Ana səhifə

Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


Yüklə 1.58 Mb.
səhifə17/31
tarix24.06.2016
ölçüsü1.58 Mb.
1   ...   13   14   15   16   17   18   19   20   ...   31

La tombe de Bianca


Le carrosse qui entraînait Bembo, en sortant de Mestre, avait pris la route de Trévise, et, escorté par une douzaine de cavaliers, était arrivé aux gorges de la Piave, puis s’était enfin arrêté devant la Grotte-Noire.

Le cardinal, dans cette dernière partie de son voyage, avait recouvré à peu près sa tranquillité d’esprit. En ces huit jours, il avait échafaudé plans sur plans et avait fini par se dire :

« Voyons d’abord où il me mettra ; jusque-là, rien à faire. »

Sa haine contre Roland n’avait pas grandi, parce que cette haine était déjà poussée aux dernières limites. Mais un phénomène assez bizarre s’accomplissait dans l’esprit du cardinal. Roland qui, pendant si longtemps, lui avait inspiré une terreur folle, cessait d’être à ses yeux le vengeur terrible et implacable qu’il s’était figuré.

Lorsque la voiture s’arrêta et qu’on le fit descendre, d’un rapide coup d’œil il examina le paysage et, bien qu’il fît nuit, il le reconnut.

« La Grotte-Noire, songea-t-il. Je m’en doutais... »

Scalabrino l’avait pris par un bras et l’avait entraîné.

Une porte fut ouverte.

Scalabrino le poussa et entra derrière lui.

À sa stupéfaction, Bembo se vit non pas dans le fameux cachot, mais dans une sorte de chambre convenablement meublée.

Scalabrino avait fermé la porte à triple verrou et s’était assis sur une chaise, sans prononcer une parole. Ses tempes qui, par moments, gonflaient leurs veines, ses yeux injectés de sang, et parfois un rapide frémissement, indiquaient seuls quelle tempête devait se déchaîner dans l’âme du colosse.

Bembo s’assit dans un fauteuil.

La pièce était éclairée par un flambeau.

« Est-ce ici que je dois être enfermé ? » songea le cardinal.

Les heures s’écoulaient. Un profond silence régnait aux alentours. À un moment, il sembla à Bembo que son gardien s’était endormi. Il se leva, le cœur battant, et fit un pas vers la porte.

Scalabrino plaça sa chaise devant cette porte et s’y adossa.

Le cardinal feignit de faire quelques pas et alla se rasseoir dans son fauteuil.

« Fou ! songea-t-il. Trop de précipitation !... Mais je prévois que les occasions vont être nombreuses... »

Il finit par s’endormir sur son fauteuil.

Il dormit longtemps d’un sommeil agité. L’impression soudaine que quelqu’un près de lui le regardait l’éveilla en même temps que la sensation d’un courant d’air froid.

Il ouvrit les yeux et vit que la porte était ouverte.

Sur la table, le flambeau achevait de se consumer lentement.

Devant lui, Roland debout. Le cardinal se dressa, effaré.

« Venez », dit Roland.

Et il sortit de la pièce, laissant la porte ouverte.

Bembo demeura quelques secondes cloué à sa place par une inexprimable terreur. Puis une bouffée d’espoir monta tout à coup à son cerveau, et il franchit la porte.

Il se trouva alors dans une sorte de couloir désert.

À droite tout était sombre, vers le fond de la grotte ; à gauche, une lumière jetait d’indécises lueurs.

Bembo frémit d’une joie folle. À pas de loup, il tourna à droite.

Qu’espérait-il en s’enfonçant dans la grotte ? Peut-être trouver une autre issue pour fuir, ou peut-être se cacher...

Mais au bout de dix pas, il se heurta à trois hommes qui, sans un mot, le repoussèrent, le refoulèrent vers l’entrée de la grotte.

