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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Digna tanto nomine...


Roland, une fois dehors, marcha droit devant lui, comme au hasard. Il connaissait Rome pour y avoir séjourné un mois lors de l’embuscade dont il avait été chargé par le Conseil des Dix auprès du pape. Qu’il y avait longtemps de cela !

Il semblait à Roland que toute une éternité le séparait de l’heureux temps où il avait fait ce voyage, prodiguant l’or et les folies de sa jeunesse ardente, assistant à une fête donnée au palais Imperia. Il n’y avait guère que neuf années écoulées.

C’était là, dans cette fête, que la célèbre courtisane l’avait vu ! C’était là qu’elle s’était éprise de lui, d’une fougueuse passion qui devait aller jusqu’au crime !...

Et ce fut vers ce palais que Roland se dirigea alors...

Comme il longeait une rue obscure, il fut rejoint par deux ou trois jeunes seigneurs qui, accompagnés de leurs laquais, porteurs de torches, faisaient grand bruit et riaient très fort.

Roland s’approcha du groupe, salua poliment et dit :

« Messieurs, veuillez excuser la curiosité d’un étranger qui voyage pour son agrément. Est-il vrai qu’une dame, fameuse pour sa beauté et nommée Imperia, soit de retour dans Rome ?

– Imperia la magnifique ! Imperia la glorieuse ! Imperia la divine ! s’écria le plus jeune des seigneurs qui paraissait ivre. Mais, monsieur, on ne parle que de cela dans Rome ! D’où sortez-vous ?

– Ainsi, Imperia est bien à Rome ?

– À telles enseignes que nous allons de ce pas à sa première fête.

– La cruelle rentra il y a quatre jours.

– Après nous avoir sevrés d’amour pendant de longues années. »

Ces exclamations se croisèrent.

« Merci, messieurs », dit Roland en saluant.

Le groupe s’éloigna. Mais le plus jeune, au milieu des éclats de rire, se retourna tout à coup et lança cette question :

« Or çà, seigneur étranger, seriez-vous amoureux de la divine Imperia, vous aussi ?...

– Peut-être ! » dit Roland de sa voix calme et glaciale qui figea tous les rires sur les lèvres des jeunes fous.

Tout le groupe se hâta et disparut silencieusement, tandis que Roland, à pas lents, continuait à marcher dans l’ombre.

Près du pont des Quatre Têtes, une vive lueur éclairait soudain la rue. Et dans le cercle de lumière, des carrosses, des chaises, des laquais, des mendiants, toute cette foule qui apparaît aux abords de toutes les fêtes, domestiques, chevaux et misérables, apparut aux yeux de Roland dans une rumeur confuse.

Il vit la façade du palais qui ruisselait de lumières. Et ce palais, en effet, c’était celui d’Imperia qui, arrivée à Rome, en distançant Bembo de quatre journées, faisait ainsi dans la vie de Rome, dans l’orgie, la débauche et la splendeur d’une fête fastueuse, ce qu’on appelle aujourd’hui une rentrée sensationnelle.

Roland se glissa à travers les groupes.

Dix minutes plus tard il était dans l’intérieur du palais.

Qu’y fit-il ? Une heure plus tard, il sortait du palais sans avoir été autrement remarqué dans la cohue grandissante, et, en toute hâte, reprenait le chemin de l’auberge où il avait laissé Scalabrino.

À ce moment, il était un peu plus de onze heures et demie.

Roland trouva Scalabrino dans la rue, devant l’auberge fermée depuis longtemps.

« Le carrosse ? » demanda-t-il.

Scalabrino, du doigt, lui désigna une masse sombre arrêtée à quelques pas. Roland s’en approcha, examina les chevaux, s’assura que les mantelets du carrosse étaient solides.

« Tu conduiras, dit Roland.

– Oui. Quelle route ?

– Celle que nous avons suivie. Maintenant, viens. »

Scalabrino saisit l’un des chevaux par la bride, et le carrosse s’ébranla. Les deux hommes marchèrent à pied.

Roland se dirigea vers le pont des Quatre-Têtes.

Ils ne se disaient rien.

À vingt pas du palais Imperia, Roland tourna à gauche dans une ruelle, puis encore à gauche. Enfin, il s’arrêta.

