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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Où l’Arétin écrit encore une lettre


Ce soir-là, maître Pierre Arétin était rentré dans son palais vers huit heures, de fort méchante humeur.

En effet, invité à un dîner que devait suivre une fête, l’Arétin s’était rendu à l’heure prescrite au palais de l’amphitryon.

Bon appétit, surtout ! Maître Pierre n’en manquait jamais.

Il adorait ces sortes d’agapes : d’abord parce qu’il dînait plantureusement sans bourse délier ; ensuite parce que dans ces fêtes, il risquait toujours de se lier avec quelque généreux Mécène à qui, moyennant finances, il dédiait une de ses poésies, avec quelque patricien féru de gloriole dont il écrivait la biographie.

Pour ces biographies, l’Arétin avait établi des tarifs dont il tenait compte scrupuleusement, en honnête commerçant.

Telle épithète valait un écu, tel éloge en valait dix. Il faut bien gagner sa pauvre vie.

Et d’ailleurs, on aurait tort de trop blâmer le pauvre Arétin, qui avait au moins pour excuse de vivre à une époque où le mot « morale » n’avait pas du tout le même sens que de nos jours.

Or donc, ce soir-là, maître Pierre, invité comme nous l’avons dit, avait trouvé le palais de l’amphitryon fermé. On lui avait annoncé que fête et dîner étaient remis à plus tard.

Il était donc rentré de fort méchante humeur, et on pense bien que les Arétines durent essuyer des bordées d’injures, sauf toutefois Perina, pour qui, depuis la scène de Mestre, il professait une sorte de tendresse étonnée.

« Que diable se passe-t-il à Venise ? grommelait maître Pierre Arétin en achevant de dîner, solitaire, à sa table. On ne voit que visages inquiets, mines longues d’une aune, regards qui louchent, gens qui parlent à voix basse. Si cela continue, je cesserai d’embellir Venise de ma présence, et je m’en irai. Voyons... où pourrais-je bien m’en aller ?... À Rome ? Diable ! le cardinal Rospoli m’a fait bâtonner... À Paris ? François de France est assez brutal pour me faire pendre... Je réfléchirai à la chose... mais il est certain que Venise devient insupportable. »

Sur ce, l’Arétin gagna sa chambre à coucher, fit arranger le feu dans la cheminée, bassiner son lit, et finalement, s’étant couché, commença bientôt à rêver qu’il arrivait à Paris et que François 1er venait au-devant de lui en le suppliant d’accepter un coffre rempli d’or.

« Monseigneur ! monseigneur ! » dit près de lui la voix de ses valets.

En effet, l’Arétin se faisait donner du Monseigneur ou tout au moins de l’Excellence par ses gens. Il s’éveilla en sursaut :

« Qu’y a-t-il ? Le feu est-il au palais ?

– Non, monseigneur, mais il y a sous nos fenêtres, du côté de la ruelle, un homme qui gémit à l’agonie.

– Maraud ! Pantoufle ! En quoi cela me regarde-t-il ?... Tu oses me réveiller parce qu’un ivrogne pleure sous mes fenêtres !

– Pardonnez-moi, monseigneur, ce n’est pas un ivrogne. C’est un homme de condition, blessé à mort, et qui demande à vous parler.

– Tu l’y as donc été voir ?

– Oui, monseigneur. Ayant entendu des gémissements dans la ruelle, nous nous armâmes tout à l’heure de lanternes et de dagues et nous fûmes voir... Un homme était là, étendu et perdant son sang par une affreuse blessure. Il nous vit. Nous lui demandâmes si nous pouvions lui être utiles. Et lui nous demanda si ce palais était bien celui de Pierre Arétin. Sur notre réponse affirmative, il nous supplia de le transporter auprès de vous.

– Quel est cet homme ? Comment s’appelle-t-il ?

– Nous l’ignorons, monseigneur.

– Au diable soit le blessé ! Que la gangrène étouffe ce mourant qui trouve moyen de déranger les gens pour mourir. Eh ! par tous les diables, ne saurait-on dormir en paix sans que tous les agonisants de Venise viennent vous tirer par les pieds ! »

Ayant dit, l’Arétin donna l’ordre d’aller chercher le blessé, et de le transporter dans le palais avec tous les ménagements que comportait son état.

