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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Gennaro paie sa dette


Comme, pas plus que le lecteur, nous n’avons le don d’ubiquité, et que de graves événements – parallèles à ceux dont nous venons de faire le récit – se sont écoulés à Venise, force nous est d’abandonner ces deux cavaliers que nous signalions à l’auberge de la Fourche, d’abandonner aussi Bembo qui se dirige sur Rome où il va retrouver Imperia. Nous engageant donc seulement à bientôt ramener ces personnages sur notre scène, c’est sur d’autres scènes que nous levons le rideau.

Nous prierons le lecteur de revenir à cette nuit de fête et d’amour et de mort où la courtisane Imperia, dans une minute de folie et de fureur jalouse, livra sa fille au cardinal, en lui indiquant par un mot le chemin qu’elle avait dû prendre. Nous le prierons de reconstituer la scène de la gondole, la mort de Sandrigo et de Juana, et de se reporter à ce moment où Imperia, dans cette petite barque ballottée au gré des flots, accostait au quai. Un rassemblement se formait. Un homme s’offrait pour reconduire la courtisane. Cependant on a vu que Scalabrino avait annoncé à Roland qu’il avait poignardé Sandrigo et noyé Imperia.

Roland, après avoir donné différents ordres, s’était éloigné, à l’aube, de la maison de l’île d’Olivolo. Scalabrino, sur ses indications, était parti dans une autre direction à la recherche de Bembo. Il ne resta dans la maison que le vieux Philippe, et on a vu que Gianetto, le valet de l’Arétin, était arrivé trop tard pour informer Roland de l’arrivée de Bembo chez son maître.

Roland, donc, s’était mis en route, seul.

Il était, lui, sur une double piste : celle de Bianca, et celle de Juana. Après le départ de cette dernière de la maison de Mestre, il ne l’avait pas perdue de vue. Il avait attaché un de ses compagnons à la jeune femme, avec mission de la surveiller secrètement, de la protéger.

« Pauvre fille ! songeait-il. Son amour pour Sandrigo la pousse peut-être à quelque catastrophe. Pour cet amour, ce misérable l’eût tuée, si cette nuit, Scalabrino... Mais le voilà mort !... Que devient-elle ?... Il faut que ce soit dans les bras fraternels qu’elle puisse pleurer ; il faut qu’elle trouve un cœur pour la consoler. Puissé-je trouver moi-même les paroles qui rendront un peu de paix à ma sœur... Ô ma mère que n’es-tu là, toi pour qui ce cœur sublime consentit le sublime dévouement que tu ne connus pas, toi qui l’appelais ta fille. »

L’esprit ainsi préoccupé, tantôt de ce qu’il dirait à Juana, tantôt de la disparition de Bianca, il cheminait le long des quais, se dirigeant vers le logis de Juana dont il avait su l’adresse exacte dès le premier jour. Il se heurta presque à un rassemblement d’hommes et de femmes du peuple qui regardaient quelque chose qui devait être extraordinaire, car Roland, ayant levé les yeux, reconnut Imperia dans la barque, Imperia, avec son costume de fête, Imperia transie de froid, blême de terreur.

Une sourde imprécation éclata sur les lèvres de Roland.

Ainsi, Imperia vivait !

Ainsi, précipitée dans le canal par Scalabrino, elle reparaissait !

Roland demeura songeur devant cette apparition.

« Pourquoi ne l’ai-je pas tuée cette nuit ? » gronda-t-il.

Comme dans une vision de cauchemar, il vit un homme se détacher du groupe, et entrer dans la barque qui s’éloigna.

Depuis quelques minutes, le rassemblement s’était dissipé déjà, et Roland demeurait à la même place, frappé d’étonnement, et presque d’horreur. Une sorte de colère grondait en lui.

Enfin, un profond soupir gonfla sa poitrine, et il allait se retirer lorsqu’on le toucha au bras. Il se retourna et vit un homme qui s’inclinait devant lui, un homme vêtu en barcarol aisé.