Bembo alors précipita sa course. Ayant constaté que les trois hommes ne le suivaient pas, il fit ce plan de se ruer au-dehors, de foncer tête baissée contre tout ce qui essaierait de l’arrêter. En quelques bonds il fut dehors, sur cette plate-forme qui s’étendait devant l’entrée de la grotte et qui se terminait brusquement par la coupée à pic de l’abîme au fond duquel mugissait la Piave.

Là, il s’arrêta soudain, et une imprécation jaillit de sa bouche écumante ; autour de lui, une centaine d’inconnus armés formaient un cercle sur un triple rang d’hommes. Le cercle était étroit, hérissé de poignards. Bembo comprit qu’il était perdu et, le vertige s’emparant de lui une seconde, il vacilla sur ses jambes. Mais, par un dernier effort, il se remit et regarda autour et au-dessus de lui.

Autour, c’étaient les visages impassibles des compagnons de Roland ; au-dessus, c’était le ciel pâle où se mouraient les dernières étoiles et où l’aube naissante jetait la blancheur de son éveil.

Cependant, derrière les rangs du cercle qui l’entourait, Bembo entendait des coups de pioche frappant le granit, comme si des ouvriers assez nombreux se fussent livrés à une besogne mystérieuse et pressée.

« Ah ! çà, rugit-il en jetant autour de lui des regards enflammés de haine, que me veut-on ici ?...

– Je vais vous le dire ! » dit une voix qui fit frissonner Bembo.

Roland apparut dans le cercle, s’approcha de lui et lui mit la main sur l’épaule.

Le cardinal fléchit sous cette main pesante.

« Autrefois, dit Roland d’une voix calme, vous étiez un pauvre diable que tout le monde repoussait et méprisait. Vous inspiriez une sorte de méfiance instinctive, et chacun s’écartait de vous. Un seul homme se trouva pour avoir pitié de votre isolement, de votre détresse matérielle et morale, et, vous ayant reconnu de l’intelligence et de la volonté, fit de vous son ami, vous introduisit dans le foyer de son père, vous admit à sa table, et vous mit enfin sur le chemin de la fortune. Voici comment vous m’avez récompensé : vous avez fait aveugler mon père, vous avez tué ma mère, et moi, vous m’avez condamné à mourir dans les puits. »

Bembo éclata d’un rire terrible.

« Je te haïssais ! gronda-t-il, plus que tout au monde, et je te hais encore de toutes mes forces.

– Soit. Une première fois, je vous saisis, et vous enfermai ici.

« J’espérais ainsi que, dans la solitude, vous vous repentiriez du mal que vous aviez fait, et qu’un jour viendrait où je pourrais pardonner. Délivré, vous avez continué dignement la série de vos crimes en assassinant une jeune fille. Que vous avait-elle fait, elle ? »

Bembo serra les poings et rugit :

« Je l’aimais. J’avais juré qu’elle serait à moi, à moi seul. Et si elle vivait !... ah ! si elle vivait !...

– Vous la tueriez ?

– Non ! ricana Bembo la bouche tordue par un rictus de défi, non, mais je serais plus habile, et je la posséderais avant de lui laisser le temps de se poignarder comme elle a fait ! »

À cette révélation soudaine, Roland devint livide. Ainsi, la malheureuse enfant avait dû se tuer pour échapper à l’impure étreinte !

Ainsi, l’assassinat de Bembo se compliquait de cette horrible circonstance que Bianca avait dû se frapper soi-même !

Un gémissement, près de Roland, un rauque sanglot s’éleva.

« Patience ! dit-il, prends patience, père de Bianca ! »

Le même rire insensé éclata sur les lèvres de Bembo.

