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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Rencontre


Le lendemain matin du jour où Roland Candiano, après la mort terrible du cardinal Bembo, rentra à Venise, ce matin-là, vers huit heures, le chef de police Guido Gennaro recevait dans son cabinet les rapports de ses principaux agents secrets. Il était assis près d’un bon feu et enveloppé dans une robe de chambre.

Guido Gennaro faisait consciencieusement son métier. Tous les matins, il travaillait ainsi, concentrait chez lui les nouvelles de toute nature, faisait des unes son profit personnel et employait les autres à l’exécution de son métier qui était ostensiblement de protéger la vie et la fortune des citoyens de Venise.

Ce matin-là, 27 janvier, il paraissait d’assez mauvaise humeur, et posait à tous ses agents une question qui demeurait toujours sans réponse. Alors, d’un geste bref, il renvoyait l’agent et criait :

« Ensuite ! »

En effet, les espions du chef de police, au nombre d’une vingtaine, attendaient dans une vaste antichambre, les uns assis sur des banquettes, les autres debout causant entre eux par groupes.

Deux ou trois valets de Guido Gennaro, eux-mêmes espions de ces espions, allaient et venaient constamment dans cette antichambre, recueillant un mot, un geste, un clignement d’yeux pour ensuite aller raconter à leur maître ce qu’ils avaient surpris. Et cela formait un deuxième rapport, que Gennaro appelait son petit lever.

Le rapport officiel des agents, c’était son grand lever.

Chacun d’eux, en entrant, refermait soigneusement la porte. Puis, son rapport achevé, il s’en allait, la laissant ouverte pour que le suivant, au cri de « Ensuite ! » la refermât à son tour. Cela se faisait régulièrement, cela fonctionnait comme une machine.

Au moment où nous pénétrons dans le cabinet de Gennaro, celui-ci, le coude appuyé sur sa table, les yeux rêveurs fixés sur la fenêtre, écoutait l’un de ses agents.

« Excellence, le bijoutier Molina qui demeure sur le Rialto a été dévalisé cette nuit. Les voleurs sont entrés par la petite allée, ont démoli une porte et fait main basse sur quantité de bijoux. Les archers du guet sont arrivés une demi-heure après l’affaire, aux cris de Molina et de sa femme.

– Bon, pour les consoler, dites-leur que nous sommes sur la piste des voleurs et qu’ils seront infailliblement arrêtés cette année ou une autre. En attendant, qu’il mette une porte plus solide à son magasin, que diable ! C’est tout ?

– Oui, Excellence. »

Gennaro mâchonna quelques sourdes paroles :

« Vraiment, ces bourgeois n’ont pas le sens commun ! où veut-il que je prenne ses voleurs, ce Molina ?... Et puis, il était trop riche, cela le soulagera... Dites-moi : personne de remarquable n’est entré à Venise depuis trois ou quatre jours ?

– Non, Excellence ; des marchands, des marins, voilà tout. »

Gennaro étouffa un juron. C’était la troisième fois qu’il posait cette question et qu’il recevait la même réponse.

Il congédia l’agent qui se retira, et cria :

« Ensuite ! »

Un autre espion entra.

« Quoi de neuf ? demanda Gennaro avec cette brusque jovialité qu’il affectait vis-à-vis de ses agents.

– Votre Excellence saura que j’ai fait hier une tournée dans les cabarets du port.

– Et tu t’y es enivré, hein ?

– Oh ! Excellence !...

– Eh bien, qu’as-tu entendu ?

– Des histoires extraordinaires, Excellence.

– Bah !...

– Que le fils de l’ancien doge Candiano est à Venise, qu’il se prépare à s’emparer du palais ducal, qu’il délivrera le peuple, qu’il punira la tyrannie de Foscari...

– Tu es sûr ?... Tu devais être ivre...

– Non, Excellence. Et on ne se faisait pas faute de crier : vive Roland Candiano ! Déjà on l’appelle le Doge du peuple.

– Bah ! bah ! Sornettes...

– Excellence, je vous assure...

