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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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L’homme brun des forêts


Il était onze heures et demie lorsque la Sirena toucha le sable, ayant traversé la grande lagune qui séparait Venise de la terre ferme.

Dix minutes plus tard, la gondole s’éloigna et Bianca, demeurée seule sur la plage, la vit disparaître comme une silencieuse hirondelle de mer qui s’enfonce dans la nuit. Le patron lui avait offert ses services pour l’accompagner ou la faire accompagner, mais la jeune fille avait préféré s’en aller toute seule, peut-être dans la crainte d’une indiscrétion ou d’une trahison ; et puis l’idée d’être dans la nuit, avec un homme inconnu lui faisait peur.

Elle demeura donc seule. Tant que la gondole fut visible à ses yeux, elle s’applaudit de sa résolution ; mais lorsqu’il n’y eut plus autour d’elle que de la nuit, lorsqu’elle n’entendit plus les frémissements de la mer qui se lamentait sur les sables, lorsqu’elle ne vit plus au ciel que de grands nuages livides qui couraient, poussés par un vent froid, un soudain frisson la prit, et elle ressentit les premières atteintes de la terreur. Elle s’éloigna du rivage pour éviter les embruns que le vent lui jetait au visage ; la route de Mestre était là toute proche ; Pietro la lui avait indiquée d’un geste : elle s’y engagea et se mit à marcher d’un bon pas.

De chaque côté de la route, de grands cyprès se balançaient tristement et il lui sembla que de leurs noirs rameaux sortaient des voix plaintives :

« Où vas-tu petite Bianca ? où vas-tu ainsi toute seule ? Quoi ? Toute seule, vraiment ? Tu n’as donc ni père, ni mère, ni frère, ni mari, ni amant, rien au monde ? Toute seule, dans cette nuit terrible, si noire et si triste... »

Et Bianca songeait avec ferveur :

« Là-bas, dans la petite maison de Mestre si calme et si douce, je retrouverai une sœur, une mère : Juana, ma bonne Juana ; je retrouverai le vieillard paisible... je retrouverai... oh ! peut-être... il reviendra, lui... lui dont un seul regard me console, dont une seule parole me rend forte... »

Avec une pareille vision dans le cœur, Bianca marcha courageusement pendant une heure, au bout de laquelle elle se trouva à l’orée d’une forêt qui traversait la route.

Là, elle s’arrêta frissonnante.

Des masses d’ombres grises sur lesquelles flottaient des masses d’ombres noires, voilà comment se présenta la forêt aux yeux de Bianca.

Des frémissements, des froissements, des glissements et des chuchotements mystérieux au fond de ces profondeurs.

Elle s’enfonça plus avant.

Peu à peu, les lueurs confuses qui tombaient des nuages livides s’effacèrent à leur tour. Bianca venait de pénétrer sous une voûte de branchages entrelacés et ce fut la nuit dans son horreur.

Tout à coup, sur sa gauche, retentit un appel rauque et tragique, où il y avait du bêlement exaspéré, du rugissement du fauve, un cri de férocité grave ; cela bêla, cela rugit, cela mugit, et c’était d’une angoisse indéfinissable.

C’était un cerf qui bramait, là, tout près d’elle.

Si elle l’eût su, cela l’eût rassurée.

Elle ne savait pas. Et le déchaînement de la voix rude, violente, âprement rugissante, fut le signal du déchaînement de la peur dans son âme. Elle se mit à courir.

Alors, sur sa droite, les mêmes clameurs de menace retentirent ; puis, plus loin, de tous côtés, la nuit s’emplit de rugissements, ce fut la nuit elle-même qui se mit à rugir par des bouches inconnues qui devaient être effroyables...

Bianca, trébuchante, les mains étendues devant elle, courut au hasard, ou crut courir.

Une pensée la talonnait.

C’est que l’homme brun des forêts venait sur elle.

Qui ? L’homme brun des forêts ?...

Une création fabuleuse, un type de légende, l’un de ces êtres inconsistants qui peuplent les ruines, les forêts, les mers, les déserts, tout ce qui est profond, immense et mystérieux.

Chaque forêt avait sa légende. Celle-ci avait la sienne.

Bianca la connaissait. Juana la lui avait racontée de cet air grave des gens qui croient. À Venise, on la lui avait répétée.

Oui ! L’homme brun des forêts était sur ses talons.

