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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Évasion de Dandolo


Depuis le jour où Pierre Arétin avait apporté au palais Altieri le portrait de Roland Candiano, le père de Léonore menait une vie plus triste, plus agitée de terreur, plus retirée aussi. Il sentait bien que tout lien était brisé entre sa fille et lui.

En lui-même, d’ailleurs, les ressorts vitaux, qui l’avaient soutenu, qui l’avaient fait criminel, s’étaient détendus. Plus d’ambition.

Venise lui faisait horreur. Il rêvait d’achever sa vie en quelque coin ignoré, d’y oublier le passé, et jusqu’à sa fille, et jusqu’à ce nom de Dandolo qui l’écrasait de son antique grandeur.

L’approche des événements qu’il redoutait, la conspiration dont il avait fait partie prête à éclater, Altieri sans doute bientôt doge, sa fille installée au palais ducal, ces choses l’effrayaient. Que deviendrait-il en tout cela, lui ! Le vide de sa vie lui apparaissait comme un abîme que rien ne peut combler.

Parfois, il se disait que peut-être, à la longue, une réconciliation se ferait entre sa fille et Altieri. Cette idée qu’il avait suscitée lui-même, il la fortifiait peu à peu : elle lui servait en effet d’excuse à sa fuite.

Dandolo avait résolu de quitter Venise pour ne plus jamais y revenir. Il prépara tout en conséquence.

On a vu qu’il avait fait transporter une grosse somme en or à Milan et qu’une gondole, montée par trois marins qui lui étaient dévoués, attendait en permanence devant le palais Altieri.

Trois jours après la scène que nous avons racontée dans le précédent chapitre, Dandolo entra chez sa fille.

Il ne la voyait plus que rarement.

Le prétexte de la défendre, de la protéger n’existait plus guère, et toutes les fois qu’il l’invoquait, Léonore lui répondait :

« Rassurez-vous, mon père, je ne suis plus malade, et je vous jure que je me défendrais si le capitaine général avait quelque mauvais dessein contre moi ; mais il n’en a aucun... il ne peut plus me faire de mal. »

Cependant, lorsque Dandolo venait chez sa fille, elle l’accueillait en s’efforçant de lui laisser croire qu’elle avait oublié le passé. Mais sous ce masque, le père voyait clairement la froideur et peut-être la répulsion de sa fille.

Ce jour-là, il entra chez Léonore, décidé à faire une dernière tentative pour l’emmener avec lui. Et puis peut-être avait-il encore autre chose à dire à sa fille, car, en entrant chez elle, il murmura :

« Il faut qu’elle sache ce détail... qui sait si cela ne la ramènera pas à moi ! »

Léonore s’occupait à filer au rouet. C’était alors le travail des femmes du peuple et des paysannes. Les patriciennes occupaient leurs doigts à des besognes plus relevées, comme de faire des pièces de dentelle pour orner leurs voiles ou leurs écharpes.

Mais Léonore aimait ce travail. Le bruit doux et monotone du rouet la calmait, tandis que sa pensée pouvait suivre ses rêves qui se formaient lentement pour se dissiper tout à coup, pareils à ces paysages aériens que forment les nuages.

Léonore salua son père d’un signe de tête, et ses doigts agiles continuèrent à faire tourner le fuseau.

« Mon enfant, commença Dandolo, as-tu réfléchi à cette proposition que je te fis il y a quelques jours ?...

– Laquelle, mon père ?

– De quitter ensemble Venise et de nous retirer dans telle ville ou village qui te conviendrait...

– Je vous ai répondu, mon père.

– Oui, c’est vrai ; tu m’as dit ta volonté impitoyable...

– Pourquoi impitoyable, mon père ?

– Parce que cette volonté de demeurer ici, même si je m’en allais, moi, m’indique clairement que je n’ai plus de fille... »

Léonore garda le silence.