« C’est ce que nous avons fait, dit le valet.

– Et où l’as-tu mis, fieffé coquin ! Tu penses donc de ton propre chef que ma maison est un hôpital ?

– Monseigneur, nous l’avons mis dans la chambre du bas où il y a un bon lit. Et j’ai envoyé chercher un chirurgien.

– C’est bon ! Va-t’en !... »

Le valet disparut. L’Arétin sauta à bas de son lit et s’habilla promptement, tout en continuant d’ailleurs à grommeler :

« Qui diable peut encore avoir eu cette idée de venir mourir chez moi ! J’enrage de voir que ma maison devient un refuge de moribonds... Et pourtant, il faudrait être Turc pour ne pas entrebâiller sa porte à qui pleure !... Allons voir !... »

Il se hâta de descendre dans la chambre du bas où avait été déposé le blessé sur un lit.

Le moribond venait de perdre connaissance.

L’Arétin s’approcha et le reconnut aussitôt.

« Dandolo ! murmura-t-il. Dandolo à qui j’ai vendu le portrait de Roland Candiano ! »

Et ces deux noms combinant une association d’idées, Pierre Arétin tressaillit.

« Hum ! fit-il. Il me semble bien que celui qui a donné ce rude coup pourrait s’appeler... »

À ce moment, le blessé rouvrit les yeux et son regard se fixa sur l’Arétin.

« Courage, monsieur, dit le poète, courage ! Un chirurgien va venir... Vous serez sauvé, sur ma parole... bien que je risque de m’attirer certaines colères... »

Le blessé fit un signe. L’Arétin se pencha.

« Que désirez-vous ?... Pouvez-vous parler ?...

– Le chirurgien ! fit Dandolo avec effort.

– Il va venir... il vous sauvera... courage !...

– Non !... je vais... mourir... »

L’Arétin allait renouveler ses encouragements lorsque la porte s’ouvrit, et le chirurgien entra. Il s’approcha aussitôt du blessé, et vit que le poignard était resté dans la plaie. Il en examina la position sans le toucher, et se releva.

Dandolo fixait sur lui un regard calme et désespéré.

« Je sais... que je suis perdu... murmura-t-il. Dites-moi seulement quand... je dois mourir...

– Prenez confiance, dit évasivement le chirurgien.

– Parlez... je le veux... Je ne crains pas... la mort...

– Eh bien, dit le chirurgien... quand on retirera le poignard de la plaie, il est possible que vous ayez alors à redouter... mais ce n’est pas sûr... Prenez courage !...

– J’ai compris, fit Dandolo. Pouvez-vous me donner un cordial... pour me... permettre de parler ?

– Facilement », dit le chirurgien avec empressement.

Et il se hâta de fouiller dans une petite boîte qu’il avait apportée avec lui. Il y prit un flacon et en versa tout le contenu dans la bouche de Dandolo.

Un peu de sang vint mousser aux bords de la blessure, autour de la lame profondément enfoncée ; mais en même temps, les joues livides du blessé reprirent un peu de couleur.

« Je me sens mieux, dit-il... Merci... vous pouvez vous retirer... je n’oublie pas ce que vous m’avez dit... »

L’Arétin accompagna le chirurgien jusqu’à l’antichambre.

« Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.

– Cet homme mourra dans une heure ; il mourrait tout de suite si on enlevait la dague... »

L’Arétin fit une grimace de commisération et s’empressa de revenir auprès du blessé.

« Tout va bien, dit-il, le chirurgien a bon espoir...

– Il ne s’agit pas de cela, dit Dandolo avec une certaine fermeté dans la voix. Répondez-moi vite et franchement. Dans une demi-heure peut-être sera-t-il trop tard...

– Parlez, et soyez tranquille sur ma franchise. Je ne voudrais pas mentir à...

– À un mourant... Bien... Vous m’avez dit l’autre jour que Roland Candiano était de vos amis ?

– C’est-à-dire... écoutez... je me suis peut-être un peu vanté. »

Les yeux de Dandolo se remplirent de désespoir.

« Ainsi, dit-il, vous ne pourriez lui remettre une missive secrète... je ne pourrais vous confier une chose qui le touche de près ?

