1958 tableau des états-unis
La tendance qui se dégage de ces chiffres, c'est que les États-Unis, à mesure qu'ils se sont industrialisés, ont dû importer plus de matières premières, cependant qu'en fait d'articles manufacturés ils pouvaient de plus en plus se passer du dehors : pareille évolution s'observe chez tous les pays en voie de développement industriel. Il est vrai que, depuis la seconde guerre mondiale notamment, les matières premières importées le sont, en 1952, dans la proportion croissante de 24 p. cent sous forme demi-ouvrée, la même tendance s'observant pour les produits alimentaires. Les produits bruts subissent en effet de plus en plus une première transformation à la source, soit pour des raisons de prix de revient, soit sous la pression des nationalismes locaux. Que ce soit sous la forme brute ou demi-ouvrée, il y a normalement importation de caoutchouc, de laine, de pétrole, de peaux, de métaux non ferreux, de bois et pâte de bois, d'huiles végétales, d'engrais ; et, comme produits alimentaires, de café, de thé, de sucre de canne, de fruits et légumes, de cacao, d'alcools. L'Amérique, au point de développement auquel elle est parvenue, ne pourrait plus alimenter son industrie de matières premières sans importations, dont certaines massives, mais, à l'exception de quelques denrées exotiques ou de luxe, elle vivrait très aisément sur elle-même, sans avoir à craindre aucun blocus ; elle pourrait enfin supprimer toute importation manufacturée et s'en apercevoir à peine. Au moment même où ses importations s'accroissent, l'intensification de la recherche synthétique travaille dans le sens d'une augmentation de l'autonomie. [p. 304] Étant donné la nature de ces besoins, c'est surtout aux pays producteurs de matières premières ou alimentaires que les États-Unis devront logiquement s'adresser, mais, sous réserve d'articles de luxe, de qualité ou de spécialités, les pays industriels ne trouvent pas ici de place importante. Il ne faut pas s'étonner que la part de l'Europe dans les importations américaines n'ait cessé de décliner : c'était encore 49,5 p. cent en 1910-1914, mais seulement 26,4 p. cent en 1921-1925, 18,6 p. cent en 1951, chute lourde qui date de la première guerre, mais que la seconde a encore accentuée. Par contre, comme fournisseur, c'est le continent américain qui prend la première place : 32,8 p. cent en 1910-1914, 38,6 p. cent en 1921-1925, 53,2 p. cent en 1951. S'il n'y avait pas eu la seconde guerre mondiale, l'Asie-Océanie aurait connu, je crois, une progression analogue, car les proportions avaient passé de 16,3 p. cent en 1910-1914 à 28,7 p. cent en 1921-1925, mais l'état troublé de l'Extrême-Orient a ramené le chiffre à 22,8 p. cent en 1951. L'Afrique enfin n'avait que peu intéressé l'importation américaine : 1,3 p. cent en 1910-1914, 2,1 p. cent en 1921-1925, mais il y a là une source de matières premières que les États-Unis ont, depuis la seconde guerre mondiale, cessé de négliger : 6 p. cent en 1950, 5,4 p. cent en 1951. La liste des pays fournisseurs par ordre d'importance était, en 1938 : Canada, Japon, Angleterre, Malaisie, Cuba, Brésil, Philippines, Indonésie... et en 1951 : Canada, Brésil, Angleterre, Malaisie, Cuba, Colombie, Australie, Mexique, Vénézuela, Indes Néerlandaises. Un commentaire significatif s'impose : exception faite pour l'Angleterre, tous ces pays sont des vendeurs de brut : Brésil et Colombie vendent leur café ; Canada, Chili, Mexique, Malaisie leurs métaux non ferreux ; Canada son papier ou sa pâte à papier ; Vénézuela, Antilles, Colombie leur pétrole ; Malaisie, Indonésie, Thaïlande leur caoutchouc ; Australie, Argentine, Uruguay leur laine ; Cuba, Philippines leur canne à sucre ; Canada, France, Suède, leur minerai de fer. On voit que, dans ces échanges, un rapport complémentaire se dessine, mais ce n'est plus avec l'Europe, dont l'Amérique importatrice se détourne, c'est au profit du nouveau monde, de l'Asie-Océanie, de l'Afrique. Les pays générateurs de crédits en dollars sont désormais les pays transocéaniques, ce qui nous incite à saisir un des aspects les plus aigus de la crise européenne. [p. 305]
IIILes États-Unis sont plus exportateurs qu'importateurs. Avant 1914 le niveau moyen des exportations était de 2 milliards et demi de dollars et la première guerre l'avait élevé jusqu'au palier de 5 à 8 milliards, mais la crise l'avait ramené en 1931 à 1 611 millions et il n'était remonté en 1938 qu'à 3 094 millions. L'envolée de la seconde guerre l'a porté à 9 806 millions en 1945, 15 020 millions en 1951, 15 164 millions en 1952. Par rapport à l'immédiat avant-guerre l'augmentation en poids est de 50 p. cent, mais en valeur les exportations ont presque quintuplé. Cependant, même avec ces chiffres massifs, le pourcentage exporté de la production nationale est non seulement minime mais en déclin, puisque, venant d'un peu moins de 10 p. cent en 1938, il n'est plus maintenant qu'aux environs de 5 p. cent. La conséquence, c'est que l'on se trouve en présence d'un pays de marché intérieur, d'une économie dans laquelle l'exportation ne joue pas un rôle décisif. Rien ne souligne davantage la transformation subie depuis trois quarts de siècle par l'économie américaine que les changements survenus en pourcentages dans la composition des exportations :
