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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 29.

LES PARTIS POLITIQUES (II)


I


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En définissant les républicains nous avons implicitement déterminé la position des démocrates. Leur tradition réside essentiellement dans la défense des non-organisés contre les intérêts organisés, de la masse des consommateurs contre l'avidité des producteurs, des minorités ethniques ou religieuses et notamment des immigrants contre les assimilateurs trop pressés, des États contre le pouvoir fédéral, de l'individu contre l'État. Depuis la guerre de Sécession jusqu'à la grande dépression, c'est-à-dire pendant près de trois quarts de siècle, ce sont les républicains qui ont occupé presque continuellement le pouvoir : les démocrates, de ce fait, ont contracté, même quand ils détenaient occasionnellement la présidence, un complexe d'opposition. Ils l'emportaient quand les choses allaient mal, de sorte que leurs programmes étaient plutôt revendicateurs que soucieux de maintenir les privilèges de ceux qui avaient réussi. Ils étaient capables de gouverner, et même avec poigne, tout aussi bien que leurs adversaires, mais l'attitude nationaliste ne pouvait être leur manière, dès l'instant qu'ils se faisaient les avocats de ceux qui, mécontents ou simplement distincts, ne se conformaient pas aux mots d'ordre des satisfaits. Il se créait ainsi une tradition que les succès ininterrompus du parti de 1932 à 1952 n'ont pas complètement annulée : devenu de façon inattendue le parti de la prospérité, il est resté un parti de revendication populaire, s'opposant au conservatisme de base des républicains.

[p. 263]

La topographie démocrate résulte de cet appel à des minorités dont l'addition peut faire une masse nationale imposante. Le raz de marée rooseveltien a temporairement recouvert tout le pays, mais en se retirant il a laissé émerger les socles fondamentaux du parti, c'est-à-dire le Sud, les populations urbaines et cosmopolites de l'Est et du Centre-Ouest, enfin un Ouest agraire instable et perpétuellement insatisfait. Il n'y a là aucune homogénéité : lorsque des Sudistes, des New Yorkais, des fermiers de l'Ouest se rencontrent dans une convention démocrate fédérale, ils seraient à une foule d'égards totalement étrangers les uns aux autres si la nécessité de vaincre électoralement ne les forçaient à se mettre d'accord sur un programme commun. Pendant plusieurs générations, c'est le Sud, le Solid South, qui a teinté le parti de sa couleur, mais quand les masses urbaines du Nord ont tendu, par leur nombre sans cesse accru, à prendre l'influence dominante dans les rangs démocrates, certains traits fondamentaux de la coalition se sont modifiés : non sans résistance, d'où une crise latente, sensible dès 1924 et 1928 avec la personnalité d'Al Smith, crise que la personnalité dynamique de Roosevelt a voilée pendant sa présidence mais qui demeure en somme non résolue.

Il subsiste néanmoins une tradition démocrate, ininterrompue depuis la guerre civile, avec cette singulière unité de courant, mais simplement de courant, qui est celle des fleuves traversant des régions successives, sous des climats différents. Jusqu’à Roosevelt une victoire démocrate était inconcevable sans le Solid South, qui fournissait une base de départ inébranlable. Il suffisait ensuite d'enlever quelques États pivots, New York, Ohio, Illinois, et la majorité des délégués présidentiels était gagnée. Il était naturel dès lors que le Sud déterminât le centre de gravité, la couleur du parti. Or il est une question qui, dans cette partie du pays domine, éclipse toutes les autres : le Nègre doit être tenu in his place. Considérant toute intrusion du Nord à cet égard comme intolérable, le Sud se trouvait logiquement conduit à affirmer le principe de la primauté du droit des États, ce qui du reste était déjà sa position avant la guerre de Sécession. Ce libéralisme juridique, dans une région restés longtemps non industrielle et avant tout exportatrice de coton brut, se doublait d'un libéralisme économique, s'exprimant dans la formule du Tariff for revenue only, c'est-à-dire d'un tarif exclusivement fiscal et non protectionniste, position dans laquelle on [p. 264] se rencontrait avec les consommateurs urbains de l'Est, soucieux de faire baisser le prix de la vie.

Pour soutenir cette politique, les leaders démocrates du Sud se réclamaient auprès de leurs troupes d'une sorte d'union sacrée. Comme il eût paru scandaleux de « voter républicain » au Sud de la Mason and Dixon line, comme d'autre part on empêchait par force les Noirs de parvenir jusqu'aux urnes, il en résultait un régime malsain de parti unique, prévenant la formation d'une gauche, stérilisant toute la vie politique. Il n'y avait plus qu'une armée mobilisée, dans laquelle toute dissidence prenait la gravité d'une désertion. On aboutissait ainsi, dans une région pauvre où les déshérités eussent eu des revendications sociales à faire valoir, à une tonalité étroitement conservatrice, réactionnaire même, dans laquelle ces démocrates pensaient au fond comme des républicains.

En industrialisant le Sud et en accroissant immensément le volume et le poids des masses urbaines démocrates du Nord, l'entre-deux-guerres devait modifier profondément l'équilibre démocrate. Le Sud évoluait économiquement : ses journaux continuaient par habitude à prôner le libre-échange dans leurs éditoriaux, mais à quelque autre page non moins lue on réclamait sans vergogne des droits protecteurs pour les usines que les capitaux yankees étaient venus établir en Caroline du Nord, en Géorgie, en Alabama, et bientôt dans tous les États jadis rebelles. Cependant, voici qu'avec Al Smith, avec Franklin Roosevelt, les démocrates du Nord se faisaient antiprohibitionnistes, socialisants et même – scandale ! – pro-Nègres. Quand, en 1928, Al Smith fut désigné comme candidat présidentiel, le Sud estima que décidément c'en était trop. Pouvait-il voter pour ce gouverneur irlandais et catholique de l'État de New York, dont un pamphlet injurieux présentait ainsi le programme : « La plateforme d'Alcool Smith : Alcool Al pour président ! Je suis pour l'alcool et le mauvais gouvernement. Ma plate-forme est humide, moi aussi. Je tiens mes votes des catholiques et des juifs. Quand je serai à la Maison Blanche je conduirai le peuple et le Pape me conduira. » Effectivement, et pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, quatre États du Sud, la Floride, le Texas, la Caroline du Nord et la Virginie, reniaient la discipline démocrate en votant pour Hoover. Roosevelt, par son prestige et surtout par son succès, retrouvait ensuite l'unité du parti, mais en 1948 la dissidence reparaissait : les Dixiecrats, groupés sous la bannière [p. 265] du gouverneur Thurmond, ne pouvaient se résoudre à avaler le Truman des civil rights, moins encore peut-être le Truman du Fair deal, et ils débauchaient quatre États, la Louisiane, le Mississipi, l'Alabama, la Caroline du Sud. En présence d'un parti démocrate orienté à gauche et se faisant le champion des droits humains de la couleur, le loyalisme si longtemps indiscuté du Sud fléchissait. Aux élections présidentielles de 1952, le Deep South s'est rallié au candidat démocrate, mais le Texas, la Floride, la Virginie, le Tennessee ont passé aux républicains, cependant qu'en Arkansas, en Louisiane, en Caroline du Sud le général Eisenhower obtenaient de fortes minorités. Le Sud dans son ensemble reste démocrate, mais le régime du parti unique a cessé d'y prévaloir.

C'est que l'axe du parti démocrate passe désormais par une ligne New York-Chicago et que sa préoccupation dominante est celle de ces masses urbaines qui, dans l'équilibre du pays, tendent à prendre une place de plus en plus grande. Ce sont elles qui fournissent maintenant aux forces démocrates leurs plus gros bataillons. Dans cet effectif, les immigrés ou fils d'immigrés, dont l'origine est encore reconnaissable, sont nombreux, plus nombreux même peut-être que les Américains dont les grands-parents ou arrière-grands-parents avaient déjà traversé l'Atlantique : on y recense sans peine, et sans le secours d'aucune statistique, des Irlandais, des Italiens, des Polonais, dix autres nationalités européennes, souvent encore mal assimilées. Ce que ces masses cosmopolites, insuffisamment digérées par le milieu national, cherchent dans le parti politique auquel elles se rattachent, c'est une protection contre le privilège d'ancienneté des occupants antérieurs, déjà pourvus et organisés pour se défendre : elles ont besoin d'un viatique pour pénétrer dans la communauté américaine, à titre de membres à droits égaux.

En attendant, elles demandent à être acceptées telles qu'elles sont, avec leur bagage exotique, leurs infériorités, leurs insuffisances d'adaptation. Dans les grands ports de l'Atlantique, c'est le parti démocrate qui a assumé ce rôle de protecteur des déracinés, des faibles, des isolés : dans ses rangs ceux-ci ne se sentent pas regardés de haut, du fait de leur race ou de leur religion, impression d'humanité combien rafraîchissante dans une société ou l'homme qui a réussi se fait volontiers pharisien. Que les purs viennent ensuite incriminer la corruption des « machines » démocrates, l'opinion des gens de la rue ne partagera pas tou-[p. 266] jours leur indignation : ceux-ci se souviennent qu'ils ont été accueillis dans le sein du parti sans qu'aucun stage de respectabilité anglo-saxonne ait été exigé d'eux. De façon symbolique, l'Irlandais, le prêtre catholique sont, dans l'armée démocrate, deux forces parallèles, dont aucune n'est tout à fait dans la main de l'autre, mais qui coïncident dans leurs intérêts, leurs réactions, leurs tendances.

C'est dans le même esprit que le parti défend l'individu contre les puissances financières, le client ou l'employé contre le producteur, le consommateur contre le trust. Il est donc logiquement acquis, sinon au free trade, notion britannique qui n'a jamais traversé l'Océan, du moins à la doctrine du tarif réduit, frein à la hausse des prix. Selon la tradition jeffersonienne les droits du Peuple (avec majuscule) ne doivent jamais être sacrifiés. Il y a là tous les éléments d'une démagogie, mais, attention ! nullement d'une politique révolutionnaire : tous ces gens, qui n'ont pas encore accédé à la fortune, comptent bien y parvenir quelque jour. Ce qu'ils veulent, ce n'est pas renverser la société existante, mais s'y faire une place. Du reste, catholiques ou protestants, ils sont chrétiens ou font plus ou moins profession de l'être, le conformisme étant dans l'esprit du milieu. Ils se contenteront donc, dans les municipalités d'obtenir des places, et dans l'État d'être protégés dans leurs droits de citoyens ou de salariés contre la tyrannie des puissances d'argent.

Ces points de vue ont pris, dans le programme démocrate, une importance d'autant plus grande que le développement industriel concentrait dans les villes de l'Est, du Centre, de l'Ouest, une population de salariés et d'employés dont les préoccupations ne ressemblent plus guère à celles des étroits conservateurs du Sud. Quand la grande dépression s'est abattue sur le pays, c'est en tenant compte surtout de ces milieux que le New Yorkais Roosevelt a entrepris de lutter contre un marasme universel. Les rivalités ethniques ou religieuses pâlissaient devant l'ampleur des problèmes à résoudre : chômage, misère, droits du salarié, dans une atmosphère nouvelle aux États-Unis, parce que ce n'était plus celle de la prospérité. Pour la première fois s'imposait une politique sociale, au sens européen du terme. C'est alors que le parti démocrate s'est teinté d'une couleur rooseveltienne, celle du New Deal, qui lui est restée depuis. Tout en demeurant dans sa tradition, que cette évolution ne contredisait qu'en apparence, il devenait par la force des choses un parti mettant les [p. 267] forces de l'État, de l'État fédéral, au service de la masse, reconnaissant les droits de celle-ci à se voir secourue dans ses difficultés, protégée contre ses employeurs. L'ouvrier notamment trouvait ainsi dans la puissance publique un protecteur du syndicat : lui qui tant de fois avait « voté républicain », pensant bénéficier ainsi du protectionnisme, il s'orientait désormais vers le parti adverse, devenu quasi officiellement un parti de gauche (c'est le moment où le mot left pénétrait pour la première fois dans le vocabulaire américain).

Quant à l'homme de la rue non spécifié, à l'homme des champs, on ne l'abandonnait pas davantage : de sa voix d'or, Franklin D. Roosevelt s'adressait directement à lui à la radio, pour l'assurer qu'il ne serait pas oublié, qu'une politique de subventions, de travaux publics, d'indemnités, de création de jobs, ferait pleuvoir sur lui la manne issue d'un ciel démocrate. Nous avons montré qu'il n'y avait pas là de doctrine, au sens propre, mais une suite d'expédients allant au plus pressé. Il s'agissait d'un opportunisme allégrement dépensier, inflationniste, confirmant la masse dans un sentiment qui était instinctivement le sien depuis longtemps, à savoir que l'État est sa chose, doit lui appartenir, sous toutes les formes possibles. Entraîné par ce courant dont l'inspiration était la défense des faibles, le président Roosevelt, suivi en cela par le président Truman, aboutissait logiquement à la protection du Noir. Mais en cherchant à imposer les civil rights les démocrates allaient à l'encontre du droit des États, comme antérieurement à l'occasion du New Deal, d'où ce chassé-croisé qui a fait d'eux les champions du pouvoir fédéral.

Les républicains, prenant leurs désirs pour la réalité, affectent de considérer l'ère rooseveltienne comme un intermède après lequel les États-Unis pourraient revenir à leur tradition véritable, celle d'un individualisme dans lequel chacun compterait avant tout sur son initiative et son énergie. Il y a lieu de penser que c'est une illusion, car la grande dépression a probablement marqué la fin d'une période républicaine issue de la guerre civile, qui avait duré jusqu'à la date fatidique de 1929, ou si l'on veut de 1932. Le protestantisme fanatique d'un Jenning Bryan ne donne plus la température d'une période nouvelle, dans laquelle l'immigré, le catholique, le salarié s'accrochant à son job, représentent une autre conception de la société et de 1'État. Al Smith, précurseur de Franklin Roosevelt, a marqué là un tournant décisif. En cas de crise il serait difficile aux républicains eux-[p. 268] mêmes de ne pas recourir aux armes démocrates : ils en seraient sollicités, ils le sont, dans leurs propres rangs.

Il ressort de tout ce qui précède que les démocrates ne peuvent en aucun cas s'abandonner à un étroit nationalisme. Woodrow Wilson a marqué leur politique étrangère d'une couleur indélébile, qui est aussi celle du Roosevelt de l'O.N.U. et de la déclaration de l'Atlantique. Il faut prendre garde cependant de ne pas exagérer la portée d'une idéologie internationale, sincère sans doute, mais qui rencontre très vite ses limites. Tous les Américains, les derniers arrivés comme les autres, sont des continentalistes jaloux, ne se laissant entraîner que malgré eux, avec mainte hésitation et mainte reprise, dans les intrigues et les solidarités internationales. C'est ce qui explique que, quel que soit le président, la politique étrangère des États-Unis reste bien toujours dans le même axe.


II


Le système des deux partis a jusqu'ici résisté à toutes les crises et survécu aisément à toutes les dissidences. L'Europe s'étonne cependant qu'il ne se soit constitué aux États-Unis aucun parti ouvrier. Pour le comprendre il faut aller jusqu'à la racine des conceptions américaines en ce qui concerne les relations du capital et du travail. Le système américain de production, nous l'avons vu précédemment, comporte la collaboration de l'employé à un programme de productivité, dont il est entendu qu'il doit bénéficier. À l'Européen, qui vit dans une atmosphère de lutte de classe, cette « collaboration » paraît suspecte. Elle ne l'est pas, car elle sert le travailleur sans compromettre sa dignité, mais pour le croire il faut déjà être un peu américanisé, d'où un courant d'incompréhension d'autant plus difficile à remonter que, dans le mouvement ouvrier du nouveau monde, il manque, de notre point de vue français, quelque chose, je ne sais quelle présence de « l'esprit ».

Avec des salaires élevés et un niveau de vie qui provoque sa commisération pour le nôtre, l'ouvrier américain ne songe pas à contester le principe du régime capitaliste sous lequel il vit. De ce point de vue c'est un conservateur, soit qu'égoïstement il espère réussir personnellement dans ce cadre, soit qu'il n'ait pas assez d'imagination ou d'esprit idéaliste pour en concevoir un autre, soit encore que ce capitalisme ait suffisamment évolué [p. 269] pour le satisfaire. Un juriste aussi progressif que le juge de la Cour Suprême, Holmes, écrivait, dans sa correspondance avec le professeur anglais Laski : « C'est dérision (humbug) de prétendre que le capital vole le travail ; je suspecte je ne sais quelle arrière-pensée de despotisme chez ceux qui veulent renverser le système. » Mais Laski répondait : « Nos différences de points de vue sont dues à nos différences de civilisations. Vous vivez dans une société où les principes classiques du capitalisme fonctionnent encore avec succès, et moi dans un milieu où la machine capitaliste n'est plus adaptée. » Deux atmosphères, qui rendent les comparaisons oiseuses.

Il y a eu aux États-Unis des mouvements révolutionnaires, tels par exemple que les I.W.W. (International Workers of the World) au début de ce siècle, mais ils ne se sont pas développés, sans doute par absence d'un esprit de classe. La protestation sociale des gauches ouvrières européennes, dont nous savons apprécier la noblesse, n'a pas d'équivalent en Amérique. Dans l'armature existante, on y cherche à améliorer au maximum la position du salarié. Le problème ainsi posé se simplifie et surtout se matérialise : l'idéal pâtit des réalisations obtenues. L'argument américain « Voyez ce que j'ai obtenu », est réaliste. L'argument européen « Voyez ce que je veux obtenir pour ma classe, bien au delà des réalisations matérielles » relève largement du rêve, d'un dévouement mystique à une cause. La faiblesse de la propagande américaine dans ce domaine, quand elle s'adresse à nous, c'est de ne pas comprendre que, quand on a parlé de standard de vie, on n'a pas encore tout dit. Quand l'ouvrier français prend contact avec son camarade d'outre-Atlantique, il trouve non pas un prolétaire ou un exploité, mais un homme dont les syndicats discutent socialement sur pied d'égalité avec le patronat, un travailleur qui se rend d'habitude en auto à l'usine, qui n'opère qu'avec des gants, qui le soir venu se distingue peu de son employeur. Quand les représentants du capital et du travail se réunissent, c'est à la façon d'une discussion d'affaires : le délégué ouvrier arrive, lui aussi, dans une Cadillac et il est sans doute descendu au meilleur hôtel. On parle salaires, pensions, conditions de travail, de recrutement, comme chez nous, mais il ne semble pas qu'il y ait, comme chez nous, d'arrière-pensées révolutionnaires. En fait, certains avantages obtenus par le travail mettent en cause la direction patronale elle-même, mais sans qu’on ait cherché à affirmer un principe.

[p. 270] L'intransigeance des positions prises ne doit pas nous tromper, car elle ne recouvre pas la volonté quasi politique d'une conquête du pouvoir. Quand Lewis s'impose aux grands industriels des charbonnages, il se peut qu'il obtienne pour l'ouvrier des avantages plus grands que ne lui en donnerait une nationalisation, mais cette nationalisation, il ne la demande pas. Quand le port de New York est, pendant des semaines, condamné à l'inactivité par une grève des dockers, il ne s'agit pas du mouvement révolutionnaire latent qu'on redouterait en pareil cas à Londres ou à Marseille. On discute en gens d'affaires, quelquefois en gangsters, mais en l'espèce le gangster est moins dangereux pour l'ordre social que l'apôtre révolutionnaire. On hésite du reste à qualifier d'apôtres les leaders de l'American Federation of Labor ou du Committee for Industrial Organisation, mais si l'on se place sur le terrain des réalisations leur politique est efficace. Pendant la période de prospérité qui a suivi la première guerre mondiale, le haut patronat était généralement anti-syndical ou paternaliste ; les avantages incontestables qu'il accordait étaient éventuellement « octroyés », comme la Charte de Louis XVIII, plutôt qu'ils ne faisaient partie d'un contrat de travail. Mais c'est une phase dépassée. Le grand développement de l'American Federation of Labor et du Committee for Industrial Organisation en a fait des puissances capables de s'imposer au patronat, capables aussi d'exercer une action sur le gouvernement et les assemblées. Roosevelt et Truman, qui les soutenaient, ont de leur côté bénéficié de leur appui, Stevenson de même. Pourtant, à aucun moment le mouvement ouvrier ne paraît avoir songé à se constituer en mouvement politique. Il semble qu'il s'attache même à éviter les prises de position de principe, demeurant volontairement dans le domaine du résultat pratique. Revendicatrice dans la discussion, l'attitude syndicale devient collaboratrice dans l'exécution.

C'est probablement là que réside, entre l'ancien et le nouveau continent, la différence psychologique la plus profonde. Chez nous l'ouvrier n'a que scepticisme à l'égard des avantages pouvant résulter pour lui d'un rendement accru de l'entreprise : si c'est l'entreprise elle-même qui fait à ce sujet sa publicité, l'employé sourit ; si c'est un ouvrier qui accepte et endosse l'argumentation patronale, on dit qu'il a été « cuisiné », et moi-même, si j'en parle, on me soupçonne de je ne sais quelle collusion. En Amérique on ne s'étonne ni ne se choque de cette propagande, [p. 271] même si elle est faite avec quelque indiscrétion. Je suis, moi Européen, un peu agacé par le systématique optimisme de l'employeur qui décrit les résultats merveilleux d'une productivité rejaillissant sur le travailleur, mais, renseignements pris, ce qu'il dit est généralement exact. Il arrive que ce soit un ouvrier qui signe l'article : si nous sommes tentés de mettre en doute sa bonne foi, nous avons tort. Habituons-nous à l'idée qu'aux États-Unis la propagande, même quand elle en a l'air, n'est pas nécessairement bourrage de crâne.

En présence de ces résultats notre militant, s'il est honnête, ne peut manquer d'être impressionné, mais il semble qu'il lui manque quelque chose, probablement parce que dans son propre programme il y avait autre chose. Le monde ouvrier français a son histoire, ses traditions, ses valeurs humaines, ses richesses spirituelles. Ses représentants éprouvent une subtile nostalgie quand leurs camarades américains ne leur parlent que d'avantages matériels obtenus : pas de mystique de classe, pas d'apostolat révolutionnaire, à peine un apostolat humain, mais le vocabulaire de l'homme d'affaires ! Ce qui manque à notre idéaliste, c'est que dans cet embourgeoisement de la réussite il ne reste plus assez de place pour la protestation, c'est-à-dire pour le principe, pour je ne sais quel espoir de terre promise...

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