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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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La lionne amoureuse


Le soir était venu. Puis la nuit avait étendu ses ombres opaques sur Paris endormi, sur ce Paris où pas une lumière ne trouait les ténèbres, tandis que les nuits modernes sont un brasier de lueurs dans le ciel.

Le fleuve coulait sans bruit entre ses rives sablonneuses, où se distinguaient confusément des bouquets de saules dominés par les élégantes silhouettes des peupliers élancés et sveltes.

Buridan avait passé la soirée à la Taverne d’Enfer.

Ce cabaret, hanté par les écoliers, n’avait d’ailleurs d’infernal que le tapage forcené qu’y menaient ses clients, corporation bruyante, batailleuse, frondeuse, plus amie de l’épée que de la plume, et dont les étudiants modernes, sans en excepter les étudiants à flamberges et à balafres des universités allemandes, ne peuvent donner aucune idée. En effet, l’étudiant, de nos jours, est tout au moins censé étudier quelque chose.

L’écolier du Moyen Âge, sauf de rares exceptions, se battait, pillait, vociférait, cherchait noise au guet et querelle à l’abbé de Saint-Germain, défendait unguibus et rostro contre le roi lui-même les privilèges de l’Université et, n’ayant pas le temps d’étudier en raison de ces multiples occupations, n’étudiait pas.

Il faut se représenter l’organisation des collèges d’alors, sortes de fondations pieuses bâties et entretenues avec l’argent légué par des personnages désireux de sauver leurs âmes. Un évêque mourait. S’il craignait l’enfer, ou même simplement le purgatoire, ce qui était le cas de beaucoup d’évêques, son testament fondait un collège pour six, douze, quinze écoliers, selon que le testateur était plus ou moins riche en argent ou en péchés mortels. De là, le nombre de collèges qui hérissaient la montagne Sainte-Geneviève.

Or, les écoliers reçus dans ces établissements étaient logés, nourris et même défrayés de leurs menues dépenses – logements pareils à des tanières, il est vrai ; la nourriture était de celles que les prospectus modernes qualifient de saine et abondante, qualificatifs dont tout collégien garde le souvenir gastralgique, c’est encore vrai – mais on était à l’abri de la misère.

Il en résultait que ces places d’écoliers étaient enviées par la foule des gueux brailleurs, affamés, ne sachant que faire de leurs dix doigts ; les uns se faisaient truands, les autres moines, les autres écoliers, – trois états également redoutés des bourgeois : le truand détroussait, le moine mendiait, l’écolier pillait et rossait. Tous trois vivaient sur les confins de la société en maraudeurs.

Être écolier ne signifiait donc nullement être étudiant. Cela voulait dire seulement : avoir obtenu le vivre et le couvert dans un collège. Le titre d’écolier se portait dans le monde comme celui de chevalier. Il y avait des écoliers de trente et quarante ans.

Qui obtenait ce vivre et ce couvert dont nous parlions ? Des coureurs de route las de misère, des gens de sac et de corde qui, bien entendu, une fois amnistiés de leurs fautes passées et futures par les privilèges de leur état, devenaient plus hargneux, plus insolents, plus batailleurs que jamais, tirant la rapière pour un regard de travers et prêtant main-forte aux confrères de la grande truanderie. Quelques-uns, tout de même, apprenaient à lire, mais c’étaient de pauvres écoliers qui poussaient parfois l’oubli de leur véritable situation jusqu’à devenir docteurs.

La Taverne d’Enfer était un de ces centres les plus réputés de l’Université grouillante, bruyante et braillante. Ce cabaret s’appelait ainsi tout simplement parce qu’il était situé non loin de la porte de Fer ou d’Enfer (à peu près vers la place Saint-Michel de nos jours).

Outre que Buridan se trouvait tout porté sur la rive gauche et à proximité de la Tour de Nesle, peut-être n’était-ce pas sans quelque autre motif qu’il avait passé là la soirée en compagnie du roi de la Basoche et de l’empereur de Galilée.

Au couvre-feu, après un dernier signe d’intelligence, il les quitta et, escorté du seul Bigorne, descendit les bords du fleuve et s’assit sur des madriers qui devaient servir à une réparation du pont.