Il était sur les derrières du palais. La rue était obscure.

Dans l’intérieur du palais, on entendait les bruits confus de la fête. Roland s’était arrêté devant une porte basse.

Dans le renfoncement de cette porte, un homme attendait.

« Tu es toujours décidé ?

– Pour la même somme, oui, monseigneur, dit l’homme.

– Mille ducats que tu voudras toucher.

– À Venise, oui, monseigneur.

– C’est bien. Tu vas nous conduire, puis tu reviendras ici surveiller le carrosse et tenir les chevaux.

– Venez », dit l’homme.

C’était l’un des valets du palais d’Imperia.

Il se mit à monter un escalier très raide, suivi de Roland et de Scalabrino. Puis il longea des couloirs, redescendit un escalier étroit et pénétra enfin dans une petite pièce éclairée par un flambeau. Il y avait trois portes à cette pièce.

« Ici, dit le valet, c’est la chambre de la signora ; ici, c’est un salon. »

Il désignait successivement la porte de gauche et celle de droite. Quant à la troisième, c’était celle par où ils venaient d’entrer.

« Vous ne vous tromperez pas pour le retour ? demanda l’homme.

– Sois tranquille. Va prendre ton poste au carrosse. »

Le valet s’éloigna. Roland éteignit le flambeau.

Ils demeurèrent alors dans une profonde obscurité.

À leur gauche, tout était silencieux.

Sur leur droite, au contraire, ils entendaient les musiques, le bruit des conversations, les éclats de rire.

Peu à peu, cependant, tous ces bruits s’apaisèrent.

Roland entendit la voix d’Imperia répondant aux adieux de ses invités. Puis, il y eut un silence.

Scalabrino saisit la main de Roland. À cette pression, Roland répondit par une autre. Et cela pouvait se traduire ainsi :

« Est-ce enfin le moment ?...

– Attends !... »

Scalabrino, tout à coup, perçut distinctement le son de deux voix. Il les reconnut aussitôt.

Ces deux voix, c’étaient celles de Bembo et d’Imperia.

Imperia qu’il avait précipitée dans le canal.

« Oh ! murmura-t-il, est-ce un cauchemar ?

– Eh bien, fit Roland d’une voix faible comme un souffle, mais qui gardait toute son autorité, qu’as-tu donc ?...

– Cette voix, maître !...

– C’est celle d’Imperia. Tu as cru l’avoir noyée... Tu t’es trompé, voilà tout...

– Oh !... Je rêve...

– C’est Imperia, te dis-je, Imperia qui a livré sa fille... la tienne, à Bembo... de quoi te plains-tu ?... »

Roland plaça vivement sa main sur les lèvres du colosse pour étouffer le cri de fureur qui montait à ses lèvres.

« Tais-toi !... Écoute... »

*

Nous avons vu Imperia arriver à Rome, s’installer dans son palais, et préparer sa première fête avec une fébrile activité. Nous l’avons vue, à la fin de cette fête, demeurer seule en l’un de ses salons, avec un homme qui venait de se démasquer et en qui elle reconnaissait Bembo.



À la vue du cardinal, Imperia avait tremblé.

Elle croyait si bien avoir laissé derrière elle tout ce qui se rattachait à un passé maudit !

Mais se remettant bientôt, elle demandait :

« Qu’êtes-vous venu faire ici ? Qu’y a-t-il donc de commun entre nous, désormais ?...

– Votre fille, madame, répondit Bembo avec un calme qui fit frissonner la courtisane.

– Ma fille, répéta-t-elle.

– Oui, j’ai pensé qu’il vous serait peut-être agréable d’apprendre ce qu’elle est devenue, et j’ai fait tout exprès le voyage pour vous l’apprendre. »

Il y avait dans la voix du cardinal une si amère ironie, de telles vibrations sinistres, qu’Imperia fut toute secouée.

« Ma fille ! reprit-elle. Eh ! monsieur, ma fille n’est plus ma fille, vous le savez. Réellement, elle était trop vertueuse pour moi. Et comme sa vertu manquait de modestie, elle se dressait devant moi comme un vivant reproche... Pourtant, Dieu sait si je l’ai aimée... Mais pourquoi son regard me poursuivait-il d’une sorte de mépris ?...

