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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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La rencontre (suite)


Altieri, demeuré seul, était resté debout dans son cabinet, comme si une dernière hésitation eût balancé en lui la résolution violente.

Enfin, il se décida, et appelant un domestique :

« Envoyez-moi Castruccio », dit-il d’un ton bref.

Quelques minutes plus tard, un homme d’une trentaine d’années, portant le costume d’officier des arquebusiers, se présenta.

« Castruccio, lui dit-il, veux-tu m’accompagner ce soir dans une expédition dangereuse ?

– Vous savez bien que je suis toujours prêt à risquer ma vie pour vous.

– Bon. Trouve-toi donc ici ce soir, à dix heures, avec tes amis Romani et Ghiberto, avec de bonnes dagues.

– On y sera. »

L’officier se retira. Altieri eut un sourire. Pour la première fois depuis des années, un peu de calme descendit dans cette âme tourmentée par les passions. En effet, de la visite du chef de police, une conviction lui restait : c’est que Gennaro n’était point contre lui. C’était un point capital. Bien que le succès de la conspiration lui parût alors assuré, même au cas où elle serait découverte avant l’heure, un homme aussi résolu et aussi subtil que le chef de police pouvait tout faire manquer. Pour des raisons qui lui demeuraient inconnues, la neutralité, sinon la bienveillance de Gennaro, lui semblait acquise. Donc Altieri triomphait : il serait doge !

Enfin, Roland mort, c’était en peu de temps la conquête de Léonore. Que Léonore eût voué une fidélité farouche, inébranlable à Candiano vivant, cela se concevait... Mais cette fidélité avait duré huit ans. Continuerait-elle envers la mort ?...

C’était chose improbable, inadmissible...

La fille si fière des antiques doges serait heureuse de son titre de dogaresse. Son orgueil serait flatté dans toutes ses fibres.

Léonore capitulerait par orgueil... puis l’amour viendrait !

Oui, depuis bien longtemps, Altieri n’avait senti de pareilles espérances gonfler son cœur.

Aussi, très calme, songea-t-il dès lors à organiser pour le soir l’assassinat de Roland Candiano... Et ce fut ce terme d’assassinat qui se présenta tout naturellement à son esprit sans même qu’il en éprouvât une surprise.

Il sortit de son cabinet, calme, presque souriant.

Mais sans traverser ses antichambres, par un escalier dérobé, il monta à l’étage supérieur où se trouvait l’appartement de Dandolo et de sa fille. Il espérait vaguement rencontrer Léonore.

Et s’il la rencontrait, la braver pour ainsi dire, la dompter d’un regard de triomphe anticipé, lui faire comprendre que de grandes choses se préparaient.

Il ne vit ni Léonore, ni Dandolo, et redescendit dans son cabinet, entra dans les antichambres, causa gaiement avec plusieurs officiers.

Jamais Altieri n’était apparu à ses fidèles et à ses courtisans avec un visage de joie. On l’avait toujours vu sombre.

Ce fut un étonnement chez les uns, et presque une inquiétude chez les autres. Car les courtisans d’Altieri, semblables à tous les courtisans, ne se réjouissaient ou ne s’inquiétaient que d’après l’impression que leur renvoyait le visage du maître.

Altieri avait sa cour, comme Bembo avait la sienne, comme le doge Foscari avait encore la sienne.

Seulement les courtisans d’Altieri portaient tous le costume militaire. Son palais ressemblait à un corps de garde où les soldats eussent tous été des officiers de rang.

Dans l’après-midi, comme le soir commençait à venir, Altieri sortit de son palais. Il était seul et s’enveloppait d’un vaste manteau qui lui couvrait en partie le visage.

Altieri fit de longs détours dans Venise. Et comme bientôt la nuit allait remplacer le soir, il arriva dans un des quartiers les plus tristes et aussi les plus mal famés de Venise.

Que venait y chercher le capitaine général ?

Là vivaient les marins de basse catégorie, là vivaient aussi les filles galantes, les malheureuses que la misère poussait, alors comme aujourd’hui, à vendre leurs baisers pour un morceau de pain.

Là vivaient enfin les mendiants de toute sorte, ceux qui, le jour venu, s’en allaient chanter en s’accompagnant de la guitare, ou ceux qui allaient exhiber sur la place publique une plaie ou une infirmité pour attirer la pitié et gagner une pièce de monnaie.

Mais peut-être d’autres gens que des misérables, des mendiants, habitaient-ils ce triste quartier...

Altieri entra dans une sombre ruelle.

Il marcha courageusement, bien qu’il fût seul.

Nous disons courageusement...

En effet, dans l’ombre s’agitaient des choses confuses, des êtres qui sans doute devaient jouer au poignard aussi facilement qu’à la morra, et du fond de la nuit, des yeux luisants le suivaient à la piste, semblables à des yeux de fauves en chasse.

Peut-être la démarche assurée et l’air tranquille d’Altieri le sauvèrent-ils ; peut-être aussi fut-il reconnu et inspira-t-il une terreur salutaire aux êtres qui grouillaient des deux côtés de la ruelle et à travers lesquels il passa paisible, hautain.

Il s’arrêta enfin devant une maison basse, derrière laquelle clapotait l’eau d’un canal. La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée surmonté d’un toit que perçait une lucarne. Et cette lucarne entrouverte avait l’air d’un œil de borgne qui guette.

En bas, il y avait une porte et une fenêtre.

