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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 34.

LES FONDEMENTS DE
LA POLITIQUE EXTÉRIEURE
DES ÉTATS-UNIS



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Les conditions dans lesquelles se détermine la politique extérieure des États-Unis relèvent d'une contradiction initiale.

Par sa formation traditionnelle l'Américain est continental : il l'est politiquement, dès l'instant que sa nationalité s'est constituée contre l'Angleterre, par une séparation voulue d'avec l'ancien monde ; économiquement, parce qu'il se sent indépendant, du fait de ses ressources naturelles qui lui suffisent, du fait aussi de son marché intérieur, sur lequel il fonde sa prospérité. Dans son attitude vis-à-vis du dehors, cette psychologie, susceptible de survivre même aux circonstances qui l'ont fait naître, apparaît comme la source toujours vivace d'un isolationnisme congénital.

Mais ce même Américain est par contre universel dans ses préoccupations, de trois façons différentes. Il l'est d'abord par son moralisme protestant, à la manière britannique. C'est sous l'angle moral qu'il pose toutes les questions, se réservant le privilège – dont il tire grande satisfaction – de juger les autres peuples : si ceux-ci ne se comportent pas selon son éthique, il les réprouve, comme s'ils avaient fait le mal. C'est d'un moralisme juridique que relève également son attachement sincère à quelques grands principes issus du XVIIIe siècle : sa conception optimiste de la nature humaine, sa foi dans la démocratie, son respect du droit international, sa condamnation de la conquête, surtout de la conquête coloniale qui se fait par mer (si elle se fait par terre, [p. 321] c'est de l'expansion). Mais l'intérêt économique a fini, lui aussi, par orienter les préoccupations américaines dans le sens de l'universalité : devenus importateurs de matières premières, exportateurs de manufacturés, les États-Unis veulent avoir leur part des ressources naturelles mondiales et des marchés internationaux ; débordant commercialement et politiquement hors de leur continent, ils sont conduits à ne se désintéresser de rien de ce qui se passe dans le monde.

Deux facteurs sont ici en jeu et chacun d'eux implique cette contradiction. L’intérêt est à la fois isolationniste et expansionniste. Quant à l'opinion, ressort décisif du régime, elle est instinctivement hostile à toute compromission extérieure, mais elle ne peut se retenir de prendre parti, même dans les affaires qui ne la regardent pas : accoutumée de longue date à le faire avec impunité, elle se rend mal compte que les circonstances ont changé. Dans cette attitude, l'intérêt et la passion sont tellement entremêlés qu'il est éventuellement impossible de les distinguer.

Il n'entre pas dans le cadre de cette étude de décrire la politique extérieure des États-Unis, mais seulement d'en chercher les fondements. Je crois bien que, depuis le début, la psychologie et l'inspiration en sont bien restées les mêmes, mais le visage du monde et la position américaine se sont transformés de telle façon qu'il s'agit moins d'une évolution que d'un renversement, dont le pivot de révolution doit être fixé à 1914, peut-être à la guerre hispano-américaine de 1898. Il y a d'abord une doctrine traditionnelle, héritée des XVIIIe et XIXe siècles ; puis, entre les deux guerres, une crise de cette doctrine ; enfin, depuis la seconde guerre mondiale, une orientation nouvelle et, semble-t-il, définitive.


I


La doctrine traditionnelle repose sur trois affirmations essentielles et trois préoccupations annexes.

Les trois affirmations essentielles sont d'abord de maintenir l'indépendance du pays vis-à-vis de l'ancienne métropole et en général de l'Europe, au besoin contre elles : le peuple américain est né d'une révolte et, dans sa sentimentalité politique, il en conserve le souvenir. Cela ne suffit pas, il faut encore préserver le continent américain de toute emprise européenne nouvelle : le passé est le passé, on l'accepte ou plutôt on le tolère [p. 322] sous la forme d'établissements coloniaux antérieurs ; mais on ne souffrira pas d'autres conquêtes ni même d'interventions armées sur le territoire du nouveau monde, point de vue américain, au sens non seulement national mais continental du terme. Il y a enfin, traversant toute l'histoire des États-Unis, la condamnation de principe de tout régime politique niant la démocratie ou même contredisant les principes propres de la démocratie américaine : il ne s'agit pas seulement de réprobation morale ; on ne reconnaîtra pas, ou on ne reconnaîtra qu'avec la plus grande mauvaise volonté les gouvernements issus de la violence ou imposés du dehors. Il va de soi qu'en fait les États-Unis ont souvent entretenu des relations diplomatiques avec des régimes dont ils n'acceptaient pas les principes, mais au fond de la doctrine il y a l'idée que la reconnaissance implique une approbation tacite, ce qui va à l'encontre de la politique de non-intervention. C'est un de ces cas, si fréquents aux États-Unis, où l'idéologie se mêle à la diplomatie, confusion qui dure encore dans l'esprit américain toutes les fois qu'il s'agit d'une reconnaissance de jure.