– Et surtout, dit Bembo, pourquoi a-t-elle eu le malheur d’aimer le même homme que vous ?

– Taisez-vous ! gronda-t-elle. Cet homme, n’en parlez jamais devant moi, jamais !

– On dirait que cela vous fait peur ?...

– Cela ou autre chose. Passons. Qu’avez-vous à me dire ? »

Le souvenir de Roland, ainsi éveillé tout à coup en elle, l’agitait d’une extraordinaire émotion.

Bembo notait tous ces détails, et échafaudait un plan.

« Chère amie, dit-il, reportez-vous à cette soirée semblable à celle-ci, où vous m’avez dit : « Bianca s’est sauvée. Vous la rejoindrez sur la route de Mestre. »

– Eh bien ?

– Eh bien, je n’ai fait qu’un bond jusqu’à la route de Mestre, j’ai eu la chance de rencontrer votre fille, je l’ai décidée, par persuasion ou autrement, à me suivre à Venise, et alors... elle s’est tuée sous mes yeux d’un coup de poignard. »

Si pénible que soit cette obligation, nous devons donner à cette scène hideuse toute sa signification, en notant que ce fut sans le moindre tressaillement de sa chair, de son cœur ou de son cerveau que Bembo prononça ces paroles.

« Ainsi, balbutia Imperia pâlissant, Bianca est morte...

– Morte », dit Bembo.

Imperia, peut-être, éprouva, à ce moment, un retour de ce sentiment maternel qu’elle avait étouffé.

Mais, si elle eut vraiment quelque regret, si dans l’âme insondable de cette créature, chef-d’œuvre d’impureté, se manifesta une seconde quelque repentir, si la nature voulut pousser en elle un cri de détresse, rien au-dehors n’apparut de ces manifestations.

Il est probable qu’en Imperia la mère était bien morte.

La courtisane seule vivait.

« Il vaut mieux qu’il en soit ainsi », murmura-t-elle, pensive.

Et ce fut toute l’oraison funèbre de la pauvre petite Bianca, morte pour avoir voulu sauver sa mère.

« Décidément, nous allons nous entendre », gronda Bembo.

En effet, ils étaient bien pareils.

Bembo s’assit tranquillement, et dit :

« Voilà, chère amie, ce que je suis venu vous dire. Il m’a semblé tout naturel qu’une pareille nouvelle vous fût apportée par moi.

– Je vous remercie, dit Imperia.

– Mais ce n’est pas tout, reprit le cardinal, j’ai différents projets à vous soumettre, des projets que vous approuverez, j’en suis certain, si vous tenez non seulement à garder à Rome la belle situation que vous y avez acquise, mais encore à...

– Oh ! interrompit Imperia presque avec violence, pas de menaces, mon cher ! C’était bon à Venise où je tremblais devant vous, pour un pauvre coup de poignard donné à ce Davila...

– Aussi, n’est-ce pas avec ce souvenir que je compte vous faire trembler », dit Bembo d’une voix rauque.

Bembo avait pris l’attitude d’un dompteur qui doit sortir vainqueur de la cage des fauves où il est entré.

Imperia était assise face à la porte du cabinet.

Bembo tournait le dos à cette porte.

« Il est d’autres souvenirs, reprit Bembo de sa voix rude. On dirait vraiment que vous oubliez quel pacte nous lie ; ce n’est pas seulement le crime, c’est notre commune défense... or, qui vous défendra, sinon moi !

– Me défendre ! bégaya Imperia. Contre qui donc ?...

– Vous le savez !... Je n’ai pas besoin de dire son nom ! Qui sait s’il ne viendra pas un jour à Rome !...

– Taisez-vous ! Taisez-vous !...

– Vous voyez bien, madame !... Je vous disais donc : Qui sait si, un beau soir, Roland Candiano que vous avez fait condamner, que vous avez jeté dans les puits, ne vous poursuivra pas de sa vengeance !... Qui sait si tout à coup, il ne vous apparaîtra pas, ici même... Mais qu’avez-vous donc, madame ?... »

Imperia, livide, le visage décomposé, les yeux exorbités, regardait quelque chose que le cardinal n’apercevait pas.

