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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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L’épouse


Le lendemain matin, de bonne heure, ayant fait une toilette de demi-deuil et pris une figure de circonstance, l’Arétin se prépara à accomplir la première partie de sa mission.

Il avait caché dans la doublure de son pourpoint les deux papiers. Celui qui avait été écrit de la main de Dandolo et que l’Arétin comptait remettre plus tard à Léonore... Celui qui avait été dicté pour Candiano.

« Dois-je parler à la signora de ce que contient ce papier ? se demandait l’Arétin. Évidemment, elle aurait intérêt à le connaître. Mais qui sait quelles complications en résulteraient dans l’intérieur de cette famille si troublée... d’après la missive même de Dandolo ?... Et qui sait si toutes ces haines et ces désespoirs que j’entrevois ne finiraient point par former un nuage qui crèverait sur ma tête ?... De quoi me suis-je chargé ? De remettre à Roland Candiano la lettre que j’ai là dans mon pourpoint. Voilà tout... »

En descendant, il entra dans la chambre du mort comme pour bien se convaincre qu’il n’avait pas rêvé, que les étranges événements de la nuit s’étaient bien déroulés chez lui. Dandolo était dans la même position, sa main toujours crispée sur le poignard.

L’Arétin donna l’ordre de déshabiller le corps et de l’ensevelir convenablement, en attendant que, selon la coutume, on le vînt habiller dans ses habits de fête.

Alors, il se rendit au palais Altieri et, après divers pourparlers, obtint d’être admis en présence de la signora Léonore.

Léonore avait passé une nuit terrible.

La dernière révélation de son père sur le rôle exact joué par Altieri dans l’arrestation de Roland avait bouleversé sa douleur et l’avait transformée en une sorte de colère froide.

« Altieri mourra de ma main ! » avait-elle dit à Dandolo.

Elle l’avait dit sincèrement, elle le pensait, et était résolue à exécuter son projet. Pourtant, elle savait que ce meurtre la séparait définitivement de Roland.

S’il restait encore une lueur d’espoir, cette lueur serait éteinte du même coup qui frapperait Altieri. En effet, Léonore, esprit libre, mais soumis encore à toutes les lois sociales de l’époque, était trop fière pour encourir la réprobation qui entacherait le nom de Dandolo dont elle avait la garde.

Et sûrement, tout Venise crierait qu’elle avait tué Altieri pour se rapprocher de Roland Candiano.

Léonore envisagea donc ce meurtre comme une séparation irrémédiable avec l’homme qu’elle aimait.

Est-il à dire qu’elle avait gardé un espoir quelconque ?

Quoi ?... Elle ne savait... Elle n’espérait ni la mort de son mari, ni que Roland saurait un jour sa fidélité, ni que son amour constant verrait luire une fois encore les beaux jours de jadis...

Elle espérait, voilà tout.

Donc, en prenant la résolution de tuer Altieri, elle prenait en même temps la résolution d’entrer dans le désespoir définitif.

C’est-à-dire qu’à l’instant même où elle résolut de frapper l’homme dont elle portait le nom, elle comprit qu’elle devrait aussi se frapper soi-même. Cette pensée de suicide ne s’était jusqu’ici que vaguement présentée à l’esprit de Léonore. Dès ce moment, au contraire, cette pensée domina sa vie.

Cette nuit où Dandolo fut tué, elle la passa à arranger l’acte suprême qu’elle envisageait. Ainsi, tandis que le père mourait misérablement dans le palais de l’Arétin, la fille, au même moment, prenait des dispositions pour mourir à son tour.

Cette malheureuse famille donnait ainsi un spectacle pareil à celui que les Atrides, jadis, durent offrir au monde, alors que la fatalité armait le bras d’Oreste contre ses proches.

Le meurtre d’Altieri n’était pas chose facile.

Après avoir débattu et rejeté bien des projets avec ce calme effrayant que donnent les résolutions irrévocables, Léonore finit par s’en remettre au hasard du soin de lui fournir une occasion favorable. Elle guetterait nuit et jour, voilà tout.

Et dès qu’elle le pourrait, elle frapperait Altieri.

Elle frapperait sans pitié, et, lui semblait-il, sans émotion.