Il la poursuivait, se rapprochait, s’éloignait pour mieux l’affoler, pour se jouer d’elle... Et c’était lui qui hurlait, rugissait, tantôt tout près d’elle, tantôt au loin...

Et la légende tout entière se dressa dans son esprit affolé.

L’histoire véridique indiscutée, indiscutable de l’homme brun des forêts se présenta à son imagination.

Elle se la récita à elle-même, telle que Juana la lui avait contée.

L’homme brun des forêts !... Qui était-ce ?

Elle avait trébuché, était tombée sur ses genoux, et la tête cachée dans ses mains, attendait le coup fatal.

*

La chose remontait aux premiers âges de la fondation de Venise. La légende, brouillant un peu les époques, et dédaigneuse d’une savante chronologie – eût-elle été légende sans cela ? – plaçait un château fort au milieu de la lagune, en ces siècles reculés où les premiers Vénètes eurent la pensée hardie d’établir une ville au milieu de la mer, ville toute militaire, probablement nid de pirates.



Donc, en ces temps-là, la grande lagune s’étendait beaucoup plus à l’Ouest et au Nord. Mestre n’existait pas, ni la forêt. Là où s’élevaient les maisons de Mestre, c’étaient des écueils marins, et des vagues échevelées roulaient sur l’emplacement des chênes, des cyprès et des cèdres.

À peu près vers le milieu de ce qui était devenu la forêt, s’élevait donc un château fort flanqué de quatre tours, solidement construit sur une île, ou plutôt sur un rocher, comme un nid de goélands.

Là habitait un certain Catenaccio qui n’est pas sans avoir quelque accointance de physionomie avec notre Barbe-Bleue.

Catenaccio, qualifié baron par la légende, bien qu’il n’y eût pas encore de baron à l’époque lointaine indiquée par la légende elle-même, Catenaccio vivait dans son château avec cent hommes d’armes et avec ses domestiques.

De larges bateaux plats le transportaient avec ses hommes tout équipés et à cheval, soit sur la terre ferme, soit sur la ville naissante qui devait devenir la reine des mers.

Chaque fois que, de loin, on apercevait les grands bateaux plats quitter le château fort, tout tremblait, les femmes pleuraient, les hommes se préparaient à une résistance désespérée. En effet, le baron Catenaccio ne sortait de son repaire que pour piller, voler, incendier.

Et c’était surtout contre Venise naissante qu’il exerçait ses ravages et sa rage. En effet, seul maître jusqu’alors de la grande lagune, ce n’était pas sans une fureur jalouse qu’il avait vu s’établir près de lui dans les îles sablonneuses, ces voisins hardis qui venaient lui disputer l’empire des mers et de la terre circonvoisine. Aussi, tous les trois ou quatre ans, il apparaissait avec ses hommes d’armes, débarquait tout à cheval, bardé de fer, la lance au poing, et de grands massacres commençaient. Il détruisait les pilotis sur lesquels s’édifiaient des maisons, inondait les palais à peine élevés, tuait le plus qu’il pouvait, et finalement reprenait le chemin de son nid, emmenant en captivité les plus belles d’entre les jeunes Vénitiennes.

Il est vrai qu’à chaque expédition, Catenaccio s’en revenait meurtri, ayant laissé sur le carreau un grand nombre de ses compagnons. Mais à peine rentré, il s’occupait de remplacer les morts ; quant aux blessés, il ne s’en inquiétait pas : une fois pour toutes, il avait donné l’ordre de les entasser sur un bateau que l’on conduisait à l’endroit qui devait être le canal Orfano, de sinistre mémoire ; et alors, tout simplement, on coulait le bateau. Catenaccio, par ce système, avait persuadé ses hommes qu’il était urgent de vaincre ou de mourir sur place. Les survivants étaient magnifiquement récompensés en or, en bijoux et en femmes. Pendant les quelques jours qui suivaient l’expédition, c’était dans le château une débauche effroyable. De loin, les Vénitiens entendaient les cris de leurs femmes qui essayaient encore de se défendre, et on conçoit que leur colère et leur terreur allaient en grandissant. Quant à Catenaccio, à peine avait-il reformé sa troupe de brigands qu’il montait sur la tour de l’Est qui regardait Venise ; alors, pendant des journées, il contemplait avec rage les Vénitiens, qui bravement se remettaient à l’œuvre, et il préparait une nouvelle expédition.