– Assez ! Un bon espion ne doit pas s’enivrer. Retenez bien cela !... Maintenant, continue ce soir ta tournée, et n’oublie pas de me dire exactement ce que tu auras entendu.

– Même ce que je crois entendre quand je suis ivre ? fit l’espion.

– Oui, surtout cela. »

Et Gennaro posa son éternelle question :

« Il n’est entré à Venise personne d’intéressant ?

– Non, Excellence.

– Ensuite ! » cria Gennaro.

L’agent fut aussitôt remplacé par un de ses camarades qui attendit d’abord que son chef l’autorisât à parler, par une question.

« Eh bien, fit Gennaro, vide ton sac...

– Votre Excellence saura qu’à la suite de certaines idées qui m’étaient venues, je me suis mis cette nuit en surveillance devant l’Ancre-d’Or. »

Gennaro tressaillit.

On se rappelle la visite qu’il avait faite cette même nuit à Bartolo le Borgne, patron de ce cabaret.

« Qu’as-tu vu ? demanda-t-il vivement.

– J’ai vu Bartolo sortir avec quelqu’un que je n’ai pas reconnu. »

Gennaro respira.

« À quoi es-tu bon ? grogna-t-il.

– Là n’est pas l’intérêt de mon affaire, Excellence... Pendant que Bartolo le Borgne causait sur le quai avec ce quelqu’un, je surveillais, moi, un troisième individu qui se glissait dans l’allée du cabaret.

– Un voleur ?

– Non, Excellence. Il n’en avait pas la tournure. Un voleur, je flaire ça à cent pas, moi !

– Oui, je sais ton habileté ; continue...

– Eh bien, Excellence, Bartolo rentra à son tour. Alors, j’allai coller mon oreille à la porte, et j’entendis comme un bruit de dispute... et je crus reconnaître la voix de l’inconnu.

– Ah ! ah !...

– Votre Excellence va voir que c’est réellement intéressant. Après le bruit de dispute, j’entendis clairement le bruit d’une lutte. Puis il y eut un long silence, puis l’homme s’en alla enfin.

– Tu l’as suivi ? Reconnu ?...

– Votre Excellence va voir. J’ai suivi l’homme avec d’autant plus de curiosité qu’il m’avait semblé reconnaître sa voix d’abord, et qu’ensuite je reconnus positivement sa démarche et sa stature. L’homme se rendit à l’île d’Olivolo... »

Le chef de police bondit :

« Et c’était ?

– C’était Scalabrino, Excellence. Je sais maintenant où il gîte, et nous le prendrons quand vous voudrez.

– Pas un mot de tout cela, tu entends ?

– Oui, Excellence ; mais ce n’est pas tout... Je me suis naturellement demandé ce que Scalabrino avait été faire chez le Borgne, – et je sors de l’Ancre-d’Or.

– Et qu’as-tu appris ? fit Gennaro avec une certaine inquiétude.

– Lorsque je suis arrivé, le cabaret était fermé, contre ses habitudes. Nombre de buveurs habitués du lieu frappaient du poing à la porte. Je leur suggérai l’idée qu’un crime s’était peut-être commis dans la maison. Aussitôt on court chercher les archers. Ils arrivent, frappent en vain, et finalement enfoncent la porte. Tout le monde entre. Dans la salle, rien. Dans l’arrière-salle, je vois la trappe d’une cave. J’y descends. Et qu’est-ce que je vois ? Le cadavre de Bartolo à demi plongé dans de l’eau, qui a filtré sans doute du canal et qui croupissait.

– Bartolo assassiné !...

– Par Scalabrino, oui Excellence. »

Guido Gennaro se leva, se promena quelque temps d’un air rêveur.

« C’est bien, finit-il par dire. Tu n’as parlé à personne de cette affaire ?

– Pas de danger, Excellence.

– Oui, tu es discret. Eh bien, il est inutile d’en parler. Il est même utile que le plus grand silence soit observé sur tout ceci pendant... voyons... pendant cinq ou six jours... jusqu’au 2 février, par exemple, tu m’as entendu ?