L’existence du capitaine général lui apparaissait, en effet, comme un défi, une anomalie, un crime qui se perpétuait.

Quoi ! tant de bonheur détruit, tant de malheur entassé, tant de souffrance et de deuil, uniquement parce qu’il avait plu à cet homme de la vouloir pour femme !

Ce fut à tourner et à retourner ces idées qu’elle passa la nuit, après l’adieu de son père.

Au matin seulement, elle trouva quelques heures d’un repos fiévreux, entrecoupé de rêves affreux.

Lorsqu’on vint lui annoncer que maître Pierre Arétin demandait la faveur de l’entretenir, elle refusa d’abord de l’admettre.

Puis, comme le poète insistait, elle se souvint que le portrait de Roland Candiano avait été apporté par cet homme ; elle imagina qu’il avait peut-être encore quelque précieux souvenir à vendre, et, avec une curiosité maladive, ordonna de l’introduire.

L’Arétin, comme la première fois, commença par admirer en silence Léonore, dont la beauté, en ces jours d’angoisse, paraissait avivée plutôt qu’abattue.

La fièvre donnait un éclat singulier à ses grands yeux. Ses joues ordinairement pâles se teintaient de rougeurs fugitives, tandis que l’incarnat de ses lèvres semblait presque violent.

« Madame, dit l’Arétin avec une émotion dont il ne fut pas maître et que nous portons à son actif, je suis porteur de nouvelles qu’il m’était impossible de ne pas vous communiquer... c’est pourquoi vous me pardonnerez d’avoir tant insisté... »

Léonore fit un geste de vague politesse, et l’Arétin, très embarrassé, reprit :

« Ces nouvelles concernent votre illustre père... »

Il s’attendait à une explosion de questions.

Mais Léonore demeura silencieuse.

« J’ai vu le noble Dandolo, cette nuit, reprit l’Arétin... Je l’ai vu dans mon palais... où il est venu... involontairement... »

Et comme Léonore continuait à le regarder fixement :

« Je veux dire qu’on l’a porté chez moi...

– Porté ? demanda cette fois Léonore avec un calme qui déconcerta l’Arétin.

– Porté, je dis bien cela, madame. Et cela, je pense, vous laisse supposer que votre illustre père était blessé...

– Il m’appelle près de lui, n’est-ce pas ? partons, monsieur ! » dit Léonore, résolue à accomplir jusqu’au bout son devoir filial.

Elle se levait, jetait déjà une écharpe sur ses épaules.

« Madame, s’écria l’Arétin, daignez m’écouter. Le noble Dandolo ne vous appelle pas... il est blessé dangereusement... mortellement...

– Mon père est mort ! », dit sourdement Léonore.

L’Arétin apprêtait déjà une dénégation évasive ; mais l’attitude de Léonore le stupéfia. Elle ne pleurait pas ! La crise de larmes attendue ne se produisait pas ! Ce genre de douleur dérouta complètement le scribe. Il lui parut évident que Léonore ne souffrait pas, qu’elle demeurait indifférente. Et, abandonnant aussitôt la grimace apitoyée dont il avait cru devoir orner son visage, il s’écria tout d’une haleine :

« Eh bien, oui, il est mort... On l’a transporté agonisant dans mon palais où je l’ai recueilli malgré le grave dérangement que cela me causait, et il n’a eu que le temps de me prier de vous avertir. Ce que je fais, madame, en vous assurant... »

De la main, Léonore lui demanda le silence.

Cette nouvelle la stupéfiait et l’atterrait.

Lorsque son père lui avait dit adieu, elle avait compris qu’il allait pour toujours quitter Venise.

Et elle n’en avait éprouvé qu’une faible émotion. Depuis longtemps, les liens d’affection qui l’unissaient à son père s’étaient dénoués. Les derniers s’étaient brisés en cette scène même où Dandolo raconta comment et pourquoi il l’avait livrée à Altieri.

Mais la mort a l’effrayant privilège d’effacer les haines.

En cet instant, Léonore se rappela seulement que Dandolo était son père. La chair, en elle, cria...

En outre, elle se vit désormais seule au monde.

Elle n’avait pas d’amis. Elle eut peur...

