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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Juana en marche


Juana était arrivée à Venise le lendemain du jour, où, dans la scène à laquelle elle avait assisté, elle avait dit adieu à Roland et à Scalabrino. Elle n’eut pas un instant la pensée de se réfugier dans la vieille maison du port.

Elle choisit un modeste logement situé dans l’une des tortueuses ruelles qui aboutissaient à la place Saint-Marc.

Elle n’avait aucun plan arrêté.

La pauvre fille n’avait qu’une idée fixe et précise : sauver Sandrigo, le sauver des coups de Roland.

Le problème était redoutable.

Elle voulait sauver Sandrigo, mais elle voulait avec non moins de force empêcher Sandrigo de frapper Roland ou Scalabrino.

Elle se trouvait ainsi prise dans un tourbillon de pensées qui tantôt la poussait d’un côté, tantôt la rejetait d’un autre, malheureuse épave s’en allant à la dérive du flot qui l’emportait.

Il se passait en elle un étrange phénomène. Ce réveil soudain d’un amour qu’elle avait pu croire assoupi, sinon éteint, l’étonnait et la bouleversait.

Elle avait aimé Sandrigo avec toute la foi naïve, toute la pureté chaste de sa première jeunesse. Puis, Sandrigo disparu pendant des années, elle avait fini par croire qu’elle ne le verrait plus jamais, et que sans doute elle l’oublierait à la longue.

Le bandit avait soudain reparu dans sa vie.

Elle avait dès lors compris que l’homme aimé était toujours présent dans son cœur et qu’il était inutile de résister à cet amour.

Arrivée à Venise, elle se demanda tout d’abord comment elle retrouverait Sandrigo et fut obligée de convenir que le hasard seul pouvait la mettre sur la voie.

Pendant quatre jours, elle erra dans Venise, parcourut surtout le port et les quais.

Le soir du quatrième jour, comme elle traversait la place Saint-Marc, elle vit tout à coup Sandrigo à quelques pas d’elle, et s’arrêta stupéfaite, se demandant d’abord si c’était lui.

Sandrigo en officier des archers !

Sandrigo accompagnant le cardinal-évêque de Venise !

Lorsqu’elle revint de son étonnement, Sandrigo avait disparu dans l’intérieur du palais de Bembo.

Elle alla se poster dans un coin, près de la Loggia, et attendit, tremblante, la tête pleine de bourdonnements confus, cherchant vainement à mettre un peu d’ordre dans ses pensées.

Sandrigo demeura une demi-heure environ chez Bembo.

Juana le vit sortir seul. Elle le suivit.

Sandrigo s’arrêta devant une maison de médiocre apparence.

C’est là qu’il demeurait. Il n’avait nullement remarqué qu’il était suivi, et d’ailleurs, sûr qu’il était de la forte position qu’il avait conquise, il ne s’en fût pas autrement inquiété.

Il occupait au premier étage de cette maison un logis composé de deux petites pièces. Il s’était logé là en attendant mieux. Et ce mieux, dans son esprit, ne pouvait être que le palais qu’il pourrait louer sur le Grand Canal lorsque la prise de Roland Candiano l’aurait enrichi.

Au moment où il poussait la porte de son logement, une main légère se posa sur son bras, et une voix tremblante murmura :

« Sandrigo... »

L’officier se retourna brusquement déjà prêt à frapper. Mais dans la demi-obscurité, il reconnut Juana, et un sourire d’ironie dédaigneuse plissa ses lèvres.

« Toi à Venise ? fit-il.

– Oui, je suis venue pour te parler, Sandrigo.

– Entre donc, ma chère cara mia, entre. Tu vois combien je suis heureux de ta visite. »

Avec sa politesse narquoise, il s’effaça. Juana entra, calme et grave. Sandrigo entra après elle et referma la porte.

« Assieds-toi, petite Juana », dit-il.

