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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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La gondole d’amour et de mort


Roland Candiano, un peu après minuit, avait fait le tour du palais Imperia pour s’assurer que chacun était à son poste. Le nouvel enlèvement de Bianca avait été préparé par lui avec le calme et le soin méticuleux qui assurent la réussite aux entreprises les plus difficiles. Or, celle-ci était relativement aisée. Roland, donc, en revenant à la façade du palais, sur le canal, et en y retrouvant Scalabrino qu’il avait laissé là, put affirmer à son compagnon que deux heures plus tard, une fois la fête finie, Bianca serait en sûreté.

Scalabrino remercia d’un signe de tête.

Roland pénétra dans le palais.

D’un coup d’œil il fit le tour de la salle immense où il venait d’entrer. Il vit Imperia souriante, admirablement belle, sous son dais de soie blanche, dans l’éclat des lumières douces que répandaient les cires parfumées ; près d’elle, il reconnut Sandrigo ; le couple était entouré d’une petite cour qui adressait ses compliments autant à Sandrigo qu’à la courtisane.

Sandrigo, reconnu pour l’amant en titre de la belle Imperia, avait acquis du coup droit de cité dans la société vénitienne.

Le soir encore, simple lieutenant inconnu, il devenait tout à coup un personnage par la toute-puissance de la magnifique courtisane.

Roland marcha de groupe en groupe, cherchant Bianca.

Il ne la vit pas.

Une sourde inquiétude commença à le gagner.

Certain que la jeune fille n’était pas dans cette fête qui était donnée pour elle, il revint dans le salon où trônait Imperia.

Elle s’était levée de son siège, et s’était approchée avec Sandrigo d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le canal.

Roland, après l’avoir cherchée quelque temps, finit par la découvrir dans l’embrasure de cette fenêtre, à demi cachée par les grands rideaux de brocart qui retombaient lourdement.

Il s’approcha, s’assit contre le rideau.

Imperia et Sandrigo, accoudés à l’appui de velours, regardaient dans la nuit.

De loin en loin, ils échangeaient de vagues paroles.

« Ainsi, fit soudain Sandrigo, reprenant sans doute une conversation que la courtisane avait laissé tomber, ainsi elle n’a pas voulu assister à cette fête ?...

– Je l’ai vainement suppliée ; mais ne parlons pas de cela, cher : laissez-moi pour ce soir encore tout mon bonheur ; demain, vous penserez à Bianca ; ce soir, vous êtes tout à moi... voulez-vous ?

– Soit...

– Folie, si vous voulez, cher, très cher... mais cette fête m’ennuie, je soupire après le moment où nous serons seuls...

– La nuit s’avance...

– Oui, et savez-vous ce que je voudrais, tout à l’heure, quand ce monde qui m’assomme sera parti ?

– Dites... »

Imperia, peu soucieuse d’être vue, avait entouré de ses deux bras un bras de Sandrigo, et laissé tomber sa tête sur son épaule.

« Eh bien, écoutez... J’ai fait préparer une gondole, ma grande gondole de cérémonie ; la tente en est intérieurement recouverte de satin ; des coussins de velours sur une peau d’ours blanc, cela fait un nid bien doux pour des étreintes d’amour... c’est là que je voudrais, tout à l’heure, dans le rêve de la nuit, dans le doux balancement des vagues, être toute à vous, toute à toi... »

Roland n’entendit plus rien qu’un murmure confus. Il s’éloigna.

« Bianca est renfermée chez elle, songea-t-il. La prévenir de ce que nous allons faire tout à l’heure ?... Oui, sans doute... Ce sera une grosse émotion évitée à cette enfant... Allons ! La mère, triste mère, est occupée ici... allons ! »

Dix minutes plus tard, il avait constaté l’absence de Bianca.

Roland rentra dans les salons.

Cette fois, Imperia causait en riant avec quelques jeunes seigneurs.

Dans un groupe, Pierre Arétin pérorait de sa voix tonitruante et cherchait à prouver que le Tasse n’avait aucun talent.

Roland le toucha à l’épaule et lui fit signe de le suivre.

L’Arétin, étonné, mais flairant, selon son habitude, quelque aubaine, suivit cet homme masqué qu’il ne reconnaissait pas.