Lancelot Bigorne, quelques minutes, demeura debout, puis voyant que son maître oubliait de l’y inviter, s’assit près de lui en lui disant :

« Croyez-moi, monsieur, renoncez à votre folle tentative. C’est déjà miracle que nous n’ayons pas été poignardés par les sbires de Marigny ou assommés par les acolytes de Valois que ce ciel confonde et que l’enfer reçoive...

– Amen ! dit Buridan.

– Oui, mais si vous vous mettez encore à dos cette...

– Lancelot, as-tu bien compris toutes mes instructions ? interrompit Buridan.

– Certes. Et par Babolin et Barnabé qui m’entendent, je veux être pendu par les pieds entre Valois et Marigny...

– Comme Christ entre les deux larrons.

– Oui, monsieur, je veux donc être pendu de cette déshonorante manière, au lieu d’être guindé la hart au col comme j’y ai droit, si...

– Lancelot, je vais t’apprendre une grande nouvelle.

– La peste étouffe l’étourneau qui ne veut rien entendre ! maugréa à part lui Bigorne. Si c’est une bonne nouvelle, ajouta-t-il tout haut, ne me la dites que demain, pour que je puisse rêver toute la nuit à ce que vous devez m’annoncer de bon. Si c’est une mauvaise nouvelle, ne me la dites encore que demain, pour que je puisse dormir tranquille, si tant est que je doive dormir cette nuit.

– Tu dormiras, sois tranquille. Voici toujours la nouvelle : je n’ai plus d’argent.

– Oh ! oh ! fit Bigorne qui se dressa tout debout, puis se rassit.

– Qu’en dis-tu ? demanda Buridan.

– Bonne nouvelle, monsieur !... Je dis bonne nouvelle...

– Cependant, mon pauvre Bigorne, si demain je vois encore luire le soleil, ou si épargné cette nuit, je ne succombe pas demain, je devrai me séparer de toi. Car je veux bien avoir soif, mais non t’imposer ce supplice.

– Je boirai de l’eau, monsieur.

– Bigorne, tu es fidèle, c’est bien. Mais si j’en suis réduit à faire Quatre-Temps et Vigiles ?

– Eh bien, je ferai carême. Mais je ne vous quitte plus. Vous êtes ma situation sociale. Et puis, je vous enseignerai l’art de vivre en pays ennemi. Jeune, brave, entreprenant comme vous êtes, vous devez, moyennant une petite expédition par semaine, assurer largement votre existence et la mienne.

– Tu crois que je ferais un bon tire-laine ?

– J’en réponds. Un vide-bourse comme il n’y en a pas dans Paris, qui est pourtant le pays des voleurs. Aussi, monsieur, si vous me permettez dès à présent de vous donner quelques conseils...

– Et si je te coupais les oreilles, pour vouloir me donner ces conseils-là ? fit Buridan.

– Alors, c’est la langue que vous devriez me couper pour que je ne puisse pas les donner, ou vos oreilles, à vous, pour ne pas les entendre, dit tranquillement Bigorne. Je continue donc, et voici ce qu’à votre place...

– Voici l’heure ! » fit Buridan qui se leva. Lancelot Bigorne poussa un soupir. Buridan s’était mis en marche, suivant le cours du fleuve. Bigorne le suivait de loin, en se dissimulant d’arbre en arbre.

À quelques pas de la Tour de Nesle, Buridan se heurta presque contre une forme noire, immobile. Il la reconnut sur-le-champ : c’était Mabel...

« Cette fois, vous êtes venu ! dit-elle d’une voix qui parut au jeune homme avoir d’étranges intonations.

– Conduis-moi ! dit Buridan d’un ton bref, j’ai hâte de rendre hommage à cette beauté inconnue que tu as qualifiée puissante... »

Mabel ne bougea pas. Il sembla à Buridan qu’elle tremblait et qu’elle cherchait à le dévisager. Il voyait briller ses yeux dans la nuit, et une indéfinissable émotion s’emparait de lui.