La pauvre femme tressaillit. C’est ainsi qu’il l’appelait jadis, dans leurs longues conversations, alors qu’elle écoutait avec une admiration attendrie le récit de ses bienfaits, comme elle eût écouté quelque belle légende.

Cependant, elle refusa d’un signe de tête l’invitation.

Son cœur battait fort, et maintenant qu’elle se trouvait en présence de l’homme aimé, toute sa résolution s’évaporait.

« Tu as donc renoncé à ton métier de gardienne pour vieillards et petites filles ? demanda Sandrigo railleur. Je te félicite. Je ne comprends pas comment une belle fille comme toi, en plein éclat de jeunesse, en pleine maturité de beauté, telle qu’une grenade qui s’ouvre au soleil, ait pu consentir à s’enterrer vive près de ce fou. Tu avais perdu la tête, petite Juana. Mais te voilà, c’est bien. Que viens-tu faire à Venise ?... Si tu veux, je te trouverai une situation... Oui, je devine ta pensée. Tu regardes mon modeste logis, et tu te demandes ce que je pourrais bien faire... Ne te fie pas aux apparences. D’ici peu, je serai une manière de personnage indispensable, ayant acquis toutes sortes de droits, et qui saura en user, je t’en réponds... Parle, petite Juana. Je t’ai conservé toute mon affection, bien que tu m’aies reçu un peu fraîchement lors de la visite que je te fis à Mestre. Je fus même obligé, si je m’en souviens, de te ficeler quelque peu et de te bâillonner. Mais j’espère que tu ne m’as pas gardé rancune, dis ? C’était de la politique, vois-tu, et la politique, ma chère, est un despote très exigeant. Ce jour-là, elle exigeait que tu fusses liée, bien que mon cœur saignât de cette exigence. Je te le répète, Juana, je puis, si je veux, te procurer une agréable position ; avec ta beauté et ton intelligence, je ne doute pas que tu arrives à te débrouiller alors. Voyons, que dirais-tu d’un poste de première camériste dans une honnête et riche maison de Venise ? Je connais un de mes amis intimes qui va se marier prochainement, très prochainement, et qui, pour toutes sortes de motifs que je t’expliquerai plus tard, ne serait pas fâché de placer près de sa jeune femme une fille dévouée, capable de tout comprendre. Je puis te recommander à cet ami qui, j’en suis sûr, t’accueillera favorablement. Qu’en dis-tu ? Que penses-tu ? Que rumines-tu ?...

– Sandrigo, dit Juana, je suis venue pour te sauver.

– Me sauver ? De qui donc ?

– De Roland Candiano. »

Sandrigo bondit ; il se leva si brusquement que l’escabeau sur lequel il s’était assis se renversa. Cette teinte d’ironie qu’avait prise son visage fit place à une indicible expression de haine.

« Encore cet homme ! gronda-t-il. Cet homme qui m’a humilié, qui a infligé à mon orgueil une inguérissable blessure ! Oh ! je le hais de toute mon âme. Juana, tu es une bonne fille, et je te demande pardon de n’avoir pas toujours été avec toi aussi fraternel que j’aurais dû l’être. Tu viens exprès à Venise pour me prévenir. C’est beau, sais-tu, ce que tu fais là ! Car enfin, je t’ai bien maltraitée à Mestre. Donc, cet homme est à mes trousses ! Damnation, je donnerais dix ans de ma vie pour me trouver seul à seul avec lui ! Tu ne sais pas ce qu’il m’a fait, Juana. Ah ! j’ai beau être officier des archers de Venise, j’ai beau porter un costume que l’on salue, j’ai beau être admis dans la société vénitienne, j’ai beau avoir la gratitude de certains personnages comme l’évêque et le doge, je n’arrive pas à oublier les ivresses de la vie libre de la montagne... J’en ai été chassé, Juana ! Chassé comme un laquais, moi qui en étais le roi redouté ! Un homme s’est trouvé qui m’a vaincu, qui m’a fait crier de douleur et pleurer de rage devant nos bandes. J’ai fui honteusement. Mais ces larmes que j’ai dévorées, ce sont autant de gouttes de fiel qui sont tombée dans mon cœur... Ainsi donc, Roland Candiano vient sur moi ? Oh ! merci, petite Juana, d’être venue me prévenir !... Le misérable ! Tu vas tout me dire, n’est-ce pas ? Tu as surpris ses intentions ? Tu sais sans doute où il se cache ?... Ne crains rien, Juana ; dis-moi où je puis le rencontrer, et dans une heure, Roland Candiano aura vécu.