Mais dès qu’ils furent perdus dans la foule, par un mot, Roland se fit reconnaître. L’Arétin frémit en songeant à toutes les haines qui entouraient cet homme, et que le palais d’Imperia était à ce moment le foyer de ces haines.

« Allez dire à Imperia que vous avez une grave nouvelle à lui communiquer en secret, dit Roland.

– Quelle nouvelle ?

– Ne vous en inquiétez pas, et suivez simplement cette femme où elle vous conduira. Le reste me regarde. »

L’Arétin s’élança.

Roland le vit manœuvrer pour s’approcher de la courtisane, lui parler à voix basse : et quelques minutes plus tard, il vit Imperia, escortée de l’Arétin, quitter lentement les salles de fête.

Il les suivait pas à pas.

Imperia traversa deux ou trois pièces désertes et parvint enfin à ce petit salon retiré, sorte de boudoir, où Roland avait déjà pénétré.

La courtisane entra. L’Arétin fit un pas pour la suivre.

Mais à ce moment, Roland le prit par le bras, l’arrêta, et franchissant le seuil à la place du poète, referma la porte.

Imperia s’était assise en disant :

« Je vous écoute, mon cher, nous sommes seuls. »

En parlant ainsi, elle leva machinalement la tête et vit que ce n’était pas l’Arétin qui était devant elle, mais un homme masqué qu’elle ne connaissait pas.

Elle bondit et voulut s’élancer vers la porte.

« Madame, dit froidement Roland, faites un pas, jetez un cri, et je vous tue. »

Au son de cette voix, Imperia tressaillit de terreur.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle.

Roland fit tomber son masque.

Elle recula, livide, hagarde, et alla retomber, palpitante, sur le fauteuil qu’elle venait de quitter.

« Rassurez-vous, madame, reprit Roland en s’asseyant à son tour ; il me déplairait souverainement de voler au bourreau ce qui lui appartient, et si vous consentez à m’écouter tranquillement, je ne vous toucherai pas.

– Parlez », dit Imperia.

Elle se remettait peu à peu.

Sa première épouvante se transformait en une ardente curiosité, et pour tout dire, elle se sentait instinctivement protégée par la générosité chevaleresque de son adversaire.

« Madame, dit alors Roland, vous avez organisé dans votre palais une fête magnifique dont je viens d’admirer l’éclat et la somptuosité ; mais, ou j’ai été trompé, ou c’est dans un dessein bien précis que vous donniez cette fête.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci : on m’a affirmé, et je suis sûr de l’exactitude du renseignement, que cette fête avait pour but de présenter votre fille Bianca devant la société vénitienne. Est-ce vrai ? »

Imperia tressaillit.

Cependant, ce fut d’une voix tranquille qu’elle répondit :

« C’est vrai.

– Si mes renseignements continuent à être exacts, reprit Roland, il ne s’agissait pas seulement d’une présentation, mais de véritables fiançailles entre votre fille Bianca et le lieutenant Sandrigo.

– C’est encore vrai !

– Or, je viens, comme je vous le disais, de parcourir vos salons. J’y ai vu le fiancé. Mais j’y ai vainement cherché la fiancée. Et l’idée m’est venue de vous demander, madame : pourquoi Bianca n’est-elle pas présente à la fête que vous donnez pour elle ? »

Un frémissement agita la courtisane.

Elle comprit ou crut comprendre ce qui avait poussé Roland Candiano.

Roland aimait Bianca.

Et s’il était audacieusement venu à cette fête, lui, le proscrit, s’il risquait sa tête dans cette folle démarche, c’est qu’il était poussé par le désespoir et l’amour.

Elle comprit que si elle frémissait, c’était d’une jalousie furieuse.

« En vérité, dit-elle d’une voix altérée, je pourrais vous demander au nom de qui et de quoi vous venez me poser de pareilles questions...

– Il me semble que nous avons eu déjà un entretien de ce genre et que je vous avais convaincue du droit que j’ai de vous surveiller, d’analyser vos actes, et enfin de vous interroger. »

Roland avait prononcé ces mots avec une froideur pleine de menaces.

« Je vous répondrai donc, dit Imperia. Ma fille n’est pas présente à cette fête parce qu’elle n’a pas voulu y assister.

– Vous mentez, madame », dit Roland avec le même calme.

Sous l’insulte, Imperia baissa la tête.