« Vous triomphez ! hurla-t-il avec un blasphème, tandis que ses poings se levaient vers le ciel où fulguraient les premiers rayonnements de l’aurore, vous triomphez, mais si je meurs, je meurs vengé d’avance, puisque celle que vous aimiez, vous aussi, est morte ! Morte tuée par mon amour ! Morte pour n’avoir pas voulu être à moi ! Tuez-moi, si vous voulez, je meurs, content du mal que je vous ai fait... Roland Candiano, écoute : je t’ai détesté, et je te déteste. Écoute-moi. Si Bianca était là, si tous les trésors du monde étaient étalés devant moi, je renoncerais à Bianca, je renoncerais aux trésors pour la joie unique de te faire souffrir encore... Frappe, maintenant, puisque je lis dans tes yeux que tu m’as condamné ! »

Roland se tourna vers ceux qui l’entouraient :

« Frères, dit-il de sa voix calme et puissante, cet homme mérite-t-il de vivre ?

– Qu’il meure ! répondirent-ils dans un sourd murmure d’imprécations.

– Cet homme mérite-t-il de mourir sans souffrance ? » reprit Roland.

Et le murmure implacable répondit :

« Qu’il soit damné dans son agonie ! »

Alors, Bembo fut saisi par deux hommes et entraîné à quelques pas de là. Un peu en arrière du plateau, le rocher venait d’être creusé, et cela formait comme une étroite cellule.

En avant de l’entrée de cette cellule, le cercueil de Bianca était déposé à terre. Bembo le vit, il lut l’inscription qui fulgura devant ses yeux, et il eut un violent mouvement de recul.

Mais il fut solidement maintenu.

Comme en un rêve formidable, il vit une vingtaine d’hommes soulever le cercueil et le transporter dans la cellule où il fut déposé sur une sorte de banquette pratiquée sur les flancs du roc.

Hagard, chancelant, les cheveux hérissés, Bembo regardait ardemment dans l’intérieur de la cellule devenue une tombe, et faisait d’inutiles efforts pour détacher ses yeux du cercueil de la victime.

Alors, la voix solennelle de Roland s’éleva de nouveau et prononça ces étranges paroles :

« Bembo, maintenant que vous êtes mort, recevez mon pardon et celui du père de Bianca. Reposez en paix !...

– Maintenant que je suis mort ! bégaya Bembo en claquant des dents. Oh ! Qu’est-ce à dire !... Non... Je sens ma raison qui m’abandonne !... Mort !... Moi mort !... qui a dit cela ?... Non !... Laissez-moi !... Enfer !... Où m’entraînent-ils !... »

Le reste se perdit dans un rugissement d’épouvante.

Et voici ce qui se passait :

À peine Roland eut-il fini de parler que les hommes qui maintenaient Bembo l’avaient poussé dans la cellule, dans la tombe de Bianca, et aussitôt les ouvriers commencèrent à maçonner l’ouverture qui servait d’entrée.

Bembo, écumant, épouvantable à voir, faisait des bonds désordonnés dans le tombeau. Des gens de Nervesa assurèrent plus tard qu’ils avaient entendu avec horreur des clameurs insensées qui tombaient de la montagne. C’étaient les cris de Bembo.

Le travail de la fermeture au moyen de blocs cimentés dura une heure. Lorsque le mur fut à hauteur d’homme et qu’il n’y eut plus que quelques pierres à placer, un éclat de rire effroyable fit pâlir les cent hommes qui assistaient à cette exécution...

Bembo était devenu fou !

*

Avant de placer la dernière pierre, l’un des ouvriers qui travaillaient à cette macabre besogne eut l’idée de jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la tombe, et il vit le cardinal étendu sans vie en travers du cercueil de Bianca.



*

Lorsque l’ouverture eut été entièrement fermée, des blocs de rochers furent entassés là, les uns sur les autres.

Dans les interstices, on jeta de la terre végétale. Dans cette terre, on planta des pousses de lentisques et autres arbustes sauvages.

Ces pousses prirent pied... En sorte qu’au bout de quelques jours, nul au monde n’eût pu supposer que cet entassement de rochers cachait la tombe de Bianca, fille de la courtisane Imperia, et de Bembo, cardinal-évêque de Venise.

*

Après l’exécution, Roland laissa à la Grotte-Noire un poste de vingt hommes chargés de surveiller la tombe pendant un mois.