Et, chose triste, ce fut seulement la pensée de son prochain suicide qui la rassura.

Qu’avait-elle à craindre, puisqu’elle allait mourir !

Tout était fini pour elle !

Et ce fut avec le même calme qu’elle demanda :

« Vous dites que mon père a été blessé ?

– Oui, signora, d’un maître coup de poignard. Le noble Dandolo a du être attaqué par quelque bravo. La chose s’est passée dans la ruelle qui longe le côté gauche de mon palais. Nous avons entendu des cris. Je me suis aussitôt jeté dehors dans l’intention de porter secours à celui qui gémissait. Hélas ! Il était trop tard. Le malandrin avait fait son coup. J’ai trouvé votre illustre père baigné dans son sang et je n’ai pu que le faire transporter dans mon palais, où un chirurgien, appelé en toute hâte, m’a déclaré que le blessé n’en avait plus que pour quelques minutes. Et c’est bien ce qui est arrivé, hélas ! »

Léonore avait écouté sans un tressaillement ce récit agrémenté de quelques légers mensonges.

« Je vous remercie, monsieur, dit-elle à la fin, je vous remercie de tout ce que vous avez fait.

– Mon devoir simplement, dit l’Arétin. Mais ce n’est pas tout. Le noble Dandolo m’a chargé de veiller à ses funérailles...

– C’est moi que ce soin regarde, dit Léonore.

– Je devrai donc faire transporter ici le corps ? fit l’Arétin avec empressement.

– C’est à quoi je vais m’employer moi-même, répondit Léonore. Veuillez, jusqu’à l’endroit où repose mon père, me servir de cavalier...

– Je suis tout vôtre, madame », dit Pierre en s’inclinant profondément, frappé de respect et devinant sous le calme apparent de Léonore quelque terrible orage.

Du palais Altieri au palais Arétin, le chemin était court.

Il se fit silencieusement. Léonore songeait que son père avait dû être frappé par Altieri ou par l’un de ses hommes.

Son horreur contre lui ne s’en augmentait pas.

Qu’Altieri eût fait assassiner Dandolo, c’était dans l’ordre...

Il allait payer ses crimes d’un seul coup...

Léonore, conduite par l’Arétin, entra dans la chambre où gisait le corps de Dandolo. L’Arétin la laissa seule.

À la vue de son père, cette force factice qui soutenait Léonore faillit l’abandonner. Elle sentit des sanglots monter à sa gorge...

Mais, surmontant cette faiblesse, elle s’approcha du cadavre et lui prit la main en signe de pardon suprême.

En ce moment, la porte s’ouvrit violemment et un homme entra avec précipitation...

En effet, tandis que Léonore s’approchait du lit où son père avait été étendu, une scène presque sinistre et presque burlesque se passait à la porte du palais. Un homme enveloppé d’un manteau avait monté les marches du palais moins d’une minute après l’Arétin et Léonore.

Il pénétra brusquement dans l’antichambre, y aperçut maître Pierre, et, le saisissant violemment par le bras :

« Où est la femme que vous avez conduite ici ? Menez-moi à l’instant près d’elle ?

– Holà ! cria l’Arétin, êtes-vous fou, mon maître ! Ou bien voulez-vous être bâtonné par mes valets !...

– Misérable, gronda l’homme, je t’éventre si tu n’obéis !...

– Ohimé, bégaya l’Arétin, blême de terreur. Vous abusez, monsieur ! Cette dame est là... remplissant un pieux devoir... et vous devriez avoir honte... »

L’homme n’en écouta pas davantage. Il se dirigea vivement vers la porte que l’Arétin venait de lui indiquer d’un geste, et entra...

Léonore, au bruit, à cette haleine rauque qu’elle sentit sur sa nuque, se retourna et vit Altieri.

« Vous m’espionnez, maintenant ? dit-elle avec un sourire livide ; vous êtes complet !... »

Altieri, à la vue du cadavre de Dandolo, s’était découvert, et reculait lentement.

Il avait vu Léonore sortir du palais. Où allait-elle !...

Roland était dans Venise... Un rendez-vous, sans doute !

Ou bien, elle fuyait.

Il s’était jeté alors dans une gondole et était arrivé au palais Arétin presque en même temps que Léonore.

« Vous avez voulu vous assurer que votre nouvelle victime avait bien succombé ? reprit Léonore.

– Ma victime ! balbutia le capitaine général... J’ignorais cet événement, madame... je vous le jure... Dandolo avait trahi assez de gens dans Venise... Je le haïssais, pour ma part, continua-t-il d’une voix plus ferme. Cet homme ne m’a fait que du mal... mais il était votre père !... Non, non, madame, ce n’est pas moi qui l’ai frappé... Cherchez parmi ceux qu’il a trahis... comme il m’a trahi moi-même... comme il vous a trahie... Je me retire, madame... Si j’avais su où vous alliez... je ne serais pas venu vous déranger... »

À ce moment, les yeux de Léonore tombèrent sur le poignard qu’on n’avait pas encore retiré de la main crispée du cadavre.

Mais avant qu’elle eût pu faire un geste pour s’en saisir, Altieri s’était retiré et avait disparu aussi brusquement qu’il était entré.

Léonore demeura immobile, frappée d’une horreur nouvelle.

Les paroles d’Altieri bourdonnaient dans ses oreilles :

« Dandolo avait trahi assez de gens dans Venise... Cherchez parmi ceux qu’il a trahis... »

Qui donc avait été, par Dandolo, plus trahi que Roland !...

Cette pensée soudaine s’ancra avec force dans son esprit.

C’était son amant qui avait frappé son père !...

Et si cela était !... Pouvait-elle se plaindre et le blâmer ? Non, non, une terrible fatalité armait l’un contre l’autre ceux qui jadis s’étaient tant aimés...

Il n’y avait qu’à courber la tête sous cette fatalité !

Cependant, au milieu de ces tragédies qui bouleversaient son âme, Léonore gardait son sang-froid. Le souci du bon renom de la famille la soutenait encore, tant les lois factices de l’existence en société ont de force et d’emprise.

Il fallait que le chef de la famille Dandolo eût des funérailles dignes de la haute situation qu’il avait occupée.

Ainsi, cette fille étonnante, dans les circonstances dramatiques où son cœur avait tant souffert, avait toujours songé à sauvegarder sa dignité et celle des siens.

C’est ainsi que nous l’avons vue, dans les premiers temps de son mariage avec Altieri, et tant qu’elle ignora la vérité sur l’arrestation de Candiano, faire en sorte que nul ne soupçonnât quel abîme la séparait de l’homme accepté pour époux.

Sur ses indications claires et précises, le corps de son père fut porté par des valets dans la sente d’une gondole, et une heure plus tard, Dandolo reposait sur son lit, dans sa chambre, habillé de son costume de cérémonie de grand inquisiteur.

Personne dans Venise ne sut quelle avait été la fin tragique de Dandolo.

Altieri avait assisté de loin au départ de Léonore sortant du palais Arétin et il l’avait suivie jusqu’au moment où elle rentra dans son appartement, escortant le corps de son père.

Alors elle donna elle-même des ordres pour les funérailles qu’elle fixa au surlendemain, 1er février.

Et, vaillante jusqu’au bout, elle se mit à veiller le mort...

La journée se passa, morne et sans incidents pour Léonore.

Mais si elle avait été moins préoccupée par les funèbres pensées qui l’assaillaient, elle eût été sans doute frappée du mouvement extraordinaire qui régnait dans le palais Altieri.

Des officiers entraient et sortaient. Des gens à mine louche venaient aussi à chaque instant, puis repartaient après avoir été reçus par l’un des officiers d’Altieri, qui leur donnait probablement des ordres au nom du capitaine général.

La nuit vint. De longues heures s’écoulèrent sans doute.

Léonore n’en avait pas conscience.

Ni le temps ni les circonstances extérieures n’existaient plus pour elle. Elle s’enfonçait, avec une joie mauvaise, dans des pensées de suicide.

Et ce qui la préoccupait surtout, c’était le moyen de mettre à exécution son projet. Peut-être finit-elle par trouver une solution satisfaisante, car ses traits se détendirent enfin, et elle se leva du fauteuil où elle était assise, au pied du lit sur lequel Dandolo dormait son éternel sommeil.