« Qui êtes-vous ? demanda Roland.

– Si vous voulez me suivre, je vous le dirai, répondit l’homme.

– C’est inutile. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Guido Gennaro, chef de police. »

Et Roland, jetant un rapide regard autour de lui, s’assura qu’ils étaient seuls et se mit en garde contre une attaque probable.

« Rassurez-vous, monseigneur, dit Guido Gennaro. Vous avez le souvenir de la voix humaine, puisque voilà la deuxième fois que vous me reconnaissez au seul son de ma voix. Mais moi, monseigneur, j’ai le souvenir des actes.

– Ce qui veut dire ?

– Que vous n’avez rien à craindre de moi, tant que je serai votre débiteur.

– Expliquez-vous...

– J’ai eu l’avantage de vous proposer de me suivre. Ici, nous serons épiés.

– Où voulez-vous me conduire ?

– N’importe où, pourvu que nous puissions causer tranquillement dix minutes. Dans cette église, par exemple. »

Roland jeta un coup d’œil investigateur sur l’église.

« Monseigneur, dit le chef de police en s’inclinant, je vous jure sur mon âme qu’il n’y a dans cette église aucun sbire caché pour vous arrêter. D’ailleurs, si vous préférez que nous allions dans un autre endroit, je suis prêt à vous suivre.

– Entrons », dit Roland.

L’église était en effet solitaire, et Roland, dès son entrée, put se convaincre que Guido Gennaro ne l’avait pas trompé. Ils se dirigèrent vers une chapelle latérale. Roland s’assit et, d’un geste, invita le chef de police à prendre place près de lui.

« Je vous écoute, dit-il.

– Monseigneur, reprit Guido Gennaro après une minute de silence, il faut d’abord que je vous prévienne d’une chose : c’est que j’aurais pu vous arrêter cette nuit à la fête de la courtisane Imperia, et que je n’ai pas voulu le faire.

– Il fallait essayer, dit Roland, c’est votre métier.

– Oui, et je crois que j’eusse réussi, malgré les forces que vous aviez amenées dans un dessein que j’ignore.

– Je vois que vous êtes bien renseigné.

– C’est mon métier, dit le chef de police en reprenant le mot dont s’était servi Roland.

– Alors, pourquoi avez-vous hésité ?

– Je vais vous le dire, monseigneur. Vous m’avez fait grâce de la vie, et je considère que vous m’êtes sacré... jusqu’au jour où je vous aurai rendu un service égal à celui que vous m’avez rendu.

– C’est-à-dire jusqu’au jour où vous m’aurez sauvé la vie...

– Ou quelque chose d’équivalent : par exemple la vie d’une personne qui vous serait aussi chère que vous-même, sinon plus.

– De quelle personne voulez-vous parler ?

– Un peu de patience, monseigneur. Laissez-moi d’abord achever ce que je voulais vous dire. J’avais donc l’honneur de vous informer que vous m’êtes inviolable tant que je n’aurai pas payé ma dette. Mais dès que je me croirai quitte envers vous, je vous préviens que tous mes efforts tendront à votre arrestation, parce que ce n’est pas seulement mon devoir de vous arrêter, mais aussi mon intérêt. »

Roland fit un geste hautain.

« Et quand vous croirez-vous dégagé de toute reconnaissance ?

– Dans dix minutes, monseigneur.

– Ce qui veut dire que dans un quart d’heure, vous essaierez de m’arrêter...

– Non, monseigneur, dit simplement Guido Gennaro, je n’entreprendrai rien avant trois jours. J’ai la prétention d’agir en adversaire loyal, et j’espère que si la fortune ne m’était pas favorable, monseigneur me ferait la grâce de ne pas l’oublier...

– Soyez tranquille », dit Roland.

Alors Guido Gennaro parut se recueillir comme s’il eût cherché en quels termes il devait parler.