La fenêtre était éclairée. Altieri chercha à jeter un coup d’œil à l’intérieur, à travers les vitraux ; mais non seulement ces vitraux, enchâssés dans les mailles de plomb, étaient fort épais, mais ils étaient couverts d’une couche de poussière qui formait un rideau hideux mais excellent contre les indiscrets.

Résolument, Altieri frappa à la porte. Une femme vieille, sordide, édentée, le chef branlant, les yeux clignotants, apparut bientôt, levant au-dessus de sa tête, pour reconnaître l’inconnu, une de ces petites lampes à huile qui s’accrochaient à un clou.

La vieille jeta un coup d’œil sur le visiteur, parut satisfaite de l’examen et attendit silencieusement, comme une sibylle.

« C’est ici que demeure Spartivento ? demanda Altieri.

– Ici, seigneur, tout à votre service », dit la vieille en reculant, avec un sourire qui avait la prétention d’être engageant et qui, sur cette bouche aux lèvres entrouvertes sur des gencives sans dents, n’était qu’un affreux paradoxe.

La porte libre, Altieri entra. La vieille femme referma soigneusement, et désigna à son serviteur un escabeau de bois.

Il refusa d’un signe de tête.

Cet intérieur situé en contrebas de la route, et où l’on arrivait par trois ou quatre marches branlantes, était un rêve de fantaisie, le modèle achevé du capharnaüm. On y voyait des animaux empaillés suspendus au plafond, une nichée de chats noirs qui se promenaient à pas furtifs, le dos en rond et la queue hérissée, des pièces d’étoffes précieuses, des bocaux renfermant des poudres bizarres, des épées, des dagues, des bijoux de prix et des verroteries, des images de madones et des sachets de parfumeries érotiques, des alambics, des ustensiles de cuisine posés sur des fauteuils de valeur, le tout enseveli sous d’épaisses couches de poussière.

Au fond, il y avait une porte et une fenêtre ; la porte s’ouvrait sur un escalier par lequel on montait au grenier. La fenêtre vermoulue s’ouvrait sur le canal dont l’eau noire clapotait doucement, avec des glissements soyeux et sinistres.

Un homme moins brave qu’Altieri eût frémi.

Il jeta sur toutes ces choses un regard circulaire plein d’indifférence et de mépris, puis ramena ce regard sur la vieille qui continuait à sourire. Elle se mit à parler avec volubilité, à voix basse :

« Est-ce pour mon fils que vous venez, seigneur, ou pour ma fille, ou pour moi ? C’est que ce n’est pas la même chose, voyez-vous !... Voulez-vous savoir la bonne aventure, connaître le passé, le présent, l’avenir, savoir si vous serez aimé, et comment vous devez vous y prendre pour l’être ? Alors, c’est moi qui vais vous répondre. Voulez-vous des poudres de jeunesse, des eaux de vie, des secrets d’enchantement et de charme, voulez-vous glisser dans les veines de la femme indifférente et froide comme un marbre tous les feux de la passion dévorante ? C’est encore moi qui vais vous répondre... Voulez-vous quelque poison subtil ne laissant aucune trace, endormant tout à la douce le rival détesté qui vient jouer de la guitare sous les fenêtres de votre belle ? C’est encore moi, seigneur, qui aurai l’honneur de vous servir... Voulez-vous au contraire pour cette nuit une belle compagne, robuste, bien faite, ardente et savante à tous les jeux de l’amour ? C’est ma fille qui va vous l’amener dans un instant. Vous n’avez qu’à dire comment vous la voulez : brune comme la nuit, blonde comme Vénus, Allemande, Française, Espagnole, Nubienne ?... Parlez, seigneur !... Voulez-vous enfin vous défaire de quelque mari jaloux ou de quelque amant brutal, voulez-vous que d’un bon coup de dague celui dont vous devez hériter s’en aille chez ses aïeux, c’est mon fils que j’appellerai... Choisissez, seigneur : la mère, le fils ou la fille ?

– C’est Spartivento que je suis venu voir, répondit Altieri.

– Mon fils ! Il est justement là, tout à votre service. On eût dit qu’il attendait votre visite. Car il devait aller en expédition, et on lui avait même promis dix écus ; mais il est resté, le cher garçon. Sûrement, quelque chose lui a dit...

– Allons, la vieille, tais-toi, et appelle ton fils !

– Montez, seigneur », dit la vieille en ouvrant la porte du fond.

Altieri vit l’escalier noir et puant.

Il eut une seconde d’hésitation, puis, s’étant assuré que sa dague ne l’avait pas quitté, il monta d’un pas ferme, pendant que la vieille, avec un bâton, frappait deux coups au plafond.

Altieri, au haut de l’escalier, se trouva dans une pièce vaste, mais basse de plafond, dont un angle était éclairé par la lumière triste d’une petite lampe, tandis que tout le reste demeurait dans l’ombre. Ce grenier paraissait désert.

Il n’y avait là qu’un mauvais lit dressé dans un coin, quelques escabeaux autour d’une table, une bouteille et des verres sur cette table, une douzaine d’épées pendues à de gros clous, et un homme long et maigre qui se courbait en deux, la toque à la main – une toque dont la plume balayait le plancher.

« Spartivento pour vous servir », dit cet homme en se redressant.

Spartivento méritait à coup sûr son nom1, ou son surnom.

Il était mince, tout en angles aigus, avec une figure en lame, un nez en arête vive, une bouche serrée, avec on ne sait quoi de grave. Il était vêtu de noir et portait à la ceinture, pour toute arme, une courte dague enfoncée dans une gaine de velours rouge.

C’était le bravo célèbre, le tueur à gages.

Et maintenant, il attendait que son visiteur se décidât, habitué qu’il était à les voir tous hésiter avant de lui confier leurs projets de ténèbres. Altieri fit comme les autres.

Il paya un dernier tribut à cette chose complexe, fuyante, toujours si formidablement présente, qu’on appelle la conscience.

Brusquement, il se décida... comme les autres !

« Mon maître, dit-il, j’ai entendu parler de ton adresse particulière à manier l’épée ou la dague.

– Je tue assez proprement mon homme. »

Spartivento dit cela avec la réelle modestie de l’homme qui sait sa valeur au plus juste.

« Qui te dit qu’il s’agit de tuer ? fit Altieri.

– Pourquoi êtes-vous ici ? dit le bravo, sincèrement étonné. La mère s’est donc trompée ? »

Et déjà il se dirigeait vers l’escalier, les sourcils froncés.

« Arrête, fit Altieri, et écoute. »

L’homme revint, s’inclina et attendit.

« Tu as deviné, mon maître, reprit Altieri. Il s’agit de tuer quelqu’un.

– Es-tu prêt à faire ce que je te commanderai ?

– Vous connaissez mes prix ?

– Peu importe ton prix. Je te paierai ce que tu voudras, pourvu que tu ne manques pas ton homme. Écoute...

– C’est vingt écus pour un patricien ordinaire.

– Bon. L’homme que je vais te désigner est terrible, je t’en préviens, et je t’engage...

– C’est cinquante écus pour un membre du haut clergé, ou quelqu’un qui tient au gouvernement.

– Au diable ! Quand je te dis...

– La moitié payée d’avance », acheva Spartivento dont la toque, en un nouveau salut, balaya le plancher.

Altieri fouilla dans sa ceinture, en sortit une poignée d’or et déposa les pièces rutilantes sur le coin de la table.

« Oh ! oh ! dit Spartivento simplement.

– M’écouteras-tu maintenant ?

– Parlez.

– Es-tu prêt à tuer ?

– C’est mon métier.

– L’homme est très fort, je t’en préviens. Il serait bon d’emmener avec toi quelques camarades...

– Seul je suffis.

– Je te dis que l’homme est dangereux...

– Il mourra, fût-il brave et fort comme un vrai bravo.

– Et si je voulais, tu agirais dès cette nuit ?

– Dans une heure.

– Et tu frapperas au bon endroit ? L’homme n’en reviendra pas ?... »

Spartivento décrocha une rapière, en tâta le bout, la ceignit à sa ceinture, s’enveloppa d’un manteau et dit :

« Où est-ce ?

– En l’île d’Olivolo... mais, un instant, mon maître. Il ne faut pas y aller tout de suite.

– Et quand ?

– À dix heures... Pas avant ! À dix heures et demie, quand tu auras fini, tu passeras devant le portail de Sainte-Marie-Formose. Tu y verras quatre hommes. Je serai l’un des quatre. Et j’aurai sur moi autant d’or que je viens de t’en donner.

– Bon ! à dix heures donc ! »

Spartivento raccrocha sa rapière à un clou et se débarrassa de son manteau.

« L’endroit exact ? demanda-t-il.

– La vieille maison Dandolo. Tu connais ?

– Je connais.

– L’homme sera à l’intérieur avec un vieux. C’est le jeune qu’il faut frapper, tu entends ?

– J’entends bien.

– Je puis donc m’en aller tranquille ?

– Allez en paix. À dix heures et demie, l’homme aura reçu son coup, et moi je serai sous le portail de Sainte-Marie-Formose.

– J’ai ta parole », dit Altieri qui alors s’enveloppa de son manteau et se dirigea vers l’escalier.

Spartivento l’arrêta d’un geste et dit :

« Vous avez oublié une chose.

– Quoi donc ?

– Le nom de l’homme.

– Que t’importe ? dit Altieri en tressaillant.

– Je sais toujours qui je frappe.

– Tu veux savoir ? reprit Altieri d’une voix sombre.

– C’est indispensable... Sinon je ne frappe pas. »

Altieri demeura rêveur une minute, puis il dit :

« C’est un homme très redoutable, qui a accompli de grandes choses, qui est sorti de la tombe où on l’avait muré, qui a frappé déjà plusieurs de ses ennemis, qui commande aux bandes qui tiennent la montagne et la plaine.

– Son nom ?

– Roland Candiano, dit brusquement Altieri.

– Comment avez-vous dit ?

– J’ai dit : Roland Candiano.

– C’est Roland Candiano que je dois frapper ce soir en l’île d’Olivolo ?... C’est bien cela que vous dites ?

– C’est bien cela : Roland Candiano. »

Le bravo alla à la table où il avait laissé la poignée d’or qu’y avait jetée Altieri. Et il dit :

« Reprenez votre argent.

– Hein ? Quoi ? gronda le capitaine général.

– Je dis : reprenez votre argent.

– Pourquoi ? pourquoi ? grinça Altieri.

– Parce que je ne frapperai pas Roland Candiano. »

Altieri saisit violemment le bras de Spartivento et gronda :

« Misérable, tu veux donc que je te fasse saisir demain et jeter sous les plombs ? Ta hideuse industrie n’est tolérée qu’à condition que tu puisses rendre quelque service à l’État...

– Et moi, je ne reconnais pas l’État, pas de maître. Ne menacez pas, seigneur, croyez-moi. Écoutez... ! qu’entendez-vous ? Les eaux du canal qui gémissent parmi les pilotis de cette maison ?... Ce sont peut-être les gémissements de ceux qui, comme vous, m’ont menacé. »

Le bravo se redressa, sa taille mince parut s’allonger, et il dit :

« On ne me menace pas, moi ! »

Altieri regarda autour de lui avec un commencement de terreur.