Elle répondit avec une sorte d’humilité qui stupéfia Roland :

« Épargnez-moi... Si je vous dis que ma fille n’a pas voulu assister à cette fête, c’est que je ne puis vous dire autre chose.

– Il faut cependant que vous parliez, reprit Roland avec une fermeté menaçante. Je veux, entendez-vous, je veux savoir ce que Bianca est devenue.

– Ah !... cria la courtisane, vous l’aimez donc ! »

Toute sa jalousie fit explosion dans ce cri de douleur et de rage. À ce moment, Bianca fût apparue soudain qu’elle se fût peut-être jetée sur elle.

Devant la révélation de ce sentiment, Roland demeura quelques secondes frappé d’étonnement.

Imperia conçut ce silence comme un aveu, comme une proclamation de l’amour de Roland pour Bianca.

Dès lors, toutes les fureurs se déchaînèrent en elle.

Elle se leva, livide, le visage plaqué de taches bilieuses, et la magnifique beauté de cette femme parut s’évanouir dans une sorte de décomposition spectrale.

« Tu l’aimes ! bégaya-t-elle d’une voix entrecoupée et sifflante, tu l’aimes ! bon ! nous allons rire !... Apprête-toi à subir la plus effroyable des tortures, la torture même que tu m’as infligée ! Ah ! tu m’as dédaignée, méprisée, bafouée ! ah ! tu m’as condamnée au rare supplice de conquérir d’un seul coup d’œil tous les hommes, excepté un seul, excepté toi, que j’aime !... Ah ! tu n’as eu ni pitié ni miséricorde dans ton cœur pour la misérable qui se roulait à tes pieds... Et maintenant tu viens me dire que tu aimes à ton tour ! Ce n’est plus Léonore, n’est-ce pas ? C’est Bianca ?... Eh bien, sache d’abord une chose, que tu ignores peut-être : c’est que Bianca t’adore ! Oui, la fille t’adore comme la mère t’a adoré ! »

Roland tressaillit.

Il ne douta pas un instant de la vérité qu’il avait déjà entrevue.

Un instant, ses poings se serrèrent.

Mais il se contint, voulant tout savoir.

Imperia, avec cette lucidité particulière qu’elle gardait jusque dans le déchaînement de ses passions, remarqua ces nuances ; elle vit Roland pâlir.

« Oui ! continua-t-elle avec plus de fièvre, tu t’indignes de ce que j’ose parler ainsi de ta nouvelle idole, comme tu t’indignas jadis quand je te parlai de Léonore... Ma bouche de courtisane profane la pureté de tes amours, n’est-ce pas, monsieur l’honnête homme ? »

Elle s’arrêta un instant, et comme Roland demeurait silencieux, sévère et grave, elle reprit en distillant ses paroles goutte à goutte comme un poison corrosif :

« Sache donc d’abord ceci : Bianca t’aime. Ne le savais-tu pas ? Tant mieux, car ce m’est une double joie de te l’annoncer. Mais ce n’est pas tout, acheva-t-elle dans un éclat de rire délirant, ce n’est pas tout, mon cher ! Cette Bianca que tu aimes, un autre l’aime aussi. Tu le connais... c’est un de tes meilleurs amis... c’est ton bon ami Bembo... à qui tu l’as disputée une fois... Eh bien, maintenant que tu sais tout cela, souffre comme un damné, apprends la fin... Sais-tu où est Bianca ? Sais-tu où est la chaste fille de la courtisane avilie ? Dans les bras de Bembo où je l’ai jetée moi-même ! Cherche où ils sont, et trouve si tu peux ! »

Elle se tut brusquement, et s’affaissa dans un fauteuil en proie à une crise nerveuse, secouée par cet éclat de rire qui fusait sur ses lèvres tordues.

Roland s’était levé. Une furieuse colère gronda en lui.

« La dernière heure de cette femme est venue ! » pensa-t-il. Et froidement, il tira son poignard.

Mais son bras levé ne s’abattit point.

Lentement, il remit le poignard au fourreau et murmura :

« Non, ce n’est pas à moi à faire justice d’un tel crime ! »

Il jeta sur Imperia un regard glacial et sortit, songeant :

« Pauvre, pauvre petite Bianca ! Perdue ! Ah ! la malheureuse enfant !... Trop tard ! Je suis arrivé trop tard !... »

Il sortit du palais, et courut à l’un des chefs qui étaient postés aux environs.

