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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 33.

L'ÉCONOMIE AMÉRICAINE
DANS LE MONDE (II)



I


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Il était normal que l'Amérique débitrice d'avant 1914 eût une balance commerciale favorable : elle empruntait des capitaux et payait en exportations. Mais une Amérique devenue créditrice devait logiquement s'orienter vers une balance défavorable, combinée avec une politique d'investissements au dehors. Les experts, après 1918, attendaient ce renversement, mais entre les deux guerres il ne s'est pas produit. L'écart s'est au contraire aggravé au lendemain immédiat de la seconde. Il en est résulté une pénurie chronique de dollars, reflet d'un déséquilibre économique intercontinental. On est tenté de se dire que c'est l'effet circonstanciel de la guerre, mais il faut peut-être chercher une cause plus profonde dans un décalage du centre de gravité mondial : c'est là que réside sans doute la véritable crise du XXe siècle.

À la veille de la première guerre mondiale, les exportations dépassaient d'un tiers environ les importations. L'excédent s'élevait à 50 p. cent pendant les années 1914-1918, mais ensuite et jusqu'en 1939 la balance restait toujours excédentaire dans la proportion de 37 p. cent en 1938, de 28 p. cent en 1939. À partir de 1940, les excédents continuent, s'accroissent, deviennent franchement pathologiques. En 1939, avec 3 177 000 000 de dollars à l'exportation et 2 318 000 000 à l'importation, l'excédent est de 859 000 000 ; mais en : 1944, avec 14 259 000 000 à l'exportation contre 3 929 000 000 à l'importation, il est de 10 330 000 000 [p. 310] déséquilibre qui, quoique atténué, se maintient une fois la paix revenue : l'excédent d'exportation est de 5 646 000 000 en 1945, de 4 796 000 000 en 1946, de 9 585 000 000 en 1947, de 5 529 000 000 en 1948, de 5 429 000 000 en 1949, de 1 423 000 000 en 1950, de 4 059 000 000 en 1951, de 4 450 000 000 en 1952 (15 164 000 000 d'exportations pour 10 714 000 000 d'importations). Le total accumulé des excédents, de 1940 à 1952, s'élève à 70 000 000 de dollars.

Pareille situation s'explique pendant les années de guerre pour un pays fournisseur des belligérants encore que belligérant lui-même, mais pas sur son territoire. Elle devient anormale, pathologique, en se prolongeant dans les années de paix, mais on en voit trop aisément les raisons : l'Europe continue d'avoir besoin des États-Unis pour sa reconstruction, et les pays extra-européens pour leur outillage ou leur consommation manufacturée courante, tandis que l'Amérique au fond n'a besoin de personne, tous ses réflexes antérieurs la poussant à garder jalousement le privilège de cette autonomie. Hier encore, j'entends avant 1914 les éléments invisibles de la balance des comptes corrigeaient le déséquilibre de la balance commerciale : service d'intérêts des capitaux investis aux États-Unis, dépenses des touristes américains, envois de fonds des immigrants à leurs familles dans le vieux monde, « services » internationaux dont l'Europe était à peu près seule à se charger... Aujourd'hui l'intérêt des capitaux investis au dehors figure à côté des exportations dans la colonne des postes créditeurs et, si les « services » et les dépenses des touristes s'inscrivent au débit, la correction est de loin insuffisante pour rétablir l'équilibre : en 1951 par exemple, l'excédent des exportations et l'intérêt des capitaux investis, diminués du débit des services et des touristes, laissent encore un crédit de 5 milliards de dollars. La vérité c'est que la seconde guerre mondiale est survenue avant que l'Europe n'ait pu se remettre entièrement de la secousse ayant résulté pour elle de la première, et qu'ensuite la paix n'a été qu'une atmosphère de guerre froide. Le monde, au moment où se termine l'affaire de Corée, cherche toujours son équilibre, un équilibre que la nature fournit toujours, mais à quel prix ? car, selon le mot de Philippe Berthelot, « tout finit, mais mal » (il parlait, n'est-ce pas, en Européen ?).

