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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Le cardinal-évêque de Venise


Comme on vient de le voir par les paroles de Pierre Arétin, il faisait presque jour lorsque le cardinal Bembo, ayant quitté son compère, se dirigea vers son palais. Sur le pas de la porte attendait son valet de chambre, qui se précipita vers lui aussitôt qu’il l’aperçut, en disant :

« Ah ! monseigneur, quelle nuit ! quelle alerte !

– Silence ! fit Bembo en voyant que deux ou trois passants s’arrêtaient pour le dévisager. Quoi qu’il soit arrivé, apprends une bonne fois à éviter le scandale. Rentrons d’abord. Tu t’exclameras ensuite. »

Le valet courba humblement la tête et suivit son maître.

Une fois arrivé dans son cabinet, Bembo commença par faire panser les blessures de sa main qui le faisaient cruellement souffrir.

« Maintenant, dit-il en s’asseyant, parle ; et surtout, sois bref.

– Monseigneur, dit le valet, le palais a été envahi cette nuit.

– Envahi ? fit Bembo en fronçant le sourcil. Par des voleurs ?

– Non, monseigneur, puisque ces gens n’ont touché à rien, ainsi que je m’en suis assuré après leur départ. »

Bembo commença à pâlir.

Le pillage de son palais par une bande de truands ne l’eût que médiocrement surpris et affecté. Mais ces hommes qui n’avaient rien pris, qu’étaient-ils venus chercher ? Ce fut le valet qui se chargea de le lui apprendre.

« Donc, monseigneur, il était un peu moins de deux heures ; les domestiques étaient couchés depuis longtemps ; mais je veillais, d’après l’ordre que vous m’en aviez donné. Tout à coup, on heurta à la grande porte. Ne reconnaissant pas votre signal, je me garde d’ouvrir. On heurte à nouveau. Et comme je gardais le silence, j’entends qu’on détraque les vantaux de la porte avec des barres de fer. Je me mets à crier. Les domestiques accoururent. Mais en même temps la porte s’ouvre, et une bande de démons fait irruption dans le palais. Les domestiques sont saisis et tenus en respect par quelques-uns des malandrins, tandis que d’autres allument prestement des lumières. L’un d’eux, leur chef sans doute, demande qui est le valet de chambre du cardinal. Je me nomme. Alors il vient à moi, me place un pistolet sous le nez en me disant : « Conduis-moi à la chambre de ton maître. » Je veux résister ; il arme son pistolet. Alors j’obéis ; je le conduis dans la chambre de monseigneur. Voyant que vous n’êtes pas là, il s’écrie :

– « Où est ton maître ?

– « En voyage.

– « Tu mens !

– « Non, par la Madone.

– « Fais-moi visiter le palais. »

« Alors, toutes les pièces, l’une après l’autre, sont fouillées par ces gens ; ils regardent derrière les rideaux, ouvrent les armoires, enfin accomplissent une perquisition qui dure deux heures. Après quoi, ils se retirent sans avoir fait d’autre mal, et sans avoir rien emporté, comme je le disais à monseigneur. »

Et le digne valet acheva :

« Vous m’en voyez encore tout saisi.

– Roland ! murmura Bembo livide... C’est bien, ajouta-t-il à haute voix, laisse-moi. J’ai besoin de repos. Tu me réveilleras dans trois heures exactement.

– Bien, monseigneur.

– Tu feras fermer partout, et tu iras toi-même chez le chef de police, le seigneur Guido Gennaro, en lui disant de ma part ce qui est arrivé ici cette nuit ; prie-le de me venir trouver et, en attendant, d’envoyer une garde d’une vingtaine d’archers pour protéger le palais, puisqu’en ces temps malheureux la demeure des fils de l’Église n’est pas à l’abri de l’audace des brigands. Va ! »

Le valet de chambre se hâta vers l’exécution de ces ordres que Bembo avait donnés pour dépister les recherches de ses gens. Il ne croyait nullement à un retour offensif en plein jour.