« Qu’attends-tu ? reprit-il rudement, pour secouer une mystérieuse horreur.

– Quoi ! gronda Mabel, sans répondre, vous n’avez ni dague ni rapière !

– Est-il donc besoin d’être armé pour venir à la Tour de Nesle ? » dit Buridan, qui éclata d’un rire nerveux.

Elle garda un instant le silence. Il l’entendait haleter et murmurer des paroles incompréhensibles.

« Vous m’avez dit, reprit-elle tout à coup, que vous n’avez connu ni votre père ni votre mère...

– C’est vrai, dit Buridan d’une voix assombrie. S’ils sont morts ou vivants, je l’ignore, et, sans doute, je l’ignorerai toujours... Mais c’est assez là-dessus, femme. Conduis-moi !

– Il s’appelle Jehan... » murmura Mabel.

Buridan remarqua qu’elle se tordait les mains et que, plus avidement, elle cherchait à le voir dans les ténèbres.

Elle fit quelques pas hésitants.

Puis elle saisit le jeune homme par le bras et, dans un soupir étouffé, bégaya :

« Vous avez dit que vous êtes de... de quel endroit déjà ? répétez, je vous en supplie !

– Jean Buridan, né natif de Béthune en Artois, de parents inconnus, c’est écrit en toutes lettres au grand registre de Sorbonne. Voilà bien des questions... allons, marche ! »

Elle fit encore quelques pas, puis s’arrêta... Ils étaient tout près de la Tour de Nesle. La porte était entrouverte. Au-delà, il y avait une lumière pâle d’une morne tristesse.

« N’entrez pas à la Tour de Nesle ! haleta tout à coup Mabel. Sur votre vie, n’y entrez pas ! Fuyez, enfant, fuyez ! Ni le jour ni la nuit, n’approchez jamais de cette tour... Oh ! que faites-vous !... Que fait-il !... »

« C’est fini !... Il est entré !... »

Mabel se laissa tomber à genoux, la tête dans les mains, et murmura :

« Toujours il y aura donc un événement imprévu ou une pensée terrible venant se dresser entre ma vengeance et moi !... L’autre soir, tout était prêt ! Je les tenais tous les deux... Je n’avais plus qu’à dire un mot au roi... Marguerite de Bourgogne et Charles de Valois... les assassins de mon enfant, étaient perdus... et l’événement imprévu s’est produit : Marguerite est rentrée au Louvre au moment où j’allais marcher au roi !... Ce soir encore, tout est prêt ! Je n’ai qu’à aller au Louvre, prendre Louis par la main et le conduire ici, pareille à l’ange de la mort ! Et cette fois, c’est la pensée terrible qui m’arrête...

« Qui m’arrête ? reprit-elle au bout de quelques instants pendant lesquels elle écouta ardemment si quelque bruit ne lui venait pas de la tour. D’où vient que la vue de ce jeune homme me bouleverse le cœur ?... S’il lui reste quelque chance de se sauver, d’où vient que je veux lui laisser cette chance ! Est-ce parce qu’il s’appelle Jehan ?... Est-ce parce qu’il n’a ni père ni mère ? Est-ce la pitié ? Maudite soit la pitié ! Est-ce qu’on a eu pitié de moi ! De mon fils, de mon Jean à moi !... »

*

Buridan s’était élancé dans la tour.



Comme Philippe et Gautier d’Aulnay, il vit la porte se refermer derrière lui. Comme eux, il suivit l’homme qui lui faisait signe, et monta l’escalier tournant. Comme eux, enfin, il fut introduit dans la pièce parfumée, tiède, éclairée de douces lumières.

Aux murs, de grands tableaux représentaient Mme la Vertu, Mme la Beauté, d’autres encore, en des poses d’une exorbitante lascivité.

Buridan contemplait avec un sourire non dépourvu d’admiration Mme la Beauté se mettant au lit, lorsque derrière lui une porte s’ouvrit. Il se retourna. Son regard embrassa la salle voisine éclatante de tous ses flambeaux allumés, la table somptueuse, toute servie et, s’avançant vers lui, une femme masquée, enveloppée d’un vaste manteau d’hermine, sous lequel il eût pu deviner la nudité du corps, s’il n’eût été absorbé par la pensée de l’effroyable duel qu’il allait livrer.