– Sandrigo, dit Juana, tu ne tueras pas Roland Candiano.

– Qui m’en empêchera ?

– Moi.

– Tu es folle ?



– Regarde-moi, fit-elle tristement, ai-je l’air d’une folle ?

– Je ne te comprends pas. Tu dis que tu veux me sauver de Roland Candiano, et en même temps tu m’annonces que tu m’empêcheras de le frapper.

– J’ai dit ce que j’ai dit, Sandrigo. Écoute : si Roland te frappe, je mourrai de désespoir. Et c’est pourquoi je suis venue te sauver. Mais avant que tu le frappes, toi, il faudra que tu me tues moi-même. »

Sandrigo éclata d’un rire violent :

« Que signifie cette polenta ? Tu veux et tu ne veux pas...

– Je ne veux pas que tu meures, et je ne veux pas qu’il meure ; pardonne-moi, Sandrigo, de te dire si mal ce que je pense pourtant avec toute mon âme ; ne vois-tu pas combien je suis troublée, et que tes regards de colère me bouleversent ?

– Tu ne veux pas qu’il meure, et tu prétends me sauver ? Ah ! çà, tu n’as donc pas entendu ce que je t’ai dit ? Que je hais cet homme plus que tout au monde, que je l’exècre au point qu’il n’y aura pas de repos pour moi tant qu’il vivra ? Que je l’aie à portée de ce poignard, une bonne fois ! »

D’un coup furieux, Sandrigo enfonça dans une table le poignard qui vibra pendant quelques instants.

Mais aussitôt, il songea que s’il effrayait Juana, il ne saurait rien.

« Voyons, reprit-il d’une voix plus calme, puisque tu ne veux pas que je touche à Roland Candiano, explique-moi comment tu prétends me sauver ?

– Je vais te le dire, Sandrigo. Venise est à Mgr Roland. C’est son champ de bataille. Tu ne sais pas, tu ne peux savoir ce qu’il a souffert ; je le sais, moi ! Et je sais combien juste est l’œuvre qu’il poursuit. Eh bien, sache-le, il va passer ici comme passent les brûlants météores qui parfois ravagent la plaine, déracinent les arbres et renversent les maisons. Malheur à qui se trouve sur le passage des tempêtes et des justiciers... Pourquoi te trouverais-tu sur ce passage, Sandrigo ? Va-t’en. Je sais qu’il ne te poursuivra pas. Je sais que tu ne seras point frappé si tu ne lui fais obstacle...

– Ah ! ah ! je commence à comprendre ! ricana l’officier.

– Que veux-tu dire ?

– Que Roland Candiano t’a envoyée à moi. Il a donc bien peur ?

– Tu te trompes, dit gravement Juana. Mgr Roland ne m’a point parlé de toi. C’est moi qui ai parlé. Et j’ai lu dans ses yeux que tu serais épargné, pour l’amour de moi, si tu te retires du champ de bataille.

– C’est-à-dire si je quitte Venise ? »

Juana joignit les mains.

« Oui, dit-elle, c’est cela. Voilà le vrai. Partons ensemble, Sandrigo. Le veux-tu ? Je te suivrai. J’irai où tu voudras. Je te servirai. Je serai ta servante, ta sœur ou ton amante. »

Une fois encore le rire terrible de Sandrigo retentit.

« C’est pour me proposer cela que tu es venue à Venise ?

– Oui !