[p. 311]

II


Le caractère qu'a pris, surtout depuis 1945, le commerce extérieur américain réfléchit largement les problèmes économiques des autres pays. Ceux-ci, débiteurs de capitaux et dépourvus de réserves, ne peuvent payer leurs importations que par des exportations, et, dans la mesure où ils n'exportent pas, ils n'ont pas de dollars pour régler leurs achats. Dans ces conditions il n'y a ni équilibre réel, ni réciprocité et les règlements ne s'effectuent que par des expédients. Comment les importateurs de produits américains s'acquittent-ils ? Par des envois d'or d'abord et depuis longtemps, de telle sorte que le stock d'or, aux États-Unis, qui n'était que de 1 887 000 000 de dollars en 1914, s'élevait à 20 085 000 000 en 1945, à 23 055 000 000 en 1952 : or, nous le verrons tout à l'heure, cet or les États-Unis l'absorbent et ne le restituent guère. L'Europe s'acquitte également en liquidant ses avoirs. « Créditrice partout, débitrice nulle part », disait avec orgueil de la France en 1914 l'économiste Neymarck ! À cette époque les États-Unis étaient débiteurs de près de 4 milliards de dollars, mais maintenant ils sont créditeurs partout : dans la mesure où ils sont payés, le fait se reflète sur la balance des comptes par le passage du débit au crédit du poste des intérêts de capitaux. L'importateur ne dispose plus ensuite que de la bonne volonté du vendeur : on aboutit alors à des règlements de fortune tels que délais de paiement, investissements de l'exportateur ou bien subventions, avouées ou déguisées, telles que le Plan Marshall ou l’U.N.R.R.A. Ceci revient à dire qu'une partie des exportations américaines n'est pas payée. On estime qu'en 1951 l'excédent d'exportations et de services réglé par ces moyens de fortune, c'est-à-dire ne l'étant pas, s'élève à 6 142 000 000 de dollars : 4 501 000 000 par des subventions diverses (grants), 163 000 000 par des prêts gouvernementaux, 412 000 000 par des accords privés, 1 066 000 000 par des placements ; si l'on tient compte de 442 000 000 d'envois d'or, ce sont 5 700 000 000 de dollars, soit 38 p. cent des exportations et services qui n'ont pas été l'objet d'un règlement normal.

Dans ces conditions le paradoxe de cette balance commerciale, monstrueusement favorable, cesse d'apparaître tout à fait comme un paradoxe, et l'on peut dire que, compte tenu des subventions, des prêts, des délais de paiement qui changent le [p. 312] caractère d'une partie des exportations, la tendance est vers l'équilibre. Il n'y a rien là qui doive étonner, car la nature a en fin de compte un mécanisme d'équilibre qui fonctionne selon des règles infaillibles. Il s'établit ainsi dans le monde un système d'échanges qui, quand il aura pris sa forme, libéré des expédients immédiats de la guerre, ne ressemblera plus beaucoup à celui du XIXe siècle, fondé sur la suprématie de l'Europe, que dis-je ? sur le monopole européen. Ce serait une illusion de croire que la restauration de la capacité de production de l'Europe à son niveau antérieur doit entraîner la restauration du régime d'échanges d'avant 1914 ou même d'avant 1939 : le fait nouveau, fondamental, est la position des États-Unis dans le commerce international, comme créditeurs sans contre-parties d'ordre commercial. La crise du dollar n'est pas seulement un produit de la guerre, on est en présence d'une tendance générale du siècle.

Entre les États-Unis et l'Europe, les échanges, depuis la première guerre mondiale, ont perdu tout caractère de complémentarité ou de réciprocité. L'Europe aurait besoin des produits américains, mais elle manque de dollars pour les acheter, parce que l'Amérique n'achète pas en Europe et s'est accoutumée à donner sans recevoir, ou à prêter sans grand espoir de retour. Elle s'est fait une mentalité bienfaitrice ou de syndic de faillite, non d'échangiste et, dans la mesure où elle continue, c'est largement par politique, non par intérêt commercial, comme il serait souhaitable pour que les rapports soient économiquement et moralement sains. L'obligé, lui aussi, risque de perdre le sens de la réciprocité, soit en tendant la main, soit en acceptant trop facilement de ne pas payer, soit en marchandant sa gratitude pour tels services dont il conteste le désintéressement. Dès l'instant qu'ils ne peuvent développer leurs exportations de marchandises sur un marché américain qui n'en veut point, les pays européens sont donc contraints de chercher ailleurs fournisseurs et clients.

