigneur !

– Je vous fais arrêter vous-même. Holà ! les gardes ! Misérable, place !... »

Foscari s’avança menaçant sur Gennaro, le poing levé.

« Monseigneur, dit rapidement le chef de police, il importe peu que je sois arrêté, moi, et même que je meure ! Mais si vous touchez à Altieri aujourd’hui, tout est perdu... Écoutez-moi, de grâce... »

Foscari recula en passant ses mains sur son front.

Et comme les gardes du palais accouraient et entraient, d’un effort de volonté puissante, il se composa un visage impassible.

« Eh bien, dit-il à l’officier accouru au bruit, qu’y a-t-il donc, monsieur ?...

– Pardon, monseigneur, nous avions cru entendre...

– Vous avez mal cru... Qu’on me laisse ! »

Les gardes se retirèrent effarés.

« Parlez, maintenant, dit Foscari au chef de police.

– Monseigneur, dit Gennaro, je tiens toute la conspiration dans mes mains. Je sais que le capitaine général en est le chef. Or, vous connaissez assez Altieri pour supposer qu’en une circonstance aussi grave, il a commencé par s’assurer la fidélité, le dévouement des archers et des arquebusiers. Seule, peut-être, la compagnie des hallebardiers lui échappe ; mais elle serait balayée comme un fétu de paille par la tempête. Or, si vous arrêtez Altieri aujourd’hui, et je suis prêt à le faire si vous m’en réitérez l’ordre, dans deux heures, vous aurez sur les bras une terrible révolte de soldats. Altieri sera délivré, votre palais envahi... et le diable sait ce qui arrivera alors ! Or, monseigneur, il est facile, au contraire, de laisser les conjurés dans une sécurité trompeuse, et de tout disposer pour une impitoyable répression. »

Une sombre flamme s’allumait dans les yeux de Foscari ; l’ardeur de la bataille proche lui fouettait le sang ; car de même que chez la plupart des aventuriers de cette violente époque, il était dénué de ce qu’on appellerait aujourd’hui le sens moral, mais doué d’une bravoure physique extraordinaire.

« Si vous me permettiez un conseil, insinua Gennaro.

– Parlez ; vous me rendez aujourd’hui un service qui vous donne le droit de conseiller.

– Eh bien, monseigneur, à votre place, je commencerais par faire mettre en liberté toutes les personnes arrêtées d’après les listes qui vous ont été remises. »

Le doge hésita un instant.

« Non ! dit-il d’une voix sombre. Puisque ceux-là sont en prison, qu’ils y restent ; c’est plus sûr.

– Mais la plupart de ces malheureux étaient vos amis.

– Ils sont devenus mes ennemis, puisque je les ai frappés ; libres, ils se joindraient aux conjurés ; lorsque j’aurai triomphé, il me sera possible de les relâcher l’un après l’autre, et ce sera alors de la magnanimité, tandis que ce serait aujourd’hui de la faiblesse. »

Gennaro s’inclina, pour dissimuler son désappointement.

« J’admire le génie de Votre Excellence, dit-il.

– C’est bien ; vous devez avoir la liste des gens qui se sont unis à Altieri ? »

Gennaro dicta alors une trentaine de noms.

Le doge les écrivait lui-même sans faire aucun signe de surprise ou d’indignation. Et pourtant, il était atterré.

« Que veulent-ils ? demanda-t-il alors.

– Ce que veulent en général les gens qui renversent un gouvernement pour prendre sa place : des honneurs, des grades, des emplois, le tout bien rétribué, bien entendu.

– Et Altieri ?

– Il veut être vous, monseigneur ! »

Le doge demeura longtemps pensif.

« Comment et quand avez-vous découvert tout cela ?

– Quand ? Cette nuit même, monseigneur, puisque c’est aujourd’hui que je vous apporte mon rapport. Comment ? Par des hypothèses, des inductions, de vagues indices qui m’ont enfin amené à assister sans être vu à une réunion des conjurés.

– Où cela ?

– À bord du vaisseau amiral.

– Parfait ! admirable ! Ah ! nous allons en découdre !...

– Et pour quel jour la chose ?

– Pour le 1er février, monseigneur !

– La date qui m’a été indiquée par Altieri comme la plus favorable !...

– Nous avons quelques jours devant nous pour faire avorter toute cette misérable émotion d’ambitieux vulgaires. Monseigneur, puisque vous daignez me laisser mon franc-parler, voici comment je verrais l’affaire : le 1er février au matin, vous feriez monter la compagnie des archers et celle des arquebusiers sur le vaisseau amiral qui est désigné pour la cérémonie. Deux autres vaisseaux choisis par moi et montés par des hommes à moi, viendront accoster l’amiral au bon moment et menaceront de le couler. Vous, monseigneur, entouré de vos gardes et de vos hallebardiers, vous irez jusqu’au Lido pour vous embarquer. Mais au quai, sur un signe de moi, Altieri et les conjurés qui seront autour de vous seront saisis. Sans troupes ils ne pourront faire aucune résistance, et vous n’aurez qu’à rentrer au palais pour assembler le Conseil et juger, séance tenante les coupables. Mais d’ici-là, le plus grand silence, la plus grande sécurité pour les conjurés. Voilà mon plan.

– Je l’adopte », fit le doge.

Gennaro se redressa.

« Monseigneur, dit-il, lorsque vous serez rentré au palais ducal et que les accusés se trouveront devant le Conseil, qui prononcera le réquisitoire ? Qui établira la culpabilité ?

– Le grand inquisiteur : c’est sa fonction.

– Il n’y a pas de grand inquisiteur.

– Ce jour-là, il y en aura un, Gennaro. Mon premier acte, en entrant au palais, sera de désigner le successeur de Dandolo... Je n’ai pas besoin de vous le nommer, je pense. »

Gennaro s’inclina profondément.

« Allez, dit le doge d’une voix calme ; allez, mais à toute heure de jour et de nuit, vous entrerez chez moi avec ce seul mot : pont des Soupirs, que vous donnerez à mon valet de chambre. Complétez vos renseignements, achevez votre liste, ayez l’emplacement exact choisi pour chaque groupe de conjurés, sachez le rôle réservé à chacun, et venez m’informer à mesure, sans perdre un instant. Allez, Gennaro... songez que vous tenez dans vos mains ma fortune... et la vôtre. »

Et comme Gennaro allait se retirer :

« Un mot encore... Vous me disiez tout à l’heure que Roland Candiano doit, selon vous, revenir à Venise ?

– C’est mon opinion, monseigneur, dit Gennaro en tressaillant.

– Pensez-vous qu’il revienne avant le 1er février ? »

Le chef de police parut réfléchir.

« En saurait-il plus qu’il ne veut en dire ? » pensa-t-il.

« Eh bien ? Vous ne répondez pas ?

– Je confrontais des hypothèses, monseigneur. Franchement, je ne crois pas que cet homme puisse être de retour avant le 12 ou le 15 février. »

Gennaro se retira sur ce mot en songeant :

« Pare celle-là, si tu peux ! Ah ! tu hésites à me donner ce que je te demande, alors que je t’apportais la vie !... Roland Candiano ne marchandera pas, lui !... Et puis maintenant, quoi qu’il arrive, mon affaire est claire... bonjour, monsieur le grand inquisiteur. »

Le doge, après le départ de Gennaro, était retombé accablé dans son grand fauteuil. Les deux mains sur ses genoux, les sourcils froncés, les yeux ardents et le visage décomposé, il semblait évoquer quelque terrible spectacle.

Et qui se fût trouvé près de lui l’eût entendu murmurer :

« Qu’est-ce que toute cette conspiration auprès de la vengeance que médite Candiano ?... Où est-il ?... Comment va-t-il me frapper ?... »

Par ces mots, on peut mesurer l’épouvante que Roland Candiano inspirait à Foscari.

Il se releva pourtant, se composa un visage serein et même souriant, puis, frappant pour appeler l’huissier, il fit ouvrir à deux battants la porte de son cabinet, et après s’être assuré d’un geste rapide que sa cotte de mailles était bien en place sous le pourpoint, que son poignard fonctionnait bien dans sa gaine, il entra dans le grand salon. Il vit Altieri. Il vit les principaux des conjurés qui s’avançaient vers lui.

Un instant, ses yeux lancèrent des éclairs, et il regarda son capitaine des gardes, prêt peut-être à lui donner un ordre.

Mais la vision de Gennaro, debout dans un coin, les yeux fixés sur lui, le rappela au sang-froid. Ses traits se détendirent.

Et il se mit à sourire aux compliments empressés.

« Monseigneur, disait Altieri, le jour du mariage du doge avec l’Adriatique est proche. Tous les détails de la cérémonie sont réglés, excepté un point : nous ne savons pas quel vaisseau montera Votre Excellence...

– Mais le vaisseau amiral, cher ami... n’est-ce point l’usage ?... »

Altieri s’inclina avec un sourire de triomphe.

« Je crois maintenant que je puis m’en aller », se dit Gennaro qui, effectivement, disparut en se frottant les mains.

« À propos de cette cérémonie, reprit le doge, je désire, mon cher Altieri, que vous vous teniez près de moi, non que je craigne la moindre émotion populaire, mais je désire vous faire honneur... ainsi qu’à vous tous, messieurs ; je compte que vous serez près de moi... »

Et le doge, souriant regagna ses appartements, en passant, impassible, dans la double haie des conjurés inclinés...


XIX



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