– Eh bien, dit-il froidement, ta petite combinaison en vaut une autre. Seulement, il y a un petit empêchement...



– Ta haine ? Oh ! si tu connaissais Roland Candiano...

– Allons, tais-toi ! gronda-t-il ; si je connaissais cet homme, ce serait pour le haïr davantage ! Mais ce n’est pas la haine qui m’arrête, petit Juana.

– Qu’est-ce donc alors ?

– L’amour. »

Elle demeura étourdie sur le coup, toute blanche, souffrant à cette minute toutes les tortures qu’un cœur de femme est capable de subir sans se briser.

« Eh oui ! continua Sandrigo avec une volonté féroce d’écraser la pauvre femme, j’aime, je suis aimé, et samedi, dans Saint-Marc, le lieutenant Sandrigo se mariera, aux yeux de Venise assemblée pour cette belle cérémonie... Cela a l’air de t’étonner... Cela est, cependant. Maintenant, si tu tiens absolument à connaître ma fiancée, je n’ai rien à te cacher : c’est Bianca. »

Juana, qui jusque-là était demeurée debout, se laissa tomber sur l’un des escabeaux qui garnissaient la chambre.

« Tu vois, acheva froidement Sandrigo, qu’il m’est impossible de quitter Venise en un pareil moment... Allons, petite Juana, il se fait tard, tu peux t’en aller, car à la nuit noire, tu serais exposée à de mauvaises rencontres... J’espère que tu reviendras me voir ?... Et même, quand je serai installé dans le palais que je dois habiter avec Bianca, tu seras toujours la bienvenue... »

Depuis quelques minutes, et tout en parlant, le bandit avait discuté avec lui-même s’il poignarderait Juana ou s’il la retiendrait prisonnière pour l’empêcher d’aller retrouver Roland. Mais il se dit qu’en la laissant partir, il saurait peut-être ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire la véritable retraite de Roland. En effet, il ne doutait pas que Juana ne lui eût été envoyée par lui.

Quant à Juana, les dernières paroles de Sandrigo semblaient l’avoir privée de sentiment. C’était toute une vie de rêve qui s’écroulait. Jusque-là, elle avait espéré vaguement, sans que son espoir eût jamais pris une forme précise. Maintenant, tout était fini.

Elle se leva et se dirigea péniblement vers la porte.

« À bientôt », dit Sandrigo.

Elle balbutia quelques mots inintelligibles et s’en alla, si abattue, si courbée, qu’on l’eût cru soudainement vieillie. À peine eut-elle disparu dans l’escalier que Sandrigo s’élança à son tour et se mit à la suivre de loin. Il la vit entrer dans une maison qu’il nota soigneusement puis s’éloigna.

Une demi-heure plus tard, il reparaissait, accompagné d’un sbire.

« C’est là, lui dit-il. Il faudra savoir exactement où elle loge, de façon qu’on puisse entrer chez elle sans se tromper.

– Ce ne sera pas difficile.

– Bon. Vous monterez la garde devant la maison, jusqu’à ce que vous soyez relevé. Si elle sort, vous la suivrez. Si quelqu’un vient la voir, je devrai en être prévenu tout aussitôt.

– Les ordres de Votre Seigneurie seront exécutés de point en point. »

Sandrigo rentra alors tranquillement chez lui.

Dans son pauvre logis, Juana sanglotait...

*

Pendant que Juana se désespérait et pleurait, pendant qu’elle se penchait, avec ce vertige particulier de l’affolement, sur le nouvel abîme qui s’ouvrait dans son cœur, et qu’elle se demandait avec terreur si elle allait se mettre à être jalouse de Bianca, pendant ce temps, Sandrigo, rentré chez lui, faisait une toilette soignée.



On venait de lui apporter un costume de grande tenue qu’il allait endosser pour la première fois. Ce costume se composait d’un haut-de-chausses violet, d’un pourpoint de velours de même couleur, d’un manteau court doublé intérieurement de soie violette et d’une toque à plume blanche sur le galon de laquelle était brodé en or le lion de Venise. Un baudrier de soie brodée soutenait l’épée de parade, tandis qu’à la ceinture pendait un court poignard à manche d’or, accroché à une chaînette d’or.