– Pardon ! fit vivement Pierre. Au contraire, pour ces sortes de choses, je suis plus que personne en situation de vous aider. Je puis voir Candiano. Il vient ici. Je puis tout entendre sur lui. Car je suis plus que son ami... Je suis son obligé.

– Ainsi donc, vous pourriez lui remettre une lettre ?

– Je m’en charge.

– Et cette lettre, vous consentiriez à l’écrire sous ma dictée ?

– Très volontiers.

– Et vous me jurez d’oublier ensuite ce que vous aurez écrit ?

– Je le jure de tout mon cœur. Soyez sans nulle crainte sur tous ces points. Si j’ai un peu menti en disant que Candiano était de mes amis, je puis du moins vous assurer que je lui suis dévoué. Dictez donc, mon cher seigneur, dictez sans crainte... Et enfin, pour vous ôter un dernier souci de la tête, ne dictez que le strict nécessaire, je me charge de transcrire ensuite votre lettre avec les ornements poétiques nécessaires... Je suis habitué à ces besognes », ajouta l’Arétin non sans fierté.

En même temps, il avait approché une table du lit, placé une écritoire et du papier sur cette table ; puis il s’était assis en saisissant une plume. Dandolo avait suivi ces préparatifs d’un œil d’angoisse et d’impatience mortelle.

« Écrivez », dit-il.

Et il dicta :

« Roland,

« Je vais mourir. Frappé à mort, rien ne peut me sauver. C’est donc la parole d’outre-tombe qui va vous parvenir. Considérez-la comme une vérité sacrée.

« Roland, j’ai été lâche. Une faiblesse me fit commettre un crime. De ce crime, vous avez souffert.

« Et s’il ne s’agissait que de vous, peut-être me consolerais-je...

« Car je ne saurais oublier que votre père le doge me laissa végéter dans la pauvreté, à l’écart du gouvernement de la république, moi le fils des Dandolo... Mais il y a quelqu’un au monde qui souffre aussi, plus que vous, peut-être.

« C’est ma fille. Elle souffre injustement.

« Elle est punie d’une faute qu’elle n’a pas commise.

« Voici les faits exacts, Roland, exacts je le jure sur mon sang qui coule, je le jure sur la mort... »

Dandolo s’arrêta un instant, respirant avec difficulté.

« Est-ce que vous ne pensez pas, dit l’Arétin, que tout cela est un peu sec et précipité, et que je devrais orner la nudité de ces phrases de quelques littéraires épithètes ?... L’Art, monsieur, l’Art !... L’Art a des droits imprescriptibles... »

Le bon cuistre brandissait sa plume.

« Je vous supplie de ne pas changer un mot à tout cela... Monsieur, êtes-vous homme d’honneur ?

– Certes, mais l’Art... Ah ! l’Art... Enfin, je vous promets de respecter ces proses, bien qu’elles me semblent sèches et pauvres... »

Dandolo fit un signe de remerciement et continua :

« Ma fille, Roland, est digne de vous. Son grand cœur, héritier futur de nos aïeux, a accepté un terrible sacrifice... Écoutez...

« Vous étiez dans les cachots. Altieri me menaça de la ruine complète, de la mort des suspects si je ne lui obéissais.

« Je fus lâche... J’obéis. Sur son ordre, je dis à Léonore que vous aviez fui, l’abandonnant, renonçant à son amour.

« Ensuite, je lui dis que vous étiez mort. Enfin, je lui dis que seul son mariage avec Altieri pouvait me sauver, moi, son père...

« Léonore consentit à porter le nom d’Altieri.

« Elle consentit cet abominable sacrifice qui lui brisait le cœur...

« Mais elle ne consentit que cela !...

« Me comprenez-vous, Roland ?... M’entendez-vous ?... Avez-vous foi dans la parole d’outre-tombe qui monte jusqu’à vous ?...

« Léonore porte le nom d’Altieri...

« Et jamais Léonore n’a été la femme d’Altieri...

« Vous croyant mort, elle vous a voué le deuil éternel des veuves antiques qui demeuraient fidèles à leur époux, par-delà le tombeau...

« Et lorsqu’elle a su que vous étiez vivant, cette constante fidélité du cœur le plus tendre, de l’âme la plus pure vous est demeurée acquise... Voilà ce que je voulais vous dire...