Spartivento reprit :

« Que pouvez-vous me reprocher ? Je vous dis de reprendre votre argent ; le marché ne me plaît pas ; mais je ne vous vole pas. Qu’avez-vous à dire ?

– Cet or... je te le laisse. Mais voyons, je ne menace plus. Tu es un brave. Dis-moi au moins pourquoi tu ne veux pas frapper Roland Candiano ? »

Et espérant exaspérer l’amour-propre du bravo, il ricana :

« Mais qu’ai-je besoin de te le demander ! Tu as peur, voilà tout ! Je dirai partout demain que Spartivento a eu peur.

– Nul ne vous croira ; et puis, peu importe, fit gravement le bravo, je vous ai dit que j’ignore la peur.

– Allons donc, poltron ! Tu trembles au seul nom de Candiano !

– Quand cela serait, ce serait permis. Nul n’a jamais touché à Roland le Fort sans s’en repentir amèrement. Mais moi, je ne crains pas la mort.

– Pourquoi, alors ! pourquoi ! parle donc !... Ah ! tu parleras, par tous les diables, tu ne sais pas à qui tu as affaire !

– Pardon, seigneur capitaine général, je le sais, dit tranquillement Spartivento.

– Et sachant qui je suis, tu oses me tenir tête ?

– Pourquoi pas ?... Je vous redoute si peu que je ne prendrai même pas la précaution de vous jeter aux poissons. »

Altieri pâlissait et rougissait coup sur coup ; il grinçait des dents ; mais il est sûr que la contenance du bravo, son attitude paisible et grave lui inspiraient tout au moins de la prudence.

« Quant à vous dire pourquoi je ne veux point frapper Roland Candiano, reprit Spartivento, c’est facile. Voyez-vous, seigneur Altieri, je suis un bravo, mais je ne suis pas un sbire ; chacun son métier, que diable ! Mon métier, moi, c’est de rendre service aux bons bourgeois qui ne connaissent pas le maniement de l’épée. Je leur prête mon bras pour de l’argent. Mais je ne me charge pas des affaires de l’État. Il y a à Venise un doge, un suprême conseil, un tribunal inquisitorial, un chef de police et une nuée de sbires. C’est leur affaire et non la mienne de pourchasser, de saisir et de frapper les ennemis de l’État. Roland Candiano est rebelle, en révolte contre la force juridique et la force armée. À ce titre de rebelle, vous pouvez le saisir. Mais à ce titre, il m’est sacré, à moi ! »

Altieri s’était croisé les bras et écoutait avec une sombre amertume ces paroles qui lui prouvaient la profonde puissance de Candiano. Spartivento continua :

« Je ne sais si vous me comprenez... je crois que vous ne devez pas me comprendre. J’ai encore à vous dire ceci : je ne parle pas trop pour moi. Je suis une exception, moi, un être à part ; j’ai tué, je suis couvert de sang ; peut-être bien que je serai tué un jour ; peut-être que le bourreau compte déjà quel prix il tirera de ma tête, comme j’ai compté le prix que je tirerai de certains coups de dague. C’est tout naturel, parbleu ! Donc, ne parlons pas de moi. Mais il y a dans Venise des milliers d’hommes et de femmes qui n’ont pas volé, qui n’ont pas tué, qui remplissent avec zèle leur office de bons citoyens et exercent avec art leur métier ; par eux Venise est prospère, forte, riche et respectée. Vous ignorez tout cela sans doute ? Eh bien, vous devez ignorer aussi les malédictions qui montent de ce monde-là. Il semble vraiment que le travail, ce soit l’enfer. Non, messieurs les patriciens, vous exagérez vraiment le droit que vous avez de tourmenter les pauvres gens. C’est pour ceux-là que je parle, seigneur capitaine général. Cela vous étonne ? C’est pourtant vrai. Ces gens n’espèrent qu’en Roland Candiano. Il doit les délivrer. Il l’a dit. Il le fera. Ce rebelle parle de la révolte comme d’un acte nécessaire. Il me plaît ainsi. Et si je le tuais, il me semble que je serais ensuite forcé de me tuer moi-même, tellement je me jugerais méprisable ! »

Ainsi parla le bravo.

Il parla simplement, sans emphase, et probablement sans comprendre bien clairement le sens profond de son réquisitoire. Ce qui était sûr, c’est que ce bravo, sorte de rebelle formidable, en marge de toute morale, écarté de toute société, sinistre champignon poussé dans le sang et la corruption d’une époque inouïe, ce spadassin, dont la profession était de tuer sans pitié, avait pitié des misères qui grouillaient autour de lui.

Spartivento avait dit à Altieri :

« Je ne sais si vous me comprenez... »

Altieri ne comprit pas. Mais il eut l’intuition qu’il se heurtait là à quelque chose de profond, de terrible et d’ignoré.

Il demeura pensif et plein de rage froide.

Ainsi partout, chez lui, dans son palais, dans la chambre de sa femme, sur la place publique, et jusque dans les bas-fonds de Venise, Candiano se dressait devant lui et le défiait !

Alors une sorte de fureur insensée s’empara d’Altieri. Il eut honte d’avoir voulu employer le bravo alors que, plein de force et de courage, il pouvait, il devait se mesurer avec Roland...

Sans mot dire, il s’enveloppa dans son manteau, et descendit l’escalier, tandis que Spartivento, du haut de son grenier, criait à la vieille :

« Ouvre et laisse passer en paix... »

Altieri sortit de cette tanière, s’achemina vers son palais et y arriva comme neuf heures sonnaient. Une heure plus tard, les trois officiers à qui il avait donné rendez-vous se trouvaient dans son cabinet.

Altieri les examina avec satisfaction.

Tous les trois, armés de solides rapières et de dagues, le lourd pistolet à la ceinture, cuirassés de buffle, larges d’épaules, solides, vigoureux et tranquilles, apparaissaient invincibles, formidables...

Romani et Ghiberto étaient dévoués jusqu’à la mort à Castruccio qui, riche et bien en cour, les soutenait de son crédit et de son argent. Castruccio, lui, était dévoué à Altieri qui lui avait promis un haut grade.

Il en résultait que ces trois hommes formaient, dans la garde du capitaine général, une garde particulière.

Castruccio, en entrant dans le cabinet d’Altieri, dit :

« Nous voici, fidèles au rendez-vous.

– Prêts à tout ! » ajoutèrent ses deux compagnons en saluant leur capitaine général.

Altieri, cependant, songeait :

« Ils sont résolus, courageux, adroits, vigoureux. Et nous serons quatre. Mais à nous quatre nous ne valons pas la dague du bravo. Ah ! celui-là me paiera cher sa trahison...

– Où allons-nous ? demanda Castruccio.

– Écoutez, dit Altieri. Le grand jour approche. Toutes les chances sont pour nous. Tout est prêt maintenant. Chacun a son rôle désigné, et son poste... Mais moi, moi qui porte le poids de toutes les inquiétudes d’une pareille aventure, je dois me préoccuper des obstacles qui peuvent surgir à la dernière heure. J’en ai écarté beaucoup déjà. Il en reste un, le plus terrible, qui peut faire avorter le grand projet, m’envoyer à l’échafaud et vous sous les plombs. C’est cet obstacle que nous allons supprimer cette nuit. »

Les trois hommes écoutaient attentivement.

Altieri reprit :

« Vous savez sans doute que Roland Candiano est à Venise ?

– Ah ! ah ! s’écria Castruccio, c’est de lui qu’il s’agit ?

– On dit que les marins du port sont prêts à se soulever pour lui, ajouta Romani.

– Dans les tavernes, les cabarets, la plèbe, les filles de joie, les portefaix du Lido ne parlent que de lui, dit aussi Ghiberto.

– Oui, reprit dédaigneusement Castruccio, mais pas un patricien, pas un officier, pas un homme ayant un nom dans Venise ne ferait un pas pour l’arracher au bourreau qui le guette. Ce Roland Candiano ne compte pas.

– Tu te trompes, dit Altieri. Candiano a peut-être formé des projets que nous ne connaissons pas.

– Ces projets n’auront pas le temps d’aboutir, puisque dans quelques jours, nous serons maîtres de Venise.

– Je le crois, je l’espère... Pourtant, il faut tout prévoir. Nous aurons assez de besogne le jour du grand combat sans que nous ayons à combattre aussi la plèbe. Candiano peut nous gêner ce jour-là. C’est pourquoi j’ai décidé que nous le supprimerions.

– Supprimons-le ! fit Castruccio.

– Mais, demanda Ghiberto, pourquoi cet homme n’est-il pas arrêté depuis longtemps ? Il est rebelle, en somme...

– Ne nous occupons pas des lâchetés de la police de Venise. Agissons en hommes et pour notre compte. »

Altieri se gardait bien d’ajouter que la police avait vainement essayé de s’emparer de Candiano, et encore moins d’avouer qu’il avait essayé d’envoyer un bravo contre lui.

Il se leva et dit simplement :

« Partons ! En route, nous combinerons notre action. »

Nous devancerons, dans la maison de l’île d’Olivolo, le capitaine général et ses trois acolytes.

Il était environ neuf heures et demie. Roland venait de monter dans la chambre où habitait son père.

Le vieux Philippe s’y trouvait. C’était lui qui, tous les soirs, déshabillait le pauvre fou et l’aidait à se mettre au lit.

Cela se passait généralement vers huit heures du soir.

Mais ce soir-là, Philippe n’avait pas encore déshabillé le vieux doge. Roland lui avait donné l’ordre d’attendre. Lorsqu’il entra dans la chambre du vieillard, Roland le trouva endormi paisiblement dans un vaste fauteuil.

Il le considéra un instant avec une gravité attendrie.

Puis il le toucha à l’épaule, et doucement l’éveilla.

Le vieillard ouvrit ses yeux blancs et regarda fixement dans le vide, comme regardent les aveugles.

« Que me veut-on ? murmura-t-il.

– C’est moi, mon père », dit Roland.

Il l’appelait toujours ainsi, bien que ce nom de père n’eût encore éveillé aucun écho dans l’esprit du dément.

Il lui parlait en général comme si son père eût pu le comprendre.

« Mon père, dit Roland, cette maison va être envahie peut-être cette nuit. Je suis obligé de vous conduire hors de votre chambre dans un endroit où vous serez en sûreté... Venez... »

Et, passant son bras sous celui du vieux Candiano, il l’entraîna.

Parvenu au rez-de-chaussée, Roland trouva Scalabrino qui l’attendait. Il lui fit signe de le suivre.

Le vieux Philippe suivait également.

Il sortit dans le jardin et se dirigea vers le cèdre qui se trouvait au milieu de l’enclos. Peut-être n’a-t-on pas oublié que l’énorme tronc de cet arbre était creux et que l’intérieur avait été aménagé par Philippe comme une sorte de chambre.