Dandolo reprit avec une émotion qu’il chercha vainement à dissimuler :

« Pourtant, ma fille, je fus peut-être moins coupable que je ne parais... Ma faute... Ah ! laisse-moi parler, Léonore, je crois vraiment que c’est nécessaire... ma faute me fut inspirée par mon amour pour toi.

– Je le sais, mon père, dit Léonore généreusement, je le sais : votre faute fut une erreur de votre amour paternel ; je le sais, sans quoi, je ne serais pas ici près de vous...

– Ce n’est pas seulement cela que je veux dire, Léonore. »

Elle leva sur son père un profond regard que Dandolo ne put supporter, car il détourna les yeux.

« Écoute, reprit-il, je veux que tu connaisses cet incident, il le faut ; il te prouvera au moins que si... Roland Candiano avait pu être sauvé, il l’eût été par moi... Il faut donc, mon enfant, que tu te reportes à cette nuit effroyable...

– Mon père, dit Léonore en se levant, tandis qu’une pâleur soudaine envahissait son visage, quel nom prononcez-vous ! Quels souvenirs osez-vous éveiller en moi !

– Un nom que ton cœur prononce encore à chaque instant de ta vie ! s’écria Dandolo ; des souvenirs qui m’accablent encore plus qu’ils ne te désespèrent... Et pourtant, il faut que tu m’écoutes... car je ne veux pas, si je meurs, si je disparais, emporter l’affreuse certitude que ma fille me maudit...

– Je ne vous maudis pas, mon père, fit doucement Léonore en détournant la tête.

– Soit. Tu me pardonnes. Mais tu gardes la conviction, que dans cette tragédie, j’ai été du commencement à la fin traître à mes devoirs. En cela tu te trompes, et, quelque peine que cela te cause, il faut que je rétablisse l’exacte vérité. Cela est nécessaire à mon repos... aujourd’hui plus que jamais. »

Léonore reprit sa place à son rouet que, machinalement, elle mit en mouvement, et, baissant la tête :

« Si cela est nécessaire à votre repos, parlez, mon père...

– Sache d’abord, avant que je n’aborde le fait essentiel, sache que si Roland Candiano n’a pas été arrêté dix fois depuis son évasion, c’est que le grand inquisiteur de Venise n’a pas voulu qu’il le fût... Savais-tu cela ?

– Non, mon père, dit Léonore d’une voix étouffée.

– Sache encore ceci... Quelques jours après l’évasion, un sbire vint me dire qu’il connaissait la retraite de Candiano. Cet homme disait vrai... Alors, je le conduisis au milieu du Lido, et lorsque nous fûmes seuls, loin de tout témoin, seuls dans notre gondole, je lui demandai de ne pas dénoncer le fugitif... Le sbire refusa... Sais-tu ce que je fis ?... Je poignardai l’homme et je jetai son cadavre à la mer : ainsi Roland Candiano fut sauvé. »

Léonore frissonna. Mais elle demeura penchée sur son rouet.

« Je comprends, fit amèrement Dandolo. Tout cela n’était qu’une tardive réparation... Mais écoute encore... ce que j’ai à te dire maintenant remonte plus haut... à la veille même de la nuit terrible... Écoute... »

Léonore, palpitante, le front penché, souffrait amèrement : la lie affreuse de ces souvenirs ainsi remuée par son père lui causait d’intolérables vertiges. Mais son père avait dit :

« Il est nécessaire à mon repos que je parle. »

Et l’enfant, généreuse jusqu’au bout, acceptait ce dernier sacrifice.

Dandolo se recueillit. Il s’était mis à marcher à pas lents.

Soudain, comme il arrivait au fond de la chambre, ses yeux tombèrent sur le portrait de Roland. Léonore l’avait fait placer là.

D’ailleurs, elle le regardait rarement. Elle craignait plutôt de le contempler ; mais il lui semblait que de l’avoir ainsi près d’elle, c’était un peu de Roland qui veillait sur son âme endolorie.

« Sais-tu, demanda Dandolo, en quel lieu ce portrait a été acquis ?

– Oui, mon père, dit Léonore : au palais de la courtisane Imperia.

– Et tu ne t’es pas demandé, reprit-il, comment et pourquoi un portrait de lui se trouvait en un tel lieu ?

– À quoi bon ?...

– Je puis te renseigner sur ce point : cette femme a fait exécuter cette peinture par Titien qui l’a faite de mémoire... Ce portrait, Léonore, me ramène à ce que je voulais te dire... Je l’ai vu une fois déjà, dans le palais Imperia...

– Vous, mon père !

– Souviens-toi, Léonore, la veille de tes fiançailles... Roland vint, selon son habitude, en notre vieille maison de l’île d’Olivolo. Vous étiez dans le jardin, tous deux...

– Mon père, dit Léonore d’une voix étouffée, par pitié, épargnez-moi...

– Je ne te dirai que le strict nécessaire... Venise était en fête. Et moi, écoutant les bruits lointains des vivats, songeant à ton bonheur, mon enfant, j’étais heureux, oui, bien heureux. Mais d’autres pensées de joie mauvaise se mêlaient à cette joie si pure... et c’est là que fut mon crime... Je songeais que la décadence de la maison Dandolo allait prendre fin... et je sentais de sourdes ambitions monter à mon cerveau... J’étais dans la salle à manger dont la fenêtre était ouverte, et j’allais, je venais, tantôt laissant errer mon regard vers ce cèdre sous lequel vous aimiez à vous réfugier, tantôt écoutant les bouffées d’harmonie qui montaient de Venise... Ce fut la plus belle soirée de ma vie... le dernier beau soir... »

Léonore avait cessé de filer sa laine.

Elle avait mis une main sur ses yeux, et des larmes brûlaient ses paupières.

Le dernier beau soir ! Hélas ! pour elle aussi !...

« Il pouvait être onze heures et demie, reprit Dandolo. Tout à coup, j’entendis marcher dans le jardin. Je crus d’abord que c’était toi... Je m’approchai de la fenêtre et je vis Altieri. »

Un sourd gémissement échappa à Léonore.

« Oui, reprit Dandolo, c’était Altieri. Je n’aimais pas cet homme. Et je savais qu’il ne m’aimait pas. Sa venue à pareille heure me causa une impression de malaise... Pourtant, je lui dis :

– « Soyez le bienvenu, Altieri. »

« Il entra, et alors seulement je remarquai que son visage était bouleversé. Il était pâle et paraissait tremblant :

Il me dit :

– Dandolo, je suis venu vous parler d’une affaire d’importance.

– Je vous écoute, lui répondis-je.

– Pas ici...

– Où donc ?

– Venez place Saint-Marc, au pied du lion.

– Quoi ! à pareille heure ?

– Oui, Dandolo. À une heure après minuit, je vous attendrai, au pied du lion. J’ajoute que si vous ne venez pas, de grands malheurs sont à craindre...

– Je viendrai », lui dis-je alors.

Il n’en entendit pas davantage, me salua d’un signe de tête et sortit. Dans le jardin, il s’arrêta un instant, et je vis qu’il tremblait convulsivement, comme si quelque accès de fureur l’eût agité. Puis, il s’en alla en courant... »

À ce moment de son récit, Dandolo respira péniblement comme s’il eût fait effort pour continuer.

« Cette étrange visite, reprit-il, ce rendez-vous plus étrange encore m’avaient frappé de pressentiments sinistres. Aussi lorsque tu rentras dans la maison, ayant accompagné ton fiancé jusqu’au bout du jardin, tu me demandas pourquoi j’étais si troublé...

– Je me souviens, mon père, dit Léonore en frissonnant. Je me souviens de ces instants jusque dans le moindre détail.

– Je te répondis que la joie de ton proche bonheur me causait une émotion presque insupportable.

– Oui, mon père, et je vous dis que moi-même j’étais en proie à un trouble pareil, et que je redoutais des catastrophes... Hélas !...

– Je suis heureux, mon enfant, que tu aies gardé un souvenir exact de cette minute. Car tu peux ainsi me suivre pas à pas...

– Je vous suis, je vous suis, mon père ! dit Léonore avec une émotion plus violente.

– Eh bien, tu te souviens que nous causâmes ensemble jusqu’à minuit et demi, heure à laquelle tu te retiras dans ta chambre de jeune fille... Alors, je songeai à tenir parole à Altieri. Je sortis, et un peu après une heure du matin, j’arrivais sur la place Saint-Marc... Altieri m’y attendait. Il m’aperçut le premier et vint au-devant de moi. Je vais tâcher, Léonore, de te retracer exactement l’entretien très court que nous eûmes. Altieri, d’ailleurs, paraissait calmé. Il m’aborda en me prenant la main et en me disant :

« – Merci d’être venu, Dandolo, c’est un bon signe.

– Mais pourquoi, dis-je à mon tour, pourquoi avez-vous voulu me parler ici plutôt que chez moi ? »

Altieri devint très sombre et me dit :

« – Parce que chez vous, je me sentais comme fou ; parce que ma présence... et celle... d’un autre dans votre maison constituait une monstruosité...

– Je ne vous comprends pas, Altieri, m’écriai-je.

– Et puis, reprit-il, parce que j’ai par ici un rendez-vous qui sera ou ne sera pas, selon ce que vous allez me dire.

– Parlez, en ce cas... »

Altieri hésita quelques secondes qui me parurent très longues.

Et tout à coup, il me dit :

« – Le mariage de votre fille avec Roland Candiano est-il tout à fait décidé ?...

– Vous le savez bien, Altieri !

– Rien ne peut le rompre ?

– Rien, Altieri ! Un Dandolo et un Candiano ne peuvent forfaire la parole engagée.

– Et si je vous disais que ce mariage ne peut se faire !

– Je crois que vous voulez m’insulter, Altieri.

– Non !... Je vous dis simplement : voulez-vous user de votre autorité pour rompre ce mariage ?

– Pourquoi ? Donnez-moi des raisons...

– Peu importent les raisons... Répondez-moi, Dandolo ?

– Eh bien, je vous réponds : non, Altieri.

– Ainsi, vous laisserez s’accomplir demain les fiançailles ?

– Oui. Demain, Léonore Dandolo et Roland Candiano seront fiancés devant le patriciat de Venise.

– Rien au monde ne saurait révoquer votre résolution ?

– Rien au monde, Altieri... »

Il demeura comme frappé par la foudre. Et moi, insensé, je ne vis pas clair dans l’âme de cet homme. Je ne compris pas qu’il t’aimait... Je crus qu’il s’agissait de quelque négociation politique et qu’on voulait marier le fils du doge à quelque jeune fille plus riche !... Aussi, lorsque Altieri me demanda d’une voix frémissante si c’était mon dernier mot, je répondis :

– Altieri, une parole de plus dans ce sens serait considérée par moi comme une grave offense. »

« Alors il s’éloigna rapidement en laissant échapper une sourde imprécation. Et moi, mû, poussé en avant par je ne sais quel pressentiment, je me mis à le suivre... Je ne le perdis pas de vue... Je le vis entrer... où ?... dans le palais de la courtisane Imperia ! »

Léonore, maintenant suspendue aux lèvres du narrateur, palpitante, comprenant qu’elle allait avoir la clef d’un horrible mystère, attendait en frémissant.

« Il faut ici que je reprenne mes esprits, mon enfant. Car maintenant encore, après tant d’années, je me demande si j’ai rêvé ou si j’ai réellement vu la scène affreuse... Je t’ai dit que j’avais vu Altieri entrer dans le palais Imperia. J’y arrivai presque en même temps que lui. Je frappai sans trop savoir ce que je faisais... on m’ouvrit... Un valet me dit :

– Entrez, seigneur Foscari. On n’attend plus que vous. »

« Mon manteau me couvrait en partie le visage. Ce valet m’avait pris pour Foscari, alors grand inquisiteur... Je fus sur le point de m’écrier que je n’étais pas Foscari... Mais j’étais si bouleversé que je me tus, et ayant fait un signe au valet, je le suivis. Il me fit entrer dans un vaste salon, et me dit :

« – Ouvrez la porte du fond... moi, il m’est interdit d’aller plus loin... »

« Alors, il me laissa, et je demeurai seul dans cette grande pièce déserte, n’osant faire un pas, me disant que j’avais indignement abusé de l’erreur de ce valet, et que je pénétrais des secrets qui n’étaient pas les miens. Mais Altieri avait prononcé ton nom, celui de Roland Candiano ! Altieri était entré là !... Je restai, décidé à savoir ce qui se tramait... Je m’approchai de la porte que le valet m’avait indiquée... Mais à ce moment, s’éleva un gémissement plaintif et sourd... comme celui de quelqu’un qui va mourir... »

Dandolo, suffoqué par l’émotion que ces souvenirs déchaînaient en lui, s’arrêta de nouveau. Léonore glacée, paralysée, n’avait plus de vivant en elle qu’un sentiment d’horreur et d’effroi.

« Ce gémissement, continua Dandolo, ce gémissement que j’avais entendu venait d’une pièce voisine. J’étais pétrifié. Je me demandais quel terrible mystère s’accomplissait dans ce palais. Je n’osais plus aller vers cet inconnu qui se mourait sans doute, ni vers la porte que m’avait indiquée le valet... Te dire avec quelles précautions je parvins à l’ouvrir serait chose impossible. Car dans ce moment tous mes sens me paraissaient surexcités. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’arrivai enfin à ouvrir, ou plutôt à entrebâiller cette porte. Une tenture me cachait encore l’intérieur de cette pièce. Je la soulevai juste assez pour glisser un regard et, autour d’une table, je vis deux hommes et une femme. La femme, c’était la courtisane Imperia ; les deux hommes, c’étaient Altieri et Bembo... celui qui devint évêque et cardinal... Et maintenant, Léonore, voici ce qui se disait entre ces trois êtres :

« – C’est bien simple, disait Bembo, voici la dénonciation écrite ; madame n’a qu’à la signer, et je me charge de la faire parvenir ; je la jetterai moi-même dans le tronc...

« – Oui, oui, reprenait Altieri d’une voix fiévreuse. Ton idée est admirable, Bembo... Oui... l’assassin, c’est lui !... C’est lui qui sera accusé. C’est lui qui sera condamné.

« – Mais, disait froidement Imperia, je serai appelée devant le Conseil des Dix ?...

« – Ce n’est pas certain, s’écriait Altieri. Et moi, j’en fais mon affaire. Vous ne serez pas appelée... signez sans crainte...

« – Il y a erreur, reprenait Bembo. Il faut au contraire que madame comparaisse devant le suprême conseil. Il faut que son témoignage écrase à jamais cet homme. »

Dandolo s’arrêta encore, respira bruyamment et essuya la sueur qui coulait de son front. Léonore entrevoyait l’horrible vérité...

Dandolo poursuivit :

« Lorsque Bembo eut ainsi parlé d’un ton d’autorité, il y eut chez la courtisane une sorte de révolte. Elle s’écria :

« – Et si je refuse ! Si je ne veux pas apporter ce témoignage ! »

« Je vis Altieri tourmenter son poignard.

« Mais Bembo lui fit un signe, et il dit, paisible, sinistre :

« – En ce cas, madame, c’est nous qui viendrions apporter notre témoignage. Et nous dirions la vérité... il faut une tête au bourreau, madame. La vôtre ou celle de cet homme... choisissez ! »

« En même temps, il tendait une plume à la courtisane.

« Il me semble voir encore cette femme.

« Elle était livide, et alors seulement, je remarquai que sa main droite et une partie de son bras étaient rouges de sang...

« Elle prit la plume et signa !

« Je compris que c’était la condamnation de quelque malheureux, mais j’étais à cent lieues de supposer l’effroyable vérité.

« Je vis Bembo s’emparer avidement de la feuille dénonciatrice.

« J’en savais assez ; je reconstituais cette tragédie... Imperia avait assassiné quelqu’un, et c’est un autre qu’on allait faire passer pour l’assassin !... Doucement, je me reculai, tandis que Bembo, Altieri et Imperia continuaient à causer à voix basse... Il me reste à te dire le plus terrible... »

Et Dandolo, ayant prononcé ces mots d’une voix étouffée, se tut encore, comme si vraiment la force lui eût manqué pour raconter le reste... Léonore n’avait pas dit un mot.

Ce reste que son père hésitait à dire, elle ne le comprenait que trop ! Elle eût assisté à la place de Dandolo à ce drame qu’elle l’eût maintenant reconstitué aussi bien.

Quelques minutes pleines d’angoisse se passèrent, la fille et le père évitant de se regarder.

Enfin Dandolo, d’une voix sourde, reprit :

« J’en savais assez... je me reculai !... j’arrivai jusqu’au milieu du salon... À ce moment, une nouvelle plainte parvint jusqu’à moi... Cet homme ! quel était cet homme qui agonisait là, à trois pas de moi ! Je voulais le savoir à tout prix, dussé-je être entendu, dussé-je être surpris et poignardé moi-même. Sans hésitation, j’ouvris une porte ; je me trouvai dans un couloir obscur, au fond duquel il y avait une autre porte. C’est de là que venaient les gémissements..., j’entrai dans une étroite pièce violemment éclairée... Sur le panneau du fond, il y avait un portrait sur lequel mes yeux tombèrent du premier coup, et ce portrait, Léonore, c’était celui-ci !... Et à terre, baigné dans son sang, un homme râlait... Je me baissai, je reconnus Davila !... Je lui pris la main, il ouvrit les yeux...

« – Davila, m’entendez-vous ?

« – Oui !, répondit-il dans un souffle.

« – Qui vous a frappé ?...

« – Imperia !

« – Écoutez, Davila... savez-vous ce qui se trame près de vous ? M’entendez-vous ?

« – Parlez !

« – Eh bien, on complote de dénoncer comme votre assassin un malheureux...

« – Oh !

« – J’ai tout entendu.

« – Qui ?

« – Je ne sais pas !

« – Oh !... râla Davila... cela ne sera pas... je vais... j’irai... au Conseil...

« – Bien !... Puis-je quelque chose pour vous en ce moment ?

« – Non...

« – Je vais prévenir vos gens ?

« – Non ! non !

« – Pourquoi ?

« – Parce qu’elle... se douterait... elle... m’achèverait... allez... allez-vous-en...

« – Adieu, Davila.

« – Adieu... Allez... vite !... »

Je me relevai, je m’enfuis, je retrouvai le valet, j’eus la présence d’esprit de me couvrir le visage ; il m’accompagna jusqu’à la porte du palais, et une heure plus tard j’étais ici... Le lendemain...

« Le lendemain, mon père, dit alors Léonore d’une voix brisée, Imperia venait témoigner que Roland avait assassiné Davila !

– Mais Davila ! Davila ! Il ne vint donc pas ?...

– Il vint !...

– Il ne parla donc pas ?

– Il voulut parler : la mort ferma sa bouche... »

Il y eut une minute de silence pesant et sinistre.

Puis Léonore se leva. Lentement, elle alla jusqu’au portrait.

« Oh ! Roland, dit-elle avec une sorte de solennité douloureuse, pourquoi mon père a-t-il tant attendu pour me dire l’horrible vérité que j’apprends ?...

– Léonore ! Léonore ! s’écria Dandolo. N’étais-tu pas assez malheureuse ! Fallait-il encore t’infliger ce supplice ! Je ne me suis décidé à te raconter ces choses que parce qu’un pressentiment m’avertit que nous allons être à jamais séparés !

– Oh ! Roland, continua Léonore, si j’avais su !... Depuis longtemps tu serais vengé... Mais va, mon cher amant, sois tranquille, tu le seras ! L’homme dont je porte le nom mourra de cette main que j’étends vers toi en signe de suprême serment ! »

Ayant ainsi parlé, Léonore revint prendre sa place.

« Léonore ! » murmura Dandolo.

La jeune femme s’était couvert les yeux de ses deux mains.

« Léonore ! » répéta le père.

Elle fit signe qu’elle écoutait.

« Écoute ma prière, mon enfant... Ne veux-tu pas fuir cette cité maudite où tu vis parmi des fantômes sanglants ?...

– Jamais, mon père ! répondit-elle sourdement.

– Je t’en supplie... Viens... partons ensemble... fuyons...

– Maintenant moins que jamais. Quoi ! J’ai donc parlé en vain ! Ou bien n’avez-vous pas entendu le serment que je viens de faire !... »

Elle se dressa toute droite, terrible.

« Altieri mourra, reprit-elle, à moins... que quelqu’un ne le prévienne !... »

Dandolo poussa un gémissement. Il recula, hagard, tremblant, livide, trouva la porte et s’y cramponna.

« Adieu, Léonore... murmura-t-il.

– Adieu, mon père... »

Il disparut, s’en alla, titubant, ivre de honte...

Ainsi ce récit, qui devait convaincre sa fille, n’avait servi qu’à creuser encore l’abîme qui le séparait d’elle !

Ainsi, c’était fini ! Il n’avait plus de fille...

Oh ! fuir, maintenant ! Ne plus jamais revoir sa fille telle qu’il venait de la voir, debout, pâle, un remords vivant !

Il parvint jusqu’à sa chambre et, en toute hâte, s’occupa de rassembler quelques objets auxquels il tenait. Puis il ramassa des papiers en tas, les jeta pêle-mêle dans la cheminée sans les examiner et y mit le feu.

Puis il se couvrit d’un épais manteau, et but un verre de vin capiteux qui ramena un peu de sang à ses joues décolorées.

Alors, comme un voleur, il sortit de l’appartement qu’il occupait avec sa fille. L’escalier était désert. Il s’y engagea, et put gagner la porte du palais sans avoir été remarqué par les domestiques.

Dehors, sur le quai, il respira longuement. Il se tourna vers la façade du palais... vers la fenêtre de Léonore, et répéta :

« Adieu ! adieu, ma fille ! »

À ce moment, comme pour répondre à l’adieu du triste père, la fenêtre de Léonore s’éteignit subitement.

Il pouvait être dix heures du soir.

Dandolo demeura quelques minutes à la même place, frappé de stupeur. Puis il murmura :

« Allons, tout est fini... la gondole est là... fuyons... »

Il se tourna vers le canal et demeura pétrifié :

Un homme était là, devant lui, enveloppé d’un manteau.

« Qui êtes-vous ? » demanda Dandolo en frémissant.

Car cet homme, cet inconnu immobile et silencieux, lui apparaissait comme un spectre.

« Qui êtes-vous ? répéta-t-il.

– Vous ne me reconnaissez pas, Dandolo ?... Tant mieux ! Cela évitera des complications. »

Dandolo respira, soulagé.

Il avait redouté que cet homme ne fût Roland Candiano.

Non, ce n’était pas lui ! Sans doute quelque seigneur de Venise qui, le rencontrant, avait à lui faire quelque confidence. Et cette pensée se fortifia lorsqu’il demanda :

« Que me voulez-vous ? »

L’homme répondit poliment :

« Vous dire quelque chose en secret, Dandolo... mais pas ici... on pourrait nous guetter... Consentez-vous à me suivre ?

– Soit ! »

L’inconnu se mit en marche. Dandolo l’accompagnait, sans trop de préoccupation, ennuyé seulement de retarder son départ.

Ils arrivèrent non loin du palais Arétin. Il y avait là une sombre ruelle, et le quai lui-même était entièrement désert.

L’homme fit quelques pas dans la ruelle. Puis il s’arrêta.

« Dandolo, demanda-t-il, avez-vous votre dague ?

– Elle ne me quitte jamais, fit Dandolo avec hauteur.

– Très bien. En cas que vous fussiez désarmé, j’en avais apporté une qui devient inutile. Je la jette, pour que je n’aie pas sur vous l’avantage d’être deux fois armé. »

L’homme, en effet, jeta au loin un poignard.

En même temps, il se débarrassa de son manteau.

« C’est donc un duel que vous êtes venu me proposer ? fit Dandolo.

– Vous l’avez dit.

– Je ne me battrai pas contre un inconnu.

– En ce cas, je serai forcé de vous égorger. Le mieux donc, pour vous, est de vous défendre... Maintenant, avant de vous attaquer, je vous dois une explication.

– J’attends, monsieur.

– Savez-vous, Dandolo, que nous sommes aujourd’hui le 29 janvier ? La question vous paraît oiseuse ? Elle vous semblera naturelle quand j’aurai ajouté qu’en conséquence nous serons dans deux jours au 1er février. »

Dandolo tressaillit.

« Je vois que nous commençons à nous entendre, reprit l’inconnu. Je n’ai pas besoin de vous rappeler ce qui se passera le 1er février. Mais je dois vous rappeler que vous connaissez tous nos secrets, et que vous avez volontairement quitté notre association. Je dois également vous apprendre que votre mort a été également décidée... ainsi que celle d’une personne qui vous tient de près...

– Léonore !... murmura sourdement Dandolo.

– Enfin, pour terminer, je vous apprendrai que j’ai été désigné pour vous tuer, et que voilà quinze jours que je vous guette. Vous devez donc me remercier de ce que je vous offre un combat à armes égales, au lieu de vous poignarder simplement, ce que j’eusse pu faire vingt fois depuis dix minutes.

– Je vous remercie en effet, dit gravement Dandolo. Mais je ne vois pas la nécessité de ce duel... je parle à votre point de vue, notez-le ; au point de vue de vos intérêts et des intérêts de vos compagnons. Je comprendrais la nécessité de ma mort si j’étais capable de trahir...

– L’homme est faible, Dandolo... Il peut surgir telle circonstance qui vous oblige à dire ce que vous savez.

– Si j’avais voulu trahir, il y a longtemps que ce serait fait.

– Il y a encore deux jours, Dandolo. C’est plus qu’il n’en faut.

– Je quitte Venise dès cette nuit.

– Un messager est vite envoyé... La vie de mille hommes peut-être dépend de la vôtre... Quoi qu’il en soit, Dandolo, j’ai reçu une mission, je l’ai acceptée, je l’exécuterai, avec cette seule atténuation qu’un assassinat me fait horreur, et que j’ai confiance dans l’issue du duel que je vous propose. »

L’inconnu parlait avec une gravité solennelle.

Dandolo comprit qu’il n’avait plus qu’à essayer de défendre sa vie. Il jeta son manteau, tira sa dague et se mit en garde.

L’inconnu en fit autant.

L’instant d’après, les deux adversaires marchaient l’un sur l’autre, et la lutte dans la nuit, au fond de cette ruelle obscure, commença, sans bruit, sans ce cliquetis qui anime les duels à l’épée, avec seulement le sourd halètement des deux hommes.

Cela dura cinq minutes.

Tout à coup, Dandolo se rua sur son adversaire.

Il y eut un corps à corps, une étreinte féroce...

Un corps tomba.

L’adversaire demeuré debout se pencha, tâta son poignard profondément enfoncé dans l’épaule gauche et murmura :

« Il en a pour dix minutes... »

Alors le survivant ramassa son manteau, s’en enveloppa et s’éloigna sans hâte.

XXIV



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