L’attaque fut violente, terrible.

Comme la dame mystérieuse entrait en disant d’une voix de tendresse :

« Bienvenu soyez-vous ici, messire Jean Buridan...

– Majesté, répondit-il en s’inclinant, vous me voyez bien heureux de pouvoir vous dire combien je suis fier d’avoir, à Montfaucon, sauvé votre existence sacrée, si précieuse au roi, votre époux... »

Marguerite s’arrêta, frappée de terreur, d’angoisse et de stupeur.

« Je suis persuadé, continua Buridan, que Votre Majesté m’a fait l’insigne honneur de me mander ici pour m’accorder la faveur d’un remerciement. Mais à quoi bon remercier ? Se dévouer, risquer la mort pour son roi ou sa reine, c’est le devoir de tout fidèle sujet... »

Marguerite eut comme un sourd rugissement.

D’un geste rude, elle arracha son masque, et son visage, qui apparut flamboyant, fit passer un frisson dans le cœur du jeune homme.

Elle gronda, d’un accent de hauteur souveraine :

« Puisque tu sais qui je suis, puisqu’en moi tu reconnais Marguerite de Bourgogne, tu dois savoir que la reine n’a pas de remerciements à donner à ses sujets. »

Buridan fléchit le genou.

Elle reprit du même ton rude :

« Qui t’a prévenu ? Qui t’a dit qu’ici tu trouverais la reine ? Parle !

– Lancelot Bigorne, dit Buridan en se relevant.

– Lancelot Bigorne ? murmura Marguerite. Où ai-je entendu ce nom ? Qu’est-ce que cet homme ? Et comment sait-il ?... »

Pendant une longue minute, la reine demeura rêveuse, le front contracté...

Mais bientôt elle parut s’apaiser et son visage prit une nouvelle expression...

Dans cet esprit où les pensées de passion coulaient à torrent, la question de savoir qui était Bigorne et comment il savait fut emportée comme un fétu.

Buridan était là.

Buridan, c’était l’amour...

La haine, la vengeance, la mort, tout fut renvoyé au lendemain.

Cette nuit, dans cette heure, elle ne voulait que de l’amour...

Par éclaircies successives, les nuages accumulés sur son front se dissipèrent ; ce qu’il y avait en elle de majestueux et de sévère s’épanouit, la reine s’effaça, il n’y eut plus que la femme ivre de passion, décidée à la plus violente franchise dans l’aveu de cette passion.

« Messire, dit-elle, d’une voix où grelottait l’amour, asseyez-vous... là, près de moi, car nous avons à causer longuement.

– Pardonnez-moi, madame, je dois demeurer debout devant la reine.

– La reine ! fit Marguerite avec une pénétrante douceur. Il n’y a pas ici de reine. Ne vous a-t-on rien dit, Buridan ? Ne vous a-t-on pas dit que la femme qui vous appelait à la Tour de Nesle vous aime d’amour ? Oh ! dit-elle en lui prenant les mains, il y a bien longtemps que je t’ai remarqué et que je t’aime. Mais depuis le jour de Montfaucon, j’ai compris la vanité de toute résistance... Regarde-moi... Dis-moi si parmi les maîtresses que tu as pu rêver, tes songes d’amour t’en ont présenté une plus parfaitement belle que celle qui s’offre à toi... »

Elle parlait d’une voix sourde et pourtant harmonieuse comme une étrange et lointaine musique de violes. Et ces choses d’une insolente impudeur, elle les disait comme s’il eût été tout naturel que la reine de France s’offrît au premier venu... Et c’était si imprévu, malgré ce qu’il savait, c’était si loin de tout ce qu’il avait pu supposer, que Buridan sentait une sorte d’épouvante se glisser jusqu’à ses moelles.

Marguerite palpitait. Cette fois, c’était vraiment l’amour qui parlait en elle.

Cette fois, elle n’était plus seulement la ribaude assoiffée de plaisirs, mais encore l’amante dont le cœur palpitait.