« L’échelle ! » dit Roland, lorsqu’il fut arrivé au pied du cèdre.

Scalabrino approcha l’échelle, que sans doute il avait apportée là lui-même. Il monta le premier et atteignit le sommet du tronc, écarta les ronces et les broussailles qui formaient une espèce de plancher, puis il dit :

« Vous pouvez monter, monseigneur. »

Roland saisit son père dans ses bras. Et pareil à Énée emportant son père Anchise, il monta avec son fardeau sur l’épaule.

Scalabrino s’était laissé glisser au fond du trou que formait le creux du tronc.

Roland saisit alors son père sous les deux aisselles et le fit descendre jusqu’à Scalabrino qui le saisit dans ses bras.

Alors Roland sauta à son tour. Il étendit le vieillard sur une couche sommaire qui avait été préparée dans la journée, puis le couvrit de quelques bonnes couvertures de laine.

L’aveugle s’endormit presque aussitôt.

Alors Roland et Scalabrino regagnèrent le sommet du tronc, et Philippe, à son tour, se laissa tomber dans cette sorte de chambre où il devait passer la nuit près du vieux doge.

Quelques instants plus tard, Roland et Scalabrino, ayant enlevé l’échelle, avaient regagné la maison.

« Maintenant, dit Roland, nous allons voir jusqu’à quel point Gennaro est capable de trahison. »

On se souvient de l’entretien qui avait eu lieu dans la mâtinée entre Roland Candiano et le chef de police. On se souvient qu’en quittant Candiano le chef de police avait demandé :

« S’il survient un incident grave, où dois-je vous faire prévenir ? »

Et que Roland fixant Gennaro, avait répondu :

« À la maison de l’île d’Olivolo où je serai seul... avec mon vieux père. »

Roland avait pénétré le chef de police jusqu’à l’âme.

Il s’attendait à être attaqué.

On vient de voir qu’il avait pris ses mesures pour mettre son père en sûreté.

Quant à ce qui le concernait lui-même, il était résolu à attendre simplement les événements, et à agir en conséquence.

Il avait raconté à Scalabrino sa conversation avec le chef de police et avait ajouté :

« Il est inutile de prévenir nos compagnons. Une action bruyante, en ce moment, compromettrait bien des choses. »

Scalabrino avait approuvé d’un signe de tête, et avait dit :

« À nous deux, nous suffirons. »

Lorsqu’ils furent rentrés dans la maison, après avoir mis le vieux Candiano en sûreté, Scalabrino dit :

« Il n’y a qu’un chemin pour venir ici : ceux qui nous attaqueront, s’ils viennent, sont obligés de longer l’église. Je vais donc me mettre en surveillance à Sainte-Marie, afin que nous soyons prévenus à temps. S’ils sont trop nombreux, monseigneur, je ne vous laisserai pas faire la folie de rester ici.

– Va, dit Roland. Je t’attends. »

Scalabrino s’élança aussitôt au-dehors.

Roland laissa la porte entrouverte.

Il éteignit les deux flambeaux, puis il s’assit dans un fauteuil.

Et dans l’obscurité, il attendit, rêveur.

À quoi songeait-il à ce moment où avec une sorte d’insouciance, ou plutôt avec une folle témérité où perçait son désir de mort, il risquait sa vie ? Était-ce à Gennaro, qu’il avait dompté, et dont il voulait peut-être connaître la vraie pensée ?

Était-ce à ceux qui avaient déjà succombé, englobés dans son œuvre de vengeance ?

Revoyait-il les fantômes de Jean de Médicis, de Sandrigo, de Bembo, de Grimani, d’Imperia, de tous ces morts qui semaient la route qu’il parcourait ?

Songeait-il à la fin si triste et si touchante de la petite Bianca, ou au dévouement de la pauvre Juana ?

Sa pensée, au contraire, courait-elle au-devant de ceux qu’il devait frapper encore ? Dandolo... Foscari... Altieri... ?

Ou plutôt, évoquait-il, dans son amour désespéré, l’image de cette Léonore qu’il n’avait cessé d’adorer depuis le jour si lointain de leur première rencontre ?

Qui pourrait le dire ?

Tout à coup, une ombre se glissa dans la pièce obscure et, près de lui, Scalabrino murmura :

« Ils viennent !...

– Combien sont-ils ? demanda Roland.

– Quatre.

– As-tu reconnu parmi eux Guido Gennaro ?

– Non... et même il me semble que ces hommes ne sont pas des sbires ordinaires. On dirait des officiers. »

Roland demeura silencieux.

Les nouvelles rapportées par Scalabrino le déconcertaient.

« Peut-être ne viennent-ils pas ici ? » murmura-t-il.

À ce moment, il entendit distinctement crisser le sable du jardin sous des pas furtifs. Rapidement, il glissa quelques mots à l’oreille de son compagnon, qui répondit à voix basse :

« Bon, j’ai compris... »

Alors ils se postèrent de chaque côté de la porte et attendirent en silence. Scalabrino avait saisi un lourd tabouret en chêne, arme redoutable dans sa main.

Quant à Roland, très calme, il avait dégainé sa dague.

Ceux qui venaient, c’étaient Altieri et ses trois compagnons.

En sortant du palais du capitaine général, ils s’étaient fait conduire en gondole jusqu’à l’île d’Olivolo.

« Or çà, dit alors Castruccio qui avait son franc-parler, il me semble que si ce Candiano du diable est réellement seul, un d’entre nous aurait suffi. »

Altieri haussa les épaules avec impatience.