Puis, accompagné de Scalabrino, il descendit la montagne, monta à cheval, gagna Mestre, puis les bords de la lagune, et le soir, vers dix heures, il arrivait à la maison de l’île d’Olivolo. Le premier soin de Roland fut de s’assurer que rien de fâcheux n’était arrivé à son père pendant son absence.

Le vieux doge dormait comme un enfant, selon l’heureux privilège de quelques cas de folie. Roland le contempla quelques minutes avec cette émotion spéciale de l’homme qui vient d’être mêlé à quelque tragédie et qui éprouve une joie rassurante à retrouver des êtres qui lui sont chers.

Ce n’est pas que Roland Candiano ressentît une inquiétude, un remords de l’épouvantable supplice qu’il avait infligé, à Bembo. Mais il était ému de cette sourde trépidation cérébrale qui suit les actions anormales.

Saisir un homme et le murer vivant dans un tombeau, avec le cercueil de sa victime, cet homme eût-il été un abominable criminel, pourra paraître à quelques personnes un acte d’excessive justice. Sans vouloir prendre parti, et tout en nous cantonnant dans notre modeste rôle de conteur, il nous est difficile de ne pas faire observer que les morales se modifient avec les siècles.

L’époque violente et grandiose dont nous avons entrepris en divers ouvrages de tracer une esquisse, comportait tout naturellement de ces excès. L’Italie d’alors, champ de bataille sanglant, éclairée par les lueurs des incendies, ravagée par les bandes de partisans et les armées, hérissée de poignards, rouge de sang, sillonnée d’espions et de reîtres, l’Italie en pleine fournaise de luttes géantes, de débauches fastueuses, étonnait le monde par ses excès. Le crime s’appelait Borgia ; mais l’art, plus excessif encore que le crime, portait ce nom formidable : Michel-Ange ! C’était un pandémonium, où rugissaient les conquérants, où les vaincus poussaient des cris de détresse qui ont traversé les siècles, où chantaient des poètes incomparables, où apparaissaient en troupeaux sublimes des génies que l’art moderne copie encore !

Oui, tout était excès.

La vengeance de Candiano doit être ainsi éclairée, si on la veut de bonne foi.

Quoi qu’il en soit, Roland n’avait éprouvé aucune pitié pour Bembo, puisqu’il ne lui avait pas fait grâce. L’exécution terminée, il n’en eut point de remords.

Aussi, lorsque Roland redescendit dans la salle du bas où Scalabrino l’attendait, Roland montrait une physionomie apaisée.

Lui qui, depuis longtemps, considérait l’ancien bandit, l’ancien condamné à mort, comme son unique ami, causa quelques minutes avec Scalabrino, comme il faisait tous les soirs.

Pas un mot ne fut dit ni de Bianca, ni d’Imperia, ni de Bembo, ni de l’effrayante tragédie du matin.

Puis Roland se retira.

Alors Scalabrino sortit de la maison et s’éloigna de l’île d’Olivolo, se dirigeant vers les vieux quais du Lido. Il marchait lentement, ruminant peut-être un projet qui devait lui être personnel, car il n’en avait pas soufflé mot à Roland.

Dans cette nature farouche, violente, il y avait en effet une étrange timidité. Il paraissait d’ailleurs paisible, et les très rares passants qu’il rencontra durent le prendre pour un bon bourgeois regagnant son logis après quelque fête.

Scalabrino parvenu à l’encoignure d’un large canal, s’arrêta, inspecta les maisons qu’il avait devant lui, et murmura :

« C’est là... »

C’était une maison basse et pauvre, à face lépreuse. Au-dessus de la porte et au-dessous de la fenêtre du premier, une sorte d’enseigne en fer découpé s’avançait, soutenue par une barre de fer. Cette enseigne représentait une ancre qui jadis avait dû être dorée.

C’était en effet le cabaret de l’Ancre-d’Or, tenu par le digne Bartolo, que ses clients nommaient de préférence le Borgne.