« Je meurs... je ne puis vous dire la vie infernale que Léonore a consenti à vivre près d’Altieri pour vous demeurer fidèle. Fidèle ! constante ! Toute la vie de cette fille se condense dans ce mot.

« Serez-vous unis un jour ?... Je l’ignore...

« Je ne le crois pas... Les événements qui se préparent me semblent d’un triste présage pour ma fille.

« Je crois donc que vous êtes à jamais séparés... Mais, de loin, Roland, n’ayez plus une pensée mauvaise pour cette enfant... Vénérez-la. Admirez-la... C’est une victime, une martyre... victime de sa constance et de ma lâcheté, martyre par la fidélité...

« Adieu, Roland... Adieu, Léonore... Adieu, vous que jadis on appelait les Amants de Venise...

« Je meurs en signant...

« Donnez-moi la plume », dit Dandolo d’une voix ferme...

L’Arétin plaça le papier devant le blessé, et lui mit la plume dans la main. Dandolo signa.

Puis, d’un geste lent, apaisé, comme si cette confession suprême lui eût rendu enfin la paix du cœur si longtemps cherchée, il arracha le poignard de la plaie et, l’instant d’après, il expira...

L’Arétin ne vit rien de cette fin suprêmement poignante dans sa silencieuse et tragique simplicité.

Comme la comédie côtoie toujours le drame dans la vie, comme une ironique divinité semble avoir décrété que la mort elle-même doit toujours s’environner de gestes grotesques, l’Arétin avait saisi la lettre qu’il venait d’écrire, aussitôt que Dandolo l’eut signée.

Sans plus faire attention au blessé, il se mit à relire à voix basse, en s’approchant du flambeau qui était sur la table. Avec force grimaces désapprobatives, il grommelait des mots sans suite. Puis il reprenait sa lecture ininterrompue. Finalement, il eut un haussement d’épaules et murmura :

« Enfin ! on ne peut exiger de cet homme ce qu’on eût pu exiger d’un artiste... de moi par exemple. Il ignore l’Art, le malheureux. »

Il prononçait « l’Art » en mettant un accent circonflexe sur l’A, en levant les yeux au ciel.

Au fond, il n’y croyait guère.

Mais il avait pris cette habitude une bonne fois, afin qu’à force de l’entendre parler de grand art on pût dire autour de lui :

« Quel artiste !... »

En cela, il ne se trompait pas : on le disait en effet !

Et c’était macabre, fantastique, cet homme que dominait le souci du cabotinage, tandis que l’autre mourait...

Ayant fini ses remarques, observations, critiques et haussements d’épaules, l’Arétin se tourna vers Dandolo et dit, persuadé que le blessé avait suivi toute cette mimique avec admiration :

« Monsieur, je vous ai juré de respecter votre prose ; ainsi ferais-je, mais vraiment... tiens... il est mort... »

Avec une certaine terreur et une pitié plus sincère qu’il n’eût voulu – car cela fait encore partie du grand art, que de ne pas se laisser émouvoir par les spectacles simples et forts – il considéra le cadavre.

Dandolo tenait dans sa main crispée le poignard qu’il venait d’arracher de la plaie. Son visage, si tourmenté alors qu’il vivait, avait pris une sorte de sérénité reposée.

Et quelque chose comme un sourire se jouait sur ses lèvres. Ayant payé son tribut à cette rêverie spéciale qui s’empare de l’esprit de tout être vivant devant la mort, l’Arétin murmura avec humeur :

« Me voilà encore avec un cadavre sur les bras !... Que vais-je en faire ?... Pourvu que je ne sois pas obligé de recommencer le voyage que j’ai fait avec la pauvre Bianca !... Pour mille écus... hum ! pour mille écus, peut-être je recommencerais... mais pas pour moins !... Je frémis encore quand j’y songe ! Cette nuit passée à enfoncer des clous noirs sur un cercueil pour tracer une inscription... Heureusement, Perina m’aidait. Brave petite Perina !... Or çà, voyons si le défunt n’avait pas sur lui quelque recommandation suprême... »

Il s’approcha, défit le pourpoint, et, dans une poche intérieure, trouva en effet un papier qu’il ouvrit vivement.

Ce papier contenait ces lignes :

« Moi, Dandolo, j’entreprends ce jourd’hui un voyage hors de Venise. Je sais que j’ai des ennemis nombreux et acharnés.