Bembo tourna instinctivement la tête. Il vit Roland Candiano...

Un râle d’effroi monta aux lèvres du cardinal et il demeura à sa place, pétrifié, incapable d’un geste. Seulement, comme Roland avançait, ses yeux le suivirent pas à pas. Cette scène muette entre ces trois personnages avait on ne sait quoi de terrifiant. Roland s’était avancé jusqu’à Imperia. Il semblait ne pas voir Bembo. Et un instant, celui-ci éprouva cet espoir insensé que Roland ne venait pas pour lui.

Mais tout à coup, en cette même seconde, il eut un soubresaut terrible. Une main formidable venait de s’abattre sur son épaule, et le cardinal, redressant la tête, vit à deux doigts de son visage le visage de Scalabrino. La clameur d’épouvante qui monta du plus profond de son être fut étouffée net : Scalabrino venait de bâillonner l’évêque. Une fois Bembo bâillonné, le géant le saisit à bras-le-corps, et il l’emporta hors du salon.

Imperia, à demi folle, avait assisté à cette scène rapide sans pouvoir prononcer un mot. Scalabrino et Bembo disparus, il se fit en elle comme une détente.

Elle considéra Roland dont la physionomie lui apparut grave et presque triste, mais non sévère et impitoyable.

« Ah ! balbutia-t-elle alors avec un sourire contraint, j’avoue que j’ai eu peur... un moment... j’ai cru... que c’était à moi... que vous en vouliez... J’étais folle... n’est-ce pas ? Vous ne voudriez pas de mal à une femme... je le sais... Si grand, si généreux... vous ne voudriez pas vous amoindrir... par un meurtre...

– Madame, dit Roland, vous allez mourir. »

Elle recula, effarée, roulant autour d’elle des yeux de folle.

« Mourir !... Pourquoi ? Pourquoi donc ?... »

Roland déposa sur une table un minuscule flacon.

« Voici, reprit-il, un poison qui ne vous fera pas souffrir. Vous avez tué Davila, madame, et cela ne me regarde pas. Vous avez tué votre fille, et c’est cela qui fait que vous êtes une vivante horreur. Bianca est morte. Mourez aussi. »

Elle éclata de rire.

« Me tuer ! s’écria-t-elle en grinçant des dents. Me tuer quand la vie s’offre devant moi si belle ! Vous êtes fou, monsieur !

– La vie, dit Roland, s’offrait belle aussi pour Léonore que vous avez condamnée ; pour Bianca que vous avez assassinée ; pour moi que vous avez voué au malheur. Ne comprenez-vous pas que voilà assez de catastrophes et de crimes ? Et que votre vie à vous, c’est la mort de tout ce qui vous approche ? Allons, madame, vous avez une minute pour vous décider...

– Oh ! fit-elle, vous êtes fou, vous dis-je !... Moi, me tuer !... Tuez-moi, si vous voulez... si vous pouvez !... »

À ce moment, Scalabrino reparut et se planta devant la porte.

« Assassins ! rugit-elle. Mais ne pensez pas que je vais me laisser frapper sans résistance... Je vais appeler... à moi ! à moi !... »

Au même instant, Roland fut sur elle. Il la saisit par un poignet et l’entraîna jusque devant la table où il avait déposé le flacon.

« Madame, dit-il froidement, choisissez entre ce poison et le bourreau de Venise.

– Le bourreau ! bégaya-t-elle.

– Je ne sais qui vous a dénoncée, madame, mais le jour où j’ai quitté Venise, une somme de cinq cents écus était promise à qui pourrait indiquer au Conseil des Dix en quel lieu avait fui Imperia, la meurtrière de Jean Davila.

– Le bourreau ! répéta-t-elle, égarée. Non ! non, pas cela !... Je me tuerai... je vous le jure... mais laissez-moi vivre une heure encore...

– Une voiture est à la porte de votre palais qui nous attend. Si vous voulez vivre un mois encore, venez !

– Non ! non ! oh non ! Grâce, je suis si jeune ! Grâce ! Je t’ai aimé, Roland !... Je t’aime encore... »

Les gémissements de cette femme devinrent atroces à entendre.