S'il y a désormais échange véritablement complémentaire, c'est entre les États-Unis et les pays extra-européens fournisseurs de matières premières et de produits alimentaires. Ceux-ci ont des dollars pour acheter les produits manufacturés de l'Amérique, de telle sorte que ce n'est pas seulement l'importation mais l'exportation américaine qui se détourne vers des pays tels que l'Angola, l'Afghanistan, l'Australie, la Bolivie, Ceylan, le Chili, la Colombie, l'Équateur, l'Indonésie, la Malaisie, la Nou-[p. 313] velle-Zélande, le Nicaragua, la Nigeria, la Pakistan, le Siam, l'Uruguay, le Vénézuéla, le Congo belge, sans parler des clients massifs que sont le Canada ou le Brésil... C'est seulement dans la mesure où l'Europe contrôle certaines de ces économies exotiques qu'elle bénéficie de leur capacité de produire des dollars : la zone sterling, l'Union française profitent alors des termes de l'échange qui, en 1950-1951 par exemple, se marquent par une envolée du prix des produits coloniaux. Au XIXe siècle l'Europe jouait dans les échanges mondiaux le rôle central d'une pompe aspirante et foulante, absorbant brut et rejetant manufacturé. Les États-Unis prennent aujourd'hui sa place. On voit comment se résoudra le problème des rapports entre l'Amérique et le monde extra-européen, mais le déséquilibre persistant de l'Europe reste le problème non résolu du monde libre.


III


Que faudrait-il pour que le monde, dans son ensemble, retrouve son assiette ? Que l'Europe s'adapte à une situation nouvelle sans doute, mais aussi que les États-Unis acceptent également de le faire, c'est-à-dire qu'ils se fassent une mentalité de créditeurs, qu'ils se résolvent à une politique d'investissements internationaux, qu'ils se résignent au déficit de leur balance commerciale, en important davantage et en renonçant à leur protectionnisme séculaire... Le déséquilibre des échanges mondiaux date maintenant de quarante ans, mais, dans leurs réflexes économiques internationaux, les Américains sont largement restés ce qu'ils étaient en 1914.

Non que les leaders de l'économie ne se soient tout de suite rendu compte du changement survenu et du renversement d'attitude qu'il comportait. Dès les années 1920-1930, Wall Street avait fort bien compris qu'un pays, qui de débiteur devient créditeur, doit changer sa politique financière et commerciale : dans ces milieux fort avertis en matière économique, on soutenait dès 1925 que l'excédent des exportations devait disparaître, et ceci pour le bien même de l'économie américaine ; on admettait d'autre part qu'une part de plus en plus importante des investissements nationaux devrait tôt ou tard se tourner vers le dehors. C'est bien ce que pensaient et disaient les experts, mais ils n'étaient pas suivis. L'Américain, qui depuis n'a pas beaucoup [p. 314] changé, n'aime pas, comme l'Anglais ou le Français d'avant 1914, le placement étranger : il y a encore tant à faire à l'intérieur du pays, dans des conditions de rendement si tentantes, qu'on n'est guère tenté de chercher ailleurs, dans des pays pour lesquels on éprouve une méfiance invétérée ! Si les capitaux passent volontiers la frontière c'est en direction du Canada (qui n'est pas, soulignons-le bien, un pays étranger), à la rigueur en direction du continent américain. Ailleurs l'Américain n'est pas à son aise. Il se tire d'affaires parce qu'il est riche, puissant et que le dollar a raison de tout, mais quelle différence avec l'Anglais du XIXe siècle, qui savait faire la part du feu et avait une pratique séculaire du commerce, du trafic colonial ! L'investissement américain prend le plus volontiers la forme massive du transfert complet d'une industrie, de l'organisation globale d'un service, de telle sorte qu'il ne passe pas assez inaperçu et, en dépit de l'anticolonialisme le plus affiché, suscite plus d'hostilité que les formes traditionnelles de la commandite britannique.

En 1925 le portefeuille étranger, estimé à 10 405 000 000 de dollars, se répartissait, dans la proportion de 40 p. cent en Amérique latine, 27 p. cent au Canada, 24 p. cent en Europe, 9 p. cent en Asie-Océanie. En 1945-1952, évalué à 12 milliards – ce qui ne marque qu'un faible accroissement –, il se situe toujours principalement dans le nouveau monde, dans la proportion des deux tiers, avec 8 200 000 000. Dans les autres continents, notons 840 000 000 en Angleterre, 726 000 000 dans les pétroles du golfe Persique, 285 000 000 en France, 198 000 000 en Australie, 140 000 000 en Afrique du Sud, 149 000 000 dans les Philippines, 40 000 000 en Égypte, 58 000 000 en Indonésie, 38 000 000 aux Indes... Les investissements proprement industriels se sont surtout dirigés vers l'Angleterre, la France, le Brésil, l'Australie, mais c'est au développement canadien que le capital américain s'est le plus massivement appliqué. S'agit-il du reste en l'espèce d'un placement étranger, on ne saurait le soutenir, sinon du point de vue d'une certaine susceptibilité canadienne, car l'unité nord-américaine est une réalité continentale qui s'impose de plus en plus comme dépassant les cadres étroitement nationaux du passé. Parallèlement au Canada, c'est à l'extraction pétrolière que l'investissement américain s'est récemment attaché avec la même intensité, notamment en Asie occidentale et au Vénézuéla. Si l'on tient compte de ce double développement, qui se poursuit activement, le portefeuille étranger des États-Unis doit sans [p. 315] doute atteindre actuellement une quinzaine de milliards de dollars. On observera à quel point sont minimes les investissements s'appliquant aux régions classées comme sous-développées (le fameux « Point Quatre » du président Truman) : les capitaux américains se sentent peu attirés vers ce genre de commandite, à l'égard de laquelle les bénéficiaires éventuels sont eux-mêmes réticents, comme s'ils craignaient d'introduire chez eux un associé trop puissant. Ainsi, jusqu'à présent du moins, et réserve faite pour quelques investissements géographiquement limités, l'Amérique n'a pas pris la place si brillamment occupée au XIXe siècle par l'Angleterre et secondairement par la France.

Si l'Amérique n'a pas fait son éducation de commanditaire, elle a fait moins encore son éducation d'importatrice : c'est là surtout que son attitude, ses réflexes sont ceux d'un protectionnisme congénital. Ce protectionnisme est, me semble-t-il, moins celui d'une nation que d'un continent qui, dès l'instant qu'il a acquis l'indépendance politique, s'est voulu économiquement, industriellement autonome. Nous avons montré que pareil programme d'autarcie, irréalisable et du reste stupide pour un pays de dimensions réduites, est parfaitement concevable pour une économie de type continental. On comprend qu'il en soit à la longue résulté un état d'esprit dans lequel le Free trade cobdenien apparaît comme une doctrine étrangère, anglaise, alien, en donnant à ce mot son sens péjoratif.

Il est vrai qu'avec le XXe siècle se développaient des industries puissantes qui, imbattables dans leurs prix de revient et commençant à déborder, tendaient au libéralisme, plus soucieuses de conquérir des marchés extérieurs que de se défendre sur le leur. Une préoccupation nouvelle se dessinait ainsi dans la politique douanière américaine, qui, après s'être exprimée dès 1890 dans la clause de réciprocité du Tarif McKinley, inspirait le Reciprocal Trade Act de 1934. Quelques très grandes industries, la Banque new yorkaise, le consommateur en général s'orientent plutôt vers un certain relâchement de la rigueur tarifaire, mais on ne saurait s'y tromper, l'industrie dans son ensemble, surtout la moyenne et la petite, demeure profondément et même farouchement protectionniste. Axé sur le marché intérieur, l'industriel de moyenne ou de petite ville surveille jalousement l'importation, immédiatement prêt à demander un accroissement de tarif dès qu'il sent la pression d'une concurrence extérieure. Il fait valoir alors que l'article étranger ne [p. 316] doit son prix plus favorable qu'aux salaires de famine de pays étrangers à bas niveaux de vie. L'argument porte infailliblement, d'autant plus qu'à la Chambre des Représentants et surtout au Sénat ces plaintes ont immédiatement audience : électoralement Main Street l'emporte toujours sur Wall Street. Le parti démocrate lui-même n'est que relativement libéral : ses tarifs, en principe simplement fiscaux, sont en fait protectionnistes et ses accords de réciprocité contiennent une escape clause qui donne au président un verrou avec lequel il peut à tout instant fermer hermétiquement la porte de la maison. Quant au parti républicain, c'est par tradition, par doctrine, par tempérament qu'il est acquis à la politique du haut tarif : le président Eisenhower, dont la tendance personnelle serait plutôt libérale, mais qui ne peut se prévaloir d'aucun mandat populaire à cet effet, n'a obtenu des assemblées républicaines qu'une reconduction d'un an du Reciprocal Trade Act. Tout espoir, sous le régime républicain, d'un relâchement tarifaire serait vain. Pareil relâchement viendrait-il même à se produire que les importations se heurteraient à une seconde ligne de défense plus formidable encore, celle des règlements administratifs de la Douane, capables d'annuler toutes les concessions accordées par ailleurs. Ne nous y trompons pas du reste : c'est en vertu d'une délégation implicite que la Douane pratique cette intransigeance.

Le diagnostic de l'Europe est lucide : devenue débitrice chronique et privée de ses réserves anciennes, elle sait ne pouvoir retrouver quelque équilibre dans ses échanges transatlantiques que s'il lui est permis de s'acquitter en marchandises. Si les États-Unis insistent pour qu'elle s'organise et s'ils veulent que ce ne soit pas sans eux, il faut de toute nécessité que la porte américaine s'ouvre plus largement aux importations du vieux continent : c'est la formule Trade not Aid, l'échange remplaçant le subside. Il faut avouer que l'opinion américaine, surtout sous l'égide républicaine et en dépit des avertissements d'un gouvernement qui semble avoir compris, ne s'oriente guère dans ce sens. Elle n'est instinctivement disposée ni à une politique d'investissements extérieurs, ni à un abaissement du tarif, ni à l'acceptation d'une balance commerciale défavorable, qu'elle n'envisagerait qu'avec pessimisme. On semble au fond préférer un système selon lequel, les bénéfices étant réalisés à l'intérieur, c'est dans les conditions d'une sorte de dumping qu'on disposerait d'une partie de l'excédent exportable.

[p. 317] Le peuple des États-Unis est loin d'avoir compris que l'excédent d'importations est en réalité un signe de richesse. Ses réflexes ne sont pas internationaux et son souci primordial est de conserver le privilège d'un marché national dont il estime que la capacité d'absorption est illimitée. Au fond il ne croit pas avoir besoin du dehors pour maintenir une prospérité qu'il s'agit de défendre contre la concurrence, à ses yeux malsaine, de pays à bas salaires : à la moindre menace de chômage une clameur exige la surélévation de la muraille de Chine qui entoure le pays.

Du point de vue de la sagesse économique ces idées sont fausses. On comprend cependant – mais il faut pour cela avoir vécu aux États-Unis – qu'elles soient entretenues, si l'on considère qu'il s'agit d'un continent dont les ressources non encore mises en valeur sont énormes, et d'un marché intérieur dont la capacité d'achat, illimitée de ce fait, s'accroît de tout progrès dans le coût de revient. L'économie américaine, au lendemain de la seconde guerre mondiale, s'est accommodée d'un régime dans lequel une partie des exportations ne sont pas payées : c'est comme un dumping, dont le but peut être politique, mais qui joue aussi en entretenant la marche à plein du système, comme une prime contre le chômage. L'essentiel est que la machine tourne.


IV


Le monde, au XIXe siècle, avait su trouver un équilibre économique, mais c'est un problème que le XXe, jusqu'ici, n'a pas su résoudre. L'équilibre du XIXe reposait sur l'Angleterre ; c'est sur les États-Unis que le déséquilibre du XXe se concentre.

La mise en valeur planétaire et les échanges mondiaux relevaient, au siècle dernier, d'une réelle unité de direction : quand on quittait les rivages de l'Europe, on entrait dans une sorte de république mercantile internationale, fonctionnant sous l'égide de l'Angleterre et, dans l'ensemble, régie selon les pratiques du Free trade ou au moins du Fair trade britannique. Les marchandises s'échangeaient sans trop d'obstacles et les hommes circulaient librement : il ne faut jamais oublier qu'entre 1840 et 1914, 40 000 000 d'Européens ont quitté le vieux continent pour s'établir au delà des océans. Mais voici l'essentiel : la balance commerciale anglaise était déficitaire, ce qui signifie que tout le monde avait, ou pouvait avoir, des livres sterling [p. 317] (l'observation s'appliquait aussi du reste aux grands pays de l'Europe centrale et occidentale). L'Angleterre était le grand importateur mondial, l'entrepôt britannique absorbant, mais redistribuant aussi, d'immenses quantités de produits. La marge déficitaire de la balance se réglait, soit par des services (mais un service est lui aussi un produit), soit par le revenu des capitaux que l'Angleterre ou l'Europe investissaient massivement au dehors. Ces données sont connues, elles sont mêmes banales, mais notre siècle pâtit de n'en pas posséder l'équivalent.

Pourquoi l'Angleterre, l’Europe avaient-elles des balances défavorables ? Parce qu'elles avaient besoin des importations extra-européennes, c'est-à-dire parce que leurs relations avec les autres continents reflétaient un régime d'échanges complémentaires. L'Angleterre avait besoin de blé, de viande, de textiles bruts, de minerais... ; l'Amérique du Sud (et même du Nord), l'Asie, l'Afrique, l'Océanie avaient besoin d'articles manufacturés, de « services », de capitaux, c'est-à-dire des techniques accumulées par une civilisation industriellement plus évoluée que la leur. Et, comme les monnaies s'échangeaient librement, l'utilisation du sterling était universelle, un crédit sur Londres étant l'équivalent d'un crédit sur toute partie de la planète.

Aujourd'hui c'est l'Amérique du Nord qui a remplacé l'Angleterre comme clef des relations économiques internationales, mais la situation n'est plus du tout la même. D'abord, avec l'U.R.S.S. et la Chine, c'est tout un bloc continental opaque, euro-asiatique, qui échappe aux échanges internationaux. Mais une libre circulation des produits n'existe ailleurs qu'à peine davantage, dès l'instant que le nationalisme économique entoure tous les pays de barrières souvent infranchissables. Ces barrières ne résultent pas tant de tarifs douaniers ou de contingents d'importations que d'un inextricable réseau de formalités et de vexations administratives, allant du contrôle des changes aux visas de passeports et aux vaccinations. On a l'impression d'un moteur dont les transmissions seraient grippées.

Mais j'arrive une fois encore à l'essentiel. La balance commerciale du principal interlocuteur, les États-Unis, est favorable, ce qui signifie que personne n'a de dollars et que, dans la mesure où l'on a des livres, celles-ci sont inutilisables parce que non échangeables contre des dollars. Or, pourquoi la balance commerciale américaine est-elle favorable ? Parce que [p. 319] les États-Unis ne sont pas complémentaires du reste du monde. L'Angleterre est une île, l'Europe « un petit cap du continent asiatique », mais les États-Unis sont un continent massif. Alors que l'Angleterre avait, a toujours besoin de blé, de viande, de coton, de pétrole, les États-Unis ont tout cela chez eux et c'est seulement depuis une époque toute récente qu'ils commencent à ressentir quelque pénurie de telles matières premières indispensables à leur industrie.

En face de cette Amérique, dont l'indépendance même joue comme un élément perturbateur, nous ne trouvons plus qu'une Europe réduite, déséquilibrée en dépit de son relèvement : l'échange, malgré tout, nécessite entre les interlocuteurs une certaine égalité, or, entre l'Europe et l'Amérique, cette égalité n'existe pas. Entre les États-Unis et les autres continents l'équilibre ne réussit même pas à s'établir de façon vraiment satisfaisante, car si l'Américain achète du caoutchouc et même maintenant du pétrole, il n'a besoin ni de blé, ni de viande, ni de coton.

Entre les deux systèmes que nous venons de comparer il existe une différence fondamentale et inquiétante. Le système européen était un développement naturel, fondé sur l'échange complémentaire, dans un siècle bénéficiant de la paix internationale. Le système américain, développement naturel lui aussi dans son origine, est devenu du fait de la guerre une économie leader, dont l'ascension trop fulgurante par rapport au reste du monde n'a pas permis jusqu'ici l'établissement d'un régime planétaire comportant les conditions de la santé économique.

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