« Le gibier est trop précieux, dit-il, pour qu’on risque de le laisser échapper. La maison est vaste, et nous ne serons pas trop de quatre.

– Oui, mais aucun de nous ne connaît la maison.

– Je la connais, moi, et cela suffit. Voici notre ordre de bataille : nous pénétrons dans le jardin et nous nous approchons de la maison. Au rez-de-chaussée, il y a deux grandes salles, dont l’une servait de salle à manger. C’est par cette pièce qu’on montait en haut. C’est donc là que nous devons tenter d’entrer sans bruit.

– Sans bruit... ce sera difficile.

– J’ai une clef, dit froidement Altieri, il y a eu un moment où j’étais maître dans cette maison... »

Altieri prononça ces mots avec un frémissement de rage...

Et ses trois amis songèrent que cette maison où ils allaient avait été habitée par Dandolo, par Léonore, la femme de leur capitaine... et que Léonore avait été la fiancée de Roland Candiano.

Ils comprirent alors qu’ils ne servaient pas seulement la cause de leur conjuration.

Mais, nous l’avons dit, ces trois hommes étaient dévoués. Et puis, c’étaient des soldats : ils suivaient le chef, et étaient prêts à obéir.

Les quatre hommes débarquèrent, longèrent Sainte-Marie-Formose, et arrivèrent à la porte du jardin qu’Altieri ouvrit aussitôt.

Puis, à pas étouffés, ils se dirigèrent sur la maison.

Tout y était obscur et silencieux.

« Il est réellement seul, songea Altieri, sans cela, nous serions déjà signalés et attaqués. »

Puis une idée soudaine traversa son esprit :

« Qui sait s’il est encore là ! qui sait si Gennaro ne s’est pas trompé !... »

Alors il se hâta d’ouvrir, presque sans prendre de précautions.

Comme celle du jardin, cette porte n’opposa aucune résistance.

« À gauche », dit Altieri à voix basse.

Castruccio entra le premier, avec Ghiberto.

Tous deux avaient leur dague à la main.

Derrière eux, Romani.

Altieri, pendant ce temps, refermait la porte.

Castruccio et Ghiberto, selon la recommandation que venait de leur faire le capitaine général, se tournèrent vers la gauche et, de la main étendue, Castruccio toucha la porte qui donnait dans la salle à manger. Elle était entrouverte et céda à la légère pression.

Les deux hommes entrèrent. Castruccio murmura :

« Il faut allumer un flambeau. »

À ce même instant, deux cris de souffrance et d’agonie retentirent dans la nuit : Ghiberto venait de tomber comme une masse, le crâne fracassé par le tabouret de Scalabrino.

En même temps, Castruccio s’affaissait : la dague de Roland venait de pénétrer dans l’épaule gauche.

Altieri et Romani s’étaient arrêtés, pétrifiés par la surprise et l’épouvante.

La porte de la salle à manger s’ouvrit toute grande, et Scalabrino démasqua une lanterne sourde dont le jet de lumière inonda Altieri.

Celui-ci eut ce grincement terrible du fauve acculé à la mort ; le tabouret de Scalabrino se leva sur sa tête... Tout cela n’avait duré que deux secondes.

Le tabouret allait retomber à toute volée sur le crâne d’Altieri, comme il était tombé sur celui de Ghiberto.

Roland s’élança, saisit le bras du colosse...

« Arrière, gronda-t-il, cet homme est à moi ! »

Et Altieri, qui n’avait pas frissonné sous le coup terrible qu’il voyait venir, frissonna sous ces paroles.

« Je me rends », dit Romani jetant son poignard.

Roland recula dans la salle à manger, les yeux fixés sur Altieri.

« Venez », dit-il d’une voix rauque.

Altieri, comme hypnotisé, obéit machinalement.

Quant à Romani, Scalabrino l’enferma dans la pièce voisine.

Lorsque Altieri fut entré, Roland referma la porte. Au moyen de la lanterne sourde de Scalabrino, il ralluma les deux flambeaux.

Puis, s’adressant à son compagnon :

« Laisse-nous. Et quoi que tu entendes, n’entre que lorsque je t’appellerai. »

Scalabrino sortit.

Altieri s’était assis dans un fauteuil, les bras croisés.

Roland se tourna vers Altieri.

Son visage, convulsé l’instant d’avant, avait repris une sorte de calme farouche. Il demanda :

« Vous veniez pour me tuer ?

– Oui », dit nettement Altieri.

Le capitaine général était doué de cette bravoure physique qui vient de la longue habitude des armes et des combats.

Il avait eu peur un instant.

Maintenant, sûr de ne pas être surpris, sûr qu’il n’aurait affaire qu’à deux adversaires, tout l’effort de son esprit tendait à combiner sa défense et à disposer le combat qu’il prévoyait.

« Voilà assez longtemps que nous nous cherchons, dit-il avec un rictus de haine et de défi.

– Je ne vous ai pas cherché, Altieri, dit Roland. Si je vous avais cherché, je vous eusse trouvé depuis longtemps, comme j’ai trouvé Bembo, votre ami, et Imperia, votre instrument de crime. »

Altieri tressaillit.

« Mais puisque vous voilà, continua Roland, il ne me paraît pas inutile de vous dire certaines de mes pensées...

– C’est cela ! Expliquons-nous donc, avant de nous entr’égorger. Car vous mourez d’envie de m’assassiner, et moi je vous avoue que, sans grande émotion, je vous ouvrirais le ventre à coups de dague.

