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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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Anne de Dramans


En reconnaissant Lancelot Bigorne à la lueur douteuse de la lanterne accrochée au rez-de-chaussée de la Tour de Nesle, Mabel avait éprouvé une de ces foudroyantes émotions qui ravagent l’esprit, chavirent le cœur, bouleversent une situation.

Lancelot Bigorne, qu’elle croyait mort ou disparu depuis des années !

Lancelot Bigorne, qui avait pris son enfant, son petit Jehan, pour l’aller jeter au fleuve !

Lancelot Bigorne était une de ses trois haines. Les deux autres étaient Marguerite de Bourgogne et Charles de Valois.

Elle ne le haïssait pas moins, elle le haïssait d’une autre manière, voilà tout ; le valet n’avait été que l’instrument de mort.

Pour Marguerite et Charles de Valois, elle rêvait une vengeance raffinée.

Lentement, mais sûrement, elle les conduisait au bord du précipice où ils devaient tomber de la puissance dans l’ignominie, de la gloire dans la honte, de la fortune dans la misère.

Les tuer eût été facile ! Mais c’était trop peu.

Elle voulait les voir souffrir. Elle voulait les damner dans cette vie, quitte à se damner elle-même dans l’autre, ainsi qu’elle l’avoua plus tard à son confesseur, messire Clément Mahaut, abbé mitre de Saint-Germain-des-Prés, qui... mais laissons parler les événements.

Pour Bigorne, du moment qu’elle l’eut reconnu, elle souhaita la mort immédiate.

« Insensée, murmura-t-elle en montant précipitamment l’escalier en spirale, insensée que je suis de m’être révélée à ce misérable ! Le voilà sur ses gardes. N’importe, il mourra ; et, ajouta-t-elle avec un sourire, c’est Marguerite qui va le tuer. La justice de Dieu est lointaine et ses voies sont tortueuses, mais quand elle frappe, elle est comme la foudre qu’on n’a pas vue s’accumuler dans un coin du ciel... quand elle éclate, il est trop tard ! »

Lorsqu’elle atteignit l’étage où se déroulaient les mortelles orgies des trois sœurs, elle vit Marguerite qui descendait de la plate-forme.

« Cet homme, dit Mabel...

– Buridan ? fit la reine avec un calme extraordinaire après ce qui venait de se passer.

– Buridan n’est rien, ma reine, dit Mabel qui haussa les épaules. Je devine ce qui vient de se passer. Le départ précipité de ce jeune fou me laisse supposer que vous avez subi quelque affront terrible... »

Marguerite demeura froide. Et à ce calme, Mabel jugea que la reine avait dû souffrir plus qu’elle n’avait jamais souffert. Elle sourit. Quelques secondes, elle contempla ce visage pour ainsi dire vieilli, que parsemaient des taches rouges et des taches blafardes.

« Quand vous voudrez, reprit-elle, vous rendrez à ce Buridan souffrance pour souffrance. Ce n’est pas une vulgaire vengeance qu’il vous faut, ajouta-t-elle, en baissant la voix et en se penchant sur la reine, pareille au génie du mal. Faites-le saisir, c’est bien. Jeter dans quelque cachot, bien encore. Mais là, dans ce cachot, Marguerite, quelle sera votre joie à vous quand vous le verrez se traîner à vos pieds, hurler d’amour et mourir dans un supplice plus effrayant que celui de la roue !... Cela sera, vous verrez ces choses, ma reine, vous verrez Buridan expirer devant vous de passion inassouvie, car j’ai réussi le grand œuvre... j’ai composé l’élixir d’amour. »

Cette fois, Marguerite grinça des dents.

« Ne vous inquiétez donc pas de Buridan, poursuivit Mabel. C’est l’autre qu’il faut redouter !

– L’autre ?

– Celui qui a fermé la porte... car celui-là, ma reine, c’est le crime qui marche, c’est le remords qui se lève.

– Oh ! bégaya la reine en plongeant son regard dans les yeux de Mabel, tu connais Lancelot... ! Quand, comment l’as-tu connu ? Parle !

