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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Jettatura


Les événements que nous allons maintenant raconter se condensent dans la seule journée du 1er février.

Lorsqu’il veut étudier un corps, gaz, liquide ou solide, le savant est obligé d’en faire l’analyse, c’est-à-dire de séparer les éléments combinés qui constituent ce corps, de les étudier l’un après l’autre.

Après quoi, il peut faire la synthèse, c’est-à-dire la reconstitution exacte du corps avec des éléments connus.

Qu’on nous passe cette comparaison, mais elle nous paraît assez juste. Un événement dramatique, pour être compris, doit être étudié dans ses divers éléments.

Nous serons donc obligé de prendre l’un après l’autre les épisodes qui concoururent, qui aboutirent tous fatalement à cette journée du 1er février, bien que venus de sources différentes.

Nous ferons l’analyse et le lecteur fera la synthèse.

Donc, ce matin du 1er février, vers cinq heures, le chef de police Guido Gennaro était encore debout.

Il avait passé la nuit en conciliabules avec ses principaux agents.

Ayant dormi deux heures dans un fauteuil, il venait de déjeuner sobrement, mais en arrosant son repas d’une bouteille de vieux vin pour prendre des forces.

Après quoi, il ouvrit sa fenêtre et regarda au-dehors.

Tout était silencieux, grave et calme dans Venise endormie.

Les étoiles brillaient encore dans un ciel d’un bleu sombre, et, à l’horizon, par-delà les flèches, les aiguilles, les dômes, les architectures byzantines, la lune en son dernier croissant descendait lentement.

Ce silence, ce calme étaient saisissants.

Mais ce n’est pas à cela que songeait Guido Gennaro.

« La matinée est fraîche, murmura-t-il en refermant sa fenêtre, mais tout à l’heure, il fera chaud... Tout dort dans Venise. Dans quelques heures, le réveil sera terrible. »

Alors, il passa dans ce qu’on pourrait appeler son cabinet de toilette, et qui était chez lui une pièce d’une extrême importance.

Des costumes de toute nature s’y trouvaient soigneusement catalogués, des perruques, des barbes, des cosmétiques, enfin tout ce qui est nécessaire à un bon comédien et à un bon policier.

Gennaro apportait toujours un grand soin à s’habiller. Son orgueil était de se déguiser assez bien pour que ses fidèles même ne pussent le reconnaître.

Mais ce matin-là, ce fut plus que des soins qu’il apporta à sa toilette.

Il procéda en véritable artiste.

Si bien que lorsqu’il fut habillé, il ne put retenir un petit rire d’admiration.

Le fait est qu’il ne se reconnaissait pas lui-même.

Il avait adopté le costume des huissiers du palais ducal, afin que, sans être remarqué, il pût se tenir constamment près du doge.

Et il s’était fait la tête d’un vieil huissier solennel, guindé, très fier de ses fonctions.

« Holà ! monseigneur, fit-il avec un sourire sardonique, je vous présente le plus fidèle, le plus indispensable, le plus intelligent, le plus huissier des huissiers de votre palais. »

Ayant dit, le chef de police quitta sa maison par une porte basse qui ne servait qu’à lui.

Quelques minutes plus tard, il arrivait aux abords du palais ducal devant lequel, déjà, une compagnie de hallebardiers suisses avait pris position.

Gennaro franchit non sans peine la ligne des soldats, entra au palais, et grâce au mot de passe que le doge lui avait donné, fut aussitôt introduit dans le cabinet de Foscari.

Ce mot était, on ne l’a peut-être pas oublié : pont des Soupirs.

Le cabinet était désert.

« Or çà, grommela-t-il, récapitulons un peu nos petites affaires. Il me semble qu’elles ne sont pas en trop mauvais état... C’est aujourd’hui le grand jour, Gennaro... La traditionnelle et auguste cérémonie va s’accomplir !... Mariage du doge et de l’Adriatique... Seulement, qui sera doge ce soir ?... Altieri ? Foscari ? Candiano ? Quel que soit le triomphateur, je triomphe, moi !... Si je considère Foscari, je vois que je lui suis indispensable, et d’ailleurs il a formellement promis... Le premier acte qu’il signera en rentrant au palais, c’est ma nomination de grand inquisiteur... Bon... Voyons Altieri, maintenant. Je lui ai rendu un immense service en le prévenant que Candiano était seul dans la maison d’Olivolo... Il n’a pas réussi, tant pis... mais le service n’en est pas moins rendu. En outre, il est démontré dans l’esprit d’Altieri que je connaissais la conspiration. Au besoin, je lui en donnerais des preuves indéniables. Or, je ne l’ai pas dénoncé puisque les choses ont suivi leur cours. Donc, je lui étais secrètement dévoué. Et à ce dévouement qui a seul assuré la réussite de son entreprise, il faut une haute récompense : la charge de grand inquisiteur. De ce côté-là tout va bien, bene, benissime. Reste Candiano. Je l’ai mis au courant de ce que faisait Foscari, et de ce que préparait Altieri. En outre, je me suis constamment refusé à l’arrêter alors que c’était mon devoir. De ce côté aussi, mon dévouement est clair et irréfutable. Il est vrai que Candiano parle de supprimer la charge de grand inquisiteur... mais la chose n’est pas faite, et je saurai lui prouver par quelque bon petit guet-apens dont je le tirerai à temps qu’un grand inquisiteur est nécessaire à Venise... Le résumé de tout cela, c’est que je vois fort embrouillées les affaires des trois ennemis qui vont batailler aujourd’hui, tandis que les miennes sont resplendissantes. Parmi eux, deux au moins succomberont, et quelque soit le troisième larron, il faut qu’il partage avec moi. N’est-ce pas le comble de l’art ?... Ah ! Gennaro, si le Ciel était juste, si les hommes n’étaient pas aveugles, ton génie serait... »

Le chef de police fut interrompu dans ces riantes réflexions par l’entrée soudaine de Foscari.

Il ne le reconnut pas d’abord.

« Pourquoi ce déguisement ? demanda-t-il lorsqu’il fut certain que cet huissier grisonnant et correct n’était autre que le chef de police.

– Monseigneur, dit Gennaro, j’ai fait dire à Altieri que je m’absentais de Venise. Il ne faut donc pas qu’il me reconnaisse. Sous ce costume, je pourrai me tenir constamment près de Votre Excellence, et le capitaine général n’aura garde de suspecter le brave huissier qui marchera sur vos talons.

– Mais pourquoi Altieri est-il prévenu que vous quittez Venise ?

– Votre Excellence ne comprend pas ? Les conjurés, jusqu’à la dernière minute, pouvaient se défier de moi et changer leur dispositif de bataille. Moi absent, ils sont rassurés... »

Foscari admira.

Le doge paraissait d’ailleurs de bonne humeur.

Ses hésitations avaient disparu. Ses craintes semblaient s’être évanouies. La bataille proche lui rendait toute son énergie.

Foscari était l’homme des coups d’audace et des entreprises périlleuses, lui qui avait arrêté un évêque de Venise sur l’autel même de Saint-Marc, lui qui avait arrêté Candiano en pleine fête, dans son propre palais.

Bataille !... La situation était claire, au moins.

Depuis longtemps, il vivait dans la continuelle terreur d’un danger inconnu.

Par où allait-on le frapper ? Et qui devait frapper ?

L’incertitude l’avait assombri.

Le danger connu, précisé, avec des noms, des dates, des circonstances, n’était plus un danger.

Foscari était sûr du triomphe.

Dans cette sérénité, pourtant, il y avait un point noir.

« Toujours pas de nouvelles de Roland Candiano ? demanda-t-il.

– Aucune, Excellence.

– Donc, il n’est pas à Venise ?

– Je puis vous affirmer qu’il n’y était pas encore hier, dit Gennaro sans mentir – on verra pourquoi.

– Donc, reprit le doge, il ne sera pas là... tout à l’heure ?

– Sur ce point, monseigneur, je me contenterai de probabilités et d’hypothèses.

– Voyons...

– Vous savez avec quelle rapidité cet homme se déplace. On le croit à Venise, il est à Rome, qui tue Imperia. On le croit à Rome, il est aux gorges de la Piave, où il se livre à des besognes suspectes... Nous le croyons aux gorges... il sera peut-être au Lido dans une heure.

– Et que viendra-t-il y faire ? s’écria le doge.

– Votre Excellence remarquera qu’il s’agit seulement d’hypothèses. L’hypothèse, c’est mon fort. Eh bien, je suppose... Je dis : je suppose... que Candiano a été prévenu de ce qui se prépare.

– Par qui l’aurait-il été ?

– Est-ce qu’on sait ! Ce ne sont là que des suppositions. Mais enfin, s’il est prévenu, il est certain qu’il voudra être là. De cette façon, acheva mentalement Gennaro, lorsque Foscari apercevra Candiano, s’il le voit... eh bien, je n’en aurai que plus de mérite !...

– Et quelles seraient ses intentions, reprit le doge qui, comme on le voit, même en cette matinée où sa couronne et sa vie étaient en jeu, se préoccupait plus encore de Candiano que de la conjuration.

– Ses intentions ?... Encore des hypothèses, ou plutôt des probabilités, cette fois. Candiano déteste Altieri ; il le hait d’une haine mortelle. Il me semble que son intérêt serait de faire échouer le capitaine général... en sorte que bon gré mal gré, il serait aujourd’hui votre auxiliaire...

– Oui, fit le doge rêveur, pour n’avoir ensuite qu’un ennemi à combattre... cela me paraît évident.

– Juste, monseigneur, très juste !... Mais tout cela n’existe qu’au cas où Candiano sait ce qui doit se passer aujourd’hui, et ce cas n’est qu’une hypothèse...

– Nous verrons bien », dit Foscari en reprenant cet air de sérénité digne et calme, dont il s’était fait comme un masque.

Ce jour-là, pourtant, cette sérénité était réelle.

« Toutes vos dispositions sont prises ?

– Oui, monseigneur. Sur vos ordres, la place Saint-Marc est déjà occupée par les Suisses. Mes agents et mes espions sont à leur poste, disséminés le long de la route que suivra le cortège. Au fur et à mesure que vous avancerez, ils se placeront autour de vous, en sorte qu’en arrivant au quai tout ce qu’il y a de sbires dans Venise sera concentré sous mes ordres. Chacun d’eux porte un poignard et cachera un pistolet tout chargé. Avec les Suisses, c’est une force de mille hommes à toute épreuve...

– Très bien, Gennaro... très bien combiné...

– Je crois en effet que la jonction successive de mes agents au cortège est une heureuse trouvaille en ce sens que, par ce moyen, je protège l’itinéraire et je finis par avoir tout mon monde sous la main. Ce n’est pas tout, monseigneur. Depuis trois jours, nous avons distribué pas mal d’écus dans le peuple, et il faut compter qu’au moins un écu sur trois sera une voix pour crier en votre honneur...

– Très bien, Gennaro, très bien...

– Enfin, reprit le chef de police en s’inclinant modestement, j’ai disposé d’une compagnie partagée en un certain nombre de postes de quarante hommes. Ces postes, à partir de dix heures, occuperont tout à coup les points importants de Venise. Puis, à un signal que je donnerai et qui partira du clocher de Saint-Marc, tous les postes détacheront une troupe de vingt hommes. Ces diverses troupes se mettront en marche à la même minute, en criant en votre honneur, en bousculant la populace si elle s’émeut, et convergeront vers le palais ducal où elles arriveront en même temps que Votre Excellence.

– Très bien, Gennaro, très bien...

– Quant à ce qui doit se passer sur le quai du Lido, il est convenu qu’une barque d’importance, dorée et pavoisée, doit vous prendre pour vous conduire au vaisseau amiral où M. le coadjuteur de l’évêque absent doit dire la messe. Le vaisseau amiral se trouvera à cinq ou six encablures du quai. Les deux compagnies d’Altieri s’y embarquent en ce moment. Et vous savez que là est le nœud de la conjuration : une fois à bord, vous êtes prisonnier d’Altieri... Mais, en arrivant au quai, monseigneur, au lieu d’embarquer, vous donnez le signal. Mes deux vaisseaux découvrent leurs canons qu’ils braquent sur l’amiral. Au même instant, les principaux conjurés qui n’ont cessé de vous entourer tombent mortellement frappés par mes hommes. Le reste se rend, vous déclarez que la cérémonie est remise, et vous reprenez aussitôt le chemin du palais ducal tandis que le tocsin sonne à toute volée et que le peuple vous acclame.

– Très bien, Gennaro, admirable...

– Monseigneur, mon devoir est d’avoir de l’intelligence lorsqu’il en faut... À vous le courage et la présence d’esprit... »

Foscari ne releva pas ces mots qui étaient un conseil et qui, par conséquent, semblaient mettre en doute ce courage dont Foscari était justement si fier.

« Attendez-moi ici, dit le doge, je vais me faire habiller. »

Foscari devait en effet revêtir le costume de grande cérémonie et poser sur sa tête la couronne ducale.

Le palais, à ce moment, était en rumeur.

Les grands dignitaires civils et ecclésiastiques, les officiers, les membres du Conseil des Dix, du tribunal secret, tous les fonctionnaires d’État se trouvaient rassemblés, et déjà le grand maître des cérémonies assignait à chacun la place qu’il devait occuper dans le cortège.

Altieri était là, lui aussi.

Il était l’un des rares qui, dans cette foule aux visages inquiets, eût conservé tout son sang-froid.

Altieri jouait en désespéré sa dernière carte.

Et cela lui donnait la même intrépidité qu’à Foscari.

Il faisait maintenant tout à fait jour.

Conjurés et amis du doge s’étudiaient, s’examinaient du coin de l’œil tout en causant de choses indifférentes.

Il se faisait de brusques silences, pareils à ces inquiétants silences de la nature au moment où l’orage va éclater.

Puis, soudain, les conversations reprenaient, plus vives, plus fiévreuses, avec des rires qui décelaient des angoisses.

Et c’était le même aspect de foule qu’au soir des fiançailles de Léonore et de Roland.

Sous les mêmes étincelants costumes brillaient les mêmes cuirasses entrevues ; sous les soies aux couleurs vives, les mêmes cottes de mailles ; sous le même air de fête, les mêmes sourdes menaces.

Seulement, au-dehors, le peuple se taisait.

Mais ce silence ajoutait encore à l’angoisse générale.

Soudain, une grande porte, celle qui menait à la salle du conseil, s’ouvrit.

C’est par cette porte même que Roland Candiano avait disparu jadis en jetant à Léonore un dernier sourire confiant.

Le doge Foscari apparut, en grand costume, couronne en tête, manteau ducal sur les épaules, et au côté la lourde épée à la poignée si étincelante de pierreries qu’on l’eût dite taillée dans un seul diamant.

Deux valets de cérémonie portaient la queue de l’immense manteau.

Le maître des cérémonies marchait en tête.

Derrière lui, six huissiers.

Et immédiatement derrière Foscari, six autres huissiers. Les dignitaires de la maison du doge, encadrés eux-mêmes d’huissiers, venaient ensuite.

Et enfin, quarante hallebardiers gigantesques fermaient la marche.

Ce fut dans cet ordre que ce groupe entra dans l’immense salle des Doges, sous le regard des anciens doges de Venise fixés dans leurs cadres, sous les mille regards aussi des dignitaires, patriciens, fonctionnaires et officiers réunis.

Foscari s’avança d’un pas majestueux.

Aussitôt douze hérauts sonnèrent une courte fanfare.

L’entrée de Foscari ainsi encadré de costumes d’une richesse inouïe, la main rudement appuyée à la garde de son épée, la tête haute, les yeux étincelants, produisit un effet indescriptible.

Les amis du doge poussèrent d’enthousiastes acclamations.

Les conjurés se turent.

Mais Altieri, d’une voix forte, cria :

« Vive le doge ! »

Et la masse des conjurés comprenant que leur chef évitait ainsi de donner une marque de sympathie à Foscari, tout en feignant de l’acclamer, poussèrent un immense cri de : Vive le doge !...

Foscari comprit.

Car les yeux de tous ces hommes qui criaient ainsi étaient tournés vers le capitaine général.

Les hérauts sonnèrent encore, le coude levé, la trompette haute.

Puis le maître des cérémonies fit un geste solennel, et un lourd silence plana sur cette assemblée.

Les membres du Conseil des Dix s’avancèrent alors vers le doge et le saluèrent.

« Salut à vous, répondit Foscari, gardiens vigilants de nos lois, vous, espoir des fidèles, terreur des traîtres... »

Il avait prononcé ces mots d’une voix si vibrante qu’Altieri, qui s’avançait à son tour, eut une hésitation et pâlit légèrement, tandis que, dans le groupe compact des conjurés, les mains cherchaient la garde des poignards.

Peu s’en fallut que la collision n’éclatât dès ce moment.

Mais déjà Altieri, se remettant, parlait à voix haute et distincte.

« Mes officiers et moi, disait-il, nous sommes heureux d’assister Votre Magnanime Excellence dans la belle cérémonie qui se prépare...

– La cérémonie, dit Foscari, sera aussi belle qu’on pouvait la souhaiter puisque vous en serez. Je vous remercie, monsieur le capitaine général, vous et vos officiers... »

Les membres du clergé se présentant aussitôt firent oublier un instant ce que les paroles échangées pouvaient avoir de sous-entendus menaçants.

Après le clergé, les différentes institutions d’État, représentées par leurs membres les plus éminents, saluèrent tour à tour Foscari.

À mesure que ces formalités s’accomplissaient, le maître des cérémonies composait le cortège et plaçait chacun à son rang.

Mais pour Altieri, il y eut une exception. Le doge indiqua formellement sa volonté de l’avoir près de lui.

Au moment où ces préparatifs se terminaient, les cloches de Saint-Marc se mirent à sonner à toute volée.

C’était le signal du départ.

Au-dehors, on entendait la confuse rumeur d’une foule qui se place pour voir un spectacle.

Alors le cortège s’ébranla et descendit l’escalier des géants.

Au moment où ils débouchèrent sur la place Saint-Marc, les hérauts vêtus de soie pourpre et galonnés d’or entonnèrent une marche triomphale, les trois cents prêtres, vicaires, chanoines, coadjuteur en tête, attaquèrent des chants liturgiques, la foule énorme poussa des acclamations enthousiastes et dans toute cette pompe, dans tout cet apparat théâtral, Foscari marchait d’un pas pesant, la tête haute, les yeux durs, la main prête à tirer l’épée.

L’un des deux huissiers qui portaient son manteau jetait des regards inquiets tantôt sur la foule, tantôt sur Foscari, tantôt sur Altieri.

Cet huissier, c’était Guido Gennaro, le chef de police.

La moitié du trajet du palais ducal au Lido s’accomplit sans incident.

La foule criait.

Altieri échangeait des coups d’œil expressifs avec ses principaux lieutenants.

Foscari rayonnait.

Le peuple était pour lui. Il ne pouvait plus en douter.

Soudain, la tête du cortège fut arrêtée.

Foscari, à ce moment, se trouvait sur l’un des innombrables ponts qui coupent les canaux.

Le pont était à deux pentes.

Le doge se trouvait au sommet du pont au moment où le cortège s’arrêta.

C’est-à-dire qu’on le voyait de loin.

Et lui voyait aussi au loin.

Devant lui, en travers, c’était un quai noir de monde. De l’autre côté du quai, c’étaient deux rues étroites faisant leur jonction devant le port et formant ainsi une étroite place où s’était entassée une foule, tandis qu’à toutes les fenêtres pavoisées de pièces d’étoffe de toutes couleurs apparaissaient des spectateurs.

« Pourquoi s’arrête-t-on ? » murmura Foscari.

Soudain, un grand silence se fit sur la petite place, dans la foule, et sur le pont, parmi le cortège, aux costumes magnifiques, immobilisé.

Toutes les têtes, dans la foule, se découvrirent.

Foscari pâlit. Et Altieri devint livide.

Ce qui arrêtait l’étincelant cortège du doge, c’était un autre cortège qui le coupait, en vertu des droits imprescriptibles accordés à la mort.

C’était un convoi funèbre. Douze valets en deuil portaient à bras un lourd cercueil sur lequel étaient jetés les insignes de grand inquisiteur.

Immédiatement derrière le cercueil venait une femme toute seule. Elle était vêtue de noir.

Et un immense voile noir l’enveloppait tout entière de la tête aux pieds.

« Léonore ! » murmura sourdement Altieri.

Elle passa sans peut-être voir l’étincelant spectacle qui l’entourait.

Les prêtres et les confréries, cierge en main, défilèrent...

Les voix tristes psalmodiant les chants funéraires s’éloignèrent...

Et le cortège du doge se remit en route...

À ce moment, les yeux de Foscari et d’Altieri se rencontrèrent.

Les deux hommes se virent également pâles, chacun d’eux paraissant se dire :

« Qui de nous deux a subi le mauvais œil de cette rencontre !... À qui de nous deux le cortège funèbre a-t-il lancé la jettatura !... »

*

Aujourd’hui encore, la jettatura est une chose redoutable. Si dans Venise, dans Milan, dans Rome ou dans Florence, il vous arrive, à la tombée du jour, de croiser quelque vieille femme au visage livide, dont la tête s’encapuchonne de noir, fuyez :



C’est peut-être une jettatura.

Si, dans la campagne, au détour d’un chemin solitaire, tout brûlé de soleil, vous apparaît un vieux berger immobile, vous regardant de loin de son œil louche, fuyez :

C’est peut-être une jettatura.

Ces rencontres sont surtout mortelles sous le coup de midi, alors que dans la campagne alourdie pèse le silence du mystère, ou sous le coup de minuit, alors que seuls les stryges, les vampires, tous les êtres maléficieux sont dehors, guettant des proies...

Et lorsque vous avez fait l’une de ces rencontres, malheur à vous !

Peut-être allez-vous vous casser la jambe contre un tas de cailloux inoffensif en apparence, peut-être allez-vous apprendre que votre femme se meurt ; ou bien, en rentrant chez vous, saurez-vous que votre banquier est en fuite ; ou bien quelque fièvre violente se déclarera...

En tout cas, n’hésitez pas, et faites les exorcismes nécessaires.

Puissantes encore, ces superstitions étaient alors dans toute leur vigueur.

Le cercueil de Dandolo croisant le cortège du doge, c’était pour lui un signe menaçant.

Et Altieri, de son côté, était profondément troublé.

C’étaient pourtant tous deux des hommes d’esprit vigoureux...

Mais lorsque le cortège reprit sa route un instant interrompue, tous les deux murmuraient :

« Est-ce sur moi qu’est tombée la jettatura ?... »

XXVII



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