Roland se sentit bouleversé.

Et peut-être allait-il faire grâce en effet !...

Scalabrino eut-il l’intuition de ce qui se passait dans l’âme de celui qu’il appelait son maître ?...

Qui sait ?...

Mais, au moment où Imperia se jetait à genoux et tendait ses bras raidis par le désespoir, le colosse, d’un pas pesant et calme, s’avança et saisit le flacon de poison. Puis il marcha sur Imperia, qui le vit venir, horrifiée ; il la prit par les cheveux, lui renversa la tête en arrière, et, comme la courtisane allait jeter une dernière clameur, il versa dans sa bouche le contenu du flacon.

Un spasme terrible et rapide comme l’éclair secoua violemment le corps d’Imperia. Puis elle se tint immobile, toute raide...

Alors, Scalabrino se releva, le visage convulsé :

« À l’autre, maintenant !... » prononça-t-il d’une voix rauque.

Roland avait assisté à cette exécution sans faire un geste pour intervenir. Oui, à la dernière minute, il avait eu pitié ! Les cris de la courtisane avaient remué ses entrailles. Mais le père de Bianca ne lui avait jamais paru plus terrible, avec une sorte de grandeur farouche, qu’au moment où il saisit Imperia par les cheveux.

Il fut le justicier dans toute la force du terme.

Si l’on songe à ce qu’avait été Scalabrino autrefois, si l’on se dit que cet homme, sevré de toute affection pendant toute sa vie, avait senti éclore dans son âme en toute sa force le sentiment de l’affection paternelle, si l’on songe aussi que Bianca qui était sa fille, qu’il s’était mis à adorer de loin, représentait pour lui une vie nouvelle, des joies inconnues, et qu’Imperia avait froidement livré cette enfant à Bembo, alors, on ne verra dans son acte qu’une manifestation de cette chose mystérieuse et souveraine qu’on nomme la justice.

Imperia gisait, morte, au milieu de ce salon qui, une heure avant, était plein de ses adorateurs.

Ce fut là qu’on la retrouva le lendemain matin.

Rome lui fit des funérailles splendides, porta son deuil et lui érigea un monument sur une de ses places publiques.

Quant à Roland, il avait, suivi de Scalabrino, quitté aussitôt le funèbre salon, et avait rejoint le carrosse qui l’attendait.

C’est dans ce carrosse que Scalabrino avait porté Bembo.

Il l’avait solidement ligoté, avait fermé à clef les mantelets du carrosse et était remonté, comme on a vu.

Roland prit place dans la voiture, ayant le cardinal devant lui. Scalabrino monta sur le siège, et bientôt le lourd véhicule, étant sorti de Rome, courut au galop de ses deux chevaux sur la route de Florence... sur la route de Venise !

Bembo, saisi par Scalabrino et entraîné dans le carrosse, s’était dit :

« Voici ma dernière minute. Je vais mourir. »

Dans le carrosse, il s’évanouit.

Lorsqu’il revint à lui, ce qu’il éprouva d’abord, ce fut un étonnement d’être là, dans cette prison roulante.

Puis, au bout de quelques heures, comme il voyait qu’on ne lui faisait aucun mal, il reprit peu à peu possession de ses esprits. Où l’entraînait-on ? Que lui voulait-on ?

Questions insolubles. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est qu’on ne le tuait pas, et que l’homme assis en face de lui, calme et silencieux, ne paraissait pas lui vouloir de mal.

Cet homme, c’était Roland. Bembo l’examina longtemps, l’étudia en détail et finit par se dire :

« Il est impossible que cet homme m’ait condamné à mort. Mais que veut-il ? »

Alors l’idée de la Grotte-Noire lui revint, et finit par s’imposer à lui.

Oui, c’était cela : Roland voulait le jeter à nouveau dans quelque cachot. Il frissonna.

Mais on sort des cachots les mieux gardés !

La première nuit, la voiture roula sans que Bembo eût prononcé un mot. On lui avait ôté son bâillon pendant son évanouissement, et on l’avait même débarrassé de ses liens.

À un moment, Bembo, avec d’infinies précautions, essaya de voir s’il ne pourrait ouvrir le mantelet rabattu sur la portière. Il reconnut alors que, des deux côtés, les mantelets étaient solidement verrouillés.