Scalabrino vit qu’un filet de lumière passait à travers les barreaux de fer qui protégeaient l’entrée. Il supposa que des buveurs se trouvaient encore dans le cabaret et il attendit.

On se souvient peut-être qu’à côté de la porte qui ouvrait directement sur le cabaret, s’entrouvrait une autre porte donnant sur un couloir par lequel on pouvait également pénétrer dans l’intérieur de la taverne.

Il y avait environ une demi-heure que Scalabrino attendait, lorsque la porte du couloir s’ouvrit, et deux hommes sortirent.

Scalabrino reconnut aussitôt l’un d’eux à sa taille et à sa démarche : c’était Bartolo le Borgne. Quant à l’autre, qui s’enveloppait soigneusement d’un manteau, il ne le reconnut pas.

Les deux hommes ayant laissé la porte entrouverte s’avancèrent d’une dizaine de pas, comme s’ils eussent achevé un entretien commencé dans l’intérieur.

Scalabrino se glissa le long du mur et pénétra dans le couloir. Là, il trouva la porte qui donnait sur le cabaret : il la poussa et jeta un coup d’œil à l’intérieur : la taverne était vide.

Scalabrino entra, passa tranquillement dans la petite salle du fond, s’assit et attendit.

*

Il n’est pas sans intérêt de connaître l’homme qui accompagnait Bartolo et de savoir ce qu’il faisait là.



Revenant donc en arrière d’environ une heure, nous entrons dans le cabaret en même temps que cet inconnu qui, étant passé par le couloir comme un habitué du lieu, s’assit à une table au moment même où le patron de l’Ancre-d’Or renvoyait ses derniers clients.

Dès que le dernier des buveurs eut disparu, l’inconnu laissa retomber le manteau dont jusqu’ici il avait à demi couvert son visage, et la figure du chef de police Guido Gennaro apparut.

Bartolo se dirigea vers lui en multipliant les salutations.

« Si monseigneur voulait accepter de se rafraîchir, dit-il, je possède dans ma cave quelques bouteilles d’un certain vin de France...

– Va pour le vin de France ! » fit Gennaro en se frottant les mains.

Le Borgne se précipita et revint deux minutes plus tard avec une bouteille de vin de Saumur qu’il déposa sur la table avec toutes les marques de la vénération. Gennaro remplit son gobelet et avala d’un trait la pétillante boisson.

« Oui, approuva-t-il, ces Français ont les premiers vins du monde... Eh bien, maître Bartolo, quelles nouvelles ?

– Très importantes, monseigneur.

– Bah ! fit Gennaro d’un air narquois.

– Monseigneur va en juger : Roland Candiano n’est plus à Venise.

– Diable ! Et sait-on ce qu’il est devenu ?

– Ses fidèles affirment qu’il est à Milan.

– Très bien, Bartolo. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Que dit-on sur le port ?

– Monseigneur, on ne parle que de lui. Depuis qu’il s’est montré à quelques marins, depuis qu’il leur a dit que bientôt de grandes choses s’accompliraient dans Venise, le Lido est comme fanatisé. Ce soir encore, dans mon cabaret, les gens disaient des horreurs de notre vénéré doge Foscari et juraient qu’ils n’avaient plus peur et que bientôt Roland Candiano délivrerait la république. Voilà ce qu’on dit, monseigneur.

– Et penses-tu réellement que le peuple de Venise serait pour ce Candiano du diable ?

– Eh bien, je crois que Roland Candiano n’aura qu’à paraître pour que le peuple de Venise se soulève en sa faveur. Heureusement, nous avons une bonne armée, et surtout une bonne police...

– Oui, fit vivement Gennaro, mais en attendant, tu suis bien mes instructions ?

– À la lettre, monseigneur ! Je fais semblant d’être acharné contre Foscari et je pleure quand on raconte devant moi comment le vieux doge fut aveuglé.

– Très bien ! » fit Gennaro satisfait, sans qu’il fût possible à Bartolo de deviner d’où venait cette satisfaction.