« Monseigneur, dit-il tout à coup, je vous disais tout à l’heure que mon métier est de tout savoir. Ce métier, j’en ai fait une science profonde. Je ne me contente pas de savoir ce qui se passe, je cherche à savoir ce qui se pense, et souvent je réussis. »

Roland ne broncha pas et garda son impénétrable figure de statue. Guido Gennaro lui ayant jeté un coup d’œil en dessous, reprit, comme en aparté :

« C’est ce qui fait que je serais vraiment un grand inquisiteur digne de ce nom, le jour où un doge intelligent... mais passons. »

Roland ne fit pas un geste, pas un signe d’approbation ou d’improbation. Le chef de police esquissa une grimace désappointée.

« Vous comprenez bien, monseigneur, que dès le jour où j’ai eu à m’occuper de vous, et cela date du jour même de cette évasion formidable qui demeurera célèbre dans les fastes de Venise, dès ce moment, donc, j’ai tâché de savoir non seulement ce que vous faisiez, mais encore ce que vous pensiez. En d’autres termes, j’ai essayé de saisir la pensée dominante qui inspirait vos actes... »

Ici, Guido Gennaro, par une vieille manie, se frotta les mains.

« Vos actes ! J’en ai su fort peu de chose. C’est que vous êtes un rude jouteur ! Voilà des mois et des mois que vous tenez en échec la police la plus puissante de l’Italie et peut-être du monde. Ah ! monseigneur, laissez-moi vous payer le tribut de ma sincère admiration, laissez-moi vous dire que ce sera la mort dans l’âme que j’exécuterai mon devoir lorsque je vous arrêterai... Si je n’ai pas connu vos actes, j’ai deviné partout, dans les événements de ces derniers mois, votre main terrible et pesante. J’ai flairé votre voie dans le palais de la courtisane Imperia, dans le palais du capitaine général Altieri (si maître de lui que fût Roland, il frissonna à ce nom, et Guido Gennaro nota ce frisson), dans le palais de l’évêque Bembo, et jusque dans le palais de mon chef direct le grand inquisiteur Dandolo ; j’ose ajouter encore : jusque dans le palais ducal. J’ai vu Foscari, le terrible, l’impitoyable Foscari, regarder autour de lui avec inquiétude quand votre nom était prononcé ; j’ai vu Altieri blêmir, j’ai vu Dandolo trembler, j’ai vu l’évêque frissonner d’épouvante. J’ai recueilli ces impressions fugitives, j’ai noté les actions mystérieuses qui semblent former autour de ces personnages puissants un cercle de fer qui va se resserrant de plus en plus, et j’ai compris l’émouvante, la passionnante bataille que vous aviez entrepris de livrer à vous tout seul contre tant d’éléments divers. Et si vous demeurez insaisissable, si vos gestes s’enveloppent d’un impénétrable mystère, je n’en ai pas moins la possibilité d’étudier les effets de votre pensée, et de vous suivre à la trace comme un météore qui passe sans qu’on le voie, mais dont on constate le passage par les cataclysmes qu’il laisse derrière lui. Ces cataclysmes je les vois, je les note. Bembo et Altieri autrefois amis sont ennemis. Pourquoi ? Foscari et Altieri étaient deux frères. Et l’un organise contre l’autre une conspiration si savante, formée avec tant d’art, de prudence lointaine et de volonté formidable, que seule une conception de génie a pu inventer une œuvre pareille... Connaissez-vous l’inspirateur invisible, monseigneur ? Connaissez-vous la main qui tient le fil conducteur de ce labyrinthe où Foscari, Altieri, Bembo, Dandolo s’enfoncent et s’égarent ?... Moi, je crois connaître cet inspirateur, je crois avoir reconnu cette main. En tout cas, je sais que la même catastrophe menace ces hommes et est suspendue sur Venise entière. Je sais que la foudre s’est lentement, savamment amassée, et que le tonnerre va éclater, pulvérisant les uns, stupéfiant les autres jusqu’à la folie... à moins toutefois...

– Achevez, dit froidement Roland.