– Je le connais, c’est vrai. Je l’ai connu pour mon malheur. Car il a failli me faire mourir de douleur. Quand ? Il y a trois ans... vous voyez que c’est vieux. Où ? À Paris même... Marguerite, donnez-moi cet homme, et je vous donne Buridan.

– C’est bien, tu l’auras. Tu ordonneras toi-même le supplice. Fais-le dévorer par les chiens si tu veux. Mais maintenant, écoute : Buridan se rend à la Tourelle aux Diables. Là, j’avais fait conduire une jeune fille... à laquelle je m’intéresse », râla Marguerite avec un soupir atroce.

« Sa fille ! » rugit Mabel au fond d’elle-même.

« Buridan veut me l’enlever, tu comprends ? continua la reine. Il faut que, tout de suite, Stragildo...

– Non, non, interrompit Mabel qui palpitait. Ne mettez pas Stragildo dans un tel secret. Fiez-vous à moi !... J’y vais moi-même !...

– Tu pourras ?

– Fiez-vous à moi, vous dis-je ? Allez ma reine, rentrez paisiblement au Louvre. Le reste me regarde !... »

Sans hâte apparente, Mabel se mit à descendre l’escalier. Elle pantelait de joie furieuse et grondait :

« Myrtille ! sa fille ! C’est elle-même qui me livre sa fille. Est-ce que Dieu enfin a posé le doigt vengeur sur la minute de l’éternité qui doit marquer le châtiment de Marguerite !... »

*

« Stragildo ! » appela la reine.



Le valet des fauves apparut, l’échine basse, en murmurant :

« Ce n’est pas ma faute, gracieuse Majesté, si...

– Tais-toi et ramasse ! » dit la reine en lui désignant une bourse qu’elle venait de jeter sur la table.

Stragildo ramassa et, plus courbé que jamais, son sourire ironique au coin des lèvres, attendit les ordres en songeant :

« Plus qu’une dizaine de bourses pareilles, c’est-à-dire plus qu’une dizaine de nuits d’amour, plus qu’une dizaine de cadavres, et je pourrai me retirer dans quelque coin paisible pour songer un peu à l’amour, moi aussi... »

« Stragildo, dit Marguerite, je serai au Louvre dans une demi-heure. Je veux y trouver le grand prévôt de Paris, le comte de Valois et le premier ministre. Va ! »

Stragildo s’élança dans l’escalier.

Marguerite s’était assise dans un fauteuil, la tête dans les mains, et songeait... À quoi, à quelle vengeance ? Ou à quelles pensées de passion ?

Lorsqu’elle se redressa, tout à fait calmée, son visage, tout à l’heure bouleversé, avait repris cet éclat de jeunesse et de beauté que la fièvre des yeux seuls, en ce moment, rendait plus brillant encore. Seulement, elle murmura :

« L’Élixir d’Amour !... »

Puis, elle aussi quitta la tour, traversa par de vastes appartements déserts l’énorme hôtel de Nesle, dont la tour de ce nom n’était pour ainsi dire que l’arrière-garde, franchit les ponts, précédée d’un seul serviteur qui donna le mot de passe, et rentra au Louvre par la petite poterne du bord de l’eau.

Arrivée dans ses appartements, on lui annonça que le prévôt venait de se présenter au Louvre et, malgré l’heure tardive, demandait à voir la reine, assurant qu’il était mandé par elle.

« Puisqu’il dit que je l’ai mandé, ce doit être vrai. Qu’il entre », répondit la reine.

Et, prenant un parchemin qui portait le sceau royal, elle se mit à écrire.

Jean de Précy, prévôt de Paris, qui venait de succéder à Nicolas Barbette depuis l’avènement de Louis X, fut introduit et attendit que la reine lui parlât.

Marguerite, ayant achevé d’écrire, tendit le parchemin au prévôt qui fléchit le genou pour le recevoir.

« Lisez », dit la reine.

Jean de Précy parcourut le papier, qui contenait ces lignes :

« Commandons par les présentes à messire Jean de Précy, prévôt de notre ville de Paris, de se saisir par tous moyens du ribaud Lancelot Bigorne et de le loger en notre Châtelet jusqu’à ce que nous en ordonnions le procès en lèse-majesté.