– Oui, Excellence. »

L’agent se retira. Les autres espions entrèrent successivement, et Gennaro écouta d’une oreille distraite leurs rapports.

Quand le dernier eut disparu, il cria :

« Ensuite ! »

Un homme entra, que Gennaro ne reconnut pas.

« Mes compliments, dit le chef de police. Je ne te reconnais pas moi-même. Qui es-tu ? »

L’homme fit tomber ses cheveux et sa barbe et dit :

« Peut-être me reconnaîtrez-vous maintenant, monsieur Gennaro. »

Le chef de police se leva précipitamment.

« Monseigneur Candiano ! exclama-t-il d’une voix étouffée.

– Si vous criez ainsi mon nom, fit Roland, vous allez être obligé de m’arrêter... à moins que je ne sois forcé de vous arrêter vous-même.

– Excusez-moi, monseigneur, dit-il ; je m’attendais si peu à l’honneur de vous recevoir ici...

– Pourquoi donc, monsieur ? N’avons-nous pas des intérêts communs, et n’est-il pas nécessaire que nous puissions nous voir ? Quant à moi, c’est ma conviction. Et la preuve c’est que, rentré à Venise depuis hier, ma première visite est pour vous. Je viens vous demander si l’occasion vous paraît enfin propice pour vous saisir de ma personne et me livrer au Conseil des Dix... »

Guido Gennaro avait écouté ces paroles avec une certaine stupéfaction. Que lui voulait Candiano ?...

On a vu que le chef de police était l’homme des résolutions rapides. En un instant, il envisagea tout le parti qu’il pourrait tirer d’une arrestation : Foscari sauvé.

Venise frappée de terreur par une exécution à grand spectacle.

Et alors, lui, Gennaro devenait l’homme providentiel et indispensable. Et il obtenait tout ce qu’il voulait.

Mais, non moins rapidement, et avec la même netteté, la contrepartie de ce projet lui apparut.

« Monseigneur, dit-il en se levant et prenant une attitude respectueuse, j’ai renoncé à vous arrêter.

– Je serais curieux de savoir pourquoi ? fit Roland.

– C’est bien simple : d’abord par reconnaissance.

– Vous m’avez largement payé votre dette de gratitude. Ainsi, n’en parlons plus.

– Ensuite, continua Gennaro, parce que je crois décidément que la justice est de votre côté.

– Motif insuffisant, monsieur. Un homme comme vous ne doit considérer qu’en dernier ressort la justice ou l’injustice de ses actes. Non, ce n’est pas cela. Et puisque vous manquez de franchise à mon égard, je vais être franc pour vous.

– J’attends, monseigneur », dit Gennaro avec une apparente froideur.

En réalité, le chef de police tremblait.

« C’est donc moi, continua Roland, qui suis obligé de vous apprendre pourquoi vous ne m’arrêtez pas... Écoutez : si vous m’arrêtez ce matin, Foscari, dans deux heures, vous nomme grand inquisiteur, ce qui est le rêve de toute votre vie.

– Vous voyez bien, monseigneur, que la justice seule...

– Attendez... Ah ! monsieur le chef de police, je vous croyais plus patient. Donc, vous m’arrêtez, vous devenez grand inquisiteur. Et alors, que se passe-t-il ? Le 1er février prochain je ne suis plus là, moi, puisque vous vous empressez de me faire exécuter. La bataille est donc circonscrite entre Foscari et Altieri. Vous savez que toutes les chances sont pour Altieri. Venise exècre Foscari. Le doge ne peut tenir contre un coup de force. Il est perdu, Altieri triomphe, et son premier soin est de jeter dans les puits les créatures du doge déchu, parmi lesquelles, en première place, le digne Guido Gennaro, grand inquisiteur. Voilà pourquoi, maître Gennaro, vous ne m’arrêtez pas. Qu’en dites-vous ?

– Je dis que je me rends, monseigneur.

– Vous auriez dû commencer par là, dit Candiano, et ne pas tenter de m’arracher votre nomination en essayant de me faire croire que vous n’aviez pas les qualités essentielles d’un bon chef de police : c’est-à-dire la ruse impitoyable et la force de résistance contre les mouvements du cœur.