Voici maintenant les trois préoccupations annexes. La politique américaine revendique la liberté de ses communications océaniques : ce n'est pas un souci primordial pour un pays économiquement autonome mais un aspect de son indépendance, d'autant plus qu'au XIXe siècle les États-Unis ont une importante marine à voiles. Une revendication analogue s'exprime à l'égard des sources internationales de matières premières, dont l'industrie américaine peut de moins en moins se désintéresser. Il en est de même en ce qui concerne l'accès aux marchés étrangers : tant que les exportations étaient surtout concentrées sur des produits bruts, c'est à peine si elles avaient besoin d'être défendues, mais il ne devait plus en être de même dès l'instant qu'elles se composaient en proportions croissantes d'articles manufacturés. Ainsi naissait une doctrine de politique douanière qui est toujours restée celle des États-Unis : sans réclamer de privilège, protester contre tout régime comportant une discrimination à l'égard des exportations américaines. Protectionniste à l'intérieur, l'Américain, dans les discussions économiques internationales, tient le langage du libéralisme. Voilà à quoi traditionnellement tiennent les Américains.

Il y a par contre toute une série d'ambitions ou de précautions qui leur sont indifférentes, au point qu'ils ne les comprennent même pas de la part des autres. Acquérir des ter-[p. 323] ritoires par exemple : une fois leur territoire national constitué – par conquête du reste, ils l'oublient volontiers – ils se sont déclarés satisfaits, d'autant plus que l'espace ne leur manquant pas, il n'a pour eux aucune valeur propre. Combien de fois l'Europe du XIXe siècle ne s'est-elle pas persuadée que les États-Unis allaient « prendre » le Canada, ou bien le Mexique ? C'était méconnaître entièrement l'esprit américain, gavé de kilomètres carrés dans un continent où, à la différence de l'Europe, il y a place pour tout le monde. Rangeons dans la même catégorie l'acquisition de colonies. Il y a une expansion coloniale américaine, mais elle s'est exercée, non par mer mais par englobement continental, comme pour la Russie. Aux yeux de l'opinion américaine l'Algérie est « coloniale », mais ni le Texas ni la Californie ne le sont, ni non plus, dans l'euphorie stalinienne de 1945, la Mongolie ou la Mandchourie. Ceci du reste en toute bonne foi : les États-Unis se considèrent encore eux-mêmes comme une colonie libérée, sentimentalement hostile à toutes les métropoles, engagée à soutenir toute libération. On méconnaît généralement la spontanéité, la profondeur de ce sentiment anticolonial : si le gouvernement est amené à n'en pas tenir compte ou même à le contredire, il ne peut le faire qu'hypocritement. Il est enfin une chose que l'Amérique n'a faite qu'à son corps défendant : prendre la direction du monde, avec ses responsabilités. Non que les États-Unis d'avant 1914 n'aient été à leur façon impérialistes : ils l'ont été, sans même chercher à s'en cacher, mais en vertu d'un expansionnisme limité à leur continent. Quand les Américains se sont trouvés en présence d'une éventualité de domination universelle, c'est sincèrement qu'ils ont d'abord reculé, devant les embarras de l'Empire, et si la destinée leur en a finalement imposé la charge, c'est (sous la réserve que l'appétit vient en mangeant) contrairement à leur désir.

On voit, dans la formation initiale de cette politique, l'importance primordiale du facteur géographique, de cet isolement continental générateur d'une immense sécurité. Mais on y voit aussi l'importance au moins égale du facteur idéologique, dont la sincérité ne saurait être mise en cause et dont l'expression s'est si longtemps renforcée de son impunité. Toute cette politique est pénétrée d'un insistant parfum d'Amérique et de XVIIIe siècle.

Deux textes fondamentaux ont, jusqu'en 1914 et presque jusqu'en 1939, inspiré l'attitude américaine. Dans son message [p. 324] d'adieu, à la fin de son second terme présidentiel, Washington disait :

L'Europe possède un système d'intérêts, pour elle essentiel, mais qui ne nous concerne pas, ou du moins ne nous concerne que de très loin. Il s'ensuit des discussions, des querelles fréquentes, dont les causes nous sont étrangères. Pourquoi compromettre notre paix et notre prospérité en nous laissant impliquer dans les intrigues du vieux continent, dans ses rivalités, ses ambitions, ses luttes d'intérêts, ses factions, ses caprices ?

