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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Mère ou courtisane


Une courtisane comme Imperia était un État dans l’État. Elle faisait partie de l’organisme social. Loin d’être soumise au caprice de l’amant qui paie, elle était au contraire le centre d’attraction ; ce n’était pas un satellite empruntant son éclat doré au prince ou au bourgeois ; c’était un astre brillant de sa lumière et décrivant dans le ciel des existences fastueuses un orbe volontaire. Les grands étaient ses tributaires. Son palais avait rang de cité comme le palais d’un Dandolo. Ses amants passaient dans sa vie comme des ombres. Il y avait à Venise, le doge, l’évêque, le grand inquisiteur, la courtisane, le capitaine général. Elle exerçait une fonction, presque un sacerdoce.

Imperia, superbe par la beauté, éclatante par l’intelligence et les grâces de l’esprit, eût sans doute joué un rôle important si sa nature violente ne l’eut livrée tout entière aux passions qui se succédaient dans son cœur et sa chair. Par là, elle fut inférieure à elle-même et à sa situation. Mère d’une adorable enfant, qui, par un charmant contraste, était toute pudeur, grâce et modestie, elle eût pu se rehausser de cette antithèse même ; la jalousie affreuse que la passion soudainement déchaînée en elle fit éclore dans son cerveau fut pour elle le pavé qui fait dévier le char magnifique lancé sur une route bien droite.

Cette fête avait été décidée par Imperia le soir même où Bembo lui avait indiqué le jour du mariage. Elle l’avait organisée en trois jours. Il lui avait suffi pour cela de dresser un programme et de donner l’ordre à son intendant de l’exécuter de point en point.

Il y avait toute une petite population dans le vaste palais qu’elle tenait de Jean Davila ; le nombre de ses femmes, caméristes, suivantes, lectrices, masseuses, femmes de chambre, s’élevait à quinze. Douze valets chamarrés n’avaient d’autres fonctions que de parader et de recevoir. Elle avait trois secrétaires, et sa correspondance était assez volumineuse pour justifier ce nombre de scribes. Elle entretenait des joueurs de guitare et des poètes. Nous ne comptons pas les cuisinières, les lavandières, les barcarols attachés à ses gondoles luxueuses, enfin tout le menu fretin de la domesticité. Ce monde était gouverné par un intendant qui, à la mort d’Imperia, se retira, dit-on, avec une fortune de cent mille ducats d’or.

Le jour de la fête arrivé, Imperia, suivie de son intendant, fit le tour de son palais à l’extérieur et à l’intérieur, critiqua certaines dispositions, fit déplacer une ou deux statues, un ou deux massifs de fleurs, modifier l’ordonnance des rafraîchissements, sorbets, confitures et vins, fit placer quelques tapis, et satisfaite enfin, rentra dans son appartement.

Elle paraissait nerveuse, riait hors de propos, puis tout à coup pâlissait ou s’assombrissait sans motif apparent.

Vers cinq heures elle pénétra dans l’appartement réservé à Bianca qui, comme on l’a vu, vivait presque en recluse dans le fond du palais. Cette réclusion s’était même renforcée d’une active surveillance depuis que Sandrigo avait ramené la jeune fille à sa mère. Dans les rares promenades qu’elle faisait avec Bianca, la courtisane se faisait maintenant escorter de valets armés, et elle ne sortait plus le soir comme jadis.

C’était donc une fort triste existence que menait Bianca auprès de sa mère. Cette existence même se trouvait modifiée, et cette tristesse accrue par le sentiment intime qu’avait la jeune fille qu’un abîme inconnu venait de la séparer d’Imperia. Autrefois, c’étaient entre elles deux des effusions de tendresse, de longues causeries, et Bianca n’avait aucune inquiétude : c’était ce côté mystérieux de la vie de sa mère qu’elle n’arrivait pas à éclaircir. Maintenant plus d’effusions, plus de causeries. De plus en plus, il semblait à Bianca que sa mère s’éloignait d’elle.

Les apprêts de la fête vinrent surexciter ses sourdes inquiétudes. Elle entendit les allées et venues ; ses femmes lui dirent qu’il s’agissait d’une grande surprise qu’on lui réservait.

Bianca frémit.

Pendant ces deux ou trois journées elle ne vit pas sa mère.

Lorsque Imperia entra dans sa chambre, elle lui vit une physionomie dure et froide qu’elle ne lui avait jamais vue.

La jalousie se déchaînait en effet dans le cœur de la courtisane.

Elle entra, suivie d’une femme qui portait une cassette.

« Déposez cela ici, dit Imperia, et allez chercher le reste. » La femme obéit et revint bientôt, portant une robe de soie blanche qu’elle déposa sur un canapé ; puis ce fut le tour des autres menus objets de toilette, écharpe, ceinture, souliers de soie.

Bianca considérait ces apprêts avec presque de la terreur. Quand la femme fut sortie, Imperia appela près d’elle sa fille, l’embrassa au front, puis ouvrit le coffret.

Elle en sortit un collier de perles d’une inestimable beauté, un peigne également orné de perles blanches, et une boucle de ceinture incrustée de perles. Enfin, une sorte de petite couronne composée d’un rang de diamants, d’un rang de rubis, le tout surmonté par une perle monstrueuse.

« Que dis-tu de ces joyaux, mon enfant ? demanda la courtisane.

– Ils sont admirables, ma mère.

– Ils seront plus admirables encore quand ils seront sur toi.

– Sur moi, mère ?...

– Oui, je veux voir, c’est un caprice ; tu peux bien me passer un petit caprice ? Je veux voir comment t’iront ces bijoux et cette robe blanche...

– Ma mère, que voulez-vous de moi ? s’écria la jeune fille. Oh ! dites-le, j’aime mieux savoir la vérité, si terrible qu’elle soit...

– Eh ! est-ce donc une chose si terrible que d’assister à la plus belle fête qui ait été de longtemps donnée dans Venise ?

– Ainsi, mère, c’est pour que j’assiste à la fête dont j’ai entendu les préparatifs que vous avez fait venir ces bijoux ?

– Oui, mon enfant, je veux que tu sois belle, toi déjà si belle ! Je veux que ce soit un étonnement, et que tu apparaisses à Venise comme un rêve de poète ou une madone d’artiste. Je veux être fière de toi. Écoute, mon enfant, tu n’es pas d’âge à te renfermer comme tu fais ; les pensées de ta solitude finiront par te tuer. Or, je veux que tu vives, moi ! Tu sais bien que je n’ai que toi au monde, que tu es mon seul amour... »

Ces paroles d’affection et de tendresse, Imperia les prononçait avec une rage qui faisait violemment contraster le sens avec le ton.

Elle s’arrêta soudain, regarda profondément sa fille, et murmura :

« Oui, tu es belle !... Celui qui t’aimera, celui qui sera à toi éprouvera en effet une passion définitive... tandis que moi... »

Bianca épouvantée saisit les mains de la courtisane.

« Qu’avez-vous, ma mère ? s’écria-t-elle. Que signifient ces étranges paroles que vous venez de prononcer ? Oh ! vous me faites peur, vous, ma mère ! »

Imperia fit un effort sur elle-même. Elle parvint à sourire et à rendre à son visage une physionomie apaisée.

« C’est vrai, dit-elle en riant, je suis folle ; pardonne-moi, mon enfant. Je suis un peu nerveuse... C’est la pensée que, pour la première fois, tu vas paraître dans une fête. »

Elle se tourna vers le canapé où la robe était déposée.

« Regarde, Bianca, dit-elle, continuant à sourire, cette robe te siéra merveilleusement ; j’en ai moi-même surveillé l’exécution, et une fois habillée, une fois parée de tes bijoux, tu seras comme une reine... que dis-je ! il n’y aura pas de reine qui ne t’envierait... Mais il va être temps, mon enfant... je veux t’habiller moi-même, afin que pas un détail ne vienne détruire l’œuvre harmonieuse que j’ai rêvée pour toi...