« Roland est sur moi ! songea-t-il avec accablement. Oui, il rôde dans Venise, imprenable, insaisissable, invisible. En vain tout ce qu’il y a de sbires dans cette ville est-il employé à le chercher ! Il échappe à tous les pièges ; et moi je n’échapperai pas à ses coups si je demeure ! Le cercle se resserre autour de moi. Je suis perdu si je reste. Je n’ai même plus le temps d’exécuter ce que j’avais conçu... Il faut hâter ma fuite. »

Ce que Bembo avait conçu, on se le rappelle.

Son plan, dans la ligne générale, était de quitter Venise en enlevant Bianca. Au moment où dans une nuit de terreur, il avait résolu de fuir, Sandrigo était vivant ; le mariage était convenu pour le samedi. Le plan de Bembo avait été de tenir en effet parole à Sandrigo ; mais après la cérémonie, il faisait enlever Bianca et la faisait conduire chez l’Arétin, qui devait, au bout de quelques jours, faire sortir Bianca de Venise parmi les Arétines.

Une partie de ce plan était exécutée puisque, en suite des événements de la nuit, Bianca se trouvait au pouvoir de Bembo et déjà enfermée chez l’Arétin.

Bembo ignorait d’ailleurs la mort de Sandrigo.

Mais il n’avait plus à tenir parole en ce qui concernait la cérémonie du mariage, puisque Bianca avait fui le palais Imperia et que Sandrigo ignorait ce que la jeune fille était devenue.

Restait donc à exécuter la deuxième partie du plan.

D’abord, le travail des Arétines sur l’esprit de Bianca, qui devait demander une quinzaine de jours. Ensuite, le départ de l’Arétin, accompagné de toutes ses Arétines, y compris Bianca.

C’était cette dernière partie qui se trouvait modifiée par l’événement que le valet de chambre venait de raconter à Bembo. Ce n’était plus quinze jours qu’il fallait rester à Venise ! En ces quinze jours, Roland l’aurait sûrement frappé.

Bembo résolut d’agir au plus tôt.

« Il faut que, demain, je sois hors de Venise avec Bianca ! »

Ayant convenu toute chose avec lui-même, le cardinal se coucha et s’endormit. Il se força à dormir. Il se commanda d’oublier tout au monde, afin que son esprit fût rafraîchi et son corps reposé par quelques heures de sommeil. Et telle était en effet la puissance de cet homme sur lui-même qu’il parvint à s’endormir profondément ; mais par un phénomène bien connu, il se réveilla à l’heure même qu’il avait indiquée à son valet. Il achevait de passer une robe de chambre lorsque le valet frappa à la porte et annonça le chef de police Guido Gennaro.

Le cardinal reçut le chef de police avec un visage reposé et souriant. Il lui indiqua un siège, et ordonna de faire entrer son secrétaire.

« Vous permettez, n’est-ce pas ? dit-il aimablement.

– Je suis à vos ordres, monseigneur », répondit Gennaro.

Le cardinal se fit présenter la liste des personnes qui lui demandaient audience.

« Veuillez dire que je recevrai demain seulement, fit-il. À propos, ajouta-t-il en compulsant la liste, dites à M. le curé des Saints-Anges de Rome que je le prie à déjeuner dimanche après la grand-messe. Veuillez en outre annoncer à MM. les doyens et vicaires de Venise que je ferai une tournée la semaine prochaine ; je la commencerai mardi pour la finir vendredi ; je les préviens afin qu’ils puissent préparer les requêtes qu’ils auront à me présenter. À propos, n’oubliez pas que jeudi prochain je dois prêcher devant Mgr le doge ; vous ferez mettre en état les fauteuils qui servent au doge et à sa suite en pareil cas. »

Il congédia le secrétaire.

« Vous aurez là une semaine bien remplie », dit alors Guido Gennaro avec un sourire qui fit tressaillir Bembo.