– À moins que je ne parvienne à arrêter Roland Candiano. »

Un pâle sourire contracta les lèvres de Roland, et Guido Gennaro, à haute voix, traduisit ainsi ce sourire :

« Peut-être est-il trop tard ? »

Il interrogeait directement, et peut-être, cette fois, Roland eût-il répondu. Il n’en eut pas le temps.

Un homme qui venait d’entrer dans l’église s’arrêtait à quelques pas de Guido Gennaro et toussait légèrement, comme pour appeler son attention. Le chef de police se retourna, vit l’homme, et se levant, alla vivement à lui.

À tout hasard, Roland tira son poignard de sa gaine, cacha la lame sous son manteau, et attendit avec cette impassibilité souveraine qui était une de ses forces.

Cependant l’homme qui venait d’entrer parlait rapidement à Gennaro et semblait lui faire un rapport. Quand ce rapport fut terminé, le chef de police renvoya d’un geste le sbire qui venait de lui apporter quelque émouvante nouvelle.

« Le lieutenant Sandrigo poignardé ! » murmura Guido Gennaro.

Et pensif, il jeta un profond regard sur Roland.

« Je vais savoir ! » ajouta-t-il.

Il revint s’asseoir auprès de Roland.

« Monseigneur, dit-il, voulez-vous interrompre quelques minutes cet entretien que nous reprendrons ensuite, avec plus d’intérêt peut-être ! »

Roland interrogea d’un regard son interlocuteur.

« Je voudrais vous montrer quelque chose, un spectacle qui vous paraîtra curieux, j’en suis convaincu. »

Et tout à coup, prenant un parti :

« Au surplus, je puis vous dire de quoi il s’agit. On vient de retrouver dans le Lido le cadavre d’un homme que vous devez connaître. Il a été poignardé de main de maître et porte encore au sein la lame profondément engagée entre deux côtes.

– Inutile de vous déranger pour cela, mon cher monsieur, dit Roland avec cette politesse qui glaçait les gens jusqu’aux moelles. Ce cadavre est celui du bandit Sandrigo, récemment créé lieutenant d’archers en récompense de je ne sais quelle trahison. »

Guido Gennaro demeura un instant stupéfié.

« En ce cas, monseigneur, peut-être pourrez-vous me dire aussi le nom de la femme...

– Quelle femme ? fit Roland en se levant subitement.

– Une femme... dont le cadavre enlacé à celui de Sandrigo... »

Une sourde imprécation éclata sur les lèvres blêmies de Roland, et se précipitant au-dehors, il arriva au bord du quai au moment où, d’une barque, on enlevait le cadavre d’une femme qu’on plaçait sur les dalles près du cadavre de Sandrigo.

D’un geste violent, Roland écarta les gens qui entouraient le funèbre groupe, se jeta à genoux, palpa, ausculta le sein de la jeune femme, comme si un dernier espoir eût palpité en lui...

Vain espoir !

Roland laissa échapper un gémissement. Et des larmes brûlantes coulèrent de ses yeux déshabitués de pleurer.

« Ô Juana, murmurait-il d’une voix étouffée, Juana, fleur de dévouement, cœur d’ange, incarnation de la bonté, te voilà donc au bout de ton calvaire !... Pauvre victime dont la vie ne fut que souffrance et abnégation, tu as donc cessé de souffrir !... Ô Juana, ma sœur vénérée, tu n’as donc pas voulu de la paix, sinon du bonheur que je te préparais !... tu as accompli jusqu’au bout ta triste destinée, et ton rêve, pauvre courtisane, si chaste et si pure, ton rêve t’a tuée !... Adieu donc, Juana... dors dans la paix éternelle de ce rêve d’ange, pendant que moi, je poursuis l’accomplissement de ce rêve de damné... »

Il se pencha, souleva la tête livide, et sur le front déposa un long et pieux baiser fraternel.

Puis il se leva.

Il jeta un dernier regard sur le corps de Juana, puis se retourna brusquement, et la foule étonnée s’ouvrit sur son passage.

Roland chercha des yeux le chef de police.

Il le vit à quelques pas de lui.

« Monsieur, lui dit-il, vous vouliez disiez-vous, me rendre un grand service !

– En effet, monseigneur.

– Eh bien, je vais vous en fournir l’occasion ; après quoi, je vous tiendrai quitte de toute reconnaissance, puisque vous avez de la reconnaissance.

– Parlez, monseigneur.

– Je prévois que je ne m’appartiendrai pas de toute la journée... il faut que je m’occupe des vivants... les morts, monsieur, n’ont plus besoin de rien. Cependant, je désire que des funérailles soient faites à cette infortunée... »

Roland tira de sa ceinture une poignée d’or. Guido Gennaro refusa du geste.

« Prenez, dit Roland avec autorité ; c’est moi qui désire ces funérailles ; c’est moi, moi seul qui dois les payer. »

Le chef de police prit l’argent, s’inclina et dit :

« Vos ordres seront exécutés, monseigneur. Cette femme aura des funérailles comme une fille de patriciens.

– Je vous remercie. Maintenant, laissez-moi...

– Monseigneur...

– Quoi donc ?...

– Je vous jure que ce que j’avais à vous dire est de la plus haute importance. »

Guido Gennaro étendit le bras vers le cadavre de Juana.

« En voici une qui est morte, murmura-t-il. Peut-être y en a-t-il d’autres à sauver.

– Venez ! » dit brusquement Roland.

À ce moment, le sbire qui était entré dans l’église toucha Guido Gennaro au bras. Le chef de police s’arrêta, tandis que Roland, plongé dans une sombre rêverie, continuait sa marche vers l’église.

Le sbire, d’un geste, indiqua Roland qui disparaissait derrière la porte.

« Vous ne le reconnaissez pas ?

– Non, répondit froidement Guido Gennaro.

– Eh bien, moi, fit le sbire rayonnant de joie, je le reconnais : c’est Roland Candiano !... »

Le chef de police se tourna vers une demi-douzaine de sbires qui, en tout temps, le suivaient.

Le dénonciateur songea : « Ma fortune est faite. »

Guido Gennaro lui mit la main au col, et le jetant dans les bras des sbires accourus :

« Conduisez cet homme chez moi, dit-il, mettez-le au secret, et veillez sur lui, c’est un conspirateur. »

Au même instant, le dénonciateur fut entraîné, blême de terreur.

« Imbécile ! murmura Gennaro, imbécile qui allait me faire manquer toute ma combinaison ! »

En se frottant les mains, il entra dans l’église où il rejoignit Roland qui, adossé à un pilier, le regard perdu, évoquait dans sa pensée le terrible spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux. Et remontant le cours du temps, il évoquait aussi cette scène où Juana lui avait raconté comment, pour sauver sa mère mourante, elle s’était procuré l’argent nécessaire.

L’apparition de Guido Gennaro l’arracha à sa muette et sombre contemplation. Il secoua violemment la tête, comme pour dire :

« Je n’ai pas le droit de m’abandonner... Douleurs, joies, tout doit glisser autour de moi... je n’ai pas le droit de m’arrêter sur la route pour rire ou pleurer... »

Il fit un geste pour inviter le chef de police à parler...

« Monseigneur, reprit alors Guido Gennaro, je crois vous en avoir assez dit tout à l’heure pour vous faire comprendre que j’ai pu reconstituer votre pensée et suivre pas à pas, sinon toutes vos démarches, du moins votre volonté. Enfin, si je n’ai pas connaissance de vos actes, j’ai connaissance de vos intentions. Le dernier incident qui vient de se produire fait partie de la série... et je m’explique la mort de Sandrigo, bien que je sois un peu dérouté par la mort de cette jeune femme...

– Passez ! gronda Roland, dont le visage se contracta sous l’effort qu’il faisait pour dompter sa douleur.