« Buridan, reprit-elle, ta destinée étonnera les hommes. Ce que je t’offre, le voici : l’amour d’abord, c’est-à-dire moi. Ensuite, la puissance. Dis un mot, Buridan, et demain Marigny, précipité du faîte des grandeurs, te cédera sa place. »

Elle se leva, s’approcha de lui, et penchée, presque suppliante :

« Le roi, continua-t-elle, c’est un enfant... Il faut, au Louvre, un maire du palais, un maire, Buridan, qui, pareil à cet Héristal qui finit par mettre la couronne sur sa tête, règne, gouverne et soit le maître. Maître d’une femme comme moi, maître d’un royaume comme la France, que ne pourras-tu oser et que n’oseras-tu entreprendre ? Buridan, j’ai jeté les yeux autour de moi, et du haut de mon trône, ma vue s’étend au loin ; j’ai cherché un homme, je t’ai trouvé ! Buridan, j’ai étendu ma main sur toi, faible, obscur, je t’ai conduit sur la montagne où jadis fut conduit le Christ, et comme Satan à Christ, je te dis : « Regarde à tes pieds... Honneur, fortune fabuleuse, puissance inouïe, amour sans borne, tout cela est à toi. » Buridan, que vas-tu me répondre ?

– Majesté, dit Buridan avec une humilité profonde, sincère et admirable dans cette minute où il eût pu devenir fou d’orgueil, Majesté, je suis venu vous supplier comme on supplie Dieu, je suis venu vous dire : ayez pitié de moi...

– Tu ne me comprends pas, reprit ardemment Marguerite. Écoute, quelqu’un t’a dit que celle qui t’attendait c’était la reine ! Mais je te l’eusse dit moi-même. Sans que tu me le demandes, j’eusse retiré mon masque. Celle qui te parle en ce moment, c’est la reine et c’est la femme. Je t’offre tout ce qu’une reine peut offrir et tout ce qu’une femme peut donner. »

Un sanglot l’interrompit. Vaguement elle tendit ses bras et, dans ce mouvement, son manteau s’ouvrit. Elle apparut splendidement belle, palpitante, harmonieuse et superbe comme le rêve de marbre d’un Canova. Et elle murmura :

« Buridan, j’attends ce que tu vas répondre...

– Répondre aux paroles que vient de prononcer Votre Majesté serait l’acte d’un insensé, dit Buridan avec la même humilité. Je suis venu ici sachant que j’y trouverais ma reine... »

Il tomba à genoux...

« Et je suis venu lui dire : « Majesté, ayez pitié de moi... Un seul mot de vous peut me rendre la vie et le bonheur perdu. »

– Ce mot ? gronda Marguerite, en fronçant le sourcil. Que veux-tu savoir ?...

– Où est Myrtille ? » dit Buridan.

Marguerite, qui s’était penchée, se redressa. Une clarté livide parut dans ses yeux. Une étrange pâleur envahit son visage.

« Buridan, dit-elle d’une voix rauque, tu viens de prononcer l’arrêt de... »

Emportée par la folie furieuse de la jalousie, elle allait dire : de ma fille...

« L’arrêt de mort de cette enfant ! acheva-t-elle.

– Non ! Majesté ! dit Buridan, qui se remit debout.

– Tu dis non ?...

– Je dis que vous n’oserez pas ! Pardonnez-moi, madame ! Tout à l’heure, vous m’écrasiez et je me courbais devant vous. Maintenant, vous menacez, et je me hausse à votre taille ! Menace pour menace ! Cette enfant, madame, je l’aime ! C’est en elle que j’ai placé l’espoir de ma vie ! Avant que vous ne l’ayez touchée, c’est vous qui serez morte ! »

Marguerite grinça des dents. Son regard funeste alla chercher la cloche, cette espèce de gong dont le son appelait les assassins apostés...

Mais peut-être, dans l’effroyable combat qui se livrait en elle, la passion, pour un instant, fut-elle la plus forte.