En même temps, il s’apercevait que le chef de police avait les yeux fixés sur sa main bandée de linges ; il la cacha sans affectation et répondit :

« En effet, cher monsieur ; et je crois que la semaine qui suivra sera plus chargée encore. Mais je ne m’en plains pas. À quoi occuperais-je mon temps, sinon à remplir les fonctions de mon ministère pour le mieux de tous ? Cela n’empêche pas le pasteur d’être attaqué par les loups, d’ailleurs.

– Vous voulez parler, monseigneur, de l’audacieuse attaque qui a été dirigée cette nuit contre votre palais ?

– C’est cela même. Qu’en pensez-vous ? Je vous ai fait venir pour vous demander votre avis là-dessus.

– Je pense que l’événement est d’autant plus grave qu’il coïncide avec un autre événement que Votre Éminence ne connaît sans doute pas à l’heure qu’il est, et avec un autre événement qui ne tardera pas à s’accomplir.

– Que voulez-vous dire ? fit Bembo avec une sourde inquiétude.

– Voici d’abord l’événement en question. On a retrouvé tout à l’heure dans le canal deux cadavres enlacés. C’était le cadavre d’un homme et d’une femme. La femme s’appelait Juana. Ce nom ne dit-il rien à Votre Éminence ?

– Non, fit sincèrement Bembo, étonné de la question.

– Cette femme, continua alors Guido Gennaro, nous l’avons longtemps surveillée, puis elle avait disparu, et nous avions acquis la conviction qu’elle servait les complots du fils de l’ancien doge.

– Roland Candiano ! exclama sourdement le cardinal.

– Lui-même. Votre Éminence n’ignore pas qu’il n’a pas renoncé à la prétention de prendre la succession de son père... Quant au cadavre de l’homme, nous l’avons également reconnu. C’était celui d’un ancien bandit que, par une faveur tout à fait extraordinaire et dont plusieurs s’étonnaient ouvertement, on avait récemment créé lieutenant dans le corps des archers.

– Sandrigo ! »

Le cardinal poussa cette exclamation avec une véritable terreur. Il ne songea même pas à se réjouir de la disparition d’un aussi redoutable rival. Il frémit d’épouvante. Car la mort de Sandrigo, œuvre de Roland, à n’en pas douter, lui présageait la sienne !

Le chef de police sourit.

« Monseigneur le connaissait donc ? demanda-t-il.

– Je sais qu’il avait rendu de grands services, voilà tout... »

Et après un instant de rêverie, il ajouta :

« Ainsi, Sandrigo a été assassiné !

– Je ne l’avais pas dit à Votre Éminence. Mais elle a deviné juste. Le cadavre du lieutenant – puisqu’il était lieutenant ! – portait un poignard solidement enfoncé dans le sein. Celui qui a frappé ce coup-là, doit rarement manquer son but !

– Et que suppose-t-on ? demanda Bembo.

– On suppose, ou du moins je suppose, moi, dont c’est le métier de voir clair dans tous les mystères, je suppose donc que Sandrigo a été attiré par cette Juana dans un guet-apens, et frappé par Roland Candiano.

– Mais elle-même ?

– Elle a été tuée peut-être parce qu’elle trahissait en partie... Mais je vois que ce récit frappe l’imagination de Votre Éminence beaucoup plus que je ne voudrais.

– Non, non ! Continuez... Seulement, de pareilles horreurs sont bien faites pour émouvoir un homme aussi paisible que moi...

– Je le comprends d’autant mieux, monseigneur, que moi-même, j’ai été vivement frappé de ce double meurtre.

– Mais vous parliez aussi d’un autre événement...

– J’y arrive. Les deux cadavres ont été retrouvés dans le canal, comme je le disais à Votre Éminence. Or, non loin de là, on a retrouvé une gondole chavirée ; belle gondole, par ma foi.

– Sans doute la gondole dans laquelle avaient pris place ces deux malheureux ?

