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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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Les deux frères


Lorsqu’il se vit seul, Buridan contourna le Louvre, refaisant en sens inverse le chemin qu’il avait déjà parcouru, et s’enfonça dans ce dédale de ruelles qui s’enlaçaient et grouillaient aux pieds de la forteresse royale, comme une nichée au pied d’un rocher, ruelles mal famées où le roi n’eût pas osé s’aventurer, où le guet ne pénétrait jamais.

Ce fut par ces voies détournées que Buridan parvint à la rue Froidmantel avec Lancelot Bigorne en arrière-garde, et s’engouffra dans l’antique hôtel, à demi ruiné, où jadis les ancêtres de Philippe et de Gautier d’Aulnay avaient fait bonne figure avec état de maison et entretenu une garnison qui s’était parfois élevée jusqu’à cinq lances, ce qui représentait une trentaine d’hommes d’armes.

C’est là que les deux frères continuaient à habiter, bien que la rue Froidmantel fût beaucoup plus fréquentée que les ruelles voisines. Une sorte de superstition les y attachait.

La seule précaution qu’ils prenaient depuis leur aventure de la Tour de Nesle était de ne sortir qu’à la nuit noire et de n’ouvrir à personne.

Plusieurs fois, on était venu heurter la porte.

Et Gautier avait pu se rendre compte que l’obstiné visiteur n’était autre que Stragildo. Le sinistre exécuteur des hautes œuvres de la reine venait sans doute s’assurer que la Seine avait bien gardé son lugubre dépôt. Une fois même, il força la porte. Philippe et Gautier, cachés dans un cabinet secret, le laissèrent visiter la vieille maison, de fond en comble. Stragildo fut rassuré, sans doute, car il ne revint plus... Buridan, parvenu à l’étage où les deux frères s’étaient établis, imita le hululement de la chouette, cette sorte de plainte ironique pareille à un gémissement qui se terminerait par un éclat de rire.

La porte poussiéreuse s’ouvrit presque aussitôt et la forte carrure de Gautier apparut.

Buridan entra avec Bigorne, qui fut laissé en sentinelle dans le vestibule.

« Où est Philippe ? demanda Buridan, lorsqu’ils furent installés.

– Dehors, répondit Gautier d’un ton bref et rageur.

– Il veut donc se faire tuer ? »

Gautier d’Aulnay haussa les épaules et leva les bras au ciel pour signifier qu’il n’en était plus à compter les imprudences de son frère.

« Rien n’y a fait, dit-il alors. Il a fallu qu’il sorte. Il n’y tenait plus. Je me suis fâché. Je lui ai même barré le chemin, et savez-vous ce qu’il m’a dit, Buridan ? C’est à n’y pas croire, mais il l’a dit, tête et ventre ! Il m’a dit que, comme il ne se sentait pas le courage de me daguer, vu que je suis son frère, et que comme, d’autre part, il lui était impossible de résister plus longtemps à son envie de prendre l’air, il se tuerait devant moi, si je continuais à lui barrer le chemin.

– Prendre l’air ! Prendre l’air ! Que ne sort-il la nuit, comme c’était convenu ?

– Oui, mais la nuit, il ne rencontrera pas Marguerite.

– Hum ! c’est plutôt dans les ténèbres qu’on est exposé à se heurter à cette figure d’enfer.

– Que voulez-vous, mon pauvre ami ? Philippe est fou. Je n’y puis rien. Il nous fera pendre ou écarteler... et j’enrage de le savoir.

– Diable ! Diable ! répéta Buridan, qui se rongeait les poings. Et vous dites qu’il veut voir la reine ?

– Il soutient qu’il meurt s’il ne la revoit. Mais moi, je prétends qu’il mourra justement de l’avoir revue ou d’avoir été vu par elle. Tant qu’elle nous croit morts, je n’ai rien à dire. Mais si elle sait que nous avons échappé au sac du sieur Stragildo, je ne donnerai pas une maille de notre peau. »

Gautier poussa un profond soupir et assena un coup de poing sur la table.