– Je passe, monseigneur. Et j’arrive à la conclusion de tout ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer. Ma conclusion logique, irréfutable dans mon esprit, c’est que tous vos actes, toute votre volonté évoluent autour d’une personne... d’une femme que je ne nommerai pas... que vous avez devinée déjà.

– Léonore ! murmura Roland qui ne put retenir ce cri de sa pensée, mais qui parla si bas que Gennaro ne l’entendit pas.

– Autour de cette femme évoluent ou ont évolué les personnages mêmes auxquels vous avez déclaré la guerre formidable dont je vous parlais tout à l’heure. J’en conclus, monseigneur, que l’illustre signora en question vous tient au cœur par des liens puissants, et que si je vous mets en mesure de lui sauver la vie, c’est réellement comme si j’avais sauvé la vôtre... »

Le chef de police garda un instant le silence, puis il dit :

« Monseigneur, je vous ai parlé avec toute la loyauté dont je suis capable. J’attends que vous m’indiquiez par un mot, par un signe, que j’ai exposé une situation juste, que je ne me suis pas trompé enfin... sans quoi ce que j’ai à vous dire encore n’aurait aucun sens. »

Roland était en proie à une de ces terribles émotions comme il en avait éprouvé quelques-unes déjà. Et ce phénomène de désorganisation morale survenait au moment où la vue soudaine de Juana morte avait déjà porté un coup à cette âme si vibrante.

Guido Gennaro connaissait évidemment que quelque grave danger menaçait Léonore.

Devait-il la sauver ?... Lui ! Sauver Léonore !... Pourquoi ?... En quoi méritait-elle qu’il s’occupât d’elle ?... Trahi par cette femme, son amour bafoué, précipité du sommet de son idéal où il la plaçait avec lui, que lui devait-il ?

Il lui pardonnait... Bien... Mais la défendre !...

Lui pardonner ! Lui accorder la charité d’un pardon, oui ! Ne pas s’occuper d’elle, oui ! Oublier même qu’elle existât, oui !

« Elle est en danger ! gronda-t-il au fond de lui-même, tandis que des soupirs atroces déchiraient sa gorge et qu’il enfonçait ses ongles dans les paumes de ses mains, elle est en danger ! Que m’importe, à moi ! S’est-elle occupée de sauver ma mère agonisante de misère et de douleur ! S’est-elle occupée de sauver mon père vivant de la charité publique, comme disait l’horrible magistrat de Nervesa ! S’est-elle occupée de me sauver, moi, pendant que je râlais au fond de mon tombeau ! Elle a empêché mon arrestation dans la maison Dandolo... la belle affaire ! Mon arrestation nouvelle l’eût troublée, inquiétée... elle n’a pas osé me dire un mot, alors. C’est elle qu’elle gardait en me gardant !... Oh ! jadis, quand j’accourais à l’île d’Olivolo, celui qui m’eût dit que Léonore n’était pas la pureté même de l’amour, l’abnégation et le dévouement réalisés dans une âme magnifique, celui-là, je l’eusse tué ! Et tandis que je creusais ma mine pour me rapprocher d’elle, tandis que mes ongles s’ensanglantaient sur la pierre, tandis que je hurlais de désespoir, elle songeait à remplacer l’amour défunt par un autre amour ! Ah ! la pauvre fiancée fidèle et chaste ! Elle est en danger ? Eh bien ! n’est-ce pas la punition qui vient ; et pourquoi irais-je me placer entre elle et le châtiment que lui a préparé la fatalité sans que je m’en mêle ?... »

Toutes ces pensées, que la parole retrace trop longuement fulgurèrent en quelques instants.

Il souffrit atrocement. Des sanglots râlèrent en lui, tandis que son visage pétrifié ne laissait voir qu’une rêverie...

Et tout à coup se produisit l’aveuglante lueur.

« Malheureux ! je l’aime encore ! Je l’aime éperdument ! Je n’ai cessé de l’adorer ! Et moi qui n’ai jamais tremblé, je tremble à la seule pensée qu’un danger la menace !... »

Par degrés d’efforts il se calma, se dompta.