– Peut-être ! Moi, je l’ai reconnue tout de suite. C’est la gondole de cérémonie d’une femme dont Votre Éminence a peut-être entendu parler, et dont je rougirais de prononcer ici le nom.

– Cette femme ? interrogea Bembo sans relever la phrase de Gennaro, et surtout sans vouloir approfondir l’ironie de son accent.

– Une courtisane célèbre, fit lentement le chef de police, la courtisane Imperia. »

Bembo se dressa tout droit :

« Quoi ! aurait-elle été tuée, elle aussi ? »

Le visage du cardinal s’était décomposé. Ses dents claquaient de terreur. Sandrigo frappé ! Imperia frappée ! Son tour allait venir !

« Non, monseigneur, fit tranquillement le chef de police ; si vous portez quelque intérêt à cette femme, vous pouvez vous rassurer, elle n’est pas morte... »

Bembo se rassit, ou plutôt se laissa retomber sur son siège.

Guido Gennaro continua :

« La courtisane Imperia est dans son palais, je m’en suis tout doucement assuré ; d’autant plus qu’une de mes premières idées avait été que cette femme était l’assassin de Sandrigo et de Juana. Mais j’ai vite acquis la conviction qu’elle n’était pour rien dans ce double meurtre. Et cependant, elle doit, elle aussi, avoir quelque chose de ce genre à redouter. Car je sais qu’elle fait ses préparatifs de départ. Demain au plus tard, la courtisane Imperia aura quitté Venise pour se rendre à Rome. »

Bembo, maintenant, méditait profondément.

« Et quel rapport, demanda-t-il, voyez-vous entre la mort de Sandrigo et le départ de la courtisane, d’une part, et l’attaque de mon palais d’autre part ?

– Aucun rapport, monseigneur. J’ai dit seulement coïncidence. Mais la coïncidence me semble curieuse ; et je me demande si les gens qui ont frappé Sandrigo, qui obligent Imperia à fuir, ne sont pas les mêmes qui ont, cette nuit, voulu s’emparer de Votre Éminence.

– Dans quel dessein, à votre avis ?

– Que sais-je, moi ? Vengeance personnelle peut-être...

– Vous supposez donc que Roland Candiano a une vengeance à exercer contre moi ? » s’écria Bembo.

Le cardinal n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il les regretta. Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Gennaro le convainquit que le chef de police possédait bien des secrets.

« Que m’importe après tout ! songea-t-il avec rage. Demain, comme Imperia, je serai hors de ce cercle de fer que je sens se resserrer autour de moi. Demain j’aurai fui ! Demain je serai sauvé !

– Quoi qu’il en soit, reprit Guido Gennaro, d’ici peu de jours, je saurai la vérité sur cette attaque dont vous avez été victime. Mais en attendant, si j’avais un bon conseil à donner à Votre Éminence...

– Donnez, donnez...

– Eh bien, à votre place, monseigneur, je ne coucherais pas ici ce soir, ni demain, ni pendant un bon mois. »

Bembo se leva.

« Vous vous trompez ! dit-il gravement. Un évêque doit demeurer dans son palais épiscopal. Dieu, qui m’a protégé cette nuit en m’envoyant courir au chevet d’un mourant à l’heure où je devais être attaqué, me protégera encore. Ce soir, demain et les jours suivants, je ne sortirai pas d’ici.

– J’admire le courage de Votre Éminence, fit Guido Gennaro en s’inclinant de telle sorte que Bembo ne pût voir son sourire. Mais je ferai mon devoir en vous protégeant. J’ai envoyé vingt archers pour monter la garde devant ce palais. Ils y resteront en permanence tant que tout danger sera possible.

– Cela, je l’accepte et vous en remercie », dit Bembo.