– Est-il trop tard, monseigneur ? fit Gennaro.

– Vous rendez-vous à discrétion ?

– Oui, Excellence ! dit le chef de police sans hésiter.

– Vous êtes à moi sans réticence ?

– Sans restriction mentale... Seulement, je supplie Votre Excellence de se rappeler un jour qu’en somme j’eusse pu être pour elle un sérieux obstacle.

– Ce qui revient à dire que vous demandez la place de grand inquisiteur ? »

Gennaro s’inclina.

« Eh bien, mon cher monsieur, dit Roland, j’ai le regret de vous annoncer que j’ai l’intention de supprimer cette charge. »

Le chef de police pâlit. C’était un coup dur pour lui : l’écroulement d’une espérance longuement caressée.

Il y eut un moment de révolte en lui.

Gennaro regarda vers la porte. Roland suivait tous ses mouvements et notait les fluctuations de sa physionomie.

Au moment où le chef de police allongeait le bras vers un marteau qui se trouvait sur la table, Roland se leva, alla à la fenêtre, et dit :

« Maître Gennaro, je veux vous éviter une sottise inutile. Avant que vous appeliez, venez un peu à cette fenêtre.

– Monseigneur, bégaya Gennaro à la fois furieux et dominé, croyez bien que...

– Venez toujours ! »

Gennaro obéit.

« Regardez, dit Roland. Que voyez-vous ? »

Gennaro, attentif, examina le quai sur lequel s’ouvrait la fenêtre de son cabinet. Et comme il gardait le silence...

« De combien d’hommes pouvez-vous disposer pour m’arrêter ? reprit Roland.

– Si j’appelle, dit Gennaro, dans trois minutes, j’aurai cent sbires ou archers à ma disposition... mais je ne veux pas appeler ! »

Il se recula.

« Vous avez raison, dit Roland en laissant retomber le rideau qu’il avait soulevé. Cette foule insolite de barcarols, d’ouvriers qui vont et viennent, de marins, ce sont des hommes à moi ; il y en a trois cents sur le quai ; il y en a autant dans les rues avoisinantes. Si vous voulez livrer bataille, maître Gennaro, je suis votre homme.

– Monseigneur, je vous ai dit que je me rendais.

– C’est bien, veuillez vous asseoir : nous avons à causer assez longuement. J’ai quelques questions à vous poser au sujet de la grande fête du 1er février... À quelle heure le doge sortira-t-il du palais ducal ?

– À neuf heures du matin très précises.

– Vous me remettrez l’itinéraire exact que doit suivre le cortège pour se rendre au Lido. Qui formera la garde ?

– Les hallebardiers du palais. La compagnie des archers et celle des arquebusiers seront embarquées de bonne heure sur le vaisseau amiral sous le prétexte de protéger et d’honorer le doge.

– Quelle sera la place du capitaine général ?

– Près du doge dès le départ du palais.

– Honneur dû à un ami si fidèle. Je reconnais votre main dans ces arrangements, maître Gennaro, et vous en félicite. Maintenant, que savez-vous de neuf en ce qui concerne les conjurés ?

– Rien que vous ne sachiez, monseigneur. Vous connaissez mieux que moi le plan de la conspiration. Ce que je puis ajouter, c’est que le capitaine général a accepté avec enthousiasme l’idée d’embarquer ses archers et ses arquebusiers sur le vaisseau amiral. En effet, d’après le plan, c’est sur ce vaisseau, au moment même de la cérémonie, qu’Altieri doit arrêter le doge. Pendant ce temps, à terre, un fort parti marche sur le palais à peu près vide de ses hallebardiers. Le sonneur de Saint-Marc a l’ordre de sonner le tocsin, les autres églises lui répondront. Alors les archers et les arquebusiers débarqueront pour occuper différents points de la ville.

– Voyons maintenant la contre-mine de Foscari.