Il y avait quatre tours au château, disait encore la légende. Chacune de ces tours était habitée par une femme, une de celles qu’il avait emmenées en captivité. Chacune de ces femmes, à son tour, devait subir ses étreintes. Or, au retour de chaque expédition, voici ce qui se passait :

Dans la cour du château, Catenaccio choisissait dans le lot des captives les quatre qui lui convenaient le mieux, et il avait soin de les choisir de beautés différentes ; puis il abandonnait le reste à ses soldats. Alors, il prenait par la main l’une des quatre qu’il s’était réservées, et la conduisait, la poussait plutôt vers la tour de l’Est. Là, en présence de la femme qui y était déjà, il commençait par violer la nouvelle venue. Puis il saisissait l’ancienne par les cheveux, et d’un seul coup, lui tranchait la tête. Cette même opération, il la renouvelait dans les trois autres tours. C’est ainsi que Catenaccio procédait à l’installation de ces quatre nouvelles femmes, à chaque expédition.

Le voisinage d’un pareil gaillard était, dit la légende, une véritable calamité. L’Homme Brun accumulait les forfaits sans qu’il fût possible de prévoir la fin de ces désastres. L’Homme Brun, c’était Catenaccio, ainsi surnommé à cause de sa longue barbe noire.

Les Vénitiens tentèrent divers remèdes héroïques pour se débarrasser du fléau. D’abord, ils voulurent entourer d’un rempart leur ville en fondation. Mais le rempart était détruit par l’Homme Brun au fur et à mesure qu’il se construisait. Puis ils essayèrent d’attaquer le château ; mais mal armés, mal équipés, ils furent repoussés et subirent des pertes terribles. Enfin, une armée, réduite à une poignée, désespérée, ayant inutilement invoqué saint Pierre et saint Paul – lesquels d’ailleurs n’avaient pas encore vécu à cette époque – ils prirent la triste résolution d’abandonner leurs îles et de se réfugier au loin.

Or, vivait alors dans Venise un jeune homme du peuple, qui s’appelait Marc. Il était fiancé à une belle jeune fille qu’il aimait de toute son âme, comme il en était aimé. La jeune fille fut enlevée par Catenaccio et subit le sort commun à ses compagnes. Elle s’appelait Giovanna. Le désespoir de Marc fut immense. Mais loin de se répandre en gémissements inutiles comme ses compatriotes, il garda pour lui ses pensées, enferma sa désolation dans son cœur et songea à se venger. Mais comment ? Il était impossible de pénétrer dans le château. Jamais Catenaccio n’y laissait entrer un homme, refusant même de recevoir les pèlerins qui, se rendant en terre sainte, venaient lui demander l’hospitalité. Hâtons-nous de déclarer que la légende n’explique pas comment il y avait une terre sainte et des pèlerins, à l’époque indiquée, qui précède la vie du Christ. Il refusait donc jusqu’aux pèlerins, et quant aux prisonniers, on sait déjà qu’il n’en faisait pas, ayant l’expéditive habitude de tuer tout.

Une année vint où Catenaccio, l’Homme Brun, prépara une nouvelle descente sur Venise.

On assure que dans la nuit qui précéda le départ, Satan, qui protégeait Catenaccio, lui apparut et lui déconseilla fortement cette expédition.

« Pourquoi donc ? gronda l’Homme Brun ; pourquoi n’irais-je pas renouveler cette fois une provision de belles femmes pour mon lit, de bon vin pour mes caves, et d’or pour mes hommes ?

– Je ne puis te le dire, répliqua Satan ; en effet, saint Marc me l’a expressément défendu. Et tu sais que saint Marc, qui a pris les Vénitiens sous sa protection, est un terrible saint qui m’exterminerait si je lui désobéissais.

– Bon ! au diable saint Marc et toi-même ! J’en ferai à ma tête. »

Satan hocha la tête et se retira désolé, comme il avait l’habitude de se retirer, c’est-à-dire en s’enfonçant sous terre au milieu de la fumée et du bruit.

« A-t-on jamais vu un pareil capon ! » se contenta de grommeler Catenaccio qui, tout aussitôt, donna ses derniers ordres en vue de l’expédition projetée.