– Ma mère, dit Bianca, je n’assisterai pas à cette fête. »

Imperia tressaillit, et quelque chose comme un rayon d’espoir éclaira sa physionomie convulsée. Pourtant, il fallait décider Bianca. La jalousie et l’amour maternel se livrèrent dans son âme un combat acharné.

Bianca eût couru un danger, que sa mère, sans aucun doute, sans nulle hésitation, fût morte pour la sauver. Mais Bianca, aimée de Sandrigo, devenait simplement une rivale. Et quelle rivale ! Dans tout l’éclat de sa jeune beauté, plus belle encore, à ce moment, de l’animation qui mettait une flamme dans ses yeux et une vive rougeur sur ses joues toujours un peu pâles.

« Vous savez, reprit la jeune fille, l’horreur que les fêtes données en ce palais m’ont toujours causée. Vous savez combien j’en ai souffert, et les efforts que j’ai faits pour vous arracher à cette vie dont le côté mystérieux me pèse.

– Oh ! si elle pouvait me résister, songea ardemment Imperia ; si elle pouvait se dérober, ne pas venir... qu’il ne la voie pas !...

– Que ferai-je parmi ces gens que je ne connais ni ne veux connaître ? continua la jeune fille.

– C’est nécessaire, mon enfant, dit Imperia d’une voix étouffée.

– Nécessaire ! Je ne comprends pas. Et c’est cela qui me tue, qui hante mes pensées, qui affole mes nuits sans sommeil, c’est de ne pas comprendre ce qui se passe autour de moi. C’est de ne pas comprendre, ma mère !

– Que veux-tu dire ? balbutia la courtisane.

– Écoutez ; depuis longtemps et surtout depuis mon voyage à Mestre, il y a des choses qui m’étouffent et qu’il faut que je vous dise. Je sens que l’heure est grave, et qu’il est temps de parler. Ouvrons nos cœurs, ma mère, et tâchons de nous entendre. »

Bianca parlait avec une étrange fermeté.

Sa mère ne l’avait jamais vue ainsi. Elle l’admirait. Mais en même temps, elle la redoutait davantage. L’affreux duel de l’amour et de la jalousie se précisait. Elle sentait que les coups définitifs allaient être portés.

« Parle donc, dit-elle, je te répondrai selon mon cœur, comme tu me le demandes.

– Eh bien, donc, avant tout, je veux savoir pourquoi ma présence à cette fête est nécessaire ; c’est vous qui avez dit le mot ; pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ? pourquoi voulez-vous que je paraisse dans vos salons, alors que jusqu’ici vous mettiez tous vos soins à ce que je n’en entende même pas les bruits ?

– Parce que les temps sont changés, mon enfant : parce que... ne comprends-tu pas que tu arrives à l’âge où des préoccupations nouvelles doivent entrer dans l’esprit ? Hier encore enfant, aujourd’hui jeune fille, demain tu seras une femme...

– Ce qui veut dire que vous songez à me marier ? fit Bianca.

– C’est vrai !

– Vous avez déjà choisi l’homme que vous me destinez ?

– C’est encore vrai, dit Imperia en s’assombrissant.

– Et si je vous disais que je ne veux pas, que mon bonheur est de rester comme je suis, si je vous priais une fois encore de m’emmener loin de Venise, de partir avec moi ?

– Je te répondrais que ton mariage est nécessaire.

– Encore ce mot ! Nécessaire à qui ? Ah ! parlez, mère, puisque vous avez commencé.

– À moi ! » fit sourdement Imperia.

Il y eut entre la mère et la fille un de ces silences qui présagent l’orage. Imperia baissait la tête. Ses yeux lançaient des éclairs. Bianca, au contraire, cherchait le regard de sa mère, et bien que très émue elle-même, paraissait décidée à aller jusqu’au bout de l’entretien. La soudaine annonce de son mariage l’avait bouleversée. Mais elle comprenait qu’il lui restait bien des choses à apprendre et qu’il lui fallait conserver ses forces.

« Voilà, dit-elle lentement, ce qui m’épouvante, ma mère. Il y a en vous quelque chose d’obscur que je veux éclairer ; souvent, dans mes longues nuits où je laissais mes pensées enfiévrées m’emporter au gré de leurs tourbillons, je me suis demandé pourquoi mon enfance s’est écoulée loin de vous ; je me suis demandé pourquoi, m’ayant ramenée près de vous, vous avez mis un mur entre nos deux existences. Pourtant, je sens que vous m’aimez, et moi je vous aime... Il y a donc quelque chose qui nous sépare !... Vous ne me faisiez sortir que le soir, à la nuit tombée ; et vous aviez bien soin de voiler mon visage ; vous-même, on eût dit que vous vouliez être impénétrable ; ici, dans votre palais, dans votre maison, dans la demeure familiale où j’aurais dû être partout chez moi, je vivais retirée comme dans une maison à part. J’ai bien souffert de cette existence, ma mère et ce qu’il y avait de plus terrible en tout cela, c’est que je comprenais que vous, de votre côté, vous en étiez aussi malheureuse que moi, et qu’il y avait, pour tant de mystère, une raison plus puissante que vous !... Mais ce n’est pas tout. Je me suis demandé aussi pourquoi vous ne m’avez jamais parlé de mon père.

– Ton père ! interrompit sourdement Imperia.

– N’ai-je donc pas un père, moi ? Suis-je donc une fille sans nom ? »

La question jaillit des lèvres de Bianca avec la violence du sentiment longtemps comprimé qui se fait jour enfin.

Imperia s’était écroulée sur un fauteuil. Dans sa vie de courtisane, elle n’avait pas prévu que sa fille, un jour, se dresserait pour lui demander le nom de son père.

Ah ! pourquoi avait-elle une fille ! Pourquoi aimait-elle cette enfant ! Pourquoi ce sentiment s’était-il glissé et peu à peu fortifié dans son misérable cœur ! Pourquoi, ayant une fille, elle, la courtisane, fallait-il que cette fille fût un ange de pureté, un esprit droit et ferme, une intelligence lucide, douée des plus nobles qualités !...

Imperia éprouvait à cette minute une mortelle angoisse.

Elle oubliait tout ! Sandrigo et Bembo et la fête et le mariage !

Une honte effroyable l’accablait.

« Tais-toi ! balbutia-t-elle. Tais-toi ! ô Bianca, tu ne sais pas ce que tu remues de honte... »

À peine eut-elle prononcé ce mot que la hideur de sa vie lui apparut comme si un voile se fût soudain déchiré devant ses yeux.

Bianca avait saisi les deux mains de sa mère, et attachait son regard brûlant sur ses yeux, comme si elle eût voulu lire jusqu’au fond de sa pensée.

« Des hontes ! murmura-t-elle d’une voix brisée, des hontes ! Ah ! ma mère, vous en dites trop ou trop peu...

– Je t’en supplie, Bianca. »

La jeune fille étreignait sa mère dans ses bras.

« Parle », dit-elle avec fermeté.

Imperia cacha son front dans le sein de la vierge, et ce fut ainsi, comme si les rôles eussent été intervertis et qu’elle eût été la fille avouant une faute à sa mère, ce fut ainsi qu’elle parla :

« Tu le veux donc ?

– Oui, je le veux !

– Ma vie, pauvre enfant... une vie de hasard et de turpitudes... Sais-tu le nom que porte ta mère !... Tu parles de ton père... un bandit qui ne t’a jamais vue, qui ignore même ton existence...

– Horreur !... Terreur !...

– Oui, ma Bianca, horreur et terreur, voilà le secret que tu me demandes, puisque tu m’obliges à te dire que lorsque je passe et qu’on me reconnaît, les gens, avec une insultante admiration, se disent entre eux : Voici Imperia, la célèbre courtisane !... »

Bianca pâlit affreusement.

Mais elle contint ses larmes, elle mordit ses lèvres jusqu’au sang pour que la clameur de désespoir et de honte qui montait de son cœur ne franchît pas ses lèvres.

Et tandis qu’Imperia sanglotait, elle la berça dans ses bras.

Puis Bianca dit, d’une voix infiniment tendre :

« Plus jamais un mot de tout cela, mère, mère chérie ; ces paroles que je vous ai arrachées, je les oublie... plus jamais, oh ! jamais, ni ma pensée, ni mes paroles ne réveilleront en vous ces souvenirs. Mort le passé, la vie s’ouvre devant nous, belle encore. Nous partirons ensemble, nous irons dans un pays où nul ne nous connaîtra, où nous pourrons vivre à visage découvert, où je serai fière de dire de vous : « Celle-ci est ma mère bien-aimée. »

Ces derniers mots opérèrent une révolution dans l’esprit d’Imperia. Elle fit un effort, dompta, écrasa pour ainsi dire son émotion.

Partir ! Quitter Venise ! Ne plus revoir Sandrigo !

Cela lui sembla une monstruosité.

La mère avait un instant dominé : la courtisane reparaissait, avec ses passions foudroyantes qu’une heure suffisait à déchaîner, comme une heure parfois suffisait à les abattre, avec son tempérament de feu, avec son cynisme et son impudeur...

Ce qu’elle venait de dire l’avait simplement soulagée.

« Partir ! dit-elle, hélas ! ce serait mon bonheur ; mais c’est impossible !

– Impossible ! s’écria Bianca stupéfaite de voir sa mère insister après l’effroyable aveu qui la faisait palpiter, elle, comme si son cœur eût été près d’éclater.

– Ne m’interroge pas davantage, reprit fiévreusement la courtisane. Sache seulement que, de ma vie passée, des circonstances sont nées qui m’acculent au désespoir, et que je suis perdue si tu ne consens à me sauver.

– Parlez, ma mère, je suis prête.

– Eh bien, mon enfant, ce mariage... c’est ce mariage qui peut me sauver. Ne crois pas au moins que je veuille sacrifier ton bonheur. L’homme qui m’a avoué son amour pour toi – elle eut une crispation des sourcils en parlant ainsi – cet homme occupe dans Venise une situation enviée. Il est fort, il est jeune, il est beau... si beau que bien des jeunes filles voudraient être à ta place... Le lieutenant Sandrigo, Bianca, est destiné au plus bel avenir. Près de lui, tu seras riche, considérée, estimée et ta mère mourra heureuse, te sachant heureuse. »

La courtisane éclata de nouveau en larmes.

Elle s’apitoyait sur elle-même à l’évocation de Sandrigo et admirait vraiment le sacrifice qu’elle faisait à sa fille oubliant d’ailleurs ce qui était convenu avec Bembo.

« Ni celui-là, ni un autre, s’écria Bianca frémissante, jamais !

– Tu dois l’aimer, poursuivit Imperia, comme si elle n’eût pas entendu, ne fût-ce que par reconnaissance, puisque c’est lui qui t’a sauvée et ramenée près de moi.

– Jamais !... oh ! celui-là surtout ! Je le hais !

– Pourquoi ? Que t’a-t-il fait ? »

Bianca rougit et pâlit coup sur coup.

« À moi... rien !

– À qui, alors ? Voyons, parle... »

La courtisane redoubla d’attention.

« À mon tour, ma mère, je vous en supplie, ne m’interrogez pas davantage, bégaya Bianca.

– Veux-tu que je te dise ce qui se passe en toi, Bianca ? »

La jeune fille frémit.

« Tu hais Sandrigo, parce que tu aimes.

– Moi !...

– Tu aimes celui qui hait Sandrigo ; tu aimes, malheureuse ! Tu aimes Roland Candiano !

– Roland Candiano ! fit Bianca avec un étonnement sincère. Je ne connais pas cet homme.

– Tu le connais ! C’est celui qui t’a enlevée d’ici, celui qui s’est présenté d’abord à moi comme médecin, celui qui se cachait dans la maison de Mestre, celui qui a juré mon malheur et ma mort ; celui que je hais, moi, tu l’aimes, tu aimes Roland Candiano. »

Bianca jeta un cri déchirant. Cette double révélation qui était faite de son amour et du nom de l’homme qu’elle aimait, éclaira tout à coup son cœur et son esprit d’une aveuglante lumière.

Elle se renversa en arrière, évanouie.

Imperia jeta sur sa fille étendue sans vie un regard où se levait la flamme de pensées confuses, encore inconnues d’elle-même, peut-être. Elle s’assit, méditative, le coude sur le genou, et le menton dans la main. Elle ne songea pas à secourir son enfant.

Bianca, toute blanche, les paupières fermées comme des voiles jetés sur des astres de douceur et d’amour, le sein immobile, paraissait morte aux pieds de sa mère.

Dans les dix minutes qui s’écoulèrent alors, la pensée de la courtisane oscilla d’un pôle à l’autre du monde des passions.

Oui, c’était tout un monde de passions qu’elle roulait parmi les nuées fuligineuses de ses désirs obscurs.

L’un de ces pôles s’appelait Sandrigo.

L’autre, Roland Candiano.

Et voici ce qui s’établit peu à peu dans son esprit où elle cherchait à ordonner tant de désordre et à classer tant d’incohérence :

Elle avait aimé Roland. Aussi loin qu’elle remontât dans la succession vertigineuse de ses amours, elle ne retrouvait pas la même impression. Les princes, les cardinaux, les capitaines, les patriciens, et, au hasard des caprices, les barcarols, les chevriers, les bandits, tous ces gens s’étaient succédé dans son amour d’une année, d’un mois, d’un jour, d’une minute. Tous avaient emporté d’elle l’inépuisable sensation du désir. Tous, elle les avait affolés. À tous, son étreinte douce ou rude, emportée ou languissante, avait laissé ce souvenir que rien ne détruit. Oui, vraiment, elle les avait aimés tous. Mais aucun ne lui avait laissé, à elle, une trace dans le cœur ou l’esprit. Elle les avait pris, puis rejetés, semant les désespoirs, traversant une société comme un bolide enflammé traverse les airs, admiré, redouté, magnifique et effroyable.

Seul, Roland Candiano demeurait debout sur ces ruines.

Elle l’avait aimé, celui-là !

Elle l’aimait...

Or, un soudain caprice des sens l’avait jetée aux bras de Sandrigo. Qu’était-ce que Sandrigo pour elle ? Une apparence de force brutale, un être semblable à elle-même pour la pensée ; beau, sans doute, non sans une sorte d’élégance physique, sans scrupule, violent, narquois, le rire goguenard, le regard sauvage, quelque chose comme le mâle d’une Imperia. Elle avait trouvé là l’homme fait à sa mesure. Et ce caprice nouveau ne ressemblait pas à ses anciens caprices. Elle frémissait en songeant à lui... Oui, Sandrigo était plus que les autres ! Oui, sa passion pour lui était véritable.

Voilà ce qu’Imperia songea devant sa fille évanouie à ses pieds.

Et elle comprit qu’il y avait autre chose encore, qu’il lui fallait descendre plus profondément dans l’abîme, ou tout au moins y jeter une torche pour tâcher d’y voir clair.

Pourquoi, songeant que Sandrigo aimait Bianca, était-elle furieuse ?

Et en même temps, pourquoi la certitude que Bianca aimait Roland Candiano lui causait-elle une douleur inouïe ?

Tout à coup, la vérité lui apparut aveuglante :

Elle aimait Sandrigo de toute sa chair, et elle aimait Roland de tout son cœur.

Sa passion réelle pour le bandit ne servait qu’à masquer son amour impérissable pour Roland !

Elle était à Sandrigo et toutes les fureurs de la volupté jalouse s’éveillaient en elle à la pensée que Sandrigo aimait Bianca.

Mais elle fût morte pour un sourire de Roland.

Et la pensée qu’une autre femme aimait Roland lui fut intolérable. Et cette autre femme, c’était sa fille !

Peu à peu, à mesure qu’elle descendait dans sa pensée et qu’elle y découvrait sa haine pour cette fille tant adorée jusqu’à ce jour, elle se penchait lentement vers elle.

Et elle se trouvait à genoux, son visage près du visage de Bianca, lorsque d’affreuses conclusions se dressèrent sur sa rêverie.

Bianca, à ce moment, revint à elle.

Ses paupières se soulevèrent. Elle vit. Elle entendit.

Elle vit un visage qu’elle ne reconnut pas tout d’abord ; elle entendit des paroles qui la glacèrent d’épouvante et d’horreur. Et ce visage convulsé par la haine, avec des yeux flamboyants, des lèvres crispées, c’était celui de sa mère. Et les paroles d’horreur, c’était Imperia, c’était sa mère qui murmurait :

« Oh ! si elle pouvait ne plus se réveiller... être morte !... »

Bianca referma les yeux, avec la foudroyante intuition que sa mère était peut-être sur le point de la tuer.

« Bianca ! » appela la courtisane.

La jeune fille attendit quelques instants, puis rouvrit les yeux.

« Tu as eu un étourdissement, dit Imperia, mais ce ne sera rien.

– Non, rien, j’en suis sûre.

– Tiens, bois, reprit Imperia en présentant à sa fille un cordial.

– Non, non, s’écria Bianca avec une terreur dont le sens échappa à sa mère.

– Tu ne veux pas boire ?

– C’est inutile, je me sens tout à fait remise, je vous le jure... Mais que disions-nous donc, au moment où cet étourdissement m’a prise ? Ah oui ! que vous donniez une grande fête, n’est-ce pas ?

– En effet, mon enfant ; nous disions aussi autre chose.

– Ne parlons de rien, je vous en supplie, de rien que de cette fête.

– À laquelle tu refuses d’assister.

– Ai-je dit cela ?... Eh bien, je me suis trompée... Je veux y assister, je veux voir...

– Vraiment ? s’écria Imperia stupéfaite.

– Oui, oui, vraiment... Allez... laissez-moi m’habiller... je veux être belle, comme vous disiez. »

Imperia, étourdie, sortit sans avoir remarqué que Bianca ne prononçait plus le nom de mère, qui d’habitude revenait à chaque instant sur ses lèvres, sans avoir remarqué non plus la volubilité fiévreuse des paroles de sa fille. Elle était d’ailleurs trop préoccupée de ce qui se passait en elle-même. Et ce fut avec toute la rage des jalousies contradictoires qu’elle murmura :

« Pourquoi a-t-elle changé d’avis ?... Pourquoi maintenant veut-elle se faire belle pour être à cette fête ?... »

Bianca demeurée seule commença par s’enfermer dans sa chambre.

Et comme ses femmes frappaient à la porte pour venir l’aider à s’habiller, elle leur signifia qu’elle s’habillerait elle-même, et qu’on eût à ne pas la déranger sous aucun prétexte.

Alors elle se mit à rassembler en un petit paquet quelques menus objets auxquels elle tenait.

Elle se vêtit chaudement, enveloppa sa tête d’une cape, et entrouvrit la porte qui donnait sur le couloir où Bembo s’était montré une fois. Ce couloir séparait l’appartement de Bianca du reste du palais. À droite, il aboutissait aux offices, cuisines et divers logements domestiques. À gauche, il arrivait à un étroit escalier que Bianca connaissait bien ; c’est par là qu’elle sortait jadis le soir avec sa mère, pour ses promenades solitaires qui lui plaisaient tant, le long des quais du Lido.

Le couloir était désert.

La jeune fille, d’un pas léger et tremblant, s’engagea dans le couloir, arriva à l’escalier, le descendit et se trouva devant une porte basse qui était fermée en dedans d’énormes verrous. Bianca n’eut qu’à pousser ces verrous et la porte s’ouvrit ; l’instant d’après, elle était dehors. Elle s’éloigna vivement, sans autre pensée, d’abord, que de mettre le plus de distance possible entre sa mère et elle.

Il était à ce moment environ huit heures du soir, c’est-à-dire qu’il faisait nuit, mais que les quais des canaux et les ruelles étaient encore inanimés.

Bianca s’arrêta à cinq cents pas du palais, dans une petite rue qui débouchait sur un canal qu’elle ne connaissait pas.

Alors seulement son cœur se mit à battre violemment et elle connut l’horreur de sa situation.

Où aller ? Que faire ? Que devenir ?

Pas d’amis, plus de mère, plus de maison.

Seule, presque sans ressources, à part un peu d’argent et quelques bijoux qu’elle avait emportés.

L’angoisse la prit.

Un instant, elle fut sur le point de rétrograder, de rentrer dans le palais, quitte à braver sa mère, à lui tenir tête et à lui résister violemment. Mais l’affreux souvenir se présenta fortement à son esprit : le visage convulsé d’Imperia à deux pouces de son visage, et la terrible parole :

« Oh ! si elle pouvait être morte ! »

Alors, ce qui l’avait frappée dans le tourment de l’entretien acheva de lui apporter le surcroît d’alarme : qu’était-ce que sa mère ? Une courtisane ! Elle l’avait dit. Elle l’avait affirmé, avoué. Une courtisane ? Bianca avait entendu parler de cela, et la notion de l’existence fastueuse et impure ne lui était pas étrangère. Sa mère, une courtisane !...

Eh bien, cela eût glissé sans aucun doute sur son esprit. Avec quelle joie elle eût consolé sa mère ! Avec quel bonheur elle eût feint d’ignorer et d’oublier un tel passé. Mais sa mère, courtisane, agissait en courtisane.

Oh ! si elle pouvait être morte !

Bianca, éperdue, se sauva droit devant elle et parvint rapidement au canal. Elle s’approcha du premier gondolier qu’elle aperçut.

« Voulez-vous me faire passer la grande lagune ?

– Pas moi, signora ; ma gondole est trop petite, et il y a quelquefois des coups de vent. Il faut aller au Grand Canal, vous y trouverez ce qu’il faut.

– Le Grand Canal ? balbutia Bianca... Par où faut-il passer ?

– Si la signora le permet, dit le gondolier, avec cette exquise politesse des gens du peuple vénitien, j’aurai l’honneur de la conduire. »

Bianca fit un signe de tête. Le barcarol se mit à marcher ; elle le suivit. Dix minutes plus tard, ils étaient sur le bord du Grand Canal, et Bianca tressaillit de terreur en apercevant à deux cents pas la façade du palais Imperia que l’on commençait à illuminer.

« Ohé ! Pietro », cria le barcarol.

Un homme se leva d’une grande gondole à voiles.

« Qu’y a-t-il ?

– Une passagère pour toi.

– Bon, fit Pietro en sautant à terre. La signora veut voyager ?

– Je veux traverser la grande lagune.

– Bon ; c’est mon affaire ; la Sirena va vous la faire passer comme une flèche, elle connaît le chemin. Si la signora veut s’embarquer ? »

Bianca se retourna pour récompenser d’une pièce de monnaie le barcarol qui l’avait conduite, mais celui-ci avait disparu.

La jeune fille s’appuya au poing que le patron de la Sirena lui tendait, et sauta dans l’embarcation. Déjà, maître Pietro avait réveillé deux matelots et un mousse endormis à l’avant ; les rames furent armées, et, Bianca installée sous la tente, la Sirena commença à voguer.

« Sur quel point du littoral faut-il déposer la signora ?

– Sur quel point ?

– Oui, la lagune est large...

– Eh bien, près de la route de Mestre. »


IV



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