Et, dans son message fameux du 2 décembre 1823, le président Monroe :

Les continents américains, par la position libre et indépendante qu'ils ont assumée et maintenue, ne doivent plus être considérés désormais comme un domaine susceptible de colonisation par les puissances européennes. Nous considérerons à l'avenir toute tentative de leur part d'étendre leur système à quelque portion que ce soit de cet hémisphère, comme mettant notre sécurité en péril : il nous serait impossible de considérer avec indifférence une intervention de cette nature.

L'autorité morale que ces textes ont conservée pendant plus d'un siècle est immense, presque biblique. Leur signification est claire. Les États-Unis, libérés de leur lien colonial ancien, disent à l'Europe : « Je ne me mêle pas de vos affaires, ne vous mêlez pas des miennes », et ils le disent en tant que nouveau monde s'adressant au vieux monde. Dès lors la conséquence est nette, ils n'ont pas à prendre parti dans les querelles européennes : il leur est indifférent que tel pays y soit vainqueur, ou tel autre vaincu. Aucun sentiment de solidarité quelconque et, notez-le, cet état d'esprit persiste, même aujourd'hui : l'Américain se sent toujours à part.

Mais, attention, ce désintéressement générateur de neutralité ne s'étend pas au continent américain, que l'on considère un peu comme une chasse gardée dont il convient d'écarter les intrus, ce qui, par extension de la doctrine de Monroe, conduit à la tentation de revendiquer un droit d'intervention. Il ne s'étend pas non plus à l'océan Pacifique : s'il existe une sorte de courant sentimental qui détourne l'Américain de l'Europe, ce même courant l'attire indéniablement vers l'Ouest, le pousse à se préoccuper de ce qui se passe en Extrême-Orient, éventuellement à y intervenir. Dans les deux cas on discerne un impérialisme latent, un instinct d'expansion irrésistible comme un processus biologique, ce que souligne bien l'expression de « destinée manifeste ». Mais ce qui domine, c'est à l'égard de l'Europe un esprit [p. 325] de défense, une réaction de méfiance, reflétant au fond le dédain d'un passé périmé. Jusqu'à la première guerre mondiale les Américains restent des provinciaux, séparés par un océan du foyer politique de la planète, préoccupés surtout de mettre en valeur un continent, en réalité excentrique.

II


La crise que subit la politique des États-Unis au XXe siècle a pour cause profonde l'extension de l'horizon américain. Dès la fin du XIXe siècle le pays évolue vers un nouvel équilibre économique : il importe des matières premières, exporte des manufacturés, du fait de son splendide épanouissement industriel ; l'esprit isolationniste ancien subsiste, mais certains intérêts regardent de façon croissante au dehors. L'horizon politique s'élargit également, le point tournant étant en l'espèce la victoire sur l'Espagne (1898) : les États-Unis s'établissent à Cuba, à Porto-Rico, aux Philippines, dans plusieurs archipels du Pacifique et bientôt (1904) à Panama. La route Caraïbe, avec l'ouverture du Canal en 1914, devient un élément essentiel des communications maritimes américaines. En fait, dès le début du XXe siècle, les préoccupations politiques des États-Unis sont à l'échelle mondiale. Jusqu’alors l'Europe les avait considérés comme une puissance de deuxième ordre, n'y accréditant que des ministres : désormais elle y envoie des ambassadeurs. Dans le concert des puissances le gouvernement de Washington fait figure d'égal, au niveau des plus grands.