S’étant revêtu de ce costume, Sandrigo se regarda dans une glace et murmura :

« Qui donc reconnaîtrait en moi le bandit Sandrigo ? Personne, je pense. »

Un nuage voila soudain le sourire qui avait éclairé sa physionomie.

« Non, personne... pas même mes anciens compagnons de la montagne. »

Il avait fait tomber cette barbe un peu hirsute qu’il portait jadis, et ses cheveux noirs bien peignés, naturellement ondulés, n’encadraient pas sans une sorte de grâce un visage qui, au repos, pouvait inspirer à des indifférents une certaine sympathie.

À ce moment, ce visage n’eût inspiré que de la terreur.

Les sourcils froncés, les dents aiguës à demi découvertes par un rictus de menace, les yeux durs, Sandrigo songeait :

« Cette bonne Juana ! Grâce à elle, je vais retrouver celui qui m’a chassé, qui m’a volé la royauté de la montagne. Et ce jour-là, malheur à lui ! Allons, petite Juana, va retrouver ton cher protecteur Roland Candiano ; va ma fille, montre-nous le chemin... »

La sombre expression disparut soudain, et le visage se détendit.

Sandrigo venait d’achever sa toilette en posant sa toque sur sa tête, et ses pensées prenant un autre cours, il murmura :

« Allons !... La conquête que je vais entreprendre ce soir est moins difficile ! »

Sandrigo se trompait. Semblable à tous les « beaux garçons » il avait de lui-même trop bonne opinion, ou des autres trop mauvaise opinion, comme on voudra.

En réalité, il lui était peut-être plus aisé de tuer Roland, tout doucement, au détour de quelque ruelle, que de mener à bien la conquête de Bianca. Car c’est à cette conquête-là que songeait Sandrigo.

Il sortait de chez Bembo où Juana l’avait vu entrer.

Et Bembo lui avait assuré que tout serait prêt pour la cérémonie du surlendemain ; on était au jeudi soir et le mariage dans Saint-Marc, avec bénédiction épiscopale, chants et hautbois, en présence de la meilleure société de Venise, devait avoir lieu le samedi.

Ce soir-là, Imperia donnait une grande fête à laquelle elle avait convié tout ce que Venise comptait de patriciens ou d’artistes. Cette fête devait être une sorte de célébration des fiançailles. Le mariage, qui déjà faisait du bruit dans la ville, devait être officiellement annoncé. Sandrigo devait être présenté, ainsi que Bianca.

On comprend dès lors tout l’intérêt que cette soirée avait aux yeux de Sandrigo.

Mais il n’était pas le seul à s’intéresser à cette fête.

Dans la maison de l’île d’Olivolo, Roland et Scalabrino se préparaient, eux aussi, à y assister.

Roland revêtait un costume pareil à celui qu’il portait dans cette nuit à jamais mémorable en son existence où il avait délivré Imperia sur les quais d’Olivolo.

Par bravade, peut-être, ou parce que cela rentrait dans son plan, Roland ne changea rien à son visage et ne se livra à aucun déguisement de la tête. Mais il mit un loup noir. Dans Venise, cité du mystère, le loup était non seulement toléré, mais accepté comme faisant presque partie du costume. En plein jour, les jolies Vénitiennes portaient un loup pour garantir leur visage contre les ardeurs du soleil, comme on met parfois des écrans devant certaines pêches pour leur conserver leur duvet. Dans beaucoup de fêtes, les hommes portaient également un loup, soit pour ne pas être reconnus, soit simplement par cette passion du mystère qui caractérisait les Vénitiens. On aimait alors à « intriguer » dans les fêtes, c’est-à-dire à faire chercher qui pouvait bien être tel beau cavalier qu’on ne reconnaissait ni à sa taille ni à son costume. Il va sans dire que lorsqu’il s’agissait d’une fête chez une courtisane telle qu’Imperia, la majeure partie des invités cachaient soigneusement leurs visages. Seuls les jeunes gens et ceux qui n’avaient rien à craindre de la médisance venaient à visage découvert.