« Mais si vous croyez, gronda-t-il, que je vais me laisser occire pour l’amour de Philippe, vous ne connaissez pas le furieux appétit de vie qui est en moi ! Je veux vivre, par la tête et le ventre !... Écoutez, Buridan. Si Philippe aimait quelque jolie fille plaisante et de cœur tendre, cela m’attendrirait peut-être, mais ce qu’il aime, c’est la mort, c’est un spectre vomi par l’enfer, comme vous le dites, démon enragé de notre sang... Je connais aujourd’hui la tristesse, Buridan, car mon frère n’est plus mon frère... »

Gautier eut une grimace de désolation et ajouta : « Buvons tant qu’il nous est permis encore de boire !... Heureusement, j’ai une idée.

– Voyons l’idée, fit Buridan.

– Écoutez », gronda Gautier.

Un long rugissement de fauve montait jusqu’à eux de l’enclos voisin.

« Celui-là, c’est Néron, murmura Gautier. J’ai fini par reconnaître leurs voix... »

Et sur cette figure réjouie, il y eut, cette fois, un terrible sourire qui fit tressaillir Buridan.

« Vous avez entendu ? reprit Gautier sourdement.

– Oui. C’est une voix assez effrayante.

– Venez, dit Gautier en vidant son gobelet. Vous allez voir que si la voix de l’animal est effrayante, l’animal lui-même ne manque pas d’une certaine allure... c’est le préféré de la reine. »

Buridan, pensif, songeant à il ne savait quelle formidable rêverie qui s’esquissait en lui, suivit Gautier, dont le front avait pâli, dont les yeux avaient pris une dureté qui ne leur était pas habituelle.

Parvenus dans la pièce voisine, où régnait une demi-obscurité, Gautier entraîna Buridan jusqu’à une fenêtre vermoulue dont plusieurs vitraux manquaient aux mailles de plomb et qui était tendue d’épais rideaux cloués. Gautier montra à Buridan un trou pratiqué dans le rideau, et Buridan y appliqua un œil.

« J’ai passé bien des heures à ce poste, dit alors Gautier. Dites-moi ce que vous voyez, cher ami.

– Je vois, dit Buridan, une grande cour entourée de bâtiments.

– Oui, ce sont les communs où habite l’armée des valets de fauves commandés par ce fauve qui s’appelle Stragildo. Mais parlez-moi un peu du palais...

– Le palais ?

– Eh ! oui, le logis des lions, tigres et autres cousins germains de Mme Marguerite. Le palais qui est au fond de la cour, le voyez-vous ?

– Oui. Une maçonnerie solide, un hangar divisé en grandes pièces carrées qui se suivent et dont toutes les faces regardent du côté de la cour. Chaque face de logis est munie d’épais barreaux et, derrière ces barreaux, je vois les seigneurs fauves qui vont et viennent d’un pas souple et terrible... Ce sont, en effet, de puissantes bêtes, ajouta Buridan en cessant de regarder.

– En effet, dit Gautier, capables de broyer d’un coup de dent une poitrine ou de fracasser d’un coup de patte un crâne d’homme...

– D’homme ? fit Buridan, qui fixa Gautier.

– D’homme ou de femme ! répondit froidement Gautier. Mais vous n’avez pas tout vu, cher ami... Avez-vous remarqué que la cour est divisée en deux parties par une grille qui la parcourt dans toute sa largeur, forte grille très élevée ?... Avez-vous remarqué que cette fenêtre-ci donne précisément sur la partie de la cour qui touche au logis des fauves ?

– Eh bien ? fit Buridan, qui suivait avec une profonde attention.

– Eh bien, dit Gautier avec un rire étrange, sachez que, de temps à autre, les cages sont ouvertes et que les lions sortent dans cette arrière-cour qui est précisément sous la fenêtre. Alors, dans l’avant-cour, le roi et les chevaliers prennent place sous ce grand dais que vous avez vu et assistent aux ébats des bêtes. C’est alors qu’il faut les voir bondir, qu’il faut les entendre rugir. Le roi applaudit, crie, trépigne, montre le poing aux fauves, les injurie, les défie... Ah ! je vous assure que c’est un beau spectacle !

– Eh bien ? répéta Buridan, qui frémit de ce qu’il entrevoyait.

– Eh bien, poursuivit Gautier, supposez que les cages aient été ouvertes par Stragildo, supposez que les lions soient en liberté dans l’arrière-cour, la gueule ouverte et les griffes à la grille. Supposez que j’ouvre cette fenêtre ! Supposez que je vous descende ou que je vous jette dans la cour... vous ou toute autre personne que j’aurais attirée ici !

– Horrible ! murmura Buridan.