Guido Gennaro prit alors congé du cardinal et se retira en grommelant à part lui, tout en se frottant les mains :

« Mes vingt archers monteront bonne garde, monseigneur, je vous en réponds !... Avant votre départ, il faut que je sache si oui ou non vous êtes resté fidèle à Altieri, si vous faites partie de la grande conspiration. Vous manquez à ma collection, monseigneur... »

Bembo, demeuré seul, se mit à rassembler activement des diamants qui constituaient une importante fortune sous le plus petit volume possible. Il les plaça dans une ceinture de cuir qu’il ceignit autour de ses reins sous ses vêtements.

Puis il brûla un certain nombre de papiers, et en serra d’autres dans une poche du justaucorps dont il s’habilla. Il acheva de s’équiper comme un cavalier qui va voyager, suspendit à son ceinturon une bonne épée et une dague, puis enfin, jeta autour de lui un long regard, non pour dire adieu aux choses familières qui l’entouraient, mais pour se demander s’il n’oubliait rien.

Alors, il sortit de son palais par une porte dérobée, échappant facilement à la surveillance des archers de Gennaro. Une fois dehors, Bembo respira fortement. Il marcha jusqu’au bord du Grand Canal où il causa assez longuement avec un gondolier à qui il finit par donner de l’argent, sans doute le prix du passage de la lagune qu’il assurait par avance.

Cette dernière précaution prise, il se dirigea vers le palais de l’Arétin, comme la demie de midi sonnait à Saint-Marc.

L’Arétin ne fut pas surpris de voir Bembo sitôt revenu chez lui.

« Il rôde autour de la petite », songea-t-il.

Et à haute voix :

« Parbleu, j’allais me mettre à table pour réparer les émotions de cette nuit. Merci d’être venu me tenir compagnie, je vais appeler...

– N’appelle personne. J’accepte ton déjeuner, mais je ne veux pas qu’on me sache ici.

– Cependant on t’a vu entrer.

– Ton valet, seul, qui m’a introduit. Tu vas l’enfermer quelque part jusqu’à demain matin.

– Ah ! çà, que se passe-t-il ?

– Fais toujours ce que je te dis, nous causerons à table. »

L’Arétin sortit de sa chambre, où avait lieu cette conversation, et revint dix minutes plus tard en disant :

« Je n’ai pas enfermé le drôle, car il eût peut-être crié ; je lui ai donné une commission urgente pour quelqu’un qui demeure à Trévise. En ce moment, il navigue et ne sera de retour que dans deux jours.

– C’est parfait ; maintenant, tu vas faire servir ici le déjeuner et tu veilleras ensuite à ce qu’on nous laisse tranquilles. »

En même temps qu’il parlait ainsi, Bembo se cachait dans un cabinet d’où il entendit son « compère » donner ses ordres ; le déjeuner se trouva bientôt servi avec cette remarquable promptitude que l’on mettait chez l’Arétin aux choses de la table, affaire sérieuse entre toutes... Pierre ferma alors les portes et appela Bembo qui sortit de sa cachette et se mit à table.

Les deux hommes se mirent à manger en silence, chacun d’eux occupé par ses pensées. Bembo, cependant, paraissait calme, tandis que l’Arétin devenait de plus en plus nerveux et inquiet. À diverses reprises, il essaya de faire causer le cardinal. Mais celui-ci ne lui répondait que par monosyllabes.

Le repas terminé, Bembo s’installa près du feu dans un grand fauteuil et parut s’assoupir.

« Ah ! çà, grommelait l’Arétin qui, pendant ce temps, arpentait la chambre avec agitation, est-ce qu’il va prendre logis chez moi ? Le voilà qui dort. Comment tout cela finira-t-il ? »

Bembo ne dormait pas : il réfléchissait et achevait de combiner son départ. En somme, il était là en sûreté pour quelques heures ; si on essayait de l’attaquer, ce serait sûrement dans son palais. Il n’y avait plus qu’à attendre la nuit et à sortir de Venise.

Toute la question était de décider Bianca.