– Il n’y a pas d’explication entre nous, Altieri. Vous êtes dans l’erreur. Je veux simplement vous dire ce que je pense. Vous souvenez-vous du soir de mes fiançailles ? »

Altieri secoua violemment la tête, et dit :

« Non, je ne me souviens pas.

– Je me souviens, moi. Vous vous êtes approché de moi. Vous m’avez tendu votre main loyale, et vous m’avez dit : « Soyez heureux, Roland Candiano... » Vous avez fait cela, vous avez dit cela. Une demi-heure plus tard, vous me faisiez arrêter. »

Roland se tut un instant.

Une rougeur envahissait son front dont les veines se gonflaient.

« Voilà, continua-t-il, comment vous vous êtes défait de l’homme que vous haïssiez. Eh bien, Altieri, cette parole que vous m’avez dite en me tendant la main, je l’ai eue dans l’esprit pendant des années. Et j’ai cherché longtemps à quelle race vous apparteniez... Je ne pouvais pas vous considérer comme un homme d’épée ; en effet, ayant à vous défaire d’un rival, nous n’aviez pas osé employer le fer. »

Altieri fit un mouvement de rage.

« Écoutez-moi froidement, puisque je vous parle froidement... Donc, vous n’étiez pas un soldat, malgré votre costume. J’ai pensé un instant que vous aviez peut-être l’âme d’un bravo ; mais ce ne pouvait être cela, puisqu’un bravo m’eût poignardé, et vous, vous n’avez pas osé... Alors, je me suis demandé si vous n’étiez pas simplement un sbire... Mais j’ai vu que vous étiez plus bas qu’un sbire, car un sbire m’eût arrêté, ou eût essayé de m’arrêter, mais ne m’eût pas tendu la main.

– Misérable ! rugit Altieri, ce sera là ta dernière insulte ! »

En même temps, il voulut se lever pour se ruer sur Candiano ; mais il ne put faire ni un mouvement ni un geste ; Roland, d’un geste plus prompt que la pensée, avait saisi les deux bras d’Altieri et il le maintenait cloué sur son fauteuil, écumant et livide.

Progressivement, il le lâcha.

« Je vous ai dit de m’écouter froidement, reprit-il. D’ailleurs, j’aurai vite fini... Donc, vous n’étiez ni un homme d’épée, ni un bravo, ni un sbire. Et ce que vous venez de faire, cette attaque à quatre, me prouve encore que je ne m’étais pas trompé en vous plaçant enfin dans la catégorie des lâches. »

Altieri, dompté une première fois, bondit sous l’outrage :

« C’est vous qui êtes le lâche, puisqu’ici vous êtes le plus fort ! »

Roland haussa les épaules.

« Nous sommes seuls dans cette salle ; vous avez un poignard à la main, et moi je n’en ai pas, le mien est resté planté au cœur de votre ami Castruccio. »

En parlant ainsi, Roland se croisa les bras.

Altieri, debout, frémissant, livide, leva la main. Une seconde, la vie de Roland ne fut plus qu’une affaire de hasard.

Il ne broncha pas, maintint sur Altieri un regard de mépris.

Altieri, tout à coup, jeta violemment son poignard.

« Je savais bien que vous n’oseriez pas, dit Roland. Vous avez peur.

– Tu mens ! grogna le capitaine général.

– Vous avez peur. Vous vous dites que si vous me frappez, mon compagnon ne vous épargnera pas.

– Démon ! rugit Altieri.

– C’est tout ce que je voulais vous dire, Altieri : que vous êtes non pas un lâche, mais la lâcheté même. Je vais donc vous traiter comme les lâches qu’il est impossible de toucher. Je vous tiens en mon pouvoir : allez, Altieri, je vous fais grâce de la vie.

– Cela vous coûtera cher, bégaya Altieri.

– Non, puisque vous êtes lâche ; vous ne pouvez rien contre moi ; libre, demain, dans un mois, dans un an, jamais vous n’oserez vous mesurer à moi, puisque vous êtes lâche ; allez, Altieri, je ne m’inquiéterai pas plus de vous dans l’avenir que je ne m’en suis inquiété dans le passé ; vous n’existez pas, puisque vous êtes lâche... »

Roland avait ouvert la porte.

Il vit Scalabrino qui attendait, et il dit :

« Laisse passer cette guenille humaine ; rien, Scalabrino... pas même un soufflet... Laisse passer ce lâche... Je le gracie... »

Altieri haletait. Une abondante sueur ruisselait sur son front. Il connaissait la honte absolue.

Il s’avança vers la porte, titubant, et tourna autour des cadavres de Castruccio et de Ghiberto, puis recula épouvanté.

« Tu vois, Scalabrino, dit Roland, il n’ose pas enjamber les corps de ces deux hommes qui étaient des bêtes féroces, mais non des lâches. Tu vois, il est si lâche qu’il ne peut supporter la vue de la mort... Mais qu’attend-il pour s’en aller, puisque je le gracie... »

Altieri jeta une sorte de rugissement rauque.

D’un bond insensé, il franchit les deux corps.

L’instant d’après, il était dans le jardin.

Roland l’avait suivi. Il l’accompagna jusqu’à la porte.

Et comme le capitaine général la franchissait...

« Ne ferme pas, dit Roland ; ne ferme pas, Scalabrino ; laisse toutes les portes ouvertes. Toute précaution contre le lâche serait infamante... Laisse-le... il est gracié... »

Altieri s’enfuit, ivre de honte, hébété de rage, et si abattu, si tremblant qu’avec un cri de terreur il se demanda :

« Oh ! vraiment, est-ce que je suis devenu lâche !... »

XXIII



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