« Buridan, reprit-elle – et tout en elle tremblait : sa voix, ses lèvres, ses mains jointes –, Buridan, ne me force pas à l’irrémédiable. Cette jeune fille ne peut être à toi. Si tu savais... Mais peut-être sauras-tu un jour... et alors tu auras vraiment pitié de ce que souffre Marguerite en cette minute... Il en est encore temps...

– Oui... Si je veux sortir d’ici vivant, si je ne veux pas être cousu dans un sac et, tout vivant, précipité dans la Seine, n’est-ce pas, Majesté ?... »

Livide, écumante de rage, glacée de terreur par ces paroles qui lui prouvaient que Buridan connaissait tout le secret de la Tour de Nesle, Marguerite eut le grondement du fauve qui va tuer.

Elle bondit vers la cloche et saisit le marteau.

Mais ce marteau ne retomba pas sur le bronze. La main de Buridan s’était abattue sur le poignet de Marguerite et, livide lui-même, il haleta :

« Madame, sachez-le, dans une heure, le roi sera ici... »

Marguerite se redressa avec un cri d’horrible détresse. Son visage se bouleversa en quelques instants et, de la plus ardente expression d’amour, passa à l’expression de la plus formidable haine, comme ces ciels des nuits d’été où tout à coup le génie des tempêtes illumine les horizons éperdus.

« Tu te vantes, maudit ! râla-t-elle.

– Je jure sur la tête de Myrtille, tout ce que j’ai de plus sacré au monde, madame, que si je ne sors d’ici vivant, sachant ce que je veux savoir, le roi va venir ici...

– Dans un quart d’heure, je puis être au Louvre ! rugit Marguerite. Et toi ! toi, misérable, tu vas mourir !... À moi ! À moi !... » hurla-t-elle.

Les portes s’ouvrirent. Stragildo apparut, l’épée à la main, avec une douzaine d’hommes masqués et se rua en vociférant.

« Marguerite ! cria Buridan dans un éclat de voix strident, tu mourras de ma mort. Car tu ne peux plus sortir d’ici ! j’ai fait fermer les portes de la tour en dehors ! »

En même temps, Buridan s’était pour ainsi dire jeté à plat ventre, puis, se redressant et enlaçant Stragildo, l’avait mordu au poignet. Le bravo jeta un hurlement de douleur et lâcha son épée. Cette épée, Buridan la saisit. D’un bond, il fut derrière une table. À l’instant, l’un des assaillants tomba mortellement frappé. Tout cela s’était fait en deux secondes, et Buridan criait :

« Marguerite, dans une minute, je serai mort ! Et alors il sera trop tard pour te sauver ! Car la porte ne s’ouvrira pas, et le roi va venir ! »

En même temps, un deuxième bravo, atteint à la gorge, reculait et allait tomber aux pieds de la reine, pantelante de fureur et d’épouvante, pareille à la tigresse acculée.

« Sus ! Sus ! hurlaient les assassins.

– Arrière, chiens ! » rugit Marguerite.

Dans le même instant, ils reculèrent en désordre, disparurent, emportant les deux blessés, et Buridan baissa la pointe de son épée, l’épée de Stragildo, fine et solide rapière des fabriques milanaises. À ce moment, Stragildo reparut, hagard, et bégaya : « Madame, ce truand a dit vrai ! Il n’y a plus moyen d’ouvrir la porte !

– Qui te permet de parler sans être interrogé ? gronda la reine. Hors d’ici, chien !... »

Stragildo, l’échine basse, vraiment pareil au chien battu qui rampe, se glissa hors de la pièce, mais, plus que jamais, un sourire d’ironie retroussait ses lèvres.

Une minute, Marguerite demeura silencieuse.

Elle cherchait à s’apaiser.

Peu à peu, cet air de majesté dédaigneuse qui la faisait d’aspect si redoutable reparut sur son visage.

« C’est bien, dit-elle, sans que sa voix, dès lors, révélât aucune émotion, vous m’avez vaincue. Prenez garde à ma revanche. »

Buridan jeta loin de lui l’épée de Stragildo, s’approcha de la reine et dit :

« Je sais, madame, qu’en levant seulement le doigt, vous pouvez me briser comme verre. Aussi attendrai-je le genre de supplice qu’il plaira à Votre Majesté d’ordonner contre moi.