Le lendemain, vers midi, il y eut une halte.

Une portière fut ouverte, Roland descendit.

Une demi-heure plus tard, la portière fut rouverte.

Bembo vit que la voiture était arrêtée en pleine campagne.

Scalabrino se présenta, et dit, sans regarder Bembo :

« Voulez-vous manger ?

– Non, merci », répondit le cardinal, espérant par son air dolent apitoyer ceux qui l’entraînaient.

Roland remonta alors, et la voiture se remit à galoper. Bembo sentait une sorte de joie profonde l’envahir. De plus en plus la conviction lui venait qu’il n’était pas condamné à mort.

Dans cette journée, il essaya de savoir.

« Monsieur... », dit-il, d’une voix qui suppliait.

Roland ne répondit pas, ne tourna pas les yeux vers lui.

Rien que le silence absolu, glacial.

Bembo se rencoigna, frissonnant.

Mais, dans la nuit, lorsque la voiture s’arrêta encore et que Scalabrino, comme la première fois, lui demanda s’il voulait manger, il répondit affirmativement.

Lorsque la voiture se remit en route, Bembo, presque rassuré, commençait à prendre son parti de l’aventure.

« Il me tient, songeait-il. Il va me jeter dans un cachot. C’est entendu. Mais j’en sortirai, dans six mois, dans un an, sans compter l’imprévu. Et alors ce sera mon tour. Mais moi, ce n’est pas dans un cachot que cette fois je le jetterai ! »

Toutes ses pensées convergeaient maintenant vers cette époque imprécise où, redevenu libre, il s’emparerait de Roland.

Il forgeait des supplices dans sa tête.

Le retour de Rome à Padoue dura huit jours. Pendant ces huit journées, Roland ne dit pas un mot au cardinal.

À Padoue, la voiture, au lieu d’obliquer sur les lagunes, fila directement sur Mestre. Bembo ignorait complètement où il se trouvait. Il supposait seulement que Roland l’entraînait vers quelque caverne pareille à la Grotte-Noire et que ce repaire ne devait pas être fort éloigné de Venise.

À Mestre, le carrosse fit une assez longue station. Pendant cet arrêt, Roland descendit et fut remplacé par Scalabrino.

Puis la route fut reprise, sans que Roland eût reparu.

Bembo songea :

« Nous devons être arrivés. Je ne le verrai plus... »

Cependant, s’il ne pouvait rien voir au-dehors, il pouvait entendre, et il comprit qu’à partir du dernier arrêt une troupe de cavaliers assez nombreuse escortait la voiture.

Qu’était devenu Roland ?

Il s’était dirigé vers la maison qu’il avait louée et qu’avaient habitée Juana, Bianca et le vieux doge Candiano.

Roland pénétra dans le jardin. À ce moment, la nuit tombait.

À la porte de la maison, Roland frappa d’une façon spéciale et aussitôt on ouvrit. Un homme au visage un peu effaré parut.

Cet homme, c’était Pierre Arétin.

À la vue de Roland, l’Arétin poussa un profond soupir de satisfaction et grommela à part lui :

« Enfin !... Trois jours encore de cette faction, et, par le ventre de Pocofila, je devenais fou, moi...

– Vous avez suivi mes instructions ?

– De point en point, répondit l’Arétin. Venez, et vous verrez. »

Roland suivit l’Arétin, qui ouvrit une porte et pénétra dans une pièce voisine. Là, un étrange spectacle s’offrait à la vue.

La pièce était éclairée par la lumière pâle et jaune de deux flambeaux posés de chaque côté d’une sorte de table basse dressée sur des tréteaux.

Sur cette table, un objet de forme allongée et oblongue était déposé ; il était recouvert d’un drap blanc dont les plis, en retombant, marquaient les tréteaux de bois qui supportaient la table – sorte d’échafaud provisoire, de forme rectangulaire.

À l’un des bouts de la salle, une jeune femme était assise dans une attitude de méditation attristée.