Alors seulement, elle vit que quelqu’un était là qui la regardait, et que ce quelqu’un était son mari.

« Madame, dit sourdement Altieri, voilà trois longues heures que je suis ici... et vous ne vous êtes pas aperçue de ma présence... J’ai attendu patiemment que votre regard vînt à tomber sur moi... Oh ! je sais nos conventions... Moyennant votre silence sur mes projets, je m’étais engagé à ne jamais entrer ici, à ne jamais vous parler... Cependant, aujourd’hui, il le faut... car ce que j’ai à vous dire est grave, et je ne sais si je pourrai parler encore sous peu...

– Qu’avez-vous à me dire ? » demanda Léonore.

Altieri tressaillit d’une joie profonde.

Il n’y avait ni colère ni répulsion dans la voix de Léonore.

Elle ne le repoussait pas violemment !...

« Oh ! fit-il d’une voix tremblante, vous consentez donc à m’écouter !...

– Puisque vous avez rompu notre pacte, déchirez-le jusqu’au bout. Parlez, je vous écoute. »

Il est bon de remarquer qu’en consentant à recevoir Altieri et à lui parler, Léonore était parfaitement logique avec elle-même.

Tant qu’Altieri n’avait été que le mari dont elle avait horreur, elle s’était arrangée pour s’épargner sa présence.

Maintenant qu’elle était résolue à se faire la meurtrière du capitaine général, il devenait un ennemi avec qui il fallait prendre contact au plus tôt. Cette situation d’ennemi qu’elle allait combattre relevait pour ainsi dire Altieri à ses yeux.

Altieri reprit :

« J’ai voulu vous parler devant la mort, devant ce qu’il y a de plus sacré pour nous autres Vénitiens. Votre père que je haïssais de son vivant n’est plus maintenant qu’un témoin impartial de l’effort suprême que je veux tenter. Je jure sur ce mort de vous parler selon la vérité que contient mon cœur... », ajouta-t-il étendant la main.

Elle demeura silencieuse, immobile et froide.

« Madame, dit alors le capitaine général, vous savez quels graves événements se préparent... Vous êtes au courant de la conspiration du patriciat vénitien contre le doge Foscari ; vous savez que c’est moi qui suis désigné pour le remplacer... Après-demain, à midi, j’aurai mis sur ma tête la couronne ducale de Venise. Rien ne peut sauver Foscari à l’heure présente, et rien ne peut m’empêcher de prendre un titre que nul n’oserait me contester... »

En parlant ainsi, Altieri étudiait attentivement Léonore, espérant, dans un geste, dans un signe, surprendre sa pensée.

« Vous occuperez donc, reprit-il, une situation qui est presque celle d’une reine, situation en tout cas égale à celle des princesses italiennes... Et rien ne prouve que ce titre de dogaresse qui a ébloui tant de femmes de haute noblesse ne puisse pas un jour se transformer en celui de reine... »

Léonore garda la même impassibilité.

« Si près du moment solennel où les destinées de Venise me seront confiées, continua Altieri, j’ai regardé autour de moi, j’ai scruté l’avenir... et je me demande si mon foyer sera désert dans le palais ducal comme il l’est ici... Pour la gloire de l’État, il est nécessaire que l’union soit parfaite entre le doge et la dogaresse ; il est indispensable que celle-ci s’occupe de plaire à la haute société au sein des fêtes, pendant que le doge s’occupe des affaires de l’État... Me comprenez-vous madame ?

– Je vous entends.

– Je vous demande quelle attitude vous voulez prendre vis-à-vis de moi lorsque je vous aurai fait entrer dans ce palais où vos aïeux, jadis, furent maîtres...

– L’attitude d’une femme qui a été vendue, que vous avez achetée, l’attitude d’une esclave qui hait son maître... En voyez-vous une autre possible pour moi ? »

Altieri frémit. Il avait parlé avec une sourde confiance.

Il avait espéré que Léonore était enfin lasse de pleurer dans la solitude, et que l’ambition satisfaite, la gloire de briller au palais ducal achèverait ce que la lassitude avait peut-être commencé.