Et à la question que Gennaro venait de lui poser, il répondit d’une voix basse, presque humiliée – une voix de vaincu :

« Quel est ce danger qui menace la fille de Dandolo ?...

– Monseigneur, fit vivement Gennaro, c’est vous qui l’avez nommée. Eh bien, oui, c’est d’elle qu’il s’agissait... Sachez donc, monseigneur, que j’ai eu l’idée d’utiliser le tombeau des cryptes de Saint-Marc. Bien que la réunion à laquelle il vous a plu de me faire assister d’une si étrange façon fût la dernière, je pensais à certains indices que quelques-uns des conspirateurs auraient l’idée de s’y réunir encore secrètement, c’est-à-dire à l’insu des autres conjurés, et surtout du capitaine général Altieri... En effet, vous n’avez pas oublié la discussion qui eut lieu au sujet de Dandolo lorsque les conspirateurs surent que celui-ci se retirait. C’est ici que j’aborde au point délicat de mon rapport... de notre entretien, veux-je dire !... »

Et Guido Gennaro s’arrêta un instant comme pour juger de l’effet de ce lapsus volontaire ou non.

Mais sur la physionomie fermée de Roland, il ne lut qu’une profonde attention.

Il continua donc, affectant d’ailleurs de donner à son récit la tournure d’un véritable rapport de police :

« M’étant donc, dès le lendemain soir, caché dans le tombeau en question, je vis arriver vers onze heures du soir une quinzaine d’entre les conjurés. Ces seigneurs reprirent entre eux la discussion qui avait eu lieu la veille en présence d’Altieri, chef de la conspiration. Ils décidèrent qu’il y avait lieu de se débarrasser au plus tôt de Dandolo, à cause de l’extrême danger qu’il y avait à laisser la vie à un homme qui, connaissant toute la conspiration, s’en retirait sans motif appréciable. Ce point arrêté, l’un de ces seigneurs se leva et fit remarquer que le seigneur Dandolo, depuis quelque temps vit renfermé avec sa fille, la signora Altieri. Il ajouta qu’il tenait de source certaine que la signora était au courant de la conspiration et qu’elle avait menacé son mari de la dénoncer.

« Ce récit produisit une profonde impression sur l’esprit des conjurés présents. À la suite d’une discussion rapide, la mort de la signora Altieri fut décidée, et on tira au sort pour savoir qui frapperait Dandolo et qui frapperait sa fille... »

Guido Gennaro s’arrêta encore et examina Roland.

Cette fois, il était sûr d’avoir produit son effet.

Une pâleur livide s’était étendue sur le visage de Candiano qui, peut-être pour étouffer quelque cri, se mordait les lèvres à tel point qu’elles saignaient. Et cette tache rouge dans ce visage livide était effrayante.

« Monseigneur, poursuivit Gennaro, voulez-vous le nom de l’homme qui doit frapper Dandolo ?...

– Non, répondit sourdement Roland.

– Le nom de l’homme qui doit frapper la signora Altieri ? »

Les yeux de Roland flamboyèrent.

« C’est Grimani, dit tranquillement Gennaro ; Grimani le jeune. Voici comment il doit s’y prendre : la signora, deux fois par semaine, à des jours fixes fait une promenade en gondole...

– Je sais, dit Roland, d’une voix rauque.

– Toujours la même, continua Gennaro : elle va jusqu’au pont des Soupirs, s’y arrête un moment, puis rentre dans son palais...

– Je sais, répéta Roland, et sa voix eut un accent désespéré.

– Eh bien, le seigneur Grimani doit profiter de l’une de ces occasions. J’ai fini, monseigneur. Je me permets simplement de vous demander si j’ai bien tenu parole, et si j’ai réellement payé la dette que j’avais contractée vis-à-vis de vous.

– Oui ! dit Roland.