La psychologie, la psychologie politique des Américains n’a cependant pas changé et, en 1914, leurs premières réactions restent intégralement celles de leur tradition. Il y a sans doute des préférences –, l'Ouest est plutôt pour l'Allemagne, l'Est pour les Alliés –, mais la neutralité paraît la seule attitude possible et personne, non personne, n'imagine que le pays pourrait être entraîné dans la guerre : le Suave mari magno de Lucrèce exprime bien ce qui est au fond des esprits. Cependant, trois ans plus tard, l'Amérique est entrée dans la guerre. Demandez aux Américains pourquoi ? Ils vous répondront que la cause des Alliés était juste et que, l'ayant reconnue telle, ils sont venus à leur aide, sans autre intérêt dans le conflit : le peuple américain aurait donc fait une croisade. L'explication a toute sa valeur pour les individus, que l'idéologie du droit a certainement [p. 326] inspirés, mais l'intervention armée de 1917 a sa cause directe dans l'impossibilité de tolérer davantage les torpillages allemands : comme en 1812 par l'Angleterre, la liberté des communications maritimes – l'un des principes, ne l'oublions pas, de la politique américaine – était bafouée ; un moment arrivait où, sans perdre la face, l'abstention devenait impossible. Je crois cependant, et bien des américains m'ont confirmé la vérité de ce point de vue, que la cause profonde de l'intervention était politique. L'Amérique s'accommodait d'un équilibre mondial fondé sur l'hégémonie britannique, mais assurant en fait la prédominance d'une civilisation de langue anglaise, commune aux Anglais et aux Américains ; l'extension hors d'Europe d'une domination allemande, fondée sur d'autres principes, sur une idéologie entièrement différente, eût signifié pour les États-Unis la rupture d'un système dont ils se sentaient en fin de compte solidaires : ils ont estimé qu'il valait la peine de faire la guerre pour le défendre.

Il y avait, dans cette orientation, moins un changement qu'un total renversement de toute la tradition antérieure, mais les contemporains, qui n'en avaient pas conscience, croyaient honnêtement qu'ils pourraient revenir ensuite aux positions du passé. Nous signalions plus haut la contradiction de base entre une idéologie universaliste et un tempérament isolationniste. Ces circonstances exceptionnelles la mettaient en pleine lumière, provoquant l'équivalent de ce que, dans l'évolution des maladies, on appelle la crise. L'idéologie wilsonienne exprimait certainement, en matière de politique internationale, la conviction profonde des Américains, mais une tendance instinctive les attirait dans un autre sens : internationaux de doctrine, ils ne l'étaient pas de tempérament.

On ne peut s'étonner dans ces conditions que, dès l'armistice et surtout le traité de Versailles, un puissant instinct de réaction ait poussé les États-Unis à reprendre l'attitude d'isolement préconisée par Washington et Monroe. On avait du reste l'illusion que les buts de guerre avaient été atteints : par cette intervention, tout exceptionnelle, l'Amérique avait été mise à l'abri de toute menace extérieure, le système anglo-saxon était consolidé et selon la formule wilsonienne – the world safe for democracy – la démocratie semblait assurée dans le monde. C'était donc fini, la page était tournée... C'est dans cet esprit que l'Amérique, reniant les conséquences logiques de son inter-[p. 327] vention, refusait de signer le traité de Versailles, d'adhérer à la Société des Nations et à la Cour de justice internationale, se défendait de collaborer officiellement et solidairement à la reconstruction de l'Europe, revenait avec les Tarifs Fordney et Smoot-Hawley à un super-protectionnisme continental et finalement, par sa législation du Neutrality Act de 1935-1937, affirmait sa ferme volonté de ne plus jamais se laisser entraîner dans une guerre de l'Europe.

Les républicains, succédant aux démocrates qui avaient fait la guerre, n'acceptaient officiellement aucune solidarité européenne, et cependant on avait pris l'habitude d'intervenir, non pas en alliés et sur pied d'égalité, mais en arbitres. En fait l'Amérique restait en Europe. Par ses observateurs, par ses experts, elle jouait dans les conférences dont théoriquement elle se voulait absente un rôle dirigeant, cependant que l'opinion américaine prenait passionnément parti, se réservant de juger, d'approuver, de condamner, du point de vue supérieur de la morale : la France était militariste, l'Allemagne après tout méritait la pitié, et peut-être n'était-elle pas en somme seule responsable de la guerre ? Le programme américain était de maintenir la paix en Europe, d'y empêcher tout impérialisme, de rapprocher les peuples, de soutenir – et certains le faisaient avec une passion toute religieuse – la Société des Nations, sans cependant y entrer. En droit sinon en fait cette politique prétendait continuer celle de la tradition, mais une « destinée manifeste » imposait désormais l'intervention mondiale, plus encore hors d'Europe que dans le vieux continent : c'était en Amérique la Dollar diplomacy de Coolidge, en Chine l'Open door de Stimson. Commentant cette position nouvelle, le London Times écrivait en 1921 à l'occasion de la Conférence navale de Washington :

Pour la première fois dans leur histoire les États-Unis sentent la nécessité d'avoir une politique mondiale, dans le plein sens du terme. Presque sans transition, ils ont passé de la position d'une simple puissance commerciale à la position dominante d'une puissance contrôlant financièrement le monde. Et maintenant ils réalisent à quel point ce changement doit réagir sur leurs relations avec l'ensemble de la Planète. Pour la première fois l'Amérique voit tout ce qui est contenu dans cette expression, les communications mondiales, c'est-à-dire une flotte commerciale et une flotte de guerre, des routes maritimes sûres, du charbon et des bases charbonnières [on dirait aujourd'hui pétrolières], des câbles sous-marins, et tout cela en accord avec ses intérêts nationaux...