– Elle est très simple : le cortège arrive sur le quai du Lido. Alors le doge, au lieu d’embarquer sur la gondole qui doit le conduire au vaisseau amiral, frappe Altieri qui se trouve près de lui. En même temps les principaux chefs de la conjuration sont frappés chacun par un officier du palais à qui il sera désigné le 1er février au matin. Quant au vaisseau amiral, à ce même moment, il est pris entre deux vaisseaux qui l’accostent et menacent de le couler.

– Simple comme toutes les bonnes idées. Mais vous ne me parlez pas des sbires...

– Mes hommes seront un peu partout dans Venise. Ils doivent crier : vive Foscari ! et entraîner le peuple... mais on peut tout aussi bien leur faire pousser un autre cri.

– C’est inutile, dit froidement Candiano, laissez-les crier : vive Foscari ! tant qu’ils voudront. J’aime mieux cela... Eh bien, mais il ne faut rien changer à votre plan, maître Gennaro ; quant à celui des conjurés, il ne sera pas modifié non plus.

– Il ne me reste donc plus qu’à attendre le 1er février ?

– Aussi paisiblement que j’attendrai moi-même, dit Roland qui se leva. Du moins, je vous le souhaite. »

Roland se dirigea vers la porte.

« Un dernier mot, monseigneur, dit Gennaro. S’il survient un incident imprévu et remarquable, où dois-je vous faire prévenir ?

– Mais à la maison de l’île d’Olivolo, répondit Roland sans l’ombre d’une hésitation, mais en fixant sur le chef de police un regard qui le fit pâlir... J’y suis seul toutes les nuits.

– Seul, monseigneur ! C’est de l’imprudence...

– Seul avec mon vieux père aveugle et fou », insista Roland dont la voix devint rauque et dure, tandis qu’une flamme sombre jaillissait de ses yeux.

Le chef de police s’était incliné plus profondément.

Lorsqu’il se releva, il vit Roland qui traversait son antichambre et s’en allait paisiblement. Il murmura, rêveur :

« Seul !... avec son vieux père aveugle et fou... »

Roland avait disparu depuis longtemps que Guido Gennaro était à la même place, réfléchissant, les sourcils froncés sous l’effort de sa méditation. Il finit par se jeter dans son fauteuil.

Et qui se fût trouvé près de lui à ce moment l’eût entendu dire presque à haute voix :

« Pourquoi supprime-t-il la place de grand inquisiteur ? Tant pis pour lui !... Oui... mais est-il vrai qu’il soit seul la nuit dans cette maison ?... Attention, Gennaro, la décision que tu vas prendre est grave... »

Longtemps, Gennaro parut rêver. Tout à coup, il parut avoir pris une résolution, car il frappa sur la table avec un petit marteau.

Un de ses valets apparut à l’instant. Gennaro le regarda fixement, comme s’il eût pesé à ce moment ce que valait cet homme en qui pourtant il avait une grande confiance.

« Tu vas aller... » commença-t-il.

Puis il s’arrêta. Le valet attendait.

« Non, reprit soudain Gennaro, c’est inutile... tu peux te retirer. »

L’homme obéit.

Gennaro, alors, commença une de ces longues et minutieuses toilettes qui le transformaient complètement.

« Moi seul puis faire une expédition pareille ! » murmura-t-il.

Lorsque Guido Gennaro se trouva prêt, la nouvelle combinaison qui venait de s’échafauder dans sa tête se trouvait prête aussi – du moins à son sens. Voici ce que pensait le chef de police :

S’il laissait marcher les choses, Roland Candiano serait vainqueur. Il n’y avait pas de doute dans son esprit sur ce point. Or, Candiano venait de lui annoncer sa formelle intention de supprimer la charge de grand inquisiteur.

Et Gennaro voulait être grand inquisiteur. Il avait si longtemps convoité ce poste qui équivalait à celui de nos gardes des sceaux, avec quelque chose de plus formidable, de plus absolu – il avait si longtemps fixé les yeux sur ce rêve de sa vie que son désir tournait à la monomanie. Peut-être le chef de police placé entre le titre de grand inquisiteur et celui de doge eût-il hésité ! En effet, ce n’est pas seulement la puissance honorifique et quasi royale qu’il souhaitait si ardemment, c’était le pouvoir effectif, mystérieux, la jouissance de faire trembler Venise du fond de son cabinet, de tout savoir, de surprendre tous les secrets, et d’arranger tout à sa guise.