« Prends vingt hommes, dit-il, cours au palais de l’évêque, entres-y de gré ou de force, fouille le palais tout entier, et si Bembo y est, amène-le-moi dans Olivolo, mort ou vif... »

L’homme s’élança.

« Si Bembo y est ! songea tristement Roland. Hélas ! faible chance !... »

Un immense chagrin lui venait.

Quoi ! Bianca, cette hermine immaculée aux mains du hideux Bembo !

Quoi ! une telle profanation était possible, et c’était la mère de Bianca qui l’avait préparée !...

« Que meure donc cette misérable, gronda-t-il, puisque je ne l’épargnais que pour son amour pour la pauvre petite !... »

Il avait remis son masque et s’était enveloppé d’un manteau qui le rendait méconnaissable.

Il revint alors vers la façade du palais.

Scalabrino était toujours à son poste, attendant avec une mortelle anxiété l’heure convenue.

« Pauvre père ! murmura Roland ; pauvre vieux compagnon de mes douleurs ! Oh ! suis-je donc vraiment maudit que tout ce qui me touche et m’entoure est frappé comme je l’ai été moi-même ! »

À ce moment, Scalabrino aperçut Roland.

Il pâlit et s’avança vivement.

« Eh bien, maître ? demanda-t-il.

– Suis-moi », répondit Roland.

Il se mit à parcourir lentement les bords du canal, examinant attentivement les nombreuses gondoles amarrées qui avaient amené les invités d’Imperia.

« Ma fille, maître ? interrogea sourdement Scalabrino.

– Viens, viens... »

Il paraissait chercher quelqu’un ou quelque chose.

Enfin, il s’arrêta devant une belle gondole de cérémonie dont la tente, d’une richesse inouïe, formait dans la nuit un dais scintillant et se terminait en haut par une couronne en or.

De lourdes tentures de soie remplaçaient les rideaux de cuir qu’on mettait à ces tentes. L’intérieur en était capitonné ; des coussins de velours s’empilaient pour le repos de la fastueuse propriétaire de cette gondole, à l’arrière de laquelle un homme, enveloppé d’un manteau pour se garantir de la fraîcheur attendait, assis.

« Tu vois cette gondole ? dit Roland.

– Oui, maître, répondit Scalabrino en frémissant ; mais Bianca...

– Patience... Cette gondole appartient à la courtisane Imperia, tu entends ?

– J’entends, maître !...

– Tout à l’heure, les invités d’Imperia vont se retirer ; le palais va devenir silencieux et muet ; mais tu ne t’en iras pas. Tu attendras...

– Ici, maître ?...

– Ici... ou peut-être ailleurs, comme tu voudras, comme ton cœur t’inspirera... Écoute, lorsque tout le monde sera parti, tu verras Imperia venir prendre place dans cette gondole, accompagnée de Sandrigo... comprends-tu ?...

– Oui, oui, maître !... Ma fille ! ma fille !... Qu’est-il arrivé ?

– Patience, encore une fois. Donc, Imperia et Sandrigo vont tout à l’heure se promener dans cette gondole. Je ne t’en dis pas plus en ce qui concerne cet homme et cette femme. Le reste te regarde... »

Scalabrino comprit qu’il allait apprendre le malheur qu’il sentait dans l’air, selon son expression.

« Maintenant, reprit Roland, suppose une catastrophe... »

Scalabrino poussa un gémissement.

« Ta fille, mon bon compagnon, ta fille, nous ne pouvons te la rendre ce soir.

– Oh ! j’aime mieux savoir la vérité, si horrible qu’elle soit ! Bianca est morte, n’est-ce pas ?

– Non ! pas morte ; du moins, je l’espère... Mais écoute... »

Roland saisit les deux mains de son compagnon, et longuement, à voix basse, il lui parla, lui versant le mal avec le remède, lui prodiguant les consolations...

Lorsque Roland eut fini de parler, Scalabrino ne pleura pas, ne gémit pas. Il murmura :

« C’est bien, maître... »

Roland s’écarta doucement, mais il ne s’éloigna que de quelques pas et alla s’abriter dans un coin d’ombre d’où il ne perdit pas de vue Scalabrino.

Le colosse, après quelques instants pendant lesquels la douleur le paralysa, pour ainsi dire, se secoua comme un sanglier qui va foncer. Un rauque soupir, peut-être un sanglot, peut-être un rugissement, gonfla sa vaste poitrine.