L’Arétin finit par se mettre dans une embrasure de fenêtre, à écrire sur une autre table qu’il avait tirée jusque-là.

De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur Bembo, qui paraissait toujours dormir. Cependant, il observa que le cardinal était parfois agité d’un violent tressaillement.

Peu à peu, l’obscurité envahit la chambre. Le soir tomba, puis la nuit vint.

L’Arétin, depuis longtemps, avait cessé d’écrire, et accoudé sur la table, examinait Bembo avec une curiosité où il y avait un commencement d’épouvante.

Tout à coup, il s’aperçut qu’il ne le voyait plus.

Le poète frissonna et grommela un juron ; il se leva et se dirigea vers la cheminée où il voulait allumer un flambeau de cire. Mais une main se posa sur son bras, et il entendit la voix de Bembo :

« N’allume pas.

– Pourquoi ? fit l’Arétin en tressaillant.

– C’est inutile. Assieds-toi et écoute. »

Pourquoi Bembo ne voulait-il pas de lumière ? Peut-être craignait-il de laisser voir ce qu’il avait pensé et conspiré ; peut-être craignait-il simplement que son rêve de ténèbres ne s’évanouît...

L’Arétin s’était assis.

Bembo parla :

« Je t’avais demandé deux choses : la première, c’était de garder cette jeune fille chez toi pendant une quinzaine de jours, et tu me répondais qu’au contact des Arétines, ce qu’il pouvait y avoir chez Bianca de trop... jeune fille se dissiperait.

– C’est vrai, dit sourdement l’Arétin, j’ai promis cela... mais par tous les diables, j’aime encore mieux encourir la fureur d’un roi, et si tu n’avais payé...

– Tais-toi, interrompit Bembo. Tu m’avais en outre promis de faire sortir Bianca de Venise.

– C’est encore vrai.

– Eh bien, je te délivre de ces deux missions que je t’ai payées d’avance. »

L’Arétin fit un bond et, atterré, gronda :

« Il faut alors que je te rende...

– Non, rassure-toi ; tu ne me rendras rien, à une condition.

– Parle...

– Voici : j’ai résolu de quitter Venise dès ce soir. Ne t’exclame pas, c’est inutile. Mon départ est nécessaire. Je veux emmener Bianca avec moi. Ma gondole m’attend à quelques pas de ton palais pour me faire traverser la lagune... Une fois là je suis sauvé.

– Sauvé !...

– Je veux dire que le reste du voyage m’inquiète peu, voilà tout.

– Voyons la condition.

– Comment s’appelle celle de tes servantes à qui tu as confié Bianca ?

– Perina.

– Tu vas l’appeler, de façon que Bianca demeure seule. Puis, tu m’indiqueras la chambre où elle se trouve. Il faut que je décide cette enfant à me suivre.

– Que dira sa mère ? murmura l’Arétin terrifié.

– Nous allons justement la rejoindre. Ainsi, tes scrupules n’ont pas de raison d’être, dit Bembo de ce ton de formidable ironie qui était son genre d’insulte.

– L’argent que tu donnes coûte cher ! » riposta l’Arétin.

Bembo haussa les épaules et continua :

« Ainsi donc, tu appelles Perina, tu me montres la chambre où est enfermée Bianca ; je la décide, et alors tu nous fais sortir sans qu’on nous voie.

– C’est bien. Demeure ici une minute. »

L’Arétin s’éloigna.

Bembo s’était levé.

Il attendit, le cœur battant, le visage convulsé, tel enfin qu’il était apparu à Bianca dans les profondeurs de la forêt.

Quelques minutes plus tard, l’Arétin reparut et dit :

« Viens. »

Bembo frémit de tout son corps.

Il eut comme une hésitation. Puis, avec un geste de décision tragique, il suivit l’Arétin.

Celui-ci le conduisit à travers diverses pièces toutes plongées dans l’obscurité. Il s’arrêta enfin devant une porte et dit :

« C’est là ! »

XII



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