[p. 328]

III


Virtuellement Monroe était périmé : la crise des menaces totalitaires allait mettre le fait en pleine lumière. Par le Japon en Mandchourie, par l'Italie en Éthiopie les principes du droit international affirmés par Wilson sont ouvertement bafoués, sans que la S. D. N. puisse ou ose réagir ; Mussolini, puis Hitler, instituent des régimes qui sont la négation de la Démocratie et se proclament agressivement tels ; leur succès, leurs prétentions mettent de nouveau en péril l'hégémonie britannique, paravent du système anglo-saxon ; en Europe souffle avec persistance un vent d'Est desséchant dont les effluves nocifs attaquent comme un corrosif la civilisation libérale de l'Occident. Et cette fois les États-Unis ressentent une solidarité. Les approches du continent américain apparaissent pour la première fois vulnérables : depuis le vol symbolique de Lindbergh en 1927 l'Atlantique ne se présente plus comme une protection intégrale. L'opinion est tenue au courant de ces faits, mais elle n'en tire immédiatement aucune conséquence : tournée vers le passé plus que vers l'avenir, sa préoccupation dominante est d'empêcher que le pays ne soit une fois encore entraîné dans une guerre européenne : « Vous ne nous aurez pas une seconde fois », semble-t-elle dire et c'est de cet état d'esprit que naît le Neutrality Act, pourtant bien postérieur aux agressions de Mandchourie et d'Éthiopie.

Telle est l'attitude de l'opinion, mais le gouvernement, lui, se rend compte qu'une nouvelle menace s'élève à l'horizon, sinon directement contre les États-Unis, du moins contre les principes qu'ils représentent et même contre les positions avancées qui couvrent la sécurité américaine. Non sans beaucoup d'hésitations, d'incertitudes, de retours en arrière, l'administration du président Roosevelt, au pouvoir depuis 1933, tire de ces circonstances les leçons sévères qu'elles comportent : il faut souhaiter la chute des régimes totalitaires, encourager ceux qui les combattent et, s'il le faut, les soutenir, renforcer la défense commune du nouveau monde, par une good neighbour policy exempte d'impérialisme, susceptible de développer l'Union panaméricaine ; surveiller plus loin qu'autrefois les approches du continent américain, non seulement le Groenland, l'Islande ou Terre-Neuve, mais même Lisbonne et Dakar, dès l'instant qu'il [p. 329] n'est plus indifférent de savoir qui contrôle ces bases. La sécurité gratuite des États-Unis paraissait tenir à la protection de l'océan ? Elle tenait en réalité au fait qu'une Angleterre ruler of the waves ne constituait pas une menace ; il n'en serait plus de même avec une Allemagne maîtresse de l'Atlantique.

Dans la politique américaine, les années trente apparaissent comme un tournant. Jusqu'alors, les États-Unis avaient toujours conseillé aux Alliés la mansuétude à l'égard de l'Allemagne, taxé la France de militarisme parce qu'elle conservait la conscription et voulait maintenir une armée puissante. Désormais le ton change, on recommande la fermeté, la résistance, éventuellement le recours à la force : c'est le cas à propos de la Mandchourie, des sanctions contre l'Italie, de Munich. On avait reproché à la France son armée, maintenant elle ne réarme plus assez, on l'accuserait presque de lâcheté quand, devant l'abîme de la guerre, elle recule. Sans doute ne s'agit-il que d'exhortations, de pressions : « Faites-vous tuer jusqu'au dernier », nous dit-on ! Une partie de l'opinion, violemment antifasciste, s'oriente vers un bellicisme moral qui fait honte aux Européens de leur pusillanimité, mais néanmoins la politique américaine reste celle de la neutralité, d'une neutralité presque agressive. Un courant plus fort entraîne cependant le pays dans un autre sens et c'est en vertu d'une logique inéluctable que nous le voyons une seconde fois participer à une guerre européenne.

Pourquoi les États-Unis ont-ils donc fait la deuxième guerre mondiale ? Exactement pour les mêmes raisons qui les avaient entraînés dans la première, avec cette nuance cependant que l'idéologie antitotalitaire a joué un rôle qu'elle n'avait pas tenu en 1914 : si la sécurité américaine était mise en péril par la menace d'une hégémonie allemande, l'offensive nationale-socialiste contredisait agressivement la Démocratie. Il n'est pas sûr cependant que, sans Pearl Harbor, le gouvernement eût pris sur lui de jeter le pays dans la guerre. Le président n'avait-il pas dit et répété – again and again and again – qu'il n'enverrait jamais les boys américains combattre dans les « guerres étrangères » ? L'agression japonaise transformait un conflit « étranger » en guerre défensive du continent américain. L'attraction sentimentale vers le Pacifique jouait alors : des deux guerres, en Europe et en Asie, c'est indéniablement la seconde qui, dans la sensibilité populaire, a tenu la première place ; celle-ci était nationale, celle-là politique seulement. Parmi ces facteurs de [p. 330] déclenchement nous n'avons pas rencontré l'impérialisme : il se peut que par la suite l'appétit soit venu en mangeant, mais on doit reconnaître que les États-Unis n'étaient pas impatients de s'ériger en leaders mondiaux.


IV


Nous sommes en 1945. Voici l'Amérique une fois encore victorieuse, s'étant montrée capable non seulement de constituer un armement formidable, mais de s'en servir sur les champs de bataille, dans une guerre à la fois héroïque et administrative qui mettait en valeur la magnifique diversité de ses dons. Cependant, pas plus qu'en 1918 le but n'était atteint. L’Allemagne était vaincue, le national-socialisme terrassé, mais la menace antérieure reparaissait, transposée, sous la forme encore plus dangereuse d'une Russie également expansionniste et d'un totalitarisme cette fois situé à gauche. Le monde, décidément, n'était pas safe for democracy, du moins pour les démocraties occidentales, qu'il fallait désormais distinguer des démocraties populaires.

Après les illusions de Yalta, vite dissipées, le gouvernement américain se rend compte, dès avril 1945 à la Conférence de San Francisco, qu'un nouvel adversaire, plus redoutable que le précédent, s'élève à l'horizon, à la fois à l'Est au delà de l'Elbe et à l'Ouest au détroit de Behring. Il n'y a plus que deux puissances mondiales, s'opposant non seulement dans un partage d'influence mais dans leur conception de la production et de la vie. La source profonde de la rivalité est idéologique : pour l'Américain, imbu de la doctrine de la libre entreprise, le communisme n'est pas seulement néfaste, il est condamnable moralement, incompatible avec la démocratie, d'où la tendance à le combattre dans l'esprit de la croisade. La politique, l'intérêt, la passion se confondent en l'espèce, inextricablement.

Ce qu'il s'agit de défendre, et pour la troisième fois, c'est le monde anglo-saxon, la civilisation occidentale elle-même, mais dans des conditions transformées, presque renversées. Hier ceux qui étaient sur le front, c'étaient les Anglais, les Français : les Américains s'en étaient d'abord remis à eux. Maintenant c'est l'Amérique qui est en première ligne, l'Angleterre n'est plus que le « brillant second ». La responsabilité passe aux États-Unis : il faut qu'ils soient présents partout, en force, prêts à soutenir à bout de bras la charge militaire, politique, financière du monde [p. 331] libre. Aucune puissance de premier plan ne subsistant entre l'Amérique et la Russie, c'est en somme de toute la civilisation occidentale que l'Amérique devient le garant, car l'écran de l'O.N.U. ne trompe personne.

Dans ces conditions il n'est plus question de s'enfermer dans le continent américain, à l'abri de deux océans désormais réduits comme une peau de chagrin : l'isolationnisme devient une position impossible à défendre. Attention ! Il n'y a jamais eu d'isolationnisme intégral, mais dans le sens où il existait il persiste vigoureusement dans les esprits. Ce qu'on appelait hier isolationnisme, c'était en réalité la volonté d'avoir avec l'Europe le moins de rapports possible, mais l'exclusion ne s'étendait ni à l'Amérique ni à l'Asie. Personne ne nie aujourd'hui que la responsabilité américaine ne dépasse les limites du continent, mais les néo-isolationnistes donnent dans leurs préoccupations la première place à l'Asie : on les appelle souvent Asia firsters. S'il s'agit de défendre l'Europe, ils sont tentés, avec Hoover, avec Taft, de n'envisager qu'une résistance en quelque sorte périphérique, appuyée sur les péninsules scandinave et ibérique, ainsi que sur l'Angleterre, transformée en porte-avions. Les « internationalistes » avec les démocrates, avec l'aile gauche du parti républicain acceptent de couvrir l’Europe occidentale, de la défendre militairement sur l'Elbe, de la soutenir financièrement dans un effort de reconstruction qui restaure son autonomie. Entre les deux conceptions l'Amérique hésite, encore qu'instinctivement elle soit attirée par la première : la défense périphérique comporte un effort d'outillage aérien, de munitions atomiques, mais elle permet de limiter l'effort d'effectifs. On a pu croire assez longtemps que le gouvernement adhérait à la thèse européenne, mais les changements décisifs apportés, dans le Pentagone, au haut commandement semblent avoir déterminé une orientation différente. Il s'agit bien, à l'égard de l'U.R.S.S., que ce soit en Europe ou en Asie, sur l'Atlantique, la Méditerranée, l'océan Indien ou le Pacifique, d'une politique de défense périphérique.