Il y eut un assez long silence. Puis Gennaro, comme rêveur, reprit :

« Ainsi, tu penses que Roland Candiano n’est plus à Venise ?

– Je pense, dit Bartolo, non sans finesse, que Votre Excellence doit le savoir mieux que moi.

– Et son compagnon ? fit tout à coup le chef de la police.

– Scalabrino ? fit Bartolo avec un sourire sinistre.

– C’est bien ainsi qu’il s’appelle...

– Eh bien, je crois que pour celui-là, Votre Excellence fera bien de ne plus s’en inquiéter.

– Pourquoi donc ? Il me paraît être un redoutable compère...

– Il l’était...

– Que veux-tu dire ?

– Que si Roland Candiano est à Milan comme on dit, Scalabrino est parti depuis longtemps pour un pays d’où jamais nul n’est revenu, et c’est moi-même qui ai eu l’honneur de le mettre sur la route.

– Diable ! tant mieux, tant mieux, car la dernière fois que je le vis, il y a une vingtaine de jours... »

Bartolo bondit, pâlit et s’écria :

« Vous dites, monseigneur, que vous avez vu Scalabrino il y a vingt jours ?

– Vu de mes yeux, et le gaillard semblait se porter assez bien pour un homme qui a fait le voyage dont tu parlais. »

Gennaro jeta sur le Borgne un regard malicieux.

« Allons, allons, ajouta-t-il en se levant, tout cela ne signifie rien. L’essentiel, maître Bartolo, est que tu continues à exciter tes amis... oui, cela est essentiel... Il faut que le nom de Roland Candiano inspire vraiment une confiance illimitée. »

Et avec un sourire énigmatique :

« J’y tiens... cela rentre dans mon plan. »

En parlant ainsi, Guido Gennaro sortit, suivi de Bartolo tout étourdi, comme assommé par le coup qu’il venait de recevoir.

Dehors, le chef de police renouvela ses instructions à son agent et finit en lui disant :

« C’est surtout au 1er février prochain qu’il faudra crier plus fort que jamais.

– Pourquoi au 1er février ? demanda le Borgne.

– Il faut, ce jour-là, que notre vénéré doge ait une cérémonie digne de lui... Je veux dire que le triomphe lui sera d’autant plus sensible que le danger aura été d’apparence plus sérieuse.

– Je comprends, Excellence.

– À propos, acheva le chef de police d’un ton d’indifférence, plus tard, si quelqu’un te demande quelles instructions je t’avais données en vue de la cérémonie, tu diras la vérité, toute la vérité... »

Gennaro s’éloigna sur ce mot.

« Il comprend ! grommela-t-il, c’est bientôt dit. J’ose pourtant me flatter d’avoir si bien brouillé les choses que le diable, qui passe pour être très malin, n’y comprendrait rien. Mais je ne suis pas le diable, moi. Et il suffît que je sois seul à comprendre... »

Bartolo était demeuré un instant sur le quai, tout pensif.

C’était un des principaux agents secrets du chef de police ; il exerçait une réelle influence sur le monde du port ; des affaires de toute nature se traitaient dans le misérable cabaret ; tel seigneur d’importance y venait à la nuit pour donner des ordres à telle proxénète, des Juifs, marchands d’or, y discutaient les intérêts du prêt qu’ils consentaient à tel jeune écervelé : Bartolo écoutait tout ; et bien qu’il fût borgne, voyait tout.

C’était donc un redoutable espion. Guido Gennaro en faisait grand cas, et l’employait en maintes circonstances.

Bartolo le Borgne s’était arrêté sur le quai, après le départ du chef de police. Mais il ne songeait guère aux ordres que Guido Gennaro venait de lui apporter. C’était Scalabrino qui le préoccupait. Que le chef de police ait vu de ses yeux Scalabrino vivant, voilà ce qu’il ne pouvait se résigner à croire.

« Sûrement, il s’est trompé, finit-il par conclure. À moins qu’il n’ait vu l’ombre de Scalabrino, ce qui est encore bien possible ! »

Il faut noter que maître Bartolo ne plaisantait pas, comme on pourrait le supposer. Après mûres réflexions, certain, d’une part, qu’un homme comme Gennaro se trompait rarement et, d’autre part, que Scalabrino pourrissait au fond de sa cave, il admit très volontiers cette hypothèse que le diable était pour quelque chose dans cette apparition. Il rentra alors dans l’allée, referma soigneusement la porte, et pénétra dans son cabaret où il se mit à compter la recette de la journée – recette fructueuse, selon l’ordinaire.

Cette besogne achevée, il pénétra dans l’arrière-salle et s’arrêta près de la trappe.

« Est-ce bien possible ? » songea-t-il.

Il se pencha en frissonnant, comme s’il eût redouté d’entendre monter jusqu’à lui quelque gémissement.

Puis il souleva la trappe, la rabattit, se mit à genoux, et plongea son regard dans le trou noir. Les eaux s’étaient lentement écoulées.

Mais il en restait au fond une hauteur de quelques pieds encore.

Bartolo se penchait, un peu pâle, cherchait à voir... cherchait le cadavre... Et comme il ne voyait rien, il se releva, se retourna pour prendre son flambeau, décidé à descendre.

À ce moment, il demeura cloué sur place, les yeux agrandis par l’épouvante, les cheveux hérissés.

Là, assis dans un angle obscur, assis près d’une table à laquelle il était accoudé, Scalabrino le regardait !...

« Je rêve ! murmura le Borgne.

– Eh bien, fit tranquillement Scalabrino, est-ce ainsi que tu reçois un ancien ami ?

– Je vois !... J’entends !... balbutia le cabaretier... Est-ce bien moi qui suis là ?... Est-ce bien lui qui est devant moi ?...

– Je comprendrais, reprit Scalabrino, que tu offres quelque boisson raffinée, comme il y en a dans tes caves... »

Il se leva et marcha sur Bartolo.

Le Borgne reculait à mesure que Scalabrino avançait.

« Justement, dit celui-ci, la trappe est ouverte... Tu n’as plus qu’à descendre. Ton excellent compère Sandrigo t’attend ailleurs et doit s’impatienter... »

Scalabrino parlait non pas avec ironie, mais d’une voix grave.

L’ironie était dans le sens de ses paroles, sans qu’il la cherchât. Il disait ces choses simplement et sincèrement.

Bartolo, arrivé au mur, s’y adossa, les mains en avant, comme pour conjurer un spectre. Scalabrino était près de lui. Le géant tressaillait. Ses instincts violents se réveillaient. Il tourmenta un instant le manche de son poignard, avec, dans les yeux, la vision de Bartolo étendu sanglant à ses pieds.

Mais il se contint. L’égorgement de cet être vacillant et livide lui inspira une sorte de répugnance.

Bartolo, à ce moment, reprit un peu de courage.

« Si tu veux boire, ami, je suis prêt à te servir, bégaya-t-il.

– Bon ! fit Scalabrino avec un terrible éclat de rire, l’eau du canal ? Merci, merci...

– Ce n’est pas moi qui t’ai précipité. Je te jure, je ne voulais pas, c’est Sandrigo ; je lui ai bien dit, va, il n’a rien voulu entendre ; moi, je ne te veux aucun mal, tu sais bien, voyons...

– Moi non plus, dit Scalabrino.

– Alors... que veux-tu ?... Qu’es-tu venu faire ici ?

– Je suis venu te tuer, Bartolo.

– Non, tu ne feras pas cela, allons, tu plaisantes... Diable de Scalabrino, tes plaisanteries ont toujours été un peu tristes... Me tuer ! Moi qui ne t’ai rien fait ! Moi qui parlais de toi tout à l’heure encore !

– Pauvre Bartolo, comme tu as peur de la mort ! »

Le cabaretier, en effet, claquait des dents ; une abondante sueur ruisselait sur son visage blême.