Roland le vit s’approcher de la gondole qu’il lui avait signalée. Il l’entendit interpeller l’homme qui était assis à l’arrière. Et il murmura :

« Il a compris... Imperia est condamnée. »

Alors, il s’éloigna dans la direction du palais de Bembo.

*

Ni Roland ni Scalabrino, tout entiers à la violente préoccupation qui les obsédait, n’avaient remarqué une femme qui s’était approchée d’eux.



Cette femme, d’abord confondue parmi les curieux qui admiraient la façade de ce palais derrière laquelle des gens s’amusaient, était peu à peu demeurée presque isolée. En effet, au moment où Roland sortait du palais Imperia, les curieux s’étaient lassés d’examiner les lanternes de couleur, qui d’ailleurs s’éteignaient une à une, de détailler les richesses des gondoles, et de dévisager au passage les invités qui commençaient à se retirer. Il ne restait donc plus sur le quai que quelques rares mendiants, semblables à ceux qu’on voit à la porte des théâtres : de tout temps le misérable a cherché quelque pécule en s’improvisant, pour une seconde, domestique volontaire du riche qui passe ; aujourd’hui, c’est l’ouvreur de portières. Alors, sur les quais de Venise, c’était l’avertisseur, celui qui, dans la nuit, appelait le gondolier du maître.

La femme que nous avons signalée avait remarqué Scalabrino dès que celui-ci était arrivé. Bien que le colosse fût masqué et enveloppé d’un manteau, elle le reconnut à sa taille et à son attitude.

Dès lors, elle ne le quitta plus des yeux.

Cette femme, c’était Juana.

*

Scalabrino s’était approché de la gondole d’Imperia.



Généralement, cette gondole était conduite par un Nubien, habillé de soie blanche – somptuosité que maître Pierre Arétin s’était empressé d’imiter. Mais lorsque la courtisane se promenait la nuit, comme cela lui arrivait assez souvent, soit qu’elle allât à un rendez-vous, soit simplement qu’un poétique caprice l’entraînât – elle remplaçait son noir barcarol par un Vénitien de haute taille, de force peu commune qui, le cas échéant, l’eût défendue contre une attaque des malandrins qui pullulaient et étaient presque aussi nombreux que les sbires.

L’homme, comme on a vu, était assis à l’arrière de la gondole, dont la pointe était tournée vers le quai.

Il sommeillait, attendait le caprice de sa maîtresse qui l’avait prévenu qu’elle ferait sans doute une promenade.

« Ho ! le barcarol ! » appela Scalabrino d’une voix ferme qui ne décelait aucune émotion.

L’homme se réveilla à demi et souleva la tête.

« M’entendez-vous ? reprit Scalabrino, tandis que deux ou trois mendiants s’approchaient, curieux.

– Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda le barcarol d’Imperia.

– Un mot à vous dire de la part de la signora Imperia. »

L’homme se leva aussitôt, traversa la gondole et sauta sur le quai en disant :

« Qu’est-ce ?

– Je l’ignore ; une des femmes de la signora veut vous parler à la petite porte du palais.

– Que peut-elle me vouloir ?

– Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y aller.

– C’est juste. »

Le barcarol se dirigea indolemment vers la partie du palais que lui avait désignée Scalabrino. Celui-ci l’accompagnait.

La porte indiquée, c’était celle par où avait fui Bianca. Elle donnait sur une ruelle, à vingt pas de la façade.

« Il fait noir comme dans le four où le diable cuit son pain, dit le barcarol. C’est une nuit à faire un bon coup.

– Oui, un bon coup, dit Scalabrino.

– Voici la porte. Mais je ne vois pas... »

L’homme n’eut pas le temps d’achever. Scalabrino l’avait saisi à la gorge ; en un tour de main, il le bâillonna. En même temps il modula un coup de sifflet. Une dizaine d’ombres surgirent de l’ombre et entourèrent le groupe formé par Scalabrino et le barcarol qui se débattait furieusement.

L’homme fut réduit à l’impuissance.

« Vous le lâcherez demain matin », dit Scalabrino.

En parlant ainsi, il s’emparait du manteau et de la toque du barcarol. Il s’en couvrit aussitôt, et tranquillement, sans plus s’inquiéter de ce qui se passait derrière lui, revint au quai.