« L’an de grâce 1314.

« Marguerite de Bourgogne,

« Reine de France. »

« Combien de temps vous faut-il pour trouver cet homme ? reprit Marguerite.

– D’ici trois jours, madame, il sera dans un bon cachot.

– Bien, fit la reine qui se remit à écrire. Maintenant, écoutez ceci. Lorsque vous tiendrez ce ribaud, vous me le ferez savoir, il n’y aura pas de procès... »

Le prévôt s’inclina.

« Mais je veux que, doucement et sans esclandre, l’homme soit exécuté dans sa prison...

– De quelle manière, madame ?

– Une femme à moi viendra vous le dire, et comme signe de reconnaissance, vous remettra le papier que voici. »

Jean de Précy, sans manifester aucun étonnement, lut le deuxième parchemin : c’était un bon de deux cents écus d’or à la couronne à toucher par le porteur chez le trésorier du roi : le prix de l’assassinat de Bigorne.

Jean de Précy rendit le bon à la reine, s’inclina jusqu’à terre en remerciant, et sortit en hâte pour lancer ses meilleurs limiers sur les traces de Lancelot Bigorne.

Alors, la reine passa dans la galerie de l’oratoire où elle donna l’ordre d’introduire Enguerrand de Marigny et le comte de Valois dès qu’ils arriveraient : ces deux seigneurs attendaient depuis quelques instants et entrèrent aussitôt.

Ils entrèrent par deux portes différentes, sans se regarder, sans paraître se voir.

Chacun d’eux se sentait arrivé au bout de sa haine. Chacun d’eux pensait :

« Le tuer ou être tué par lui ! Plus de milieu ! »

Marguerite alla à Marigny et le prit par une main, puis entraînant le premier ministre, elle alla à Valois et le prit par une main.

Entre ces deux haines implacables, prêtes à la suprême explosion mortelle, Marguerite, d’une voix qui les fit frissonner, se mit à leur parler.

« Je ne mets pas vos deux mains l’une dans l’autre, dit-elle, car peut-être ce contact déchaînerait en vous la rage de haine dont vous mourez. Mais par moi, à cette heure, par moi, dressée entre vous, et vous tenant tous deux, vous êtes unis... »

Ils secouèrent violemment la tête.

« Attendez ! continua-t-elle. Tuez-vous dans huit jours, quand je n’aurai plus besoin de vous. Mais d’ici là, je demande, j’exige, j’ordonne que vous fassiez trêve... »

D’un même mouvement, ils répétèrent le signe négatif.

« Marigny, dit Marguerite, si tu ne consens à la trêve, je vais trouver le roi et, perdue pour perdue, je lui raconte que j’ai eu une fille avec toi.

– Allez, madame, gronda Marigny. Mieux vaut pour moi l’échafaud qu’une amitié d’une minute avec cet homme...

– Valois, reprit Marguerite, si tu ne consens à la trêve, je vais trouver le roi et, perdue pour perdue, je lui avoue que tu as été mon amant avant qu’il ne fût mon époux.

– J’aime mieux, grinça Valois, j’aime mieux la roue et le gibet que le déshonneur d’une trêve entre cet homme et moi... »

Marguerite était pâle comme la mort.

Les deux hommes étaient livides.

Ils évitaient de se regarder.

Alors la reine reprit :

« Je vous demande la trêve, je vous demande d’unir nos trois forces différentes, et voici pourquoi : nous avons, à partir de cette nuit, tous trois le même ennemi. Cet ennemi nous tuera tous trois si nous ne l’écrasons. Mourir, ce n’est rien. Mais il nous fera mourir désespérés, damnés, car c’est au cœur que tous les trois il nous frappera...

– Qu’il frappe, dit Marigny, mais pas de trêve !

– Qu’il me tue, dit Valois, mais pas de trêve !

– Attendez ! poursuivit Marguerite, je ne vous ai pas dit le nom de l’homme. »

Les deux seigneurs tournèrent vers elle leurs regards de flamme.