« Il est donc possible qu’un malheur arrive en route.

« Si cela est, si je suis tué, au nom des sentiments humains les plus sacrés, je supplie celui qui trouvera mon cadavre de se conformer à ma volonté dernière qui est :

« 1° Que ma mort soit annoncée avec tous les ménagements possibles à ma fille Léonore qui demeure à Venise au palais de son époux, le capitaine général Altieri.

« 2° Que mon corps soit ramené à Venise et placé avec une pompe décente dans le tombeau des Dandolo, mes pères...

« 3° Que l’on se rende à Milan, via degli Bastori, dans l’avant-dernière maison à gauche en allant vers le Campo Santo de la ville. On descendra dans les caves. On creusera dans l’angle nord de la dernière cave, et on trouvera un coffre contenant...

« Hein ! tonna l’Arétin. Je lis mal ! J’ai la berlue ! Voyons, voyons... soyons calme. »

Il se rapprocha du flambeau. Le papier tremblait dans ses mains.

Il passa ses mains sur ses yeux et, alors, reprit sa lecture : « ... un coffre contenant cinquante mille écus de six livres (cinquante mille écus ! oui, oui ! c’est écrit !)... dix mille ducats d’or... (oh ! je deviens fou !) et enfin des pierreries et des bijoux pour une valeur d’environ vingt-cinq mille écus...

L’Arétin faillit s’évanouir et poussa un grand cri.

Des valets accoururent. Il bondit, furieux :

« Que voulez-vous, ivrognes, voleurs, coquins ? »

Il y eut une fuite de valets.

L’Arétin ferma soigneusement la porte, et revint s’asseoir près du cadavre dont le visage s’était immobilisé dans un pâle sourire.

« Oh ! fit-il d’une voix sourde, j’ai bien lu ! Je lis bien ! Je ne rêve pas ! On a bien apporté ici Dandolo blessé ! Il est bien mort sous mes yeux ! C’est bien moi qui ai défait les aiguillettes de ce pourpoint ! Et c’est bien une lettre, un papier que je tiens dans ma main ! Une fortune !... Une fortune complète ! Plus de vers ! Plus d’Art ! Plus d’éloges ! Plus de critique ! La vie assurée, large et princière !... Oh ! revoyons... relisons... ne nous trompons pas... il y a bien vingt-cinq mille écus de bijoux... dix mille ducats d’or... cinquante mille écus de six livres... et tout cela se trouve bien... à Milan... via degli Bastori, l’avant-dernière maison à gauche... en allant vers le Campo Santo !. Par le ventre de ma mère, morte de misère à l’hôpital d’Arezzo !... Riche ! riche ! Je suis riche !... Patriciens, cardinaux, scribes, poètes, artistes, tous, tous, saluez Pierre l’Arétin, qui vient enfin de trouver le chef-d’œuvre que le monde a toujours honoré, que tout le monde honore, que tout le monde honorera dans les siècles des siècles... la richesse !... »

Il se mit à se promener à grands pas, froissant convulsivement le papier, murmurant avec fièvre :

« J’épouserai Perina, et de ce chef Roland Candiano m’a promis trente mille écus de trois livres... J’ai environ dix-huit mille écus dans mes coffres... Comptons bien... au total, me voilà possesseur de près de huit cent mille livres... Je me retire de mon commerce... Je vis en grand seigneur, tantôt à Venise, tantôt à Milan ou à Florence, tantôt à Parme ou à Modène, pas à Rome... le pape me ferait assassiner pour hériter de moi... et, à mon tour, je paie des poètes, de pauvres Arétins pour chanter ma gloire, ma magnificence, ma vertu, mon courage, mon génie, tout ce que je voudrai ! ah !... »

Un peu calmé, il déplia le papier qu’il avait froissé.

« Voyons s’il n’y a pas autre chose », murmura-t-il.

Brusquement, il pâlit et bégaya :

« Diavolo ! diavolo ! »

Et il ajouta :

« Si je ne lisais pas la fin ?... Voyons ! qui m’oblige à lire la fin ?... Ce papier ne peut-il être tombé au feu juste au moment où j’allais lire la fin ?... Que diable ! Non, non, je n’ai pas lu, je ne veux pas lire la fin !... »

Malheureusement, il l’avait bien lue, cette fois !