S'agissant de défendre le système des grandes voies océaniques contre le débordement d'une hégémonie européenne ou euro-asiatique, les États-Unis doivent seconder l'Angleterre, dans une large mesure la remplacer. C'est tour à tour contre la Russie, contre l'Allemagne, contre l'Italie même que la politique britannique entreprenait séculairement de maintenir libre la route de Suez vers l'océan Indien et l'Extrême-Orient. C'est [p. 332] maintenant de nouveau la Russie, sous la forme élargie de l'U.R.S.S., qu'il faut empêcher de déboucher sur la Méditerranée, sur l'océan Indien, sur les mers de Chine. De l'Espagne au Japon l'Amérique doit donc soutenir tous les États susceptibles de servir de barrage, de tampon, de point d'appui.

La tâche est lourde, écrasante, et tout autre y échouerait C'est en Europe même qu'elle paraît le plus ingrate. Nous ne saurions nous faire illusion, c'est un intérêt purement négatif qui retient les États-Unis sur le continent : ils n'y sont nullement pour y être, simplement pour prévenir la Russie de dominer jusqu'à Brest les pays encore libres à l'Ouest du Rideau de fer. C'est dans ce dessein, non en vertu de préoccupations économiques ou d'hégémonie, que le grand protecteur a entrepris, par le Plan Marshall notamment, de soutenir la reconstruction d'une Europe autonome. Nous avons montré la place, sans cesse déclinante, des exportations et importations européennes dans le commerce américain. Dès l'instant que l'Europe est là il faut la défendre, mais supposez que, telle une Atlantide, elle disparaisse sous les flots, soyez sûr que ce serait plutôt pour l'Amérique un soulagement.

À la vérité le vieux continent et de même les empires coloniaux par lesquels son influence déborde sur le monde apparaissent à l'Amérique comme un poids lourd, comme le legs périmé d'un passé avec lequel on refuse de se reconnaître solidaire. L'opinion aux États-Unis est presque à 100 p. cent anticoloniale : elle pousse le gouvernement à saper hors d'Europe les bases coloniales des puissances européennes que son intérêt est de soutenir. Cette contradiction souligne à quel point la politique américaine dépend toujours du sentimentalisme : spontanément elle est antifrançaise en Afrique du Nord ou en Indochine, antianglaise aux Indes, antihollandaise en Indonésie, et si une logique impérieuse l'oblige finalement de contredire cette attitude, elle ne peut le faire qu'hypocritement, sans qu'on ose l'admettre devant le public. Bien qu'il s'agisse de la civilisation occidentale et du maintien de son œuvre dans le monde, l'Amérique refuse d'admettre qu'il puisse s'agir d'une défense commune ; elle entend ne pas se laisser classer avec l'Europe par les pays que celle-ci avait dominés. Qu'en pensent ces pays eux-mêmes ? Ils voient bien que les États-Unis proclament l'indépendance de Cuba ou des Philippines, mais ils ne croient pas qu'il n'y ait pas d'intervention américaine à Cuba, aux Philippines, à Panama, dans les îles du Pacifique. L'Amérique est considérée [p. 333] par eux aujourd'hui, dans l'expansion de la race blanche, comme le successeur dont il faut se méfier. Leur liberté reste cependant limitée, car entre l'influence américaine et l'influence communiste, il leur sera difficile de ne pas se prononcer.

Il n'y a plus en effet en présence dans le monde que deux systèmes, s'opposant l'un à l'autre par-dessus la tête de l'Europe. Une partie de l'opinion américaine, les démocrates en général, l'aile libérale des républicains, le gouvernement lui-même, estimant qu'ils peuvent être compatibles, ont pour politique de contenir le communisme. D'autres, plus impatients en présence d'un adversaire agressif dont les provocations sont parfois difficiles à supporter, pencheraient au refoulement. Par sa résistance en Corée l'Amérique a marqué qu'il y avait une limite qu'elle ne laisserait pas transgresser ; mais devant une autre limite, celle de la guerre générale, elle s'est elle-même arrêtée, se refusant au risque qu'acceptait un Mac Arthur. Fidèle à une illusion qui déjà avait été la sienne en 1918, le gouvernement américain avait cru pouvoir laisser l'Europe se défendre elle-même et il avait massivement démobilisé. Puis son avance atomique lui avait paru une protection suffisante. Quand il s'est aperçu, en 1950, que ce qu'il croyait son monopole nucléaire n'en était plus un, le réarmement, pour la défense et au besoin pour l'attaque, est devenu sa politique, dès avant la Corée.

Enfin, le progrès atomique russe se précisant, le président Eisenhower en est venu à proposer, en 1953, une entente nucléaire générale. L'Amérique, à la vérité, se sent chaque jour davantage vulnérable à une offensive atomique. En septembre 1953, la Civil Defense Administration a établi et tenu à faire connaître une liste de 193 villes susceptibles de servir de cibles. Peut-être le gouvernement voit-il dans cette Défense civile une occasion de dépenses massives capables de prévenir une dépression éventuelle ? Peut-être aussi exagère-t-il à dessein le péril pour réveiller une opinion publique singulièrement amorphe ? En effet, à une enquête Gallup de 1953, un tiers seulement des interlocuteurs ont déclaré croire pour leur cité à un risque atomique effectif, ce qui signifie que les deux tiers des Américains continueraient de vivre dans l'illusion traditionnelle de la sécurité continentale. Ce n'est pas qu'on ne se soit attaché, et depuis longtemps, à les informer, à les tenir en état d'alerte, mais il faudrait sans doute leur appliquer le mot, si profond, du prédicateur : « Nous savons bien que nous mourrons, mais nous ne le croyons pas. »

[p. 334] À certains la guerre paraît inévitable, à d'autres probable, à tous possible, mais en présence de cette éventualité quelle est donc la réaction de l'opinion, dans ce pays d'opinion ? Combien différente de ce qu'elle est en Europe ! Quand les Américains, se retournant vers le passé, évoquent les formidables événements des vingt-cinq dernières années, ce n'est pas seulement ni même principalement la guerre qui se présente d'abord à leur souvenir mais la grande dépression. Celle-ci a probablement fait souffrir plus de gens aux États-Unis que la guerre elle-même. Mesurée par ses conséquences sur les attitudes et les réactions des Américains, elle doit se classer, avec la guerre civile, comme l'un des deux événements les plus importants depuis l'Indépendance. Par comparaison la guerre de 1940 n'est qu'une expérience secondaire, dont ont souffert les combattants et indirectement leurs familles, mais qui pour les autres s'associe à une période de plein emploi et à l'absorption de la crise dans le dynamisme de la production retrouvée. Telle est l'opinion exprimée par Galbraith dans son American capitalism et je m'abrite derrière elle, car, sous la plume d'un étranger, pareille thèse pourrait paraître choquante. N'en tirons pas la conséquence que les Américains veulent la guerre. Ils en parlent seulement comme des gens qui l'ont sans doute faite héroïquement mais qui ne l'ont pas faite sur leur territoire. Ils sont troublants ces propos recueillis par Lubell, dans son livre, The future of American politics « S'il doit y avoir une guerre, eh bien ! finissons-en », ou encore : « Préparons-nous à combattre la Russie, seuls s'il le faut, et il faudra bien en passer par là. » C'est l'attitude de gens qui croient que les choses se passeraient encore comme la dernière fois. Je ne connais guère d'Européen à l'Ouest du Rideau de fer qui tiendrait un pareil langage, car pour nous la guerre c'est la mort sans phrase, la fin de tout. Il ne semble pas que l'image qu'on s'en fait aux États-Unis, et cela même sous la menace atomique, soit de même nature. L'Amérique ne veut pas la guerre, c'est certain, mais il y a en Amérique des gens, même haut placés, qui sont capables d'en parler froidement, comme d'une chose qui se puisse envisager. Plus que toute autre chose cette attitude mesure à quel point l'Europe et l'Amérique en sont arrivées à vivre sous des climats différents. « Le soleil ni la mort, dit La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder fixement. » Or c'est ainsi que nous considérons la guerre.

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