– Parlez, dit la reine rudement.

– Pas avant de vous avoir prouvé que je suis pour une minute ce maître absolu que vous m’offriez d’être pour toujours. Plaise à Votre Majesté de monter avec moi sur la plate-forme de cette tour... Vous regardez les fenêtres, madame ?... Elles sont toutes si bien grillées qu’il faudrait deux heures de travail à des ouvriers habiles, armés de leurs outils, pour faire un passage... Croyez-moi, il vaut mieux sortir par la porte... quand je l’aurai fait ouvrir.

– Viens », dit Marguerite, frémissante.

Elle se mit à monter l’escalier par où Philippe et Gautier d’Aulnay avaient été emportés jusqu’à la plate-forme d’où ils devaient être précipités dans la Seine.

Buridan la suivait.

L’escalier était désert. La tour, tout à l’heure pleine de hurlements, était maintenant silencieuse, de ce silence morne qui suit les orages.

Parvenu sur la plate-forme, Buridan se pencha au-dessus du mur du rebord, jusqu’à tomber dans le vide. Marguerite, à ce moment, n’avait qu’à le pousser, et c’était fini.

Peut-être en eut-elle la tentation, car elle fit un mouvement comme pour se rapprocher du jeune homme. Son regard, à cet instant, tomba sur le Louvre sombre, sur la face duquel trois fenêtres brillaient vaguement comme de pâles étoiles au fond d’un ciel de nuages.

Elle tressaillit. Un geste d’impuissance et de rage lui échappa. Ces fenêtres, c’étaient celles du roi.

« Bigorne ! criait à ce moment Buridan.

– Me voici, monsieur, répondit d’en bas la voix rocailleuse de Bigorne.

– As-tu bien barricadé la porte de la tour ?

– Barricadée ? Par les saints du ciel, c’est-à-dire, monsieur, que si les portes de l’enfer étaient aussi solidement fermées quand je m’y présenterai, on serait obligé de me loger au paradis, vu que...

– C’est bon. Tu sais ce que tu as à faire ?

– Barnabé me soit en aide, il faudrait au moins trois heures pour ouvrir du dedans ! Car pour ce qui est de l’extérieur, je me fais fort de tout démolir en dix minutes, car...

– C’est bon, te dis-je ! Qu’as-tu à faire à cette heure ?

– Attendre. Et ce me serait une joie si seulement j’étais en société d’une demi-pinte d’hypocras.

– Attendre combien de temps ?...

– Heu !... Mettons un petit quart d’heure...

– Et puis, après ?

– Après ?... À moins que vous ne soyez ici pour m’en donner contrordre, je cours au Louvre et...

– C’est bien, dit sourdement Marguerite. Assez !...

– Assez, Bigorne ! » cria Buridan.

Lancelot Bigorne se tut, et on l’entendit qui sifflait une marche de compagnie.

« Qu’est-ce que Lancelot Bigorne ? murmurait Marguerite, frémissante. Où ai-je entendu ce nom déjà ? Monsieur, qui est cet homme ?

– Bigorne, un pêcheur de Seine, madame, toujours sur sa barque, toujours draguant les eaux du fleuve, en sorte qu’il lui arrive à découvrir des choses curieuses, tantôt des pièces de monnaie, tantôt des objets précieux, tantôt des cadavres...

– Des cadavres ! gronda Marguerite, dont les ongles s’incrustèrent dans les paumes de ses deux mains.

– Mon Dieu ! oui, madame. Et tenez, il y a quelques jours, au matin, vers le moment du soleil levant, il a ramené, près de la grande chaîne qui barre le fleuve, les cadavres de deux de mes amis. Pauvres jeunes gens ! Braves, spirituels, amoureux, ne demandant qu’à vivre, et morts d’une si affreuse mort ! Il faut vous dire, madame, que Philippe et Gautier d’Aulnay... »

Marguerite poussa un gémissement pareil à une imprécation.