La place des matières premières dans l'ensemble a fortement diminué, et plus encore celle des produits alimentaires, au bénéfice des manufacturés. Les progrès de l'exportation manufacturée sont plus frappants encore si l'on ajoute aux manufacturés proprement dits les matières premières et produits alimentaires ayant subi une première transformation : dans les 24 p. cent des matières premières le demi-ouvré figure pour 10,8 p. cent et pour les alimentaires le chiffre est de 4,8 p. cent, de telle sorte que, dans l'ensemble des exportations, les articles ayant subi une opération manufacturée atteignent 77,6 p. cent. Ces statistiques, ainsi présentées, reflètent un double phénomène : l'un, général, qui est la tendance à exporter de plus en plus sous une forme déjà au moins partiellement ouvrée ; le second, propre aux États-Unis, leur formidable expansion industrielle. [p. 306] En 1890, quatre produits bruts faisaient les trois quarts de l'exportation : le coton, le blé, le pétrole, la viande, mais ils n'entrent plus aujourd'hui que pour un cinquième environ dans l'ensemble exporté. Sans doute l'Amérique reste-t-elle, en chiffres absolus, un fournisseur important de matières premières et de produits alimentaires, mais désormais ce que le monde demande surtout aux États-Unis ce sont leurs articles manufacturés, essentiellement leurs machines de toute nature et en général leurs articles de série. La grande exportatrice du XIXe siècle, l'Angleterre, vendait massivement ses cotonnades et ses produits ferreux. L'Amérique, grande exportatrice du XXe, vend, elle aussi, des textiles manufacturés, mais ses fournitures mécaniques, en évoluant, se sont infiniment diversifiées : tubes et profilés, quincaillerie, toutes les machines – machines à forer les mines, outillage pétrolier, moteurs à combustion interne, machines textiles, machines à faire les routes, machines excavatrices, machines sucrières, machines réfrigératrices, machines à faire les cigarettes ; toutes les machines-outils – machines à coudre, machines à écrire, machines d'imprimerie, machines à calculer, cash registers (caisses enregistreuses), machines agricoles ; véhicules de tous ordres – autos et pièces, camions, motocyclettes, avions ; machines électriques – radios, réfrigérateurs, batteries, moteurs électriques, tous les ustensiles ménagers ; et à côté du fer les métaux non ferreux... Il s'agit bien d'un autre siècle, qui n'est plus celui du fer et du coton, mais des textiles artificiels, des produits chimiques et des métaux non ferreux. De ce siècle, le représentant, ce sont les États-Unis. Si l'on s'en tenait à la tendance, la logique voudrait que les États-Unis cessassent à la longue d'exporter des matières premières et des produits alimentaires. Effectivement ils n'exportent normalement ni charbon, ni minerai de fer, ni maïs, ni laine brute et, au début du siècle, ils absorbaient une part croissante de leur production de viande et de blé. Les deux guerres mondiales ont renversé ce mouvement en ce qui concerne le blé et la seconde a fait temporairement des États-Unis un fournisseur de charbon pour l'Europe, mais le courant de fond est dans l'autre sens : on peut se demander si à la longue le coton brut américain se vendra encore sur les marchés mondiaux. L'équilibre des échanges, entre les États-Unis, l'Europe et les autres continents, a subi depuis cinquante ans une transformation fondamentale, qui semble bien destinée à durer. Cette trans-[p.307] formation s'inscrit, de façon frappante, dans le tableau de la destination par continents des exportations américaines (en pourcentages) :
Point n'est besoin d'un long commentaire : la baisse de l'Europe, surtout après la seconde guerre mondiale, est impressionnante et c'est le nouveau continent, seul intact après la tempête, qui devient pour les États-Unis le grand marché ; si l'Asie n'était pas déchirée par la guerre, on a l'impression qu'elle tendrait à remplacer l'Europe comme second client continental. Ces échanges obéissent à une logique, commandée par le degré d'évolution des interlocuteurs. Traditionnellement, l’Europe, plus évoluée industriellement que les États-Unis, demande à ceux-ci des matières premières et des produits alimentaires, non des manufacturés puisqu'elle les fabrique elle-même. Mais les deux guerres, surtout la seconde, déséquilibrent entièrement ce système, car, ayant toujours besoin de coton, de céréales et même éventuellