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Buridan le héros de la Tour de Nesle Beq michel Zévaco Buridan le héros de la Tour de Nesle


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La revanche de Bigorne


Le surlendemain du soir où s’étaient déroulées ces scènes, quatre hommes sortaient de Paris au moment où l’on allait fermer les portes. À deux cents pas de la porte Saint-Denis ou porte aux Peintres, par laquelle ils franchirent murs et fossés, quelques misérables chaumières s’élevaient sur le bord de cette plaine, sur l’horizon de laquelle ondulaient les hauteurs de Montfaucon, couronnées par la silhouette géante du gibet neuf.

À la porte de l’une de ces chaumières pendait un bouquet de feuillage, au-dessus du bouquet était clouée une planche sur laquelle un peintre naïf avait entrepris de représenter une futaille dont la bonde ouverte laissait couler un fleuve de vin.

Si modeste que fût cette conception, il faut avouer que le génie inconnu n’avait réussi qu’à donner une idée très vague de ce qu’il avait prétendu représenter. Heureusement, en gros caractères maladroits, il avait, sur la partie de la planche figurant le ciel, tracé ces mots qui donnaient la clef du rébus :

« À la Bonne Futaille qui coule. »

C’était long, mais expressif, et cela ne manquait pas d’un certain réalisme élégant.

Ce fut donc vers la Bonne Futaille qui coule que les quatre hommes se dirigèrent, l’un d’entre eux portant un énorme panier pesamment chargé.

« Par la Basoche triomphante et régnante ! s’écria l’un des hommes, il est bien heureux que j’aie eu l’idée d’apporter des victuailles, car il est sûr que Buridan veut nous faire mourir de faim en ce damné cabaret où il nous traîne depuis deux jours.

– De faim et de soif, ajouta son compagnon, soif comme on n’eut jamais soif en Galilée où pourtant on passe sa vie à avoir soif ! »

Ces deux-là, c’étaient Riquet Haudryot et Guillaume Bourrasque.

« Patience, mes bons amis, fit le troisième. Encore une faction ce soir et ce sera fini... Fini ? ajouta-t-il en lui-même. Est-ce que ce sera vraiment fini ?... »

Et celui-là, c’était Buridan.

« Ouf, grogna le quatrième en déposant son panier sur une table du cabaret borgne. Si je n’avais espoir d’en boire et manger ma part, voilà une charge que, par mégarde, j’eusse laissé tomber en passant sur le pont-levis ! »

Celui-là, c’était Lancelot Bigorne.

Le maître de ce méchant cabaret où de rares Parisiens venaient les dimanches d’été boire sous d’étiques tonnelles une exécrable piquette en jouant aux boules – et pour ceux qu’intéresse ce jeu, nous pouvons ajouter qu’elles étaient cerclées de fer –, ce maître, donc, attendait ses hôtes sur le pas de la porte, le bonnet à la main. Buridan lui dit :

« Comme hier, voici un bel écu d’argent tout neuf. Comme hier, nous ne te demandons ni à boire ni à manger. Mais comme hier, tu vas disparaître, te coucher, et nous laisser le champ libre. Est-ce compris ? »

Le cabaretier esquissa un salut respectueux, saisit l’écu avec une grimace de jubilation et se hâta d’obéir, non sans avoir renouvelé la torche fumeuse qui, vaguement, éclairait ce réduit où trois tables et quelques escabeaux occupaient toute la place.

Déjà Riquet Haudryot déballait les victuailles qui consistaient en : un cuissot de chevreuil rôti au four, une oie flambée à la broche, un jambonneau, un chapelet de saucisses grillées et enfin une outre de ventre respectable, emplie d’épernay.

« Avec ces munitions, dit-il, nous nous moquons du guet et du contre-guet. Quand bien même vingt gens d’armes déployant le guidon aux deux grandes gueules de par monsieur Saint-Georges viendraient mettre le siège...

– Tu brais comme docteur en Sorbonne, fit Guillaume Bourrasque. Par mon gobelet, voici Jean Buridan, bachelier, à qui je demanderai de faire sa thèse sur ce mirifique sujet : Licitum est occidere loquacem quia nuns est bibendum... il est permis de tuer le bavard qui m’empêche de boire !... Ohé ! Jean Buridan, bachelier d’enfer, m’entends-tu ?

– J’entends, et je le prouve ! » fit Buridan, qui se mit à remplir les gobelets.

Les trois amis attablés attaquèrent ensemble les provisions étalées en bon ordre.

Lancelot Bigorne, en faction à la porte, recevait, bien entendu, de quoi s’éclaircir la vue et les idées. Bientôt, dans la chaumière fermée, on n’entendit plus que les éclats de voix, les rires sonores, les chocs des gobelets, puis un silence relatif s’établit : Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot jouaient aux dés...

Le son aigre d’une cloche sonna onze heures.

À ce moment, Buridan étendit la main sur la table et prononça :

« Compagnons, il est temps ! »

Guillaume Bourrasque fit disparaître dés et cornet, et il tira l’immense rapière qui lui pendait le long des jambes. Riquet Haudryot en fit autant. Le roi de la Basoche et l’empereur de Galilée étaient devenus graves.

« Tes ordres ? firent-ils.

– Les mêmes qu’hier. Je vais attendre près de la porte aux Peintres. L’homme ne viendra pas ou viendra. S’il ne vient pas, nous attendrons ici le jour pour rentrer dans Paris comme ce matin. Reste le deuxième cas.

– Tu parles mieux qu’un docteur es science logique !...

– Parbleu, je n’ai jamais étudié la logique. Donc, deuxième cas : l’homme vient. Et alors, de deux choses l’une : ou il vient seul, ou il vient accompagné. S’il vient seul, vous ne bougez pas. S’il vient accompagné, au cri de : « Basoche et Galilée ! » vous chargez les gêneurs et me laissez arranger mon homme.

– Tête de Dieu ! Jamais guet-apens ne fut mieux ourdi !

– Galilée à la rescousse ! ma rapière me brûle dans la main !

– Adieu donc, compagnons, fit Buridan en sortant, et tant que vous n’entendrez pas crier, tenez-vous en repos comme les saints du porche central de Notre-Dame.

« Et toi, ajouta-t-il en passant près de Bigorne, à ton poste ! »

Buridan se rapprocha alors des murs de Paris et alla s’arrêter près de la porte, en s’abritant sous l’ombre épaisse d’un chêne aux branches basses. Là, il ne bougea plus. Le temps s’écoulait. Minuit sonna. Le jeune homme frissonnait d’impatience et mâchait de sourds jurons.

Enfin, il tressaillit de joie.

Au moment où, désespérant de voir celui qu’il attendait, il allait reprendre le chemin du cabaret, les chaînes du pont-levis s’agitèrent. Il y eut dans les ténèbres des grincements aigus et le pont commença de s’abaisser.

« C’est lui ! » gronda Buridan dont les yeux jetaient des éclairs.

En effet, pour quel autre qu’un seigneur comme Charles de Valois eût-on, en pleine nuit, baissé la herse et le pont !

Quelques minutes plus tard, trois cavaliers s’avancèrent prudemment.

Buridan sortit de son abri et marcha droit sur le groupe.

« Qui êtes-vous ? fit une voix soupçonneuse.

– Jean Buridan.

– Ah ! ah ! c’est vous, maître !

– Oui, et je n’ai pas besoin de vous demander votre nom pour vous reconnaître, monseigneur !... répondit Buridan d’un accent qui eut de singulières vibrations.

– Parle. Qu’as-tu à me proposer ? dit Valois.

– Pas ici, monseigneur. La porte est trop près. Et une porte, ça écoute, ça regarde ! Ça voit et entend les choses qui doivent demeurer secrètes. Méfiez-vous des portes, monseigneur, fût-ce la porte de la tombe ! »

En même temps, Buridan se mit en marche vers les chaumières.

Après une courte hésitation, les cavaliers le suivirent, et lorsqu’ils le virent s’arrêter mirent pied à terre.

« Monseigneur, dit alors Buridan, vous avez eu tort de venir accompagné. Voulez-vous renvoyer les gentilshommes qui vous escortent ?

– Ils sont de mes amis et connaissent mes affaires. Parle donc sans crainte.

– Monseigneur, je ne veux parler qu’à vous seul. Que ces gentilshommes connaissent vos affaires, ce n’est pas une raison pour que je leur dise les miennes.

– En ce cas, dit Valois, en jetant autour de lui un regard de soupçon, je m’en irai sans vous entendre.

– Non, monseigneur, dit Buridan d’une voix sourde. Il est trop tard. Vous entendrez ce que j’ai à vous dire, et vous l’entendrez seul. Si vos amis ne veulent pas se retirer, je serai forcé de les faire charger !...

– Insolent ! grondèrent les deux personnages qui accompagnaient le comte. Qu’est-ce à dire ? »

Dans le même instant, ils marchèrent sur le jeune homme en tirant leurs dagues.

« Basoche et Galilée ! » hurla Buridan qui, au même instant, se jeta sur Valois et l’étreignit dans ses bras nerveux.

Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot, flamberge au vent, se ruèrent hors de la chaumière.

Lancelot Bigorne avait disparu.

« Ils ne sont que deux ! tonitrua Guillaume. Range-toi, Riquet, je les embroche !

– Et moi, je les veux purger d’une pinte chacun, ôte-toi de là », glapit Riquet.

Le roi et l’empereur se poussant, se bousculant, sacrant tous les saints et tous les diables, grognant, gloussant, et paraissant s’amuser énormément, se trouvèrent en garde chacun devant un adversaire et attaquèrent avec une furie qui n’excluait pas la méthode. De la main gauche, ils tenaient leurs dagues, forts poignards acérés, et de la droite, leurs épées. Pendant près d’une minute, le silence fut haché de cliquetis féroces et les ténèbres furent striées d’éclairs d’acier.

« Gare, monsieur, je vous égorge, rugissait Bourrasque.

– Attention, gentilhomme, je t’étripe ! » hurlait Haudryot.

Les deux compagnons de Valois, fermes, l’épée au poing, le bras gauche protégé par le manteau roulé, se défendaient, attaquaient, paraient, ripostaient, le tout sans un mot...

« Par les saints Pierre et Paul et Madame la Vierge, vous êtes mort ! je vous l’avais dit. »

Le premier, Guillaume venait de dépêcher son adversaire qui demeurait étendu, sans mouvement.

Presque en même temps, celui de Riquet s’abattit avec une plainte sourde.

« J’en suis fâché, dit Riquet, mais il y avait longtemps que j’avais envie d’éventrer un gentilhomme ! Je vous l’avais bien dit !...

– Évohé ! hurlèrent alors les deux compagnons. Nunc est bibendum ! »

Et rengainant ensemble, ils se prirent par le bras, rentrèrent dans la chaumière, emplirent leurs gobelets, tirèrent leurs cornets et leurs dés et, quelques secondes plus tard, on les eût entendu discuter :

« Tiens ! Un quatre et un cinq ! Riquet, je te joue la bourse de mon gentilhomme !

– Tope ! Contre la bourse du mien ! On comptera après... Tiens, deux six !... »

*

Lecteur, vous auriez tort de juger ces deux hommes d’après les idées de notre temps. Bourrasque et Haudryot n’étaient ni plus féroces ni plus insensibles que les meilleurs de ceux qui formaient le milieu où ils s’agitaient. C’était leur époque qui était, non féroce, mais inconsciente de ce sens qui lentement s’est développé dans l’humanité : le respect de la vie humaine. Sens qui bégaie à peine, sens atrophié chez beaucoup de modernes, sens à qui il faut des siècles encore pour arriver à la force morale des autres sens. Au Moyen Âge, on voyait mourir sans émotion, on tuait, on était tué, la vie comptait pour rien... Pourquoi ? Les historiens ont accumulé les raisons. On a dit : barbarie, civilisation incomplète, ignorance, rudesse de mœurs, et bien autre chose. À tant de raisons valables, nous pouvons bien joindre la nôtre, et la voici :



En ces âges, on ne mourait pas. Nous voulons dire : on ne croyait pas à la mort. La mort, c’était, dans la conviction profonde et absolue de tous, un changement de vie, le passage d’une vie à une autre. L’essentiel était d’être en règle avec le gendarme qui veillait aux portes de la tombe : Dieu. Une fois bien et dûment confessé, mourir n’était pas plus difficile que d’aller de Paris à Montmartre. C’était un voyage. Il fallait simplement avoir le prix du voyage, et l’extrême-onction s’appelle encore viatique... Aujourd’hui, c’est autre chose : on croit très bien à la mort, c’est-à-dire à une conclusion définitive de ce roman qui est la vie ; on croit au mot : fin. Il est donc raisonnable qu’on tienne à cette vie, puisqu’il n’y en aura pas une autre après, puisqu’il n’y a pas de suite au prochain numéro ; et puisque chacun tient à la vie, il n’est pas raisonnable de supposer que les autres n’y tiennent pas moins : c’est ce qui s’appelle le respect de la vie humaine.

*

Nous avions d’autant plus le droit de nous livrer à ces considérations que nous reconnaissons hautement au lecteur le droit de les enjamber, et nous voici partis à la suite de Buridan qui entraîne Valois.



Buridan avait sauté à la gorge du comte, l’avait étreint, enlacé, paralysé, et, comme Valois tirait sa dague pour le frapper dans le dos, il la lui avait arrachée, en avait placé la pointe sur la poitrine de son adversaire et lui avait dit, de cet accent de froideur terrible qui fait tout de suite comprendre qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie :

« Marchez, monsieur, ou je vous tue ! »

C’est à ce moment que Valois vit tomber l’un après l’autre ses deux compagnons.

Alors, il jugea la résistance inutile. Haussant les épaules avec dédain, il gronda :

« Je vois que je suis entre les mains des francs bourgeois de la truanderie...

– Non, monsieur, dit Buridan avec calme.

– Je suis tombé dans un traquenard.

– Ceci est vrai. Traquenard est le mot. On l’emploie pour les fauves pris au piège.

– Est-ce à ma bourse que tu en veux ? Dis-le !

– Non, monseigneur...

– Que veux-tu alors, Buridan de l’enfer !

– Tu vas le savoir, Valois. En route !

– Où cela ? rugit le comte.

– Là-haut », dit Buridan, qui allongea le bras.

Valois suivit de l’œil la direction de ce bras. Et il devint livide. Alors une sueur glacée pointa à la racine de ses cheveux.

Car ce qu’il voyait là-haut, c’est-à-dire sur le sommet de la butte, ce qu’il voyait se profiler sur le fond du ciel parsemé d’une poussière d’étoiles, c’était le monstrueux gibet, c’était la toile d’araignée géante tendue par Marigny sur les hauteurs de Montfaucon !...

Déjà Buridan l’avait harponné au bras et l’entraînait rudement.

Au bout d’une marche assez longue à travers les broussailles de la côte, ils arrivèrent au pied du vaste soubassement de maçonnerie qui supportait les seize piliers.

Valois jeta sur le funèbre monument un regard vacillant d’épouvante. Et ce qu’il vit alors changea cette épouvante en une horreur qui submergeait sa pensée...

Là-haut, à califourchon sur la première poutre transversale, il y avait quelque chose qui grouillait, qui agitait la chaîne... un être bizarre perdu dans l’enchevêtrement du titanesque échafaudage de mort, un être qui se démenait, achevait on ne sait quel étrange préparatif et chantait d’une sorte de grognement narquois, rocailleux, goguenard et pouffant de rire :



Holà, Marion !

Ohé, Madelon ! Tric et troc, la hart au col,

Hi, han !

Une ! deux ! trois !

Tirez-le par les pieds qu’il gambille,

Pendard, pendu, pendille,

Tirez, tira, ti...

« Est-ce fini ? » vociféra Buridan.

On ne sait où se fût arrêtée la joyeuse et sinistre chanson du fantastique travailleur à califourchon là-haut, sur la poutre du gibet, perdu dans la nuit noire, si Buridan, rudement, ne l’eût interrompu.

« Voilà, cria l’inconnu avec un profond soupir de satisfaction. C’est fait. Hi ! Han ! » Et se laissant glisser avec une agilité de singe le long de la chaîne, il retomba sur ses pieds, s’approcha en esquissant un pas de danse, toujours pouffant de rire, et s’inclina dans un salut exorbitant.

« Cette voix !... murmura Valois qui claquait des dents. Cet homme !...

– C’est fait, monsieur ! Et bien fait ! La corde de monseigneur est prête...

– Bon, fit Buridan. Mets-toi là et ne bouge plus, Lancelot Bigorne.

– Lancelot Bigorne ! rugit Valois avec un hoquet de terreur folle.

– Naguère pendu, cette nuit pendeur ! quel honneur, monseigneur ! Hi, han ! Tric et troc, la hart au...

– Te tairas-tu, truand ! Monseigneur, pardonnez à cet homme. La joie de savoir qu’il va vous pendre le rend par trop insolent.

– La hart au col, pouffa Bigorne. Qui va tirer les nobles pieds de monseigneur ? Hi, han ! c’est...

– Ah ! coquin d’âne mitré, finis ton sermon ou je te renvoie, et tu ne verras rien.

– Miséricorde ! Ne pas voir monseigneur où il voulait me voir ! Je me tais ! Je m’arrache la langue ! Je suis muet !

– Monseigneur comte, reprit alors Buridan, j’ai, moi aussi, à vous demander pardon. Je vous ai écrit, – car je sais écrire, étant bachelier –, je vous ai écrit, dis-je, que je souhaitais fort vous entretenir de cet autre monseigneur : Enguerrand de Marigny, inventeur et constructeur de cette magnifique machine à tuer... Je vous ai menti, monseigneur ! Ce n’est pas de Marigny que je voulais parler...

– Que vouliez-vous ? Soyez bref, mon maître, dit rudement Valois en reprenant son sang-froid.

– Oh ! nous avons le temps... Je voulais : que j’avais envie de vous pendre, simplement...

– Soit, dit Valois avec un mépris apparent, d’autant plus courageux que la peur le mordait aux entrailles. Pendez-moi donc, et que cela finisse !... Seulement, écoute. La chose te coûtera plus cher que tu ne crois.

– Bah ! Vie pour vie, ça m’est égal de mourir quand je vous aurai laissé là-haut avec une belle cravate de chanvre au cou.

– Pour belle, j’en réponds, grinça Bigorne. Une corde toute neuve, que j’ai achetée moi-même à deniers comptants chez maître Papelard, le cordier de la rue Vieille-Barbette, et graissée comme jamais Capeluche, ce ladre, ne graissa une corde de pendu, vu qu’il escroque l’argent qui lui est octroyé pour l’achat de graisse.

– Ainsi donc, monseigneur, continua Buridan, si vous avez quelque volonté dernière à faire valoir, confiez-la-moi, et, foi de bachelier, j’en assurerai l’exécution. Si vous avez quelque prière à dire, soit à notre sire Dieu, soit à Madame la Vierge, soit à quelqu’un des saints, dites-la sans vous hâter, car je vais vous accorder bien deux ou trois minutes pour cet objet important. »

Valois se vit perdu.

Il baissa la tête, poussant un soupir et, d’une voix déjà affaiblie par les affres de sa prochaine agonie :

« Je n’ai pas de volonté à vous exprimer. Et quant à mon âme, elle est en règle.

– Tant mieux, mon digne seigneur, tant mieux... Fais donc, Lancelot, et fais proprement, sans quoi je t’arrache les oreilles. »

Ici, le comte fit un brusque mouvement, non dans l’espoir de fuir, car il était solidement harponné, et déjà Bigorne lui liait les mains derrière le dos, mais dans l’espoir d’être tué tout de suite d’un coup de dague.

Mais Buridan se contenta de le maintenir, tandis que Bigorne lui entravait les jambes.

« En route ! » cria Lancelot.

Et il entraîna le patient vers la rampe qui montait sur la base de maçonnerie. Il chantait éperdument, et dans la nuit on eût dit que c’était le gibet lui-même qui prenait vie et chantait :



Une, deux, trois !

Hi, han !

Sa langue pend d’une aune

Et son œil est tout jaune.

Ohé, Madelon !

Holà, Marion !

Buridan suivait par-derrière. Il était sombre. La sueur lui coulait du front. Son cœur tremblait. Et il songeait : « Cet homme aura-t-il assez peur ?... »

Arrivé sur la plate-forme, Lancelot poussa le comte de Valois au-dessous d’une corde qui pendait du haut de la première poutre.

Puis, tout aussitôt, il passa le nœud coulant au cou de sa victime.

Buridan regardait, les bras croisés, pensif et tremblant.

Ceci se passait dans la nuit vaguement éclairée par les étoiles qui scintillaient dans l’espace. Au loin, très loin, on entendait les rugissements de Guillaume Bourrasque et de Riquet Haudryot qui se disputaient, car ils cherchaient mutuellement à se tricher aux dés, et plus loin, dans Paris, le son grave de quelque cloche de monastère appelant les moines aux prières nocturnes.

Buridan, les yeux avidement fixés sur ce visage de patient où il cherchait à surprendre la terreur espérée, fit un signe à Lancelot.

Celui-ci tira la corde qui se tendit, car il prétendait pendre sa victime en la hissant et non en la laissant tomber, opération qui exigeait deux ou trois aides.

Valois commença à sentir l’étreinte mortelle autour de sa gorge. Il ferma les yeux.

Buridan fit un nouveau signe à Bigorne.

« Monseigneur, dit tout à coup Lancelot en cessant de tirer sur la corde, vous souvenez-vous de Dijon ? Je ne vous demande pas si vous vous souvenez de m’avoir promis vie sauve, au Châtelet ! de m’avoir fait traverser tout Paris un cierge à la main, de m’avoir fait conduire ici ! de m’avoir montré la mort de si près que, depuis, je la vois en rêve toutes les nuits, je la vois éveillé, elle boit dans mon gobelet, elle m’accompagne partout. Non ! je ne vous demande pas cela !... Hi, han, monseigneur ! Je vous parle de Dijon ! »

Le comte frissonna et vacilla.

« Vrai dieu, saint Barnabé, par les saintes plaies ! continua Bigorne, je me souviens, moi ! Et je veux que vous vous souveniez aussi. Le grand voyage vous sera plus agréable en compagnie de ces spectres qui s’appellent Anne de Dramans et le petit Jehan !...

– Oh ! mon crime ! balbutia le comte éperdu, mon vrai crime !

– Oui. Je vois que vous commencez à comprendre, monseigneur. La dame de Dramans fut poignardée, que Dieu puisse avoir pitié de son âme, car sûrement, elle n’était pas en état de mourir, vu qu’elle sortait de vos bras. Et le petit Jehan, monseigneur, qu’en fit-on ? »

Valois poussa un gémissement.

« Le petit Jehan, votre fils !... Le fils de monseigneur comte de Valois ! Qu’en a-t-on fait ?... Bel enfant, ma foi, gentil sourire, grands yeux de malice... Ah ! comme il pleurait, le pauvre petit, tandis qu’on l’emportait vers le fleuve aux eaux lentes et vertes !...

– Assez ! gémit le comte. Oh ! assez ! grâce ! Bigorne... tais-toi.

– Il pleurait !... Il appelait sa mère !... Sa mère ? Poignardée, daguée comme une biche après course !... Il appelait son père... oui, monseigneur comte, il appelait son père... vous ! »

Des sanglots terribles firent explosion sur les lèvres de Valois. Il gronda des paroles confuses que Buridan, penché sur lui, haletant, recueillit et comprit...

« Ah !... le misérable qui à l’heure de ma mort m’arrache le cœur ! Qui évoque le spectre de mes nuits ! Le crime, le vrai crime de ma vie !... Cet enfant... mon fils... oh ! je le vois !... Il vient à moi, ses petits bras tendus... éloignez-le !... Laisse-moi, Jehan ! Laisse mourir en paix celui qui fut ton père !

– Vous vous repentez donc d’avoir tué cet enfant ? haleta Buridan.

– Oui, oh ! oui, râla le comte en cette minute où toute énergie vitale s’abolissait en lui.

– Et si je vous faisais grâce ?...

– Grâce ? hurla Valois en redressant sa tête livide.

– Oui ! Si je vous laissais vivre pour vous repentir, pour expier !... Dites !... Me donneriez-vous la rançon que je vous demanderais ?... »

À ce mot de rançon, l’espoir rentra à flots dans le cœur du comte.

« Demandez ! fit-il. Ne craignez pas de demander !... Je suis puissamment riche !...

– Délie-le, Bigorne !... »

Lancelot s’attendait sans doute à cet ordre, car il se hâta d’obéir, mais non sans grommeler une imprécation.

« Maintenant, continua Buridan, je vais vous dire moyennant quelle rançon je vous laisse la vie. Qui commande au Temple, en votre absence ? »

Valois leva son regard étonné sur Buridan et commença à entrevoir chez ce jeune homme une autre pensée que celle d’un coup de fortune.

« Qui commande ? fit-il. Mais le capitaine des archers du Temple !

– Et ce capitaine obéirait-il à un ordre écrit, signé de vous ?

– Aveuglément.

– Quel que soit l’ordre ?

– Cet ordre fût-il de mettre le feu à la forteresse ! Fût-il de marcher sur le Louvre !... »

Buridan poussa un profond soupir et frémit de joie. Il étendit le bras vers les chaumières où luisait confusément la lumière de la Bonne Futaille qui coule.

« Voyez-vous cette lumière ? dit-il. Là, il y a une salle et des tables ; sur une table, il y a du parchemin et une écritoire. Autour de la table, mes deux braves qui, tout à l’heure, ont mis à mal vos deux acolytes. Votre rançon, monseigneur, la voici : vous allez descendre avec moi, vous écrirez au capitaine des archers du Temple l’ordre que je vous dicterai. Moi, je partirai pour faire exécuter cet ordre. Et vous, vous demeurerez prisonnier de mes deux compagnons jusqu’à l’heure où je viendrai vous délivrer et où vous serez libre. Acceptez-vous cette rançon ?... Êtes-vous décidé à écrire ?...

– J’accepte, dit Valois d’une voix brève. Que devrai-je écrire ?...

– Je vais vous le dire. »

Buridan se rapprocha de Valois jusqu’à le toucher.

« Monsieur, fit-il sourdement, vous avez envahi un logis qui s’appelle la Courtille-aux-Roses. Vous y avez saisi une jeune fille qui n’a pas plus fait de mal que n’en avait fait votre fils Jehan lorsque, sur votre ordre, Lancelot Bigorne alla le jeter au fleuve... »

Le comte eut un râle d’angoisse... remords ou simplement terreur ?

« Cette jeune fille, continua Buridan, vous l’avez conduite au Temple et jetée dans un cachot. Et maintenant, apprenez ceci : cette jeune fille, je l’aime, et elle est ma fiancée... »

Un frisson tumultueux agita Valois.

Dans cet instant, mille pensées se heurtèrent furieusement dans sa tête.

Le désespoir, la haine contre Marigny, sa passion pour Myrtille, la soudaine jalousie qui se déchaîna en lui contre Buridan, tout cela se confondit et ne lui laissa que la sensation d’un étonnement douloureux...

« Je l’aime, reprit Buridan, après avoir soufflé d’un souffle rude, je l’aime. Et parce que vous avez osé porter la main sur elle, je devrais vous écraser la tête sur ces pierres, je devrais vous arracher le cœur, je... »

Ses mains frémissantes et violentes saisissaient Valois, qui alors sombra dans l’épouvante et murmura :

« La rançon !... Je vous ai juré rançon !...

– Oui, fit Buridan qui se calma. Et comme votre vie m’est caution de sa vie à elle, je vous fais grâce !... Vivez donc !... Venez, vous allez voir ce que vous devrez écrire au capitaine des archers. Mais soyez assuré que s’il n’obéit pas, demain, avant midi, vous serez mort !...

– Il obéira !... J’en jure Dieu et la Vierge !

– C’est bien, venez... »

Buridan saisit Valois par un bras et l’entraîna. Lancelot Bigorne venait derrière, la dague à la main, prêt à poignarder le prisonnier s’il tentait un mouvement. Ils atteignirent ainsi les chaumières et entrèrent dans la salle du cabaret.

« Guillaume, dit Buridan, et toi, Riquet, voici l’homme. Que devez-vous en faire si demain à midi sonnant je ne suis pas venu le rendre libre ?

– Par mon gobelet ! Le mauvais bougre sera égorgé, éventré, et ses tripes exposées au vent.

– Sans compter qu’il sera écorché, et que de sa peau je ferai un cuir pour remplacer le cuir de cochon qui couvre mon escabeau, vu qu’il commence à s’user.

– Asseyez-vous, monseigneur, dit Buridan, et écrivez. »

Valois obéit. Buridan dicta :

« De par le roi, moi Charles, comte de Valois, mande et ordonne, sous peine d’écartèlement, à mon capitaine des archers, d’exécuter sur-le-champ la teneur de la présente missive, savoir : mondit capitaine des archers mettra en liberté immédiate la jeune fille nommée Myrtille, détenue sous l’accusation de maléfice, accusation reconnue fausse et infâme. Ladite jeune fille sera remise aux mains du porteur des présentes chargé d’en assurer l’exécution. »

Le comte écrivit. Puis il signa. Puis il tendit le parchemin à Buridan, qui le saisit en tremblant. Puis il se leva et dit :

« Ai-je consenti à la rançon avant de la connaître ? Ai-je consenti à écrire, avant de savoir quel ordre vous alliez me dicter ?

– Je le reconnais, dit Buridan avec une vague inquiétude.

– J’ai donc vie sauve ?

– Assurément...

– Eh bien, maintenant, écoutez ceci : mon capitaine des archers exécutera tel ordre écrit qu’il recevra de moi, fût-ce de mettre en liberté tous les prisonniers du Temple, et il y en a qui sont accusés de haute trahison. Mais pour cet ordre-ci...

– Eh bien, rugit Buridan.

– Il ne pourra pas l’exécuter pour la raison que cette jeune fille n’est plus au Temple !

– Malédiction !... »

Buridan recula lentement et s’assit sur un banc, la tête dans les mains, le cœur brisé d’angoisse.

« La parole d’un gentilhomme, d’un chevalier devrait vous convaincre, continua Valois. Mais je veux y joindre le serment. Je jure donc sur Dieu qui nous jugera... Je jure, oui, tenez... je jure donc sur mon petit Jehan... sur mon enfant assassiné par moi.

– Horreur ! bégayèrent Guillaume et Riquet, pâlissant.

– Je jure de dire l’exacte vérité... me croyez-vous ?

– Je vous crois, fit Buridan d’une voix sourde.

– Donc, il est vrai que, par ordre du roi, j’ai conduit au Temple la jeune fille dont vous parlez. Mais il est non moins vrai qu’on est venu la chercher l’avant-dernière nuit et que j’ai dû la remettre.

– Où a-t-elle été transférée ? dit Buridan avec le tenace espoir de l’amour.

– Sur Dieu, sur mon enfant, je l’ignore ! Mais j’ai la conviction que ce n’est pas dans une prison qu’elle a été menée...

– Pas dans une prison ?... bégaya Buridan. Et où ?...

– Je l’ignore ; seulement, comme j’ai fait serment de vérité, écoutez le reste : c’est par ordre exprès d’une puissante personne que cette jeune fille est sortie du Temple.

– Quelle personne ?... Ah ! ne ménagez rien à cette heure !...

– La reine ! dit Valois.

– Marguerite de Bourgogne ! gronda Buridan, qui bondit. La reine ! la reine ! répéta-t-il, tandis que son esprit éperdu cherchait vainement à comprendre, à entrevoir une lueur de ce mystère.

– Maintenant, reprit Valois, gardez-moi ici, allez au Temple, fouillez, interrogez et, à votre tour, si j’ai menti, reconduisez-moi à Montfaucon ! »

Buridan essuya la sueur qui ruisselait sur ses tempes, marcha à la porte de la chaumière, qu’il ouvrit toute grande, se retourna vers Valois et dit :

« Vous êtes libre...

– Vous me croyez donc ? fit Valois, qui tressaillit.

– Oui, car vous avez juré sur votre enfant... Allez, monsieur. Ce qui vous protège en ce moment... c’est votre fils.

– Mon fils ! » murmura Valois en baissant la tête où tourbillonnaient d’étranges pensées.

Puis, faisant un geste, comme pour se débarrasser du fardeau de ses pensées, d’un pas ferme, il marcha jusqu’au seuil de la chaumière. Là, il se retourna et prononça :

« Vous avez été assez généreux pour me croire sans faire enquête. À cette générosité, je dois répondre par une autre : je vous préviens donc d’avoir à vous garder. Vous avez porté la main sur un prince du sang, vous avez tué deux de ses serviteurs, vous l’avez humilié, bafoué, insulté. Dans une heure, le roi le saura. Dans une heure, le guet tout entier sera sur pied. Et moi, je n’aurai ni cesse ni trêve que je ne vous aie fait pendre à ce gibet où vous m’avez mis la corde au cou. Gardez-vous, car je me garde. »

Guillaume et Riquet firent un mouvement pour s’élancer sur Valois.

Buridan les contint d’un geste et salua Charles de Valois qui s’éloigna lentement, sans même jeter un regard sur les deux cadavres de ses compagnons tués par Guillaume et Riquet, et près desquels il passa.

De même il dédaigna ou plutôt oublia de monter sur son cheval, qui, près des deux autres, le cou allongé, le genou plié, attrapait du bout des lèvres l’herbe qui poussait fraîche et drue.

« La reine ! murmura Buridan, en passant sa main sur son front. Myrtille réclamée et sauvée par la reine ?... Pourquoi ?... Comment Marguerite de Bourgogne connaît-elle Myrtille ? Pourquoi s’intéresse-t-elle à la fille de Claude Lescot ? Où l’a-t-elle fait conduire ?... »

Quelle que fût l’angoisse de ces questions, il n’en était pas moins vrai que Myrtille, pour quelque raison inconnue, échappait à la formidable geôle du Temple, à la plus formidable encore accusation de maléfice ! Pour quelques jours, du moins, elle était à l’abri de la torture !... Pour un temps qu’il ne pouvait apprécier, Myrtille était sauvée de la mort affreuse qui attendait les sorcières !...

Et, bien que l’intervention de la reine fût dans son esprit un mystère hérissé de redoutables complications, Buridan était tenté au fond du cœur de bénir l’homme qui avait arrêté Myrtille, mais qui venait de lui annoncer qu’elle était sauvée !

Et déjà il songeait au moyen d’aborder la reine !...

« À quoi rêves-tu ? demanda Riquet Haudryot.

– Hé ! fit Guillaume, il rêve s’il sera pendu ou décollé, ou bouilli, ou estrapé, ou étripé, ou écorché par ce damné suppôt d’enfer, qu’il était si facile d’occire quand nous le tenions !

– Non, Guillaume Bourrasque, dit doucement Buridan, je rêve à la thèse que je dois argumenter en Sorbonne, pro et contra ! Et cette thèse, tout à l’heure, ici même, tu me l’as fournie, mon digne compagnon...

– Ah ! ah ! Licitum est occidere... loquacem ? Beau sujet de thèse ! Magnifique et brillant. Tuons les bavards !

– Non ! fit Buridan avec un sourire livide : Licitum est occidere reginam ! »

L’empereur de Galilée et le roi de la Basoche, effarés, frissonnants, ébahis, jetèrent un long regard d’effroi sur Buridan. Mais Buridan vidait tranquillement d’un trait le gobelet qu’il venait de se remplir à ras bord.


XVI



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