Marguerite prononça :

« Il s’appelle Jean Buridan !... »

Et elle lâcha les deux mains qu’elle tenait.

Les deux hommes se trouvèrent face à face. Ils avaient eu le même mouvement. Pour chacun d’eux, le nom de Buridan avait retenti jusqu’au fond de la pensée. Et Valois comprit qu’il haïssait Buridan plus encore que Marigny et Marigny comprit que pour tuer Buridan il sacrifierait sa haine contre Valois.

Tous deux, spontanément, eurent le même mouvement, et leurs deux mains se trouvèrent unies.

La trêve était conclue.

Acte grave, qu’aucune puissance ne pouvait effacer pendant la période convenue. Marigny et Valois, dans cette période, devenaient sacrés l’un pour l’autre et se devaient assistance comme des amis unis toute la vie.

« C’est bien, dit Marguerite. La trêve durera jusqu’à extermination de l’ennemi. Si Buridan meurt demain, vous êtes libres demain. Est-ce juré ?

– C’est juré ! répondirent les deux hommes.

– Sur quoi jures-tu, Marigny ?

– Sur la tête de notre fille, Marguerite !...

– Et toi, Valois ?

– Sur mon enfant mort par ton ordre, Marguerite ! Sur mon fils Jean !...

– C’est bien ! reprit alors Marguerite sans tressaillir. Maintenant, délibérons !... »

Ils s’assirent tous trois, sombres, effroyables, pareils à des damnés...

*

Mabel, une fois descendue de la Tour de Nesle, avait rapidement remonté le cours du fleuve jusqu’à un endroit où, dans une petite anse creusée par les remous de la rivière, attendait une barque. Dans le fond de la barque, un homme était couché. Mabel le secoua. L’homme, sans dire un mot, prit ses avirons, et l’esquif, comme un de ces oiseaux de nuit qui parfois rasent la surface des eaux, prit son vol.



Arrivée sur l’autre rive, Mabel se mit, sans courir, à marcher d’un pas rapide vers la place de Grève qu’elle ne tarda pas à atteindre. Elle contourna la maison des échevins et se dirigea vers la rue du Mouton. Comme elle atteignait l’arcade Saint-Jean, elle distingua devant elle le pas d’une troupe en marche se dirigeant de son côté.

Elle se renfonça dans l’angle d’un pilier et attendit, semblable à une de ces statues de pierre que les siècles ont noircies. C’est cette statue que Buridan avait entrevue dans l’ombre.

La troupe passa.

Mabel était arrivée au moment où, la bagarre terminée, Buridan et ses compagnons se mettaient en toute.

Ils passèrent donc sous l’arcade.

Mabel les compta. Elle reconnut Buridan. Elle reconnut Lancelot Bigorne. Les autres étaient masqués. Qui étaient ces autres ? Peu lui importait. Ce qu’il y avait de sûr, c’était que près de Buridan, suspendue à son bras, marchait une forme féminine.

« Myrtille ! gronda Mabel. La fille de Marguerite !... Dieu soit loué, je suis arrivée à temps. »

Elle se mit à suivre, dédaigneuse des ombres qu’elle voyait s’agiter confusément au fond des ruelles pleines de ténèbres. Une fois, une de ces ombres s’approcha d’elle et grogna :

« Ta bourse ou la vie ! »

Mabel fixa son regard pâle sur l’homme. Et ce regard d’étrange clarté qui luisait sur ce visage livide effara le truand qui demeura hébété...

« Spectre, bégaya-t-il en se signant, sors-tu de l’enfer ?

– J’y vais », répondit Mabel.

Le truand s’enfuit. Elle continua son chemin sans perdre de vue l’arrière-garde de la petite troupe qui, après maints tours et détours, parvint rue Froidmantel.