Alors, il entra dans la gondole d’Imperia, s’assit à la place même où tout à l’heure était assis le barcarol, laissant sa tête retomber sur ses genoux, il parut s’endormir.

Si Scalabrino ne dormait pas, il rêvait du moins.

Et sa rêverie était effrayante.

*

Lorsque Imperia revint à elle, après cette sorte de crise nerveuse qui l’avait, pantelante, jetée sur son fauteuil, elle vit que Roland avait disparu.



« Il cherche Bianca, songea-t-elle. Oui, cherche, cherche, et tâche d’arriver avant Bembo ! Seulement Bembo connaît la route, et tu ne la sais pas ! »

Pendant quelques minutes, elle s’enivra de cette joie horrible de penser que sa fille, à ce moment, succombait sans doute, et que Roland, le désespoir au cœur, courait Venise comme un insensé.

Mais elle n’était pas femme à s’attarder longtemps aux bagatelles. Elle se leva, se posta devant son miroir, répara le désordre de sa toilette et de son visage, puis, vivement, reprit le chemin des salons où la fête commençait à être sur son déclin.

Alors elle songea que Roland était peut-être resté là, et qu’elle allait le faire arrêter. Mais elle rejeta aussitôt cette pensée comme contraire à toute vraisemblance. Et soudain, ce fut cette question qui se présenta à son esprit :

« Pourquoi, lui ayant fait une telle blessure, ne m’a-t-il pas tuée ? »

Elle frissonna de terreur :

« Est-il possible qu’il ait eu pitié de moi ? Ou bien médite-t-il quelque vengeance ?... Mais non, pendant qu’il me tenait à sa merci, il m’eût tuée... »

Elle entra dans les salons, et vit Sandrigo qui la cherchait. Elle alla à lui, plus belle peut-être, de toutes ces émotions accumulées qui, chez elle, provoquaient une surexcitation nerveuse.

Son amour pour Roland se fondait en une passion sensuelle plus violente pour Sandrigo.

Celui-ci demeura ébloui. Certes, à ce moment, il avait complètement oublié Bianca. Et lorsque Imperia, pour expliquer son absence, lui dit qu’elle venait de voir sa fille, Sandrigo lui répondit en frémissant :

« Demain, nous parlerons d’elle, chère âme. Vous avez dit tout à l’heure que, ce soir, nous étions tout l’un à l’autre. »

Imperia vibra de passion.

Elle vit Sandrigo presque aussi surexcité qu’elle-même et comprit que cet homme ne faisait que refléter l’intense et farouche volupté qui se dégageait d’elle.

Comme ils virent qu’on les regardait, ils se reculèrent l’un de l’autre, avec la crainte étrange, fantastique, de ne pouvoir se résister davantage et de se ruer dans leur frénésie devant toute cette foule, dans ces lumières, dans ces musiques.

Peu à peu, cependant, elle parvint à se maîtriser.

Un à un, ses invités prenaient congé d’elle. Elle les recevait avec ce vague sourire que les hystériques ont dans l’hypnose, ce sourire en dedans qui découvrait à demi ses dents brillantes et humides, et soulevait sa gorge irréprochable.

Un peu après deux heures, Sandrigo et Imperia étaient seuls, accoudés à cette même fenêtre où Roland avait surpris leur entretien.

Le quai était sombre et désert.

Seul, le fanal bleuâtre d’une gondole amarrée devant le palais mettait une étoile pâle dans la nuit.

Là-haut, au ciel, des nuages bas couraient, fouettés, déchiquetés par un vent assez fort. Des frissons passaient. Il faisait froid et il faisait chaud. Du moins, Imperia éprouvait cette sensation contradictoire. Sandrigo avait passé son bras autour de la taille de la courtisane. La volupté l’emportait lui aussi, et ses yeux ardents appelaient l’amour.

« Oui, balbutia Imperia, oui, ma chère âme... aimons-nous là, dans le balancement des flots... Viens...

– Viens », dit Sandrigo en l’enlaçant.

Ce fut ainsi qu’ils s’en allèrent, enlacés, vers la gondole.

Scalabrino les vit venir.

Et lui, dans son attitude, à demi penché en avant, la main crispée sur le manche du poignard, sous le manteau, d’une effrayante immobilité, semblait les attirer, les magnétiser de ses yeux ardents, prunelles fixes, paupières dilatées, visage durci, pétrifié par la haine comme si lui-même n’eût été qu’une statue adaptée au décor.

Imperia et Sandrigo, en entrant dans la gondole, ne le virent pas.

Ils distinguèrent vaguement une ombre debout à l’arrière ; le barcarol de leur amour était là ; leurs regards ne firent que l’effleurer, puis s’enlacèrent de nouveau plus étroitement.

Seulement, Imperia, en pénétrant sous la tente, avait dit :

« Va où tu veux...

– Bon ! » rugit en elle-même la statue de haine.

Et Scalabrino, détachant les amarres, saisit la rame ; légère et rapide, la magnifique gondole glissa sur les eaux endormies.

À ce moment, la lune qui venait de jeter un regard sur ces choses, disparut derrière les voiles des nuées, comme si elle eût craint d’assister à quelque effroyable spectacle.

*

À ce moment, aussi, une barque fluette et misérable se détacha du quai et se mit à glisser dans le sillage de la superbe gondole. Sur cette barque il y avait une femme.



Elle était seule, et ramait sans bruit, les yeux dardés dans la nuit, vers la gondole qui emportait Imperia, Sandrigo, Scalabrino.

*

La courtisane et son amant avaient pris place sous la tente.



Scalabrino, debout à l’arrière, poussait vigoureusement sa rame et ne perdait pas de vue la tente somptueuse dont les rideaux de brocart blanc s’étaient refermés sur le couple énamouré.

« Ô ma fille ! » songeait le colosse.

Et tandis que sa pensée sanglotait, tandis que des orages de tendresse et de haine se déchaînaient dans son cœur, là, à trois pas de lui, se déchaînait la tempête de passion, dont les râles montaient jusqu’à lui.

Et dans le sillage de la gondole, invisible, glissa la petite barque où Juana songeait :

« Ô Sandrigo ! en vain je t’ai aimé. En vain ce misérable cœur t’aime encore... Bandit d’amour comme tu fus bandit d’argent, te voilà dans les bras de la courtisane en attendant que la malheureuse Bianca te soit jetée en proie... Et je t’aime encore ! »

Et ces quatre pensées éparses formaient un quatuor d’amour, de passion, de haine et de douleur.

Une heure s’écoula ainsi, une heure au bout de laquelle Sandrigo revint à lui, et avec son esprit positif, commença à calculer et à envisager froidement la situation. La gondole se trouvait maintenant au bout du Grand Canal, non loin du port, c’est-à-dire non loin du vieux logis où était morte la dogaresse Sylvia, où avait longtemps habité Juana, où Roland, enfin, avait failli être pris par Bembo.

« Rentrons au palais, dit alors Sandrigo.

– Encore un instant, ma chère âme, répondit Imperia.

– Il se fait tard...

– Cette heure ne vous enivre donc pas comme moi ? Qu’importe qu’il soit tard... Notre amour éclaire cette nuit, et le moment est si harmonieux, d’une si parfaite beauté, que je voudrais le prolonger jusque dans l’éternité.

– C’est que...

– Dites toute votre pensée.

– Eh bien, je voudrais voir Bianca. »

Le mot était si imprévu, d’une si rare impudence en un tel moment, qu’Imperia tressaillit. Pendant quelques instants, la mère se réveilla et se révolta en elle. Une étincelle de cet amour maternel qu’elle avait étouffé s’aviva. Elle frémit...

Mais presque aussitôt, elle songea à la fuite de Bianca et qu’elle avait lancé Bembo sur les traces de la jeune fille. Tant d’événements et de pensées diverses qui s’entrechoquaient dans son esprit lui donnèrent une étrange lassitude. Son cerveau, surexcité par la scène de l’apparition de Roland, exaspéré par cette heure de passion délirante, vacilla, près de sombrer dans la folie.

« Bianca ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire strident.

– Oui, Bianca ! fit Sandrigo, stupéfait et inquiet.

– Tenez-vous beaucoup à la voir ?

– N’est-ce pas presque mon droit ?

– Mais la voir à cette heure... il faudrait donc la réveiller...

– Elle me pardonnera ce caprice de fiancé. Et puis, tenez, j’ai comme une inquiétude qu’elle ait refusé d’assister à cette fête donnée pour elle, je voudrais savoir...