« C’est Perina, dit l’Arétin à voix basse. Elle a le diable au corps et a voulu absolument m’accompagner. Sur ce seul point vous n’avez pas été obéi, puisque je devais être seul. Mais la drôlesse a tellement insisté... »

Roland interrompit l’Arétin par un geste.

Il marcha à la table et souleva entièrement le drap blanc.

L’objet oblong que cachait ce drap apparut alors.

C’était un cercueil.

Sur le couvercle de chêne, une inscription avait été tracée au moyen de clous à tête noire, plantés tête à tête :

Voici cette inscription :

Bianca

fille d’Imperia

morte à seize ans

assassinée

par le cardinal-évêque

Bembo

Roland laissa lentement retomber le drap. Et l’Arétin, qui s’était incliné, se dressa alors en murmurant :

« Selon vos ordres, j’ai fait placer la pauvre petite dans un triple cercueil ; le premier est en cèdre, le deuxième en métal et le troisième en chêne ; j’ai eu beaucoup de peine à tracer moi-même l’inscription que m’indiquait votre lettre ; j’ai encore eu plus de mal à faire transporter ici le cercueil. Par le diable ! plutôt que de recommencer une opération pareille, j’aimerais mieux me retrouver dans une de ces mêlées comme Jean de Médicis m’en fit voir jadis.

– Les hommes qui ont transporté le cercueil ?...

– N’ont rien su. Aidé de mes valets, j’avais placé le tout dans une grande caisse.

– C’est bien, dit Roland. Vous pouvez maintenant retourner à Venise. »

Et, se tournant vers Perina :

« Mon enfant, c’est bien vous qui m’avez indiqué la porte, dans le palais de votre maître, la porte derrière laquelle s’accomplissait le meurtre ?

– C’est elle ! dit l’Arétin. C’est bien elle qui cria, au moment où j’allais crier moi-même. ».

Roland sortit de la chambre funéraire, suivi de l’Arétin et de Perina qui, avant de s’éloigner, appuya ses lèvres sur le drap, en signe d’adieu suprême...

« Et vous avez tenu à accompagner ici le corps de la pauvre enfant ? reprit alors Roland.

– Je ne l’ai vue que quelques heures, dit Perina, et je l’aimais pourtant.

– Mon enfant, écoutez-moi et comprenez-moi bien. Êtes-vous heureuse à Venise, dans le palais de votre maître ?... Si cela n’est pas, dites-le-moi sans crainte... L’Arétin consentira, j’en suis sûr, à se séparer de vous, et je me chargerai alors de votre vie et de votre bonheur.

– Elle est libre, s’écria l’Arétin, qui ne put s’empêcher de pâlir, elle est libre, par tous les saints ! »

Perina regarda l’Arétin, et ses yeux se voilèrent. Elle murmura :

« Que deviendrait-il si je le quittais ?... Qui le soignerait comme moi quand il est malade ? Et qui essuierait ses yeux quand il pleure ? »

L’Arétin demeura un instant tout étourdi.

« Ainsi, dit-il d’une voix étranglée par une sincère émotion, ainsi, Perina, tu ne veux pas me quitter ?... Ce seigneur que tu vois est tout-puissant. Il te fera riche comme il dit, car jamais il n’a menti...

– Partons, maître », dit simplement Perina de sa voix douce.

Des larmes roulèrent alors sur les joues de Pierre Arétin.

« Je suis donc aimé, moi aussi ! fit-il. Ô Perina, Perina, perle de douceur, ô Perina plus tendre que la lune, je veux que ton nom passe à la postérité la plus reculée. Et en attendant, le rôle de servante est désormais indigne de toi. Viens... tu seras l’épouse de l’Arétin !

– Maître Pierre, dit Roland, ce jour-là, vous viendrez me demander les trente mille écus que j’attribue en dot à cette enfant. Allez... allez, maintenant.

– Maître, s’écria l’Arétin enthousiasmé, vous êtes grand et juste... »

Quelques minutes plus tard, Pierre Arétin et Perina quittaient la maison et se rendaient au Soleil-d’Argent, cette auberge où jadis l’Arétin avait vendu deux chevaux à Roland.

Le lendemain matin, ils sortaient de Mestre, et le soir, ils arrivaient au palais Arétin, où nos lecteurs les retrouveront bientôt.

XVII



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