Mabel les vit s’engouffrer dans le vieux logis abandonné. Elle choisit une encoignure, s’y blottit, décidée à attendre, et, perplexe, rêveuse, elle se demanda :

« Pourquoi sont-ils entrés à l’hôtel d’Aulnay ? »

Parmi tant de suppositions qui traversèrent son esprit, celle que Philippe et Gautier d’Aulnay avaient pu échapper au sac de Stragildo ne lui vint pas un instant. Elle finit par décider que Buridan se servait de l’antique hôtel comme d’un refuge... Puis, elle cessa de se préoccuper de ce détail, qui l’avait un instant tourmentée ; accroupie dans les ténèbres, les yeux fixés sur l’entrée du logis d’Aulnay, sa rêverie formidable l’emporta vers des visions lointaines.

« Autrefois, songea-t-elle, lorsque riche, honorée, belle, jeune, je possédais tout ce qui peut assurer le bonheur humain, lorsque je n’étais pas encore Mabel la chercheuse d’inconnu, presque une sorcière qui demande au suc des plantes le secret de la vie et de l’amour, lorsque je m’appelais Anne, comtesse de Dramans, j’eusse pu choisir parmi les plus nobles, les plus beaux seigneurs de la gentilhommerie de Bourgogne, Charles vint... Et, misérable, je fus éblouie par ce titre de comtesse de Valois ! Devenir l’épouse du frère du roi, de celui qui, un jour, pouvait être roi lui-même, me parut une félicité enviable... J’aimais... ou je crus aimer Charles de Valois ; ce que j’aimais en lui, c’était son titre ! Là est le crime de ma vie ! Je m’étais vendue pour ce titre de reine que j’entrevoyais ! »

Mabel eut comme un rire silencieux.

« Le titre, je ne l’eus pas. Et lorsque je compris que j’étais jouée, déshonorée, honnie, lorsque je n’osai plus me montrer, lorsque j’allai cacher ma honte dans la maison maudite, je serais morte si je n’avais eu mon petit Jehan... »

Un long soupir monta du coin où Mabel était enfoncée.

« Mon petit Jehan ! continua-t-elle. C’est pour lui que j’ai vécu... À mesure qu’il grandissait, je me disais : « Je n’ai pu être épouse, je serai mère... » Et il me semblait entrer dans un avenir radieux, le passé s’évanouissait, ma honte s’effaçait... je vivais en mon fils... et c’est la seule époque de ma vie où j’ai vraiment vécu. »

Longtemps, la pensée de Mabel demeura silencieuse.

Elle ne se disait plus rien.

Seulement, s’il n’eût pas fait nuit noire, si quelqu’un eût pu la voir, il eût été étonné de l’intense irradiation d’amour qui resplendissait sur ce visage et le transformait.

Mabel voyait son fils. Elle le voyait tel qu’il était alors, blond, rose, les cheveux bouclés, les yeux rieurs, et elle s’extasiait dans sa vision.

Brusquement, l’irradiation disparut. Ce fut comme un de ces coups de soleil qui apparaissent entre deux nuées d’orage, pour laisser ensuite la terre plus triste, plus frissonnante. Mabel grondait :

« Valois ! Marguerite ! les deux ulcères qui me rongent le cœur ! Qu’ils m’eussent tuée, moi, je le veux bien. Qu’elle m’ait frappée de son poignard, c’est bien. Mais lui, ce pauvre petit être innocent, qu’avait-il fait ? Oh ! l’horrible, l’affreuse minute d’ineffable horreur, lorsque, étendue, je croyais être morte et cependant je ne l’étais pas ! Lorsque tout mon être voulait se soulever et que je n’arrivais même pas à ouvrir les yeux ! Lorsque j’entendais les pleurs et les cris de mon petit Jehan, que le hideux Bigorne emportait à la mort ! Comment une mère peut-elle supporter ces douleurs ? Comment puis-je encore, sans être foudroyée, appeler de tels souvenirs dans mon âme ? Pourquoi ai-je vécu ?... »

Elle grinçait des dents, et ses mains crispées à sa tête arrachaient des poignées de cheveux sans qu’elle s’en aperçût.

« J’ai vécu, rugit-elle, parce que Dieu a voulu que Marguerite fût mère à son tour ! Parce qu’un jour ou l’autre, je devais me rencontrer avec Marguerite de Bourgogne !... »

Elle se dressa toute droite, les lèvres crispées par un rire terrible.