– Les motifs ? interrompit Imperia avec ce rire de folie qui finissait par provoquer une sorte d’épouvante chez Sandrigo... je puis vous les dire moi-même, mon cher. Bianca vous déteste... Bianca a horreur de vous... Pourquoi songer à elle qui vous abhorre, quand vous êtes près de moi qui vous adore ?... Regardez-moi... Je le veux ! Je veux toute ta pensée, ô mon amant, tout ton amour, je te veux tout entier... Tu veux donc que je souffre ? Tu veux donc que de nouvelles jalousies viennent encore m’enfiévrer ? »

Elle s’exaltait, enlaçait Sandrigo de ses deux bras nus.

Mais Sandrigo, cette fois, la repoussait.

« Je veux la voir ! dit-il nettement.

– Tu veux la voir ! » s’exclama la courtisane d’une voix rauque.

Maintenant ses yeux étincelaient, sa gorge s’enflammait. La folie érotique prenait la forme de folie de rage, et l’hystérie devenait fureur. Son rire éclata, plus strident :

« Cours donc après elle, comme l’autre ! »

Sandrigo lui saisit les mains, devenu livide.

« Que veux-tu dire ?

– Qu’elle n’est plus à Venise ! râla-t-elle en cherchant encore à enlacer son amant. Qu’elle s’est sauvée, entends-tu ! Et qu’en ce moment, l’évêque, le Bembo sordide et hideux, doit l’avoir atteinte... »

Sandrigo avait poussé un rugissement de rage et de désespoir. Il se rua sur la courtisane, l’étreignit, la renversa.

« Tue-moi ! dit-elle dans un sourire de folle.

– Où est-elle ? Parle, misérable, parle ! »

Il serra les mains agrippées à la gorge.

Subitement l’instinct de vivre se réveilla chez Imperia.

« Je ne sais pas, dit-elle, je le jure !

– Et Bembo ? gronda l’homme.

– Route de Mestre...

– Route de Mestre ! Oh ! Je comprends tout ! »

Il se releva d’un bond.

« Au port ! hurla-t-il au barcarol, au port ! vite ! vite ! »

Il ouvrit violemment les rideaux, les déchira, hagard, livide de rage... Au même instant, un hurlement d’épouvante lui échappa : le barcarol était debout devant la tente, et dans ce barcarol, aux rayons de lune, comme dans un effroyable cauchemar, il reconnaissait Scalabrino.

Scalabrino vivant !

Scalabrino sur la gondole d’Imperia !

Scalabrino qui avait été précipité dans la cave de l’Ancre-d’Or et de qui Sandrigo avait entendu les râles d’agonie !

« Spectre ! bégaya le bandit, spectre horrible ! »

Scalabrino ne dit pas un mot. Son bras se leva et s’abattit dans un geste foudroyant. Le poignard entra jusqu’à la garde dans le sein du bandit, et Scalabrino dédaigna de l’en retirer.

Sandrigo se renversa en arrière, sans une plainte, et tomba dans la tente, replié sur lui-même, les yeux clos, et le manche du poignard formant croix sur la poitrine.

Imperia avait assisté, glacée d’horreur, à cette scène de cauchemar.

Elle ne s’évanouit pas et vit alors Scalabrino s’approcher d’elle.

« Le père de Bianca ! » râla-t-elle.

Scalabrino entendit.

« Oui ! dit-il d’une voix grave, le père de Bianca ! »

Et il la saisit par les cheveux et l’entraîna à l’arrière de la gondole. Imperia n’opposa aucune résistance ; mais ses lèvres tuméfiées d’horreur murmurèrent :

« Addio l’amor, addio la vita !... Adieu l’amour, adieu la vie ! »

Scalabrino l’empoigna, la souleva au-dessus de sa tête dans ses bras puissants, et, debout, sur l’étroit rebord de la gondole, cria un seul mot :

« Giustizia ! »

Au même moment, il laissa retomber dans l’eau la courtisane, qui s’enfonça presque aussitôt et disparut dans un remous...

Le mouvement que Scalabrino imprima à la gondole fit chavirer l’embarcation et il tomba dans le canal.

À cet instant, à une vingtaine de pas, un cri retentit dans la nuit.

Scalabrino n’entendit pas ce cri. Il se mit à nager vigoureusement, atteignit bientôt le quai, et bientôt il eut disparu.

VII



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