Guido Gennaro n’était pas méchant. Il n’était pas ambitieux.

Guido Gennaro était le type parfait du policier, et il rêvait d’être le policier définitif...

La suppression de la charge de grand inquisiteur l’eût laissé morfondu, même si on lui eut offert une situation plus brillante en apparence. Plus de grand inquisiteur ! Qu’eût-il fait dans la vie, lui ! À quoi se fût-il raccroché !...

Pour éviter cette véritable catastrophe, il n’y avait qu’un moyen :

Supprimer Roland Candiano lui-même !

Oui !... Mais là, le raisonnement de Gennaro se bifurquait sur deux routes.

D’abord, s’il se décidait à frapper Roland, il fallait le frapper à coup sûr. Avec un adversaire de cette envergure, il ne fallait pas s’y prendre à deux fois. S’il manquait Roland, Roland ne le manquerait pas, lui ! Et sa vengeance serait terrible.

Ce fut alors que Gennaro eut l’idée subite qui illumine un cerveau : il ne frapperait pas Roland Candiano. Mais il le ferait frapper !

Guido Gennaro, songeant à celui qu’il avait choisi, murmura :

« S’il réussit... s’il tue Candiano, tout va bien. C’est moi qui l’aurai prévenu, c’est moi qui lui aurai indiqué la chose donc je suis en droit de compter sur sa reconnaissance... S’il ne réussit pas, Candiano ne saura jamais la vérité. »

Or, celui que choisissait Gennaro pour frapper Candiano, c’était le capitaine général Altieri !

On voit toutes les ressources que cet esprit inventif dont nous avons peine à suivre les tortueux méandres pouvait tirer d’une pareille idée.

Le second point du raisonnement de Gennaro portait sur la conspiration elle-même. Si Altieri triomphait, Gennaro lui prouvait qu’il connaissait depuis longtemps la conspiration, et qu’il l’avait servi secrètement. Sans compter qu’il l’aurait mis à même de se débarrasser de Candiano.

Si Foscari, au contraire, rentrait vainqueur au palais ducal, Gennaro triomphait en même temps que lui. Et n’avait-il pas la promesse du doge !...

Ayant achevé ce plan que nous avons exposé pour donner une idée de cette époque de mines et contremines, Gennaro se rendit tout droit au palais Altieri. Il ne manqua pas d’ailleurs l’occasion de séjourner longuement dans les antichambres où personne, grâce à la perfection de ses déguisements, ne le reconnut.

Gennaro ouvrit toutes grandes ses oreilles à tous les mots, et ses yeux à tous les gestes. Pas un murmure, pas un sourire ne lui échappa.

Les nombreux officiers qui attendaient là causaient de la cérémonie du 1er février. Et Gennaro, au courant de tout ce qui se tramait, comprenait à merveille les sous-entendus qui, à chaque instant, amenaient des éclats de rire. Ces gens faisaient cliqueter leurs épées avec cette insolence particulière aux militaires lorsqu’ils se croient certains d’un prochain triomphe.

Altieri, c’était l’armée...

Dans tout cela, le peuple ne comptait pas plus qu’il ne compte aujourd’hui. Le peuple ne compte que lorsqu’il se met à rugir et à montrer les dents. Mais ces occasions sont rares : l’histoire les enregistre avec étonnement... et passe outre.

Un valet aperçut enfin Guido Gennaro qui se faisait tout mince dans un coin et lui demanda non sans brutalité ce qu’il faisait là.

« Je viens faire une commission à Son Excellence le capitaine général, dit Gennaro.

– De quelle part ?

– De mon maître, le chef de police Guido Gennaro.

– C’est bon. Attendez là. »

Une heure plus tard, Gennaro était introduit dans le cabinet du capitaine général.