« Tu me fais pitié, reprit Scalabrino.

– Oui, oui, je sais que tu as bon cœur... tu ne me tueras pas. Tiens, veux-tu que je te demande pardon à genoux ? »

Bartolo tomba à genoux.

« Relève-toi », dit Scalabrino.

Le colosse était parfaitement décidé à tuer Bartolo. L’entretien qu’il avait entrepris à ce moment n’était pas chez lui une façon d’infliger une agonie, encore moins une façon de jouer avec Bartolo. Les choses qu’il disait, il les pensait, et croyait devoir les dire. Mais venu pour tuer Bartolo, il éprouvait une sorte de regret farouche à ne trouver qu’une victime là où il pensait rencontrer un adversaire, et c’est pourquoi cette scène bizarre, bien digne du temps et du cadre où elle se trouvait placée, nous a paru ne devoir pas être omise.

Bartolo s’était relevé. Il respira bruyamment. Et il supplia :

« Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Allons, un bon mouvement, que diable ! Quand je te dis que c’est Sandrigo qui a tout fait ! »

Scalabrino gardait le silence.

« Que médite-t-il ? songeait le cabaretier. De me poignarder ? Non, le voilà qui croise les bras. Peut-être qu’il va m’étrangler... »

« Écoute, Bartolo, dit le colosse ; tu passes pour un des hommes les plus forts de Venise. Je veux te tuer, parce que tu as voulu me tuer, toi, et surtout à cause des malheurs qui sont arrivés, et dont tu es en partie responsable. Tu es une vilaine bête, et tu ne mérites pas de vivre. Mais enfin, j’ai pitié de toi, comme je te le disais.

– Ah ! tu vois bien...

– Oui, et alors, écoute-moi. Je te propose une lutte à nous deux. Je ne t’attaquerai pas à la dague ; mes mains suffiront ; que les tiennes te suffisent. Allons, défends-toi ! »

Ces paroles ranimèrent Bartolo.

Son œil unique s’enflamma d’une sombre lueur. Il gronda :

« Laisse-moi donc un peu de place en ce cas. »

Scalabrino se recula de deux pas, en disant :

« Attention, Borgne, je vais te précipiter dans ta cave ! »

Au même instant, Bartolo, se ruant sur son adversaire, lui arracha le poignard qu’il portait à la ceinture et lui en porta un coup terrible. Scalabrino bondit de côté, mais l’arme l’atteignit au bras, déchira l’étoffe et balafra les chairs.

En même temps, Bartolo recevait sur la tête un coup de poing qui le fit chanceler et l’étourdit.

Il lâcha la dague. Scalabrino le repoussa du pied, et ses deux mains s’abattirent sur les épaules de Bartolo. Un moment, les deux hommes, presque aussi forts l’un que l’autre, demeurèrent enlacés.

Scalabrino avait saisi le Borgne ; il le souleva et le tint étroitement sur sa vaste poitrine. Ses mains se nouèrent derrière le dos du cabaretier, et ses bras, lentement, commencèrent à opérer une formidable pression.

Bartolo, hagard, à bout de souffle, se débattait, cherchait à mordre, à labourer de ses ongles le visage de son adversaire.

La pression augmenta... Les os de Bartolo craquèrent...

Il eut un hoquet, et brusquement sa tête retomba mollement sur son épaule gauche. Il était mort. Scalabrino alors le lâcha. Le cadavre tomba. Du pied, le colosse le poussa dans la trappe. Il entendit la chute du corps et referma tranquillement la trappe.

Tel fut le duel de Scalabrino et de Bartolo le Borgne. Et ce fut ainsi que Guido Gennaro perdit l’un de ses meilleurs agents, sur le témoignage duquel il comptait pour le lendemain de la cérémonie en préparation – que ce fût Candiano ou Foscari qui l’emportât.

XVIII



1   ...   13   14   15   16   17   18   19   20   ...   31


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət