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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Une spéculation de l’Arétin


Plaise à nos lecteurs de se reporter maintenant à cette nuit tragique où Bianca se tua dans le palais Arétin, où Bembo s’enfuit de Venise pour courir à Rome, où Roland et Scalabrino se mirent à sa poursuite. On se souvient sans doute que quelques heures avant ces divers événements, Imperia elle-même avait quitté Venise, et on n’a pas oublié que la courtisane était partie en ordonnant à son intendant de vendre tout ce qu’elle possédait, excepté le grand portrait encadré d’or qui se trouvait dans le mystérieux réduit où nous avons pénétré au début de ce récit.

Pierre Arétin avait assisté, avec un effroi facile à concevoir, à la scène émouvante qui venait de se dérouler dans son palais : Roland et Scalabrino survenant en tempête, la porte de la chambre de Perina enfoncée par le colosse, Bianca étendue morte, la fuite de Bembo, le désespoir de Scalabrino...

Lorsque Roland eut entraîné son compagnon, Pierre Arétin vit que la chambre de Bianca avait été envahie par ses domestiques et ses servantes accourus.

Il jeta un regard de compassion sur le corps de la pauvre Bianca, puis la terreur reprenant ses droits, il se tourna vers ses domestiques, leur ordonna de tout barricader, de s’armer de pistolets et d’arquebuses, et de faire bonne garde, ajoutant qu’il tuerait de sa propre main quiconque aurait l’audace d’ouvrir une seule porte avant le grand jour venu.

Pendant ce temps, Perina, aidée de ses compagnes, transportait sur un lit le corps de Bianca, puis, faisant le tour des appartements, elle s’emparait de toutes les fleurs qui y étaient toujours à profusion et venait en couvrir la pauvre petite morte.

L’Arétin approuva d’un signe de tête ; puis il ordonna à tout le monde de se retirer et rentra lui-même dans sa chambre, fort agité.

Au lieu de se coucher et de tempêter selon son habitude, il se mit à arpenter sa chambre à pas précipités, tantôt essuyant une larme, tantôt pestant à demi-voix.

« Ce Bembo est un brutal, grommelait-il. Je ne voudrais pas être dans sa peau. Je crois qu’il va passer un mauvais moment. Mais quel démon l’a poussé à choisir ma maison pour y frapper cette enfant ! Me voilà avec ce cadavre sur les bras... Que vais-je en faire ?... Cette petite Bianca ne pouvait-elle aller mourir plus loin ! Tout cela m’apprendra, dans l’avenir, à être moins bon... »

Maître Arétin raisonnait, comme dit l’autre, en subtil personnage.

Il finit par se coucher et ne laissa pas que de dormir le reste de la nuit, quoique d’un sommeil un peu agité de rêves.

Le lendemain matin, de bonne heure, il manda l’un de ses valets, et lui ordonna de s’occuper des funérailles de Bianca : funérailles qui consistaient à placer le corps dans un cercueil, le cercueil sur la gondole des morts, et à conduire la gondole jusqu’au canal Orfano où l’on jetait les corps des criminels et des pauvres.

L’Arétin achevait de prendre ces dispositions lorsqu’il reçut la visite du gondolier que lui envoyait Roland avec une lettre.

On a vu que le poète se conformait scrupuleusement aux instructions que lui donnait Roland Candiano. Ce fut alors qu’il sortit pour s’occuper lui-même des trois cercueils dans lesquels il fallait renfermer le corps de Bianca pour le conserver jusqu’à la date indiquée par Roland, puis pour le transporter à Mestre.

Dans l’après-midi, après s’être entendu avec un menuisier, l’Arétin assombri par ces divers événements, rentrait à son palais en gondole, et passa nécessairement devant le palais Imperia.

Il eut soin de se mettre sous la tente pour éviter d’être vu ; mais comme l’Arétin était un peu femme par le tempérament, et que la curiosité contrebalançait en lui la peur, il risqua un coup d’œil à travers les rideaux au moment où sa gondole passait devant le palais et vit un rassemblement devant la porte.

« Pourquoi tout ce monde ? demanda-t-il à son gondolier.

– Votre Seigneurie ne le sait pas ? Il n’est bruit que de cela depuis ce matin dans Venise : la signora Imperia est partie.

– Tu es sûr ?

– On vend son mobilier... voyez ! »

Maître Pierre, alors, n’hésita plus et, sortant bravement de la tente, ordonna au barcarol de le déposer au quai.

Quelques minutes plus tard il entrait dans le palais, non sans s’être fait confirmer l’étonnante nouvelle ; il se rappela d’ailleurs que la veille, Bembo, à l’instant où il pénétrait dans la chambre de Bianca, lui avait dit :

« Rassure-toi... nous allons rejoindre sa mère. »

Le palais Imperia était plein de monde. Une foule de jeunes seigneurs y causaient avec animation du grand événement : ce départ d’Imperia, cette vente de ses meubles, de ses bijoux, de ses œuvres d’art.

Il y avait là aussi des bourgeois qui négociaient avec l’intendant, et des femmes qu’une curiosité irrésistible avait poussées dans ce palais dont elles avaient tant entendu parler ; c’étaient d’honnêtes femmes, et l’on sait assez l’attrait vertigineux qu’exercent, sur les honnêtes femmes l’intérieur, les mœurs, les bijoux des courtisanes.

L’Arétin, salué par les uns, saluant les autres, fendit la foule et finit par atteindre l’intendant. Le digne homme était en train de tout vendre à vil prix, bien décidé à prendre un chemin directement opposé à celui de Rome.

L’Arétin fit emplette de quelques objets d’art, et les ayant expédiés chez lui, assista curieusement à la fin de la vente, conseillant l’intendant, lui indiquant la réelle valeur des choses.

Sur le soir, il n’y eut plus que quelques acheteurs, et enfin, le palais demeura désert, à moitié dépouillé de son fastueux mobilier, ce qui restait demeuré en désordre, avec une physionomie de tristesse et d’abandon qui faisait rêver le poète.

Pierre ne manqua pas alors de faire remarquer à l’intendant que grâce à ses conseils, le prix de cette première journée de vente s’était sensiblement élevé.

L’intendant connaissait l’Arétin et l’avait étudié comme les domestiques savent étudier les gens qui fréquentent une maison.

Il lui répondit donc rondement :

« Je le sais, per Bacco ! je le sais, monsieur. Et croyez bien que ma gratitude ne se bornera pas à des paroles. »

Et, désignant d’un grand geste la débandade des salons :

« Choisissez. »

L’intendant eut ce rire d’aise de l’honnête négociant qui accorde le bon courtage, alors qu’il ne lui en coûtera pas un sou.

Quant à l’Arétin, il n’attendit pas une nouvelle invitation, et sans fausse honte, se mit à parcourir le palais, tandis que l’intendant l’accompagnait, un flambeau à la main.

Tout à coup, il entra dans une étroite pièce et tomba en arrêt devant un magnifique portrait.

« Lui ! murmura-t-il. Son portrait ici !... »

Il y avait peu de temps que l’Arétin savait le nom de Roland Candiano. Mais ce temps, il l’avait mis à profit, et il en savait maintenant assez long sur l’homme avec qui, dans la Grotte-Noire, il avait fait l’étrange marché que l’on sait.

« Savez-vous qui représente ce portrait demanda-t-il.

– C’est le fils de l’ancien doge Candiano.

– Votre maîtresse le connaît donc ?...

– Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que le peintre qui fit ce travail l’a achevé en quatre mois, y travaillant assidûment tous les jours.

– Mais, Roland Candiano fréquentait donc alors ce palais ?

– Non ; le peintre a travaillé de mémoire.

– Je ne connais qu’un homme capable d’un tel tour de force, et capable aussi d’une pareille magnificence de coloris, songea l’Arétin. Savez-vous le nom de ce peintre ? ajouta-t-il à haute voix.

– Il s’appelait Titien.

– Je prends cette peinture », grommela le poète.

L’intendant fit la grimace.

« Le cadre est tout en or, dit-il.

– Eh ! pauvre cervelle, qui te parle du cadre ! Décloue-moi la toile, c’est tout ce que je te demande pour prix de mes services.

– À l’instant même ! » s’écria l’intendant rasséréné.

Voilà comment le portrait de Roland Candiano par Titien devint la propriété de l’Arétin. Il rentra chez lui, fixa la toile dans un nouveau cadre, et se mit à l’étudier.

« Hum !... Admirable, par tous les diables... admirable comme tout ce que fait Titien... Quelle puissance de vie dans le regard ! Quelle douceur dans le sourire ! »

Ayant ainsi fait l’éloge mérité du portrait et de l’auteur, l’Arétin ajouta :

« Oui, mais que vais-je faire de cela, moi ? Si j’étais riche, je le garderais... mais positivement, je ne suis pas assez riche... »

Pendant quelques jours, l’Arétin rumina s’il vendrait le portrait à Roland Candiano lui-même. Mais une sorte de pudeur l’arrêtait ; maître Pierre était cynique, mais il avait le cynisme intelligent.

Un matin, après avoir étudié et rejeté une foule de combinaisons il s’écria :

« J’ai trouvé !... Idée superbe ! Idée de génie, digne de moi !... Margherita, mon déjeuner ! Paola, mon pourpoint de satin rose et mon manteau fourré d’hermine ! Chiara, ma toque à plumes blanches ! »

Les Arétines accoururent, et aussitôt le remue-ménage commença, les unes se ruant à la cuisine pour préparer le déjeuner du maître, les autres se hâtant de sortir des armoires ses vêtements de cérémonie. Pendant vingt minutes, on entendit des vociférations qui remplirent le palais, puis soudain, il y eut un grand silence :

L’Arétin venait de se mettre à table !...

La mauvaise humeur et l’appétit du poète s’étant calmés, il donna ordre de préparer sa belle gondole que dirigeait un Nubien vêtu d’une tunique blanche, comme il avait vu faire à Imperia ; la courtisane, en effet, avait été un modèle naturel pour l’Arétin.

Puis il s’écria :

« Je ne vois pas Perina !

– Elle est auprès de la morte, dit Margherita. Elle ferait mieux de s’occuper des vivants...

– Tais-toi, Pacofila ! – c’était sa grande insulte – Perina a plus d’esprit dans le bout de son soulier que toi dans toute la tête. Allons, c’est bien... ne pleure pas, tu me romps la tête... Et si je réussis, je te paierai une belle écharpe d’Orient, et à vous toutes. Silence ! là où habite la mort, on doit parler bas. »

Il faut noter d’ailleurs que l’Arétin tonitruait ces paroles. Ayant dit, il se dirigea vers sa gondole et fit placer sous la tente le portrait qu’il avait acquis, après avoir eu soin de le faire envelopper.

La gondole de l’Arétin s’arrêta devant le palais Dandolo. Mais le palais semblait désert. Un valet de Dandolo annonça à Pierre Arétin que son maître habitait depuis quelque temps le palais Altieri.

Quelques minutes plus tard, maître Pierre entrait dans la maison du capitaine général, insistait longuement pour être admis auprès du seigneur Dandolo, et suivi de deux hommes portant le grand portrait, fut enfin introduit dans une pièce du premier étage.

Autant le rez-de-chaussée bruyant, encombré d’officiers, donnait l’impression de la vie et de la force, autant le premier étage paraissait triste et silencieux.

« Diable ! pensa l’Arétin. Est-ce que la mort habite aussi cette demeure ? »

Comme il réfléchissait ainsi, une porte s’ouvrit, et un homme à la barbe grisonnante, aux cheveux blanchis avec l’âge, s’avança.

« Quoi ! pensa l’Arétin, ce serait là le grand inquisiteur !

– Monsieur, dit Dandolo en montrant un siège avec ce geste de haute et froide politesse des patriciens de Venise, vous avez souhaité parler au grand inquisiteur ? »

Et Dandolo jetait un regard perçant sur l’Arétin.

Dandolo vivait dans une retraite absolue. Mais l’insistance du visiteur, son nom, et certaines vagues intuitions lui avaient fait espérer – et redouter – que ce visiteur venait de la part de Roland Candiano. Il l’étudiait donc avec angoisse. L’Arétin s’était incliné, un peu impressionné par cette atmosphère de tristesse et de mystère.

« Je dois vous prévenir que j’ai résigné mes fonctions... cependant...

– Monseigneur, fit l’Arétin, je regrette pour Venise que vous ne soyez plus grand inquisiteur. D’ailleurs, c’est personnellement au seigneur Dandolo que je voulais parler.

– Ah ! dit faiblement Dandolo, il s’agit donc d’une affaire qui me serait... personnelle ?

– Votre Excellence pourra en juger... Je la supplie d’abord de me pardonner si je me suis trompé. En venant ici, je crois réellement vous être agréable...

– Parlez donc sans crainte en ce cas.

– Voici : je ne sais trop pourquoi, mais j’ai dans l’idée que vous ou quelqu’un des vôtres... devez avoir gardé un profond souvenir d’un homme dont j’ai l’honneur d’être l’ami intime : Roland Candiano. »

À peine l’Arétin eut-il prononcé ces mots dans toute la simplicité de son ignorance, qu’il en fut comme épouvanté.

« Je viens de dire une terrible bêtise », songea-t-il.

En effet, Dandolo s’était brusquement levé, tout blême.

« Qui vous permet de supposer cela ? gronda-t-il à voix basse. Que venez-vous me dire ?... Venez-vous de sa part ?... Est-ce lui qui vous envoie ?... Mais parlez donc !

– Nullement, s’écria Pierre tout effaré, je viens de mon propre mouvement... mais puisque ce nom vous produit une telle impression... c’est que je me suis trompé ! Je me retire donc, je me retire...

– Demeurez, monsieur ! »

Dandolo fixait sur l’Arétin un ardent regard. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il put enfin se dominer, et ce fut d’une voix calme qu’il reprit :

« Asseyez-vous, monsieur, et parlez franchement. Qu’avez-vous à me dire au sujet de... Roland Candiano ? »

Il prononça ce nom avec un effort visible.

« Monseigneur, dit l’Arétin, je crois que Roland Candiano a dû autrefois faire partie de votre famille ? »

Dandolo frissonna, et un instant l’Arétin put redouter d’avoir ajouté une bêtise plus terrible encore à la première. Mais le père de Léonore, agité de sentiments où dominait la terreur, voulait tout savoir, maintenant. Il se contint donc, et essuyant la sueur qui coulait sur son visage, demanda d’une voix presque paisible :

« Comment le savez-vous ?

– Eh ! monseigneur, s’écria l’Arétin rassuré, l’histoire court les rues de Venise. Savez-vous qu’on appelle encore sur le port Léonore Dandolo et Roland Candiano : les Amants de Venise ?...

– Non, monsieur, fit sourdement Dandolo, je ne sais pas...

– Enfin, et ceci est pour expliquer ma démarche, le bruit public veut que vous ayez gardé une profonde affection à Roland Candiano... Et que vous l’aimiez encore comme un fils quand des circonstances tragiques vous ont séparé malgré vous...

– On dit cela ? reprit Dandolo en devenant plus pâle.

– On le dit, monseigneur. Mais peut-être se trompe-t-on ? »

Et comme Dandolo gardait le silence :

« En tout cas, ce sont ces bruits que j’ai recueillis, qui m’ont donné l’idée de faire ce que j’ai fait. Quoi qu’il advienne, je ne m’en repens pas.

– Qu’avez-vous donc fait ? râla Dandolo.

– Je me suis promené dans le palais Imperia », dit l’Arétin avec un sourire.

Dandolo fut dès lors convaincu qu’il avait devant lui un émissaire de Roland, et que cet homme jouait avec d’effroyables souvenirs pour le frapper d’épouvante.

Mais déjà l’Arétin, tout entier à son idée, poursuivait :

« J’ai visité le palais Imperia au moment où l’on vendait ses meubles et objets d’art... Or, parmi ces objets, j’en ai vu un que des gens se disputaient à prix d’or. Il en valait la peine, car c’est un merveilleux chef-d’œuvre de notre admirable Titien. Vous comprendrez que j’aie été ému, que j’aie voulu arracher ce tableau aux indifférents qui l’entouraient, vous comprendrez que j’aie tout de suite pensé à vous l’apporter, quand vous saurez que ce tableau n’est autre que le portrait de Roland Candiano... un portrait sublime, monseigneur, une œuvre où Titien a mis toute sa grâce généreuse, toute sa magnificence de couleur, toute sa délicatesse de dessin... Quel regret, me disais-je, qu’un pareil tableau doive passer à des mains inconnues et indifférentes ! Non, non ! Et dussé-je y perdre les deux cents doubles ducats d’or que je le paie, je tenterai de remettre ce portrait à des mains amies... »

En parlant ainsi, l’Arétin développait le portrait qu’on avait déposé sur un grand fauteuil. Aux derniers mots, il fit tomber les toiles qui le recouvraient. Il se retourna soudain, s’écarta et, réellement enthousiasmé, s’écria :

« Regardez, monseigneur ! »

Dandolo, livide, frissonnant, pétrifié, regardait en effet ; ses yeux hagards ne pouvaient se détacher de la toile... Et ce n’était plus un portrait qui était devant lui ! C’était Roland lui-même qui lui apparaissait tel que jadis. Une sorte de gémissement râla dans sa gorge, et brusquement, se couvrant les yeux de ses deux mains, il éclata en sanglots, tandis qu’une voix lointaine, la voix de Roland Candiano clamait dans son âme :

« Qu’as-tu fait de mon bonheur ? Qu’as-tu fait du bonheur de ta fille ? »

Et l’Arétin ne voyait rien. Lyrique, le geste théâtral et la voix en clairon, il s’extasiait sur l’œuvre qu’il avait payée si cher...

C’était une tragédie burlesque, une comédie poignante, que le mélange inextricable de ces deux situations : l’Arétin ne songeant qu’à enlever le marché ; Dandolo épouvanté, brisé, se disant qu’une pareille scène avait dû être sûrement imaginée par Roland !...

Enfin, d’une voix rauque, violente, comme s’il eût défié Candiano, le père de Léonore cria :

« Recouvrez ce tableau, monsieur, recouvrez-le !... »

L’Arétin, avec une sincère stupéfaction, se retourna vers Dandolo. Et il allait s’exclamer, mais il se tut, frappé d’étonnement : la porte du fond venait de s’ouvrir, une femme d’une éclatante beauté, d’une beauté sombre, avec quelque chose de fatal, apparaissait, et cette femme, d’une voix qui ne tremblait pas, disait :

« Mon père, j’achète ce portrait... »

L’Arétin se courba en deux avec une admiration que Léonore eût jugée insolente si elle eut daigné jeter un regard sur le poète.

Léonore ne voyait pour ainsi dire pas l’Arétin.

Elle ne regardait pas non plus le portrait.

Elle attachait ses yeux sur son père avec une volonté désespérée, comme si elle eût redouté de les lever sur cette toile où souriait l’homme de son pur et constant amour.

Dandolo comprit sans doute ce qui se passait dans l’âme de sa fille : pas une objection ne monta à ses lèvres.

Il fit signe à l’Arétin de le suivre.

Et le poète eut, lui aussi, l’impression que toute parole sonnerait faux, qu’il n’y avait rien à dire à cette femme, splendidement belle, qui paraissait une idéale personnification de la douleur.

Seulement, comme après une nouvelle et profonde inclination, il se retirait sur la pointe des pieds, il murmura :

« J’ai vu à Rome la maquette que fait Michel-Ange pour son Pensieroso... Que n’a-t-il vu, lui, cette Pensierosa !... »

Parvenu dans une pièce voisine, Dandolo s’arrêta, ouvrit un coffre et en tira deux cents doubles ducats qu’il posa sur un coin de la table.

L’Arétin rafla la somme.

« Monseigneur, dit-il, je suis heureux que cette belle œuvre de mon ami Titien soit en vos mains. »

Il se retira alors, escorté de Dandolo.

Comme il allait franchir la porte, Dandolo l’arrêta par le bras.

« Jurez-moi, dit-il, jurez-moi que ce n’est pas Roland Candiano qui vous envoie, que tout cela n’est pas une affreuse comédie...

– Monseigneur, dit l’Arétin avec une évidente sincérité, je vous jure que je vous ai dit l’exacte vérité. Puissé-je être foudroyé si je mens d’une syllabe. D’ailleurs, je n’ai jamais menti qu’en vers... »

Sur ce mot extraordinaire, l’Arétin s’éloigna et regagna sa gondole.

*

Deux jours plus tard, l’Arétin partait, escorté de Perina, pour aller attendre Roland Candiano à Mestre.



On a vu qu’il emportait avec lui le cercueil de Bianca, sur lequel, pendant la nuit, il avait tracé une inscription au moyen de clous enfoncés l’un près de l’autre.

XX



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