La fête devait commencer à dix heures pour se terminer à deux heures du matin. On en parlait dans Venise depuis trois jours, et les initiés vantaient d’avance les merveilles grâce auxquelles Imperia comptait éblouir Venise accourue chez elle.

Au moment où Roland acheva de s’habiller, il était onze heures et demie, c’est-à-dire que la fête de la courtisane devait battre son plein.

Roland descendit dans cette pièce du rez-de-chaussée où, la veille, Scalabrino lui avait amené – apporté si mieux l’on aime – Guido Gennaro, le chef de la police.

Là, plusieurs hommes étaient rassemblés.

Et si le même Gennaro se fût trouvé là, il eût précisément reconnu ceux qui, derrière le maître-autel de Saint-Marc, l’avaient jugé et condamné.

Chacun de ces hommes avait sans doute reçu des instructions antérieures, car Roland se contenta de leur dire :

« Vos hommes sont prêts ?

– Ils seront à leurs postes à deux heures, maître.

– Bien ; à deux heures et demi précises, je sortirai du palais. Alors, c’est qu’il ne faudra rien faire. Si, au contraire, je n’ai point paru, l’attaque commencera lorsque tintera la demie. »

Les chefs se levèrent, saluèrent gravement celui qu’ils appelaient « maître » et sortirent sans bruit.

« Réussirons-nous, monseigneur ? » demanda alors Scalabrino d’une voix tremblante.

Roland sourit.

« Rassure ton cœur paternel, dit-il de cette voix douce, grave et tendre qui produisait une si profonde impression sur Scalabrino ; rassure-toi, mon brave compagnon ; nous sommes deux cents pour cerner un palais et faire capituler une femme...

– C’est vrai, monseigneur, pardonnez-moi. Je devrais avoir ce soir la confiance sans limites que j’ai en vous. Je sais que vous me rendrez ma fille ; j’en suis sûr uniquement parce que vous me l’avez promis. Et pourtant... Je redoute je ne sais quel malheur imprévu.

– Ce soir à huit heures, Bianca était encore dans son appartement au fond du palais de sa mère ; je m’en suis assuré... »

Scalabrino garda un moment le silence.

« Monseigneur, reprit-il tout à coup, vous avez assigné à chacun son rôle excepté à moi. Que devrais-je faire ?

– Toi, rien. Tiens-toi sur le quai, en face la porte d’entrée du palais Imperia. Et attends là jusqu’à l’heure convenue, c’est-à-dire jusqu’à la demie de deux heures.

– Pourquoi n’aurai-je rien à faire, moi ? » fit Scalabrino.

Roland plaça sa main sur l’épaule de Scalabrino.

« Parce que, pauvre père, ta pensée vacille, ton cœur frémit ; ta main tremblerait ; songe qu’une hésitation pourrait tout compromettre. Crois-moi, laisse-nous faire, nos compagnons et moi. Ce qui a réussi une fois en de mauvaises conditions, doit réussir ce soir où les conditions les plus favorables sont réunies. »

Scalabrino s’inclina, vivement ému.

« Monseigneur, dit-il, j’admire avec quelle délicatesse vous savez tout prévoir et tout dire. Vous avez raison... je me sens nerveux au point que j’aurai de la peine à ne pas me ruer dans ce palais... dans cette caverne, devrais-je dire.

– À deux heures et demie, songes-y !

– Soyez tranquille, monseigneur, je saurai me contenir. »

C’est en effet la colère et l’emportement de Scalabrino, que Roland avait redoutés, plutôt que son hésitation.

Il sortit en faisant un dernier signe de la main à Scalabrino ; une demi-heure plus tard, c’est-à-dire un peu après minuit, une gondole le déposait devant le palais d’Imperia.