« La fille mourra ! Comme est mort mon fils Jehan, Myrtille mourra sous les yeux de sa mère ! Et lui !... le père de mon fils, Charles de Valois ! Eh bien, c’est le gibet que je lui prépare. Et elle, oh ! elle ! je n’ai qu’à la pousser du bout du doigt... L’abîme est tout creusé, la chute sera telle qu’il en sera parlé dans les siècles des siècles et que jamais on ne comprendra pourquoi une reine si belle, si sage, si puissante, si aimée, a eu une fin aussi lamentable !... »

Comme Mabel songeait ainsi, elle tressaillit et murmura :

« Déjà le jour !... »

De vagues lueurs éparses pénétraient, en effet, les ténèbres qui peu à peu se dissipaient.

Mabel alors se retira un peu plus loin et choisit un autre poste d’observation : elle voulut s’assurer que Buridan, Myrtille et Lancelot Bigorne ne sortiraient pas de l’hôtel d’Aulnay... Alors, elle prendrait une résolution.

Mais comme elle arrangeait déjà ce plan dans sa tête, tout à coup, elle vit Lancelot Bigorne qui sortait de l’hôtel, puis Buridan et Myrtille, puis deux hommes qu’elle ne connaissait pas.

Mabel frissonna de terreur à la pensée que si elle était partie, elle n’aurait jamais su peut-être ce qu’était devenue Myrtille, car, dans cette minute, elle comprit que le logis d’Aulnay n’avait été qu’un asile momentané et qu’à cette heure, Buridan allait conduire la jeune fille au véritable refuge qu’il lui destinait.

Les rues étaient désertes. Mais le jour venait rapidement.

Mabel se mit en marche à distance suffisante pour ne pas être aperçue. Il ne faut pas, d’ailleurs, se figurer le Paris d’alors comme le Paris moderne avec ses voies droites, larges, unies, où tout se voit de loin. D’angle en encoignure, comme dans une forêt touffue, d’arbre en arbre, Mabel suivit la troupe en marche, franchit les ponts derrière elle et la vit arriver devant la porte de Fert, au moment où elle s’ouvrait et où on abattait le pont-levis.

Quelques charrettes de maraîchers, qui attendaient au-delà du fossé l’heure d’entrer en ville, pénétrèrent alors dans Paris, qui commença à s’éveiller.

Mabel franchit la porte.

Au-delà, c’étaient de vastes champs, les uns cultivés, les autres en friche, quelques bouquets de châtaigniers et de chênes, au-delà desquels on apercevait Saint-Germain-des-Prés.

Buridan et ses compagnons se dirigèrent vers la vaste abbaye, dont ils se mirent à contourner la muraille entre les créneaux de laquelle on voyait, de distance en distance, quelques archers immobiles. Derrière ces créneaux, derrière ces archers qui montaient la garde, se profilaient les toits du monastère et des différents bâtiments, dominés par le clocher de l’église d’où tombaient dans le silence du matin de grêles appels de cloche...

Buridan parvint au Pré-aux-Clercs.

Mabel le vit de loin entrer avec ses compagnons dans une maison blanche encastrée dans la muraille de l’abbaye et à la porte de laquelle Bigorne avait frappé.

Au bout d’une demi-heure, ils sortirent et, à grands pas, se dirigèrent vers Paris.

Mais Myrtille n’était plus avec eux.

« Bien ! murmura Mabel. Je sais maintenant où je devrai étendre la main pour saisir la fille de Marguerite !... »

À son tour, elle reprit le chemin de Paris, où elle ne tarda pas à arriver. Des cloches sonnaient dans l’Université. D’étranges rumeurs montaient au loin, comme des grondements d’orage.

« Que se passe-t-il dans Paris ? » songea Mabel en tressaillant.

Elle secoua la tête, comme si la question lui eût paru inutile, et regagna le Louvre, où se massaient des compagnies d’archers et d’arbalétriers.

Quelques minutes plus tard, sans s’inquiéter de ces mouvements extraordinaires qui faisaient frissonner Paris, elle entrait dans les appartements de la reine.


XXI



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