« Vous venez de la part de Gennaro ? demanda Altieri non sans une sourde inquiétude.

– Je ne veux pas vous intriguer, dit le chef de police... c’est moi qui suis Gennaro.

– Je vous reconnais maintenant... mais pourquoi...

– Ce déguisement ? Vieille habitude... Et puis, je ne voulais pas qu’on me vît entrer ici. J’ai quelque chose de secret à vous confier.

– Voyons ! » dit Altieri en désignant un siège à Gennaro.

En même temps, il tira son poignard et se mit à jouer machinalement avec la lame acérée. Gennaro sourit.

Altieri attendait avec une inquiétude grandissante, décidé à poignarder le chef de police au premier soupçon.

« Que diriez-vous, fit brusquement Gennaro, si j’arrêtais cette nuit Roland Candiano ? »

Altieri frissonna. Un flux de sang monta à sa tête. Ses yeux flamboyèrent. Gennaro eut un nouveau sourire et continua :

« Je n’ai pas voulu accomplir un acte aussi grave, d’où dépendent tant d’intérêts divers, sans vous en parler.

– En avez-vous parlé au doge ? interrogea vivement Altieri.

– Pas encore. J’ai pensé que vous, le premier, deviez être mis au courant. »

Altieri jeta un sombre regard sur le chef de police.

Il savait que Gennaro était dévoué au doge, ou du moins il le supposait. Sa grande préoccupation depuis longtemps était d’échapper aux investigations de cet homme... Que lui voulait-il maintenant ?... Venait-il l’espionner ?... Pourquoi ce nom de Candiano lui était-il jeté tout à coup comme une amorce ?

« Pourquoi, demanda-t-il avec une sorte de froide violence, venez-vous me parler de cela à moi plutôt qu’à un autre ? Suis-je donc chargé de la police de la république ?... Ah ! monsieur, laissez-moi vous le dire : si j’en étais chargé effectivement, il y a longtemps que Roland Candiano serait exécuté. Traître, rebelle, chef de rebelles, il a osé venir à Venise !...

– Et il ose y revenir, dit tranquillement Gennaro.

– Que veut-il ? Que vient-il faire ? gronda Altieri en tourmentant sa dague.

– Vous voyez bien que vous avez un intérêt à connaître le sort de Roland Candiano... Vous venez de me parler d’une façon telle que je devrais me lever et me retirer... mais je suis trop votre ami.

– Vous ! mon ami ?...

– Oui. Cela vous étonne ?... Cela est pourtant... Croyez-moi, je sais bien des choses...

– De quelle nature ? s’écria Altieri en pâlissant.

– Mais... en ce qui concerne Roland Candiano... Je sais notamment qu’une haine personnelle et justifiée vous anime contre lui. Soyons francs. La preuve de ma franchise, à moi, c’est que j’ai besoin de vous... Je vous dirai plus tard pourquoi...

– Quand ? haleta le capitaine général.

– Dans un mois... dans quinze jours... D’ici là, je vais être obligé de m’absenter de Venise... Ce qui s’y passera pendant ce temps je veux l’ignorer... qu’on arrête Candiano... qu’on le laisse libre, qu’on fasse... autre chose... je ne le saurai pas !

– Vous partez de Venise ?... Peut-on savoir pourquoi ?

– Uniquement pour ceci : que je ne veux me mêler de rien de ce qui va se passer, que je veux tout ignorer... »

Altieri se leva brusquement. Il était convaincu maintenant que le chef de police connaissait la conspiration.

Il s’approcha de lui.

« Si je dis un mot de trop, pensa Gennaro, je suis un homme mort. »

« Que pensez-vous donc qu’il va se passer ? gronda Altieri.

– Je vous le dis depuis dix minutes : l’arrestation de Candiano. »

Altieri respira. Il reprit sa place.

« Et pourquoi ne voulez-vous pas vous en mêler ? demanda-t-il d’une voix moins rude, déjà à demi dompté.

– Voici : j’ai par deux fois essayé d’arrêter Candiano, et je n’ai pas réussi. Un troisième échec me coûterait cher. Or, j’ai la conviction que la troisième fois, pas plus que les deux premières, je ne réussirai... je ne sais si vous me comprenez bien !