Au soleil levant, les hommes d’armes, à cheval, casqués, cuirassés, les brassards et les jambards de fer fixés par des courroies, la lance et la masse au poing, prirent place sur les larges bateaux plats qui démarrèrent, les triples rangs de rames frappèrent l’eau en cadence, au chant des rameurs et des soldats, ce qui faisait une terrible musique.

Catenaccio et ses hommes, accueillis par une nuée de flèches, n’en débarquèrent pas moins ; une mêlée effroyable s’ensuivit, et bientôt les Vénitiens, vaincus, se mirent à fuir. Catenaccio, songeant aux conseils de son ami Satan, se mit à rire. Le pillage commença et dura toute la journée et toute la nuit.

Le lendemain matin, les hommes du château, Catenaccio en tête quittèrent Venise incendiée, ruinée une fois de plus, emmenant une cinquantaine de femmes et de jeunes filles.

Dans la cour du château, l’Homme Brun passa les malheureuses en revue, et selon sa coutume, en choisit quatre pour lui, qui étaient sinon les plus belles, du moins celles qui lui plaisaient.

Aussitôt, et toujours selon ses détestables mœurs, il en prit une par le bras et l’entraîna dans la tour de l’Est, celle qui regardait Venise.

Il entra dans une vaste salle où se tenait l’infortunée que Catenaccio allait égorger après avoir assouvi sa passion sur la nouvelle venue.

Cette malheureuse était dans un coin à genoux, un poignard à la main. Dès qu’elle aperçut celle qui devait la remplacer, elle tressaillit, et eut toutes les peines du monde à retenir un cri.

« Giovanna, gronda Catenaccio, écoute-moi bien ! »

Ce fut au tour de la nouvelle prisonnière de tressaillir. Car cette nouvelle prisonnière n’était autre que Marc, le beau jeune homme fiancé à Giovanna. Après la bataille, il s’était habillé en femme, ayant conçu ce plan audacieux de pénétrer dans le château grâce à ce subterfuge. Comment fut-il réellement pris pour une femme ? Comment Catenaccio le choisit, lui premier, pour l’entraîner dans la tour de l’Est ? La légende, avec ce beau dédain des vulgaires vraisemblables qui caractérise toutes les légendes, n’en dit pas un mot. Et comme nous ne faisons que répéter, nous ferons comme elle.

« Giovanna ! s’écria donc Catenaccio, écoute-moi ! Tu m’as résisté grâce à ce maudit poignard que tu tiens de saint Marc, mais ta dernière heure est venue ; si je n’ai pu te violer, je pourrai du moins t’égorger ! »

Marc apprit ainsi, on peut penser avec quelle joie, que sa chère fiancée était restée vierge.

Alors Catenaccio se tourna vers Marc :

« Et toi, femme, comment t’appelles-tu ?

– Tu vas le savoir ! » répondit Marc d’une voix éclatante.

En même temps, d’un tour de main, il se débarrassa de sa robe de femme et apparut avec une armure étincelante, une épée à la main.

« Je m’appelle Marc, continua-t-il, et je suis envoyé par le saint dont je porte le nom, afin de te punir de tous tes crimes. »

Aussitôt, et avant que Catenaccio fût revenu de la stupéfaction et de l’effroi que lui causaient ce nom et cette apparition soudaine, Marc se précipita sur lui et lui enfonça son épée dans la gorge.

L’Homme Brun tomba dans une large mare de sang et Giovanna se jeta toute frémissante dans les bras de son fiancé devenu son libérateur.

À ce moment, Satan apparut et se pencha sur l’Homme Brun qui râlait, à l’agonie, en s’écriant :

« Que t’avais-je dit ?

– Tu avais raison, dit Catenaccio. Emporte-moi, puisque c’est convenu entre nous. »

Satan éclata d’un rire terrible, saisit Catenaccio par les cheveux et frappant les dalles qui s’ouvrirent, il s’enfonça dans les entrailles de la terre. Aussitôt, les murailles du château maudit se disloquèrent avec un bruit épouvantable, et un instant plus tard, le château et le rocher qui le portait s’engloutirent dans les flots.

Marc et Giovanna se retrouvèrent, on ne sait par quel miracle, dans une barque qui vint atterrir à Venise. Les deux fiancés furent reçus en triomphe, se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

Telle était la légende de l’Homme Brun des forêts que dans les chaumières de la haute Italie on raconte encore non sans frayeur, et non sans avoir au préalable fermé portes et fenêtres.