– Vous m’avez compris, dit Gautier. Je vois cela au frisson qui vous agite. C’est le même frisson qui m’a saisi lorsque la première pensée de cette chose m’est venue...

– Gautier, c’est une femme !

– Une panthère, une tigresse, tout ce que vous voudrez, mais pas une femme. Ah ! on voit bien que vous n’avez pas vu, vous, surgir dans l’ivresse du vin, des parfums et de l’amour, des êtres morts pareils à ceux qu’enfante le délire des fièvres d’agonie ! On voit bien que, plein de vie, le rire aux lèvres, les flammes de la passion au cœur, vous n’avez pas été saisi et emporté, et que vous n’avez pas vu lier le sac, le monstrueux linceul où nous avons été cousus vivants pour descendre ensemble dans la tombe ! J’ai vu cela, moi, et dussé-je vivre cent ans, j’aurai toujours sur la nuque le frisson d’horreur de cette minute-là ! Buridan, regardez mes cheveux, ils ont blanchi... J’ai vu, oh ! j’ai vu Marguerite, pâle et froide, écouter ma supplication sans un geste de pitié ! Cet être que vous appelez une femme a vu les préparatifs de l’horrible supplice, et son cœur n’a pas battu... Buridan, je ne sais plus ce que c’est que de rire. Je ne sais plus ce que c’est que de vider un pot, la joie au ventre, la tête légère, le cœur solide... Buridan, j’ai peur... toujours peur... la peur m’assiège, je vis avec la peur, ma tête n’enfante que des fantômes de peur, mon cœur tremble de peur ; la nuit, moi qui avais un sommeil de plomb, la nuit, si une souris se met en quête, je m’éveille la sueur au front, ma main cherche ma dague, et mon cœur se met à hurler : « Qui est là ?... » Qui est là, Buridan ? La peur ! Et ce qu’il y a d’affreux dans ma peur, c’est que je sais que je ne suis point lâche... Buridan, j’aurai peur toujours... jusqu’à ce que je l’aie vue morte... »

Buridan considérait avec une sorte d’épouvante cet homme si fort, si brave, si heureux de vivre, si plein de joie débordante quelques jours auparavant, ce Gautier qui l’avait saisi par le bras et qui, les yeux hagards, le front livide, lui parlait d’une voix qu’on eût dit une voix d’outre-tombe... Gautier portait le stigmate de la mort...

« Vous m’avez compris, continua Gautier. Lorsque vous avez plongé dans le fleuve, lorsque vous avez éventré le sac, lorsque vous nous avez vus dans la barque, vous avez compris que Gautier n’était plus Gautier... C’est que ceux qui ont passé par la Tour de Nesle, s’ils ne meurent pas, deviennent fous. Mettez que je suis fou. Fou de peur ! Fou de haine ! Vous êtes bien heureux, Buridan, d’être arrivé trop tard pour entrer à la tour maudite !

– Ce soir, dit Buridan, j’espère y arriver à temps... »

Gautier bondit, effaré, muet de stupeur.

« Eh bien, oui, reprit le jeune homme, ce soir, c’est mon tour. Ce soir, je suis attendu à la Tour de Nesle. Ce soir, Marguerite de Bourgogne, reine de France, m’ouvrira ses bras, et... »

Une main se posa sur l’épaule de Buridan. Il se retourna et près de lui vit Philippe d’Aulnay, blanc comme cire.

Gautier se détourna, rentra à grands pas dans la première salle, se versa une forte rasade qu’il avala d’un trait, et grommela sourdement un blasphème.

Pendant une longue minute, Philippe et Buridan se regardèrent en silence. Enfin, Philippe, doucement, murmura :

« Vous n’irez pas, Buridan !... »

Buridan ne répondit pas.

« Vous n’irez pas ! reprit Philippe. Que Marguerite soit une ribaude infâme, c’est là pour moi une souffrance dont je mourrai. Mais que vous... que toi, Buridan, tu acceptes le rendez-vous de la ribaude que j’aime infâme, que j’adore scélérate, criminelle et sanglante, qui m’a pris cœur, cerveau, tout ce qui pense et vibre en moi, que toi, Buridan, tu me voles Marguerite pour une nuit, même si je savais que tu en mourras, oh ! ce serait trop, vois-tu, ce serait à douter de la terre et du ciel et qu’il n’y a plus de pureté, plus d’amitié, plus d’espoir au monde...