La réponse de Léonore l’écrasa, non pas tant par le sens pourtant définitif des paroles que par le ton de la voix calme, indiquant une inébranlable résolution. Jamais, jamais Léonore ne consentirait à remplir auprès de lui son rôle de dogaresse.

Il étouffa un grondement, et changea aussitôt son dispositif de bataille.

« Écoutez-moi encore, dit-il d’une voix plus ardente. Vous rejetez cette couronne que je vous offre, soit ! Vous ne voulez pas être la princesse la plus enviée de l’Italie, c’est bien... J’accepte aveuglément et sans discussion votre arrêt. Maintenant, laissez-moi vous dire ceci : savez-vous, madame, qui a organisé, lentement, patiemment, cette conspiration qui doit éclater demain ? Savez-vous pourquoi, après-demain, des hommes vont s’égorger, pourquoi une révolution va ensanglanter Venise ?... C’est pour vous, madame ? La conspiration, c’est moi ! Et le but de cette révolution, de tout ce sang répandu, de ces larmes, de ces deuils qui vont s’abattre sur Venise, c’était votre conquête !... Je m’étais dit qu’en vous élevant si haut, peut-être ne pourriez-vous plus voir ce qui s’était passé en bas... J’avais imaginé que la princesse Léonore finirait par oublier les haines de la signora Altieri. C’est pour vous, dis-je, pour vous seule que, depuis des années, j’ai travaillé, combiné, cherché, acheté les uns, frappé les autres, terrorisé les adversaires, réchauffé les tièdes, exalté les amis. Pour vous, ce travail énorme qui m’a coûté des nuits et des nuits sans sommeil ; pour vous, cette entreprise formidable où pendant quatre ans j’ai risqué ma vie, et dormi la tête sur le billot du bourreau... »

Il souffla un instant, puis il dit :

« Je renonce. Puisque vous ne voulez pas être princesse dans le palais ducal, il ne m’est plus utile d’y être le doge ! »

Léonore ne fit pas un geste.

« Je vous offre ceci, continua Altieri en s’exaltant ; nous quitterons Venise ; nous irons où vous voudrez, nous vivrons comme vous voudrez... Nous partirons dès demain. J’abandonnerai mes compagnons et, comme pour vous j’aurais été héros, pour vous, je serai lâche. Est-ce là ce que vous voulez ? Dites ? Acceptez-vous ?

– Dites-moi, Altieri, est-ce vous qui avez mis au tronc des dénonciations la lettre d’Imperia ?

– Que voulez-vous dire ? balbutia le capitaine.

– Vous m’avez entendue, je crois ?... Imperia écrivit au Conseil des Dix pour lui dire que Roland Candiano avait assassiné Jean Davila. Est-ce vous qui avez dicté la lettre, Altieri ?...

– Mensonge ! Mensonge ! Je ne suis pas capable d’une telle infamie ! gronda Altieri.

– Ô mon père ! dit Léonore en étendant la main. Vous l’entendez ?... Il a pourtant juré de dire la vérité... La lettre écrite, Altieri, qui de vous l’a mise au Tronc ? Car vous étiez plusieurs à comploter l’assassinat de Candiano.

– Mensonge ! Mensonge ! rugit Altieri dont les cheveux se hérissèrent de terreur. Jamais je ne conseillai rien à Imperia ; il n’y eut pas de lettre jetée au Tronc...

– Altieri, qui donc avait donné rendez-vous à mon père sur la place Saint-Marc, quelques minutes avant la réunion des assassins au palais Imperia !... Parlez, parlez, mon père ! s’écria Léonore en saisissant la main du cadavre et en l’agitant furieusement. Réveillez-vous, mon père ! Parlez ! Dites à Altieri ce que vous avez vu ! Refaites-lui le récit que vous m’avez fait à moi !...