– En ce cas, monseigneur, et dans trois jours, prenez garde au chef de police dont c’est le devoir d’assurer votre arrestation. »

Guido Gennaro s’inclina et se retira.

On a remarqué qu’au courant de toute cette conversation, le chef de police avait appelé Roland « Monseigneur ».

On a remarqué aussi qu’à deux ou trois reprises différentes, il avait presque ouvertement fait entendre que Roland serait doge un jour prochain et qu’il lui demandait la place de grand inquisiteur. Roland était demeuré impénétrable.

Une fois dehors, Guido Gennaro, selon sa vieille habitude, se frotta énergiquement les mains, en grommelant :

« Je lui ai payé ma dette, oui, certes. Mais c’est lui, maintenant, qui est mon débiteur. Or çà, je crois que j’ai assez bien travaillé. Que se passe-t-il ? Les conspirateurs sont en pleine sécurité. Le doge a désigné le jour de la grande cérémonie du mariage avec l’Adriatique. C’est ce jour-là que doit éclater la conjuration. Or moi, d’ici là, je prends position. Si les choses tournent contre Candiano, je dénonce la conspiration, et en même temps, j’arrête Candiano. Du coup, je suis grand inquisiteur. Si les choses, au contraire, tournent en faveur de Candiano, je laisse faire les conspirateurs qui ne se doutent guère de ce qui les attend. Et alors, Roland Candiano, doge me fait grand inquisiteur. Bref, que ce soit Foscari ou Candiano qui l’emporte, moi, j’ai assuré ma victoire. Pas mal, monsieur Gennaro, futur grand inquisiteur de Venise !... »

À la porte de l’église, le chef de police avait fait signe à un homme de s’approcher.

L’homme était un de ses agents secrets.

« Il y a là quelqu’un, dit Gennaro.

– J’ai vu, Excellence.

– Avez-vous reconnu ?

– Non.


– Et je vous défends de reconnaître.

– Que faut-il faire, alors ?

– Simplement suivre le quelqu’un, ne pas le perdre de vue un seul instant, et venir ce soir me dire ce qu’il aura fait.

– Très bien, Excellence.

– Si le quelqu’un a une altercation avec quelqu’un de la ville...

– Avec qui, par exemple ?

– Avec quelque jeune seigneur, comme le fils de Grimani, par exemple. Eh bien, si cette altercation se produit, et s’il y a l’un ou l’autre des combattants qui meure, il sera inutile de continuer la surveillance et vous viendrez me prévenir à l’instant.

– Compris, Excellence ! »

Guido Gennaro s’éloigna alors. Et l’agent secret, prenant position en face du portail de l’église, attendit la sortie du « quelqu’un » avec cette patience, qui distingue les sbires.

Quant à Guido Gennaro, à peine rentré chez lui, il reçut la visite d’un envoyé de Bembo, qui le priait de passer à son palais, ajoutant que la demeure du cardinal-évêque avait été envahie pendant la nuit par un fort parti de malandrins.

« Bon ! pensa le chef de police, le cercle, le fameux cercle de fer dont je parlais au futur doge de Venise se resserre d’un cran ! »

Et s’étant débarrassé de son déguisement, il se rendit tout courant au palais de Bembo.

Le lecteur a assisté à l’entretien qui eut lieu entre ces deux personnages, Bembo cherchant à démontrer par son attitude qu’il n’avait nulle envie de quitter Venise, et Guido Gennaro cherchant à frapper l’esprit de l’évêque pour essayer de surprendre une parcelle de vérité dans quelque exclamation.

On a vu que chacun d’eux avait réussi :

Bembo avait pu sortir de Venise sans avoir éveillé le moindre soupçon...

Et le chef de police avait acquis la certitude définitive que Bembo était condamné par Roland Candiano.

Un seul point demeurait obscur :

Pourquoi Roland n’avait-il pas englobé l’évêque dans cette vaste conspiration qui était comme la fournaise ardente où il élaborait quelque œuvre d’effroyable vengeance ?


XIV



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