– Je vous comprends ; allez toujours !

– J’ai vu cet homme si terrible, si indomptable, que j’en suis arrivé à le redouter, moi qui ne redoute rien. Et j’ai pensé que décidément l’arrestation de Candiano n’était pas une affaire de police... mais une affaire de famille..., une affaire de duel, si vous voulez. J’ai pensé qu’il y a des gens à Venise qui ont un intérêt puissant à savoir, par exemple, que Roland Candiano sera seul, ce soir dans sa maison. »

À ces mots, Altieri fut agité d’un violent tressaillement.

Mais il se contint et, sourdement, demanda :

« De quelles gens parlez-vous ?

– Vous, par exemple, dit Gennaro avec une sorte de naïveté, admirable effort de son art de la ruse. Vous, Altieri... Voyons, je vous ai dit que je serais franc. Je le serai jusqu’au bout, dût ma franchise vous paraître offensante... Ne sais-je pas que vous et Roland, vous avez eu... la même idole !... Ne sais-je pas que la vie de cet homme est un obstacle à votre bonheur ! Au fond, la prise de Roland m’est indifférente, à moi !... Pourvu que je l’empêche de rien tenter contre la république, j’aurai fait mon devoir... Mais vous, c’est autre chose. Je vous l’abandonne. Oh ! ne vous étonnez pas. Vous m’avez écarté de vous parce que vous m’avez cru aveuglément dévoué aux intérêts... d’un autre... Mais moi j’ai suivi vos efforts... avec sympathie. Je me suis affligé de ne pas vous voir dans la situation qui vous conviendrait... Je me suis affligé surtout de vos chagrins. »

Il y eut un long silence.

« Qui trahit-il ? » se demandait Altieri.

Mais bientôt il lui parut évident que Gennaro était de bonne foi. S’il savait la conspiration, s’il était dévoué à Foscari, qui l’empêchait de l’arrêter dans le palais ducal où il se rendait maintenant presque tous les jours ?... Il jeta un regard sur le chef de police impassible.

Et Gennaro lut dans ce regard que sa cause était gagnée.

Le chef de police se leva.

« Je crois, dit-il, avoir accompli une sorte de devoir moral en venant ici. Je vous laisse... Quoi qu’il arrive, souvenez-vous que j’ai agi envers vous en véritable ami. »

Altieri garda le silence, mais se leva aussi pour accompagner Gennaro jusqu’à la porte de son cabinet. Au moment où ce dernier allait la franchir :

« Vous dites, demanda Altieri d’une voix basse, vous dites que Roland Candiano sera dans sa maison, ce soir ?... seul ?...

– Oui, seul... avec son vieux père. »

Gennaro s’éloigna sur ces mots, et rentra rapidement chez lui.

Il se regarda dans un miroir et s’écria :

« Ô grand homme ! Comme tous ces gens pèsent peu dans ta main ! Doges, capitaines, conspirateurs, chefs de parti et chefs de bande, saluez votre maître, et honorez en moi la plus redoutable et la plus magnifique institution du monde civilisé : la police !... »

Ayant dit, Gennaro éclata de rire, se frotta les mains, et appela. Ce valet qui s’était déjà présenté entra.

« Tu connais l’île d’Olivolo ? » demanda le chef de police.

Le valet sourit.

« Tu sais qui y demeure en ce moment ?

– L’homme qui a rendu visite à Votre Excellence après le rapport.

– Ah ! ah ! Tu l’as donc reconnu ? »

Nouveau sourire du valet.

« Eh bien, tu vas, ce soir, t’installer dans le jardin. Tu y passeras la nuit. Quoi qu’il arrive dans la maison ou le jardin, tu ne t’en mêleras pas. Seulement, tu verras tout, et demain matin, tu me rendras compte. Dix écus si tu réussis. Dix coups de bâton si on aperçoit seulement le bout de ton oreille. »

Le valet s’inclina profondément et disparut.


XXII



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