– J’avoue ! J’avoue ! clama Altieri dans un cri d’angoisse tel qu’on eût dit le cri d’un homme qu’on égorge. C’est vrai ! Tout est vrai ! Tout ! Je fus criminel ! Je fus scélérat ! C’est moi que Bembo entraîna le soir où du haut du palais ducal j’entendais avec une frénésie de jalousie le peuple de Venise acclamer les noms de Roland et de Léonore unis ! C’est moi qui fis auprès de Dandolo une suprême tentative ! C’est moi qui entrai chez la courtisane, qui approuvai la lettre dénonciatrice et qui la fis jeter au Tronc ! C’est moi, Léonore, c’est moi ! Je fus criminel ! Eh bien, sache-le... S’il fallait, pour t’empêcher d’appartenir à Roland, être plus odieux, plus lâche et plus vil encore, s’il fallait ouvrir l’enfer et me mettre à la tête de ses démons pour menacer le Ciel, Léonore, je le ferais ! Des crimes ! Pour que tu sois à moi, pour que tu ne sois pas à l’homme exécré, des crimes, j’en commettrai. Je noierai Venise dans l’horreur, et je changerai ses canaux en fleuves de sang, mais j’atteindrai ton Roland ! Il m’a vaincu déjà ! Il m’a bafoué ! Il m’a souffleté de son mépris ! Il a fait crier en moi les fibres les plus secrètes de mon orgueil... Mais tout cela n’est rien, vois-tu ! Que Roland m’écrase de sa pitié insultante, qu’il m’accable de sa grâce, qu’il m’insulte, tout cela ne compte pas ! Ce qui compte et ce qui le condamne, ce qui fait que, pour mieux l’atteindre, je révolutionne Venise, ce qui fait que je lui ouvrirai moi-même les entrailles et que je me repaîtrai de son cœur maudit, c’est que tu l’aimes !... »

Haletant, la gorge en feu, les yeux sanglants, Altieri, à ces mots, marcha sur Léonore. Elle ne broncha pas.

Une main appuyée au dossier d’un fauteuil, elle garda ses yeux fixés sur le cadavre, funèbre témoin de cette scène violente.

Les deux poings d’Altieri se levèrent, comme pour écraser Léonore. Alors, seulement, elle tourna un peu la tête de son côté.

« Achevez donc, dit-elle d’une voix basse et pénétrante, achevez votre œuvre. Quand vous m’aurez tuée, il ne restera plus personne à assassiner autour de vous. »

Dans un geste de rage exaspéré, Altieri laissa retomber ses bras. Il recula.

« Adultère ! » gronda-t-il.

L’insulte, maintenant, se pressait sur ses lèvres blêmies.

Un tressaillement agita Léonore.

« Oui, adultère ! continua-t-il. Adultère par la pensée, adultère par cet amour que vous n’osez ni avouer ni renier. Moi, je suis franc, au moins ? Je vous aimais. Je vous aime toujours en véritable insensé. Eh bien, j’ai fait ce que je devais pour vous avoir toute à moi ! Mais vous, vous qui en aimiez un autre, vous avez accepté de porter mon nom. On aime la trahison, dans votre famille ! Vous vous transmettez cela de père en fille !... Mais répondez donc !

– J’ai à dire que je vous fais grâce...

– Vous !... Vous... me faites grâce ! haleta Altieri.

– Ne m’avez-vous pas dit que Roland vous avait gracié ?... Une femme doit se conformer en tous points à la pensée de l’homme qu’elle aime. »

Altieri saisit ses cheveux à pleines mains.

« Oh ! rugit-il, pouvoir la tuer ! l’écraser ! Mais non... je suis trop lâche... je l’aime trop !...

– Allez, Altieri, acheva Léonore, je vous fais grâce... comme lui vous a fait grâce !... »

Il recula jusqu’à la porte, tendit le poing et gronda :

« Soyez maudite ! »

Et il s’enfuit. Léonore retomba dans son fauteuil.

« Non, murmura-t-elle, il n’a pas osé me tuer... Je serai donc obligée de me tuer moi-même... »

Cette parole de désespoir indique la pensée qui avait guidé la malheureuse femme en essayant de surexciter Altieri comme elle l’avait fait. En vain son mépris avait été jusqu’à la cruauté...

Elle était vivante encore !... alors qu’elle avait espéré qu’Altieri la délivrerait de l’affreuse obligation du suicide.

Quant à cette grâce dont elle avait parlé, elle était sincère.

Léonore, résolue à frapper Altieri, renonçait à ce meurtre. Pourquoi ?

Était-ce, comme elle l’avait dit, pour se conformer à la pensée de Roland Candiano ? Ou plutôt, une aube de pitié ne se levait-elle pas tout au fond de son cœur pour cet homme qui s’était fait criminel et vil pour l’amour d’elle ?

Il est probable que les deux sentiments la guidèrent à la fois, bien qu’ils fussent en elle obscurs et indistincts.

Ce qu’il y avait de plus positif, ce qui dominait toute sa pensée, c’était une lassitude énorme. Elle avait assez de la vie, et, à part l’horreur instinctive qu’elle éprouvait du suicide, elle allait au-devant de la mort avec un véritable soulagement.

Les dernières dispositions s’arrêtèrent dans son esprit. Elle conduirait, à l’heure dite, au jour convenu, les funérailles de son père.

Une fois que Dandolo aurait pris sa place immuable dans le tombeau de la famille, elle se tuerait.

Voici ce qu’elle convint à ce sujet :

Le tombeau de la famille Dandolo se trouvait dans l’île d’Olivolo, derrière Sainte-Marie-Formose.

De là à la vieille maison des Dandolo, il n’y avait que quelques pas. Elle s’y rendrait, bien que la maison appartînt maintenant à Roland Candiano.

« Il peut me donner cette hospitalité », songea-t-elle.

Alors, dans la maison, elle s’enfermerait dans ce qui avait été sa chambre de jeune fille, et se revêtirait du costume de vierge qu’elle portait la veille de ses fiançailles. Ce n’était pas une vaine mise en scène qu’elle cherchait en convenant de redevenir vierge par le costume comme elle l’était dans la réalité.

Avec son esprit sérieux, positif, et logique, elle trouva injuste que l’on pût croire qu’elle avait été follement mourir hors de la maison de son mari.

Nous retrouvons là cette préoccupation de sa dignité qui ne l’abandonna jamais.

Il fallait que la société vénitienne sût que si elle était sortie du palais Altieri pour mourir, c’est qu’elle en avait le droit.

Peut-être aussi songea-t-elle que Roland comprendrait alors ce qu’elle était trop fière pour lui dire :

Qu’elle n’avait jamais été la femme d’Altieri.

Une fois vêtue, elle s’empoisonnerait.

Ces différents détails, Léonore les discuta froidement avec elle-même, et les adopta l’un après l’autre, tandis que, seule, dans la chambre funéraire, la tête penchée, les mains sur ses genoux, immobile, elle veillait le corps de son père.

Et il lui semblait par moments que c’était sa propre veillée funèbre qu’elle accomplissait.

*

Le lendemain matin, Dandolo fut mis au cercueil, revêtu de ses habits de cérémonie, selon l’usage.



L’usage voulait également que le cercueil ne fût pas fermé. On promenait les morts illustres à découvert avant de les descendre au tombeau.

Mais le corps n’ayant pas été embaumé, le cercueil fut fermé dans cette matinée du 31 janvier et placé sur une sorte d’estrade drapée de noir autour de laquelle des pénitents gris et des moines vinrent à tour de rôle réciter les prières du rite catholique auquel appartenait le défunt.

*

Cette journée s’écoula, morne et lente.



Léonore s’était retirée dans sa chambre et, succombant à la nature, s’était endormie d’un sommeil pesant.

Elle se réveilla dans la nuit et revêtit les habits de deuil qu’elle devait porter pendant les funérailles.

Elle paraissait très calme.

Les personnes qui la virent dans cette nuit dirent que seule elle semblait avoir conservé son sang-froid au milieu de l’agitation extraordinaire qui se manifestait dans le palais Altieri.

Cette agitation ne venait certes pas de la cérémonie des funérailles qui s’apprêtait.

Dans le grand salon du rez-de-chaussée, Altieri, pâle et résolu au milieu de ses officiers vêtus en guerre, donnait ses derniers ordres...

L’aube se leva, froide et claire. L’aube du 1er février...

À huit heures du matin, lorsque les douze porteurs, les confréries, les prêtres se présentèrent pour faire la levée du corps, il n’y avait dans le palais que Léonore et quelques parents éloignés venus pour escorter le descendant des Dandolo.

Altieri et ses officiers avaient disparu...

XXVI



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