– Espoir ! murmura Buridan. Vous espérez donc ? et que pouvez-vous espérer ?

– J’espère, Buridan ! J’espère que j’ai fait un rêve atroce dans la nuit maudite. J’espère que mes yeux ont menti, que mes oreilles ont menti, que le témoignage de mes sens est un faux témoignage ! Je crois, je veux croire ! Avec fureur, avec frénésie, je pétrirai mon cerveau pour le forcer à croire que Marguerite est pure, chaste, telle qu’elle était dans la vision de mon âme... Buridan, tu n’iras pas ce soir au rendez-vous... Sais-tu ce que je fais toutes les nuits ? Demande à Gautier... je vais, dès que tombe le soir, me poster aux abords de la Tour de Nesle... ma bonne dague au poing, caché dans le tronc ouvert d’un vieux saule sauvage, je guette, pareil à un truand, à un bravo, à un espion... je guette... et je te jure que si quelqu’un s’était approché de la tour, celui-là serait mort ! Mais, ajouta Philippe avec un étrange sourire, personne n’est venu !... Pas encore... Qui sait !... Oh ! Buridan, qui sait !... »

Buridan secoua la tête.

« Ainsi, dit-il sourdement, ce soir, vous serez posté près de la tour, attendant et guettant ?

– J’y serai...

– Et si j’y vais ?...

– Je te tuerai, Buridan. »

Il y eut un silence terrible, où seulement s’élevait un double rugissement : au-dehors, dans l’enclos, celui des fauves ; au-dedans, celui de Gautier qui, de la pièce voisine, écoutait.

« Vous me tuerez donc, Philippe ! dit enfin Buridan. Pour l’amour de cette tigresse, vous tuerez votre ami et, au besoin, vous tuerez votre frère Gautier... »

Philippe essuya la sueur froide qui coulait sur son visage.

Gautier poussa une imprécation.

« Pour l’amour de la ribaude sanglante, continua Buridan, vous oublierez que demain vous devez combattre à outrance dans le Pré-aux-Clercs, vous oublierez le défi jeté à l’assassin de votre père et de votre mère, au spoliateur de votre famille ! Pour l’amour de Marguerite, vous serez deux fois félon, ayant oublié votre défi à Marigny et votre serment solennel sur la tombe de votre père.

– Sang de Dieu ! Mort du diable ! Tête et ventre ! » hurla Gautier qui, à toute volée, brisa contre la muraille le pot de grès qu’il venait de vider.

Philippe ne dit rien. Mais il tremblait et ses yeux agrandis devenaient hagards.

« Gautier ! appela Buridan.

– Me voici, rugit Gautier, qui apparut échevelé, le visage barbouillé de vin et de larmes.

– Gautier, et vous aussi, Philippe, écoutez-moi. Ce soir, j’irai à la tour maudite. J’y serai sur le coup de dix heures. Je connais le vieux saule. Je passerai à un pas de cet arbre. Je serai sans armes. Soyez donc là tous deux, et daguez-moi quand je passerai, car je vous jure, sur l’amitié qui m’unit à vous, que Dieu même, s’il plaçait à la porte ses archanges armés de glaives, ne pourrait m’empêcher d’entrer à la Tour de Nesle ! »

Buridan se dirigea vers la porte, et les deux frères l’entendirent qui disait :

« Viens, Lancelot, sortons de ce repaire pour aller à un autre ! »

Alors, Philippe éclata en sanglots.

Il s’élança, rejoignit Buridan, l’enlaça dans ses bras.

« Pardonne, bégaya-t-il. Efface ce qui vient d’être dit ici. Tu es mon ami, mon frère. Tu es le vengeur de ceux qui ne sont plus. Demain, Buridan, je serai près de toi dans le Pré-aux-Clercs. Et ce soir... si je vais à la Tour de Nesle... eh bien, ce sera pour te défendre, te sauver comme tu nous as sauvés...

– Ouf ! gronda Gautier en essuyant ses larmes. Heureusement, c’est le pot vide que j’ai brisé. »

Les trois hommes s’unirent dans la même étreinte fraternelle. Puis, Gautier s’étant hâté d’emplir de cervoise les gobelets d’argent, ils prirent place autour de la table et Buridan prononça :

« Maintenant, je vais vous dire pourquoi il faut que je me risque ce soir dans l’antre de cette splendide bête féroce : la reine ! »

XVIII



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