Voici ce qu’on ajoute :

L’âme de l’Homme Brun fut condamnée à errer à perpétuité sur le théâtre de ses crimes. Aussi, tant que la grande lagune exista dans ses proportions primitives, les pêcheurs, que leur mauvaise étoile entraînait jusque sur l’emplacement du château maudit, aperçurent-ils une sorte de barque fantôme d’où parfois montait un cri strident. Alors, ils fuyaient à toutes rames, car la barque fantôme les poursuivait, et l’Homme Brun cherchait à s’emparer des femmes des pêcheurs.

Des siècles s’écoulèrent. Les sables firent leur œuvre, la lagune se combla en partie, des terres remplacèrent la mer là où s’était élevé le rocher de Catenaccio ; les herbes, les plantes poussèrent ; puis toute une forêt se dressa entre le rivage et Mestre, forêt qui a disparu elle-même aujourd’hui.

Mais qu’on ne croie pas que Catenaccio renonça pour si peu à ses maléfices. Il avait été l’Homme Brun de la barque fantôme ; il devint l’Homme Brun des forêts. Au lieu de naviguer à la poursuite des pêcheurs, il courut à pied, voilà tout.

Et c’était toujours aux femmes, aux jeunes filles assez dépourvues de bon sens pour s’aventurer la nuit dans la forêt, qu’il s’en prenait.

Il les poursuivait, les traquait de fourré en fourré, de buisson en buisson, et malheur à elles quand il les atteignait.

On citait nombre de jeunes filles qui avaient disparu dans la forêt, et ces disparitions étaient mises au compte de l’Homme Brun.

*

Bianca était un esprit ferme et droit. La superstition avait peu de prise sur elle et elle avait d’ailleurs reçu une certaine éducation qui lui servait de palladium.



Mais si l’on prend une jeune fille dans l’état d’affolement où se trouvait Bianca, éperdue, la raison vacillante, si on la place en pleines ténèbres, au fond d’une forêt où les mugissements du vent prennent des allures de plaintes mystérieuses, où les bramements des cerfs frappent l’oreille comme des clameurs de bêtes féroces, où l’obscurité indéchiffrable pour les yeux se peuple pour l’esprit de visions ondoyantes, si on éveille tout à coup dans la mémoire de cette enfant le récit maintes fois entendu d’une légende telle que celle dont nous venons de nous faire le modeste restaurateur, on n’aura pas de peine à comprendre et à expliquer l’épouvante irraisonnée qui, fatalement, s’empara de son être tout entier.

Nous avons dit qu’elle était tombée à genoux, la figure cachée dans ses deux mains, et répétant d’une voix de terreur :

« L’Homme Brun des forêts !... L’Homme Brun est là qui me poursuit !... »

Combien de temps passa-t-elle ainsi ?...

Il était peut-être deux ou trois heures du matin lorsque glacée, transie de froid, n’essayant plus de lutter contre la peur, elle se remit en route d’un pas vacillant, l’oreille aux écoutes, les yeux dilatés, le corps agité de frissons rapides.

Tout à coup, derrière elle, elle entendit un pas.

Un pas rapide, furieux, lui sembla-t-il.

Et cette fois, ce n’était plus une illusion créée par l’épouvante. Cette fois, réellement, quelqu’un courait derrière elle...

Bianca rassembla toutes ses forces.

Elle se mit à courir droit devant elle, sans nul espoir d’échapper à l’Homme Brun des forêts, mais mue par un dernier instinct.

Le cri aigre et strident d’une chouette déchira le silence. À ce cri, signe de malheur, elle répondit par un cri de désespoir, et pour la deuxième fois, elle s’affaissa sur ses genoux, sentant déjà sur sa nuque l’haleine de l’Homme Brun des forêts.

En un instant l’homme, l’inconnu qui courait derrière elle, l’atteignit. De dessous son manteau, il sortit une lanterne sourde et en dirigea le jet de lumière sur Bianca.

Un indéfinissable sourire passa alors sur les lèvres de cet homme.

Et si Bianca eut levé les yeux à ce moment, elle eût, avec plus de terreur encore que de se trouver en présence de l’ombre de Catenaccio, elle eût reconnu l’horrible figure du monstre penché sur elle.


V



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