*

Nous revenons maintenant à Juana.



La nouvelle du mariage de Sandrigo et de Bianca, apprise de la bouche même de l’homme qu’elle aimait, l’avait tout d’abord comme assommée.

Juana était une nature impulsive.

Sa pensée du moment se traduisait aussitôt par l’acte qui condensait cette pensée.

Or, après la première crise de sanglots, sa pensée fut celle-ci :

« Il est impossible que Bianca épouse Sandrigo. »

Pourquoi impossible ? Elle le décrétait ainsi, et n’avait d’ailleurs aucune idée de ce qu’il faudrait faire pour que l’impossibilité souhaitée fût une réalité.

Seulement, derrière cette affirmation sans bases, s’en dressait une autre qui la dominait et qui, celle-là, était parfaitement solide :

« C’est samedi qu’a lieu le mariage, et nous sommes à jeudi soir ! »

Le choc de ces deux éléments l’affola. Un instant, elle se tordit les mains. Puis elle se dit qu’il était inutile de résister à la destinée, et qu’elle n’avait plus qu’à disparaître.

Elle se vit marchant vers un canal quelconque et se laissant glisser dans l’eau noire. Un petit bouillonnement, et ce serait tout : elle aurait fini de souffrir.

Tout en songeant ainsi, Juana avait rafraîchi ses yeux mouillés par les larmes, puis, presque inconsciente, sans trop savoir où elle allait et ce qu’elle voulait, elle descendit et se mit à marcher.

Le sbire que Sandrigo avait laissé à sa porte la suivit pas à pas.

Juana marcha pendant une demi-heure à l’aventure, se répétant avec cette morne obstination des idées fixes :

« Il est impossible que Sandrigo épouse Bianca... »

Tout à coup, elle s’arrêta, et vit qu’elle était sur le bord du Grand Canal. Quelques barcarols causaient et riaient, assis sur les bords du quai, les jambes pendantes au-dessus de l’eau.

Juana toucha l’un deux à l’épaule.

« Voulez-vous, dit-elle, m’indiquer le palais d’Imperia ? »

Le barcarol, sans répondre, allongea le bras.

Juana regarda dans la direction indiquée. À cent pas de là, dans un flamboiement de lumières enfermées en des verres de couleurs différentes, elle vit resplendir une façade de marbre.

« Est-ce là le palais Imperia ? dit-elle, comme pour se donner le temps de réfléchir.

– C’est là, dit le barcarol. Le palais est en fête. Il paraît que la grande courtisane a une fille et qu’elle marie cette fille. »

Juana avait tressailli. Toute pâle, elle s’éloigna vers le palais qui, dans la nuit bleuâtre, élevait ses marbres baignés de lumières.

Une petite foule stationnait non loin de l’entrée.

Des mendiants, des pauvresses, des gens qui venaient prendre leur part de la fête en admirant au passage les invités de la courtisane ; les mendiants dans l’espoir de récolter quelque aubaine, les petits bourgeois dans l’espoir de raconter à leurs bourgeoises les merveilles entrevues.

Lorsque Juana s’arrêta dans cette foule, une gondole venait d’accoster au pied du large escalier de marbre, et un homme vêtu avec une rare magnificence, escorté de trois laquais chamarrés, monta les marches avec une majestueuse emphase du geste et du pas. Comme cet homme avait le visage découvert, quelques-uns le reconnurent, et son nom circula dans la foule qui, béat d’admiration :

« L’Arétin ! L’illustrissime poète Arétin !... »

Presque au même moment, une autre embarcation très simple accosta près de la gondole superbe de l’Arétin, qu’un Nubien vêtu d’une tunique de soie blanche avait manœuvrée.

L’homme qui en descendit et qui entra aussitôt dans le palais était masqué ; personne ne reconnut donc en lui le cardinal-évêque de Venise, le vénéré Bembo.


III



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