« Qu’avez-vous, madame ? fit Buridan. Est-ce que cette histoire de cadavres vous paraît trop hideuse ? En ce cas, je me tais... C’était pour vous expliquer Bigorne.

– Continuez, fit Marguerite dans un râle.

– Je disais donc que le malheureux Philippe et son frère avaient été cousus dans un sac et jetés à l’eau. Au sac, il y avait sans doute une masse de fer ou une forte pierre, mais pierre ou fer, la masse s’est détachée. Il n’en est resté que la corde ; le sac a dérivé, s’est accroché à la chaîne de barrage, et, là, Bigorne l’a retrouvé.

– Qu’a-t-il fait des cadavres ? demanda machinalement Marguerite.

– Madame, vous claquez des dents... peut-être ferions-nous mieux de descendre, l’air est vif au sommet de cette tour et peut devenir mortel...

– Non, non, gronda Marguerite, continuez...

– Soit. Les cadavres, disiez-vous ? Mon Dieu, comme il est en délicatesse avec M. le grand prévôt de Paris, comme il se souciait peu de raconter sa lugubre trouvaille, vu qu’on aurait pu l’accuser, il a simplement rejeté les cadavres de mes pauvres amis, qui ont continué à descendre le fleuve. Je l’ai fortement tancé là-dessus, car j’aurais été bien heureux de rendre au moins les derniers devoirs à ces dignes gentilshommes. Mais Bigorne m’a répondu que c’était bien assez d’avoir gardé le sac... Sac très curieux, prétend-il... Sac où, par mégarde, s’est glissé un objet qui, facilement, ferait retrouver les assassins... Est-ce tout ce que vous vouliez savoir sur Lancelot Bigorne, madame ?

– Oui ! fit la reine, les dents convulsivement serrées.

– Cependant, ajouta Buridan, laissez-moi aussi vous apprendre que Lancelot Bigorne a habité Dijon il y a quelque dix-sept ans... »

Marguerite chancela...

« Et qu’il était alors valet de confiance du puissant comte de Valois...

– Descendons ! râla Marguerite.

– À mon tour de dire : non ! Car avant de descendre, il faut que je parle à Bigorne. Et avant de parler à Bigorne, il faut que je vous parle, à vous !

– C’est bien. Vous voulez savoir où se trouve la jeune fille enlevée du Temple ?

– Oui, madame, dit gravement Buridan. Mais songez-y : si vous alliez me donner une fausse indication...

– Qu’arriverait-il ?...

– Eh bien, demain matin, au péril de ma vie, je serais au Louvre avec Lancelot, et je raconterais au roi le roman de vos amours avec Charles de Valois, la mort de la dame de Dramans, poignardée par vous, et du petit Jehan, que vous fîtes jeter à l’eau. Car déjà c’était votre habitude ! »

Marguerite frissonna, non pas de la menace, mais du dernier mot qui lui faisait deviner que Buridan ou Bigorne en savait long sur les mystères de la Tour de Nesle.

Cependant, comme c’était une femme difficile à dompter, elle tint tête à l’orage, se redressa et prononça avec un admirable dédain :

« Une reine ne ment pas, monsieur. C’est bon pour vous. De toutes les insultes que vous m’avez prodiguées ce soir, je ne retiens que le doute que vous venez d’exprimer. Allez, monsieur. Derrière la maison aux piliers, dans le logis qui touche à la tourelle carrée, vous trouverez celle que vous cherchez. »

Buridan s’inclina profondément.

Puis il cria :

« Bigorne, je descends !

– Bien, monsieur ! »

Un instant, Buridan se tourna vers la reine comme s’il eût voulu exprimer quelque pensée. Mais il la vit si raide, si pâle sous la clarté d’un rayon de lune, si pareille à quelque spectre, comme si elle eût été le génie sinistre de la tour maudite, qu’il fut saisi d’un frisson et recula : puis il s’enfonça dans l’escalier tournant.

Marguerite, alors, poussa un soupir de désespoir atroce et, tout d’une masse, tomba à la renverse sur les dalles de la plate-forme. Le sang coula de sa tête. Une imprécation gronda de ses lèvres blêmes, et elle perdit connaissance...


XIX



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