Et il avait beau fermer les yeux, elle flamboyait dans son esprit :

Or, voici ce qu’elle disait cette fin :

« ... Que si ce papier tombe dans les mains d’un patricien, d’un poète, d’un artiste, enfin d’un homme de cœur, je ne lui ferai pas l’injure de lui offrir une récompense...

« Que si mon corps est trouvé par un voleur, je crois néanmoins avec fermeté qu’il respectera les dernières volontés d’un mort et qu’il se contentera de quatre mille écus pour sa part...

« Que si, enfin, mon corps est trouvé par un pauvre, je l’autorise à distraire des sommes sus-indiquées cinq cents ducats d’or pour le payer de sa peine... Quel que soit l’homme qui lira ces lignes, volonté suprême d’un mourant, je le conjure de faire deux parts égales de ce qu’il trouvera dans le coffre de Milan.

« Une pour Roland Candiano que l’on retrouvera à Venise, ou aux gorges de la Piave, non loin du village de Nervesa.

« L’autre pour ma fille Léonore, épouse d’Altieri, capitaine général de Venise.

« Et je signe... »

Suivait la signature près de laquelle Dandolo avait apposé son sceau et qu’il accompagnait de son titre d’ancien grand inquisiteur de la république.

L’Arétin jeta un regard d’inexprimable reproche sur le cadavre.

« Pourquoi m’avoir donné cette joie ! » murmura-t-il.

Et il reprit sa promenade, mais, cette fois, lente et les yeux baissés.

« Voyons, réfléchit-il, je ne puis pas décemment me considérer comme un voleur ; par conséquent la part des quatre mille écus n’est pas pour moi... Je suis forcé d’avouer que je suis dans la catégorie des poètes, c’est-à-dire à qui on ne fait pas l’injure d’offrir des récompenses... »

Il ajouta amèrement :

« L’injure ! L’injure ! Je l’eusse acceptée, moi, l’injure ! »

Et tout à coup, se frappant le front :

« Mais, per Bacco ! Je puis bien me mettre dans la catégorie des pauvres !... Pauvre, je le suis ! Qui l’est plus que moi ?... Voyons... relisons... combien laisse-t-il à celui qui serait pauvre ?... Deux mille ducats d’or, je crois ?... Non... non, hélas ! c’est cinq cents ducats... Si seulement c’étaient des doubles ducats !... Arétin, pauvre Arétin, combien pauvre, il faudra te contenter de cinq cents ducats... Un beau denier, certes ! À ce prix, je voudrais bien tous les jours qu’il me pleuve des cadavres à la maison ?... »

Un peu consolé, l’Arétin sortit de la chambre du mort, après avoir soigneusement plié et caché dans son pourpoint les deux papiers.

Alors, il regagna sa chambre, appela les Arétines à grands cris et, tout geignant, se fit faire de la tisane, et comme Perina lui demandait quel était son mal...

« Un grand mal, ma fille, répondit-il. J’ai failli devenir riche !... »

Ayant bu sa tisane calmante, maître Arétin renvoya tout le monde, non sans pousser force gémissements, et, une fois dans son lit, il récapitula ce qu’il avait à faire.

D’abord prévenir la signora Altieri du malheur qui la frappait.

Ensuite, s’occuper des funérailles de Dandolo, si toutefois le capitaine général lui laissait ce soin. Puis se rendre à Milan et en rapporter le fameux coffre en n’en distrayant, hélas ! que cinq cents pauvres ducats – une petite fortune.

Et enfin, remettre à Roland la lettre dictée par Dandolo.

Il ne nous paraît pas inutile de corroborer d’un mot une réflexion que le lecteur a dû faire certainement.

L’Arétin ne songea pas un instant à garder pour lui la fortune entière de Dandolo. L’idée ne lui en vint même pas. Sans discussion, il accepta de se conformer aux vœux du mort.

Cela est à la louange du poète tant honni et conspué.

La peur des morts, la croyance qu’ils venaient se venger des vivants était pour beaucoup dans la probité de maître Arétin.

C’est ce qu’il exprima, au moment de s’endormir, en murmurant :

« Diable ! Je lui obéirai de point en point... je n’ai pas envie qu’il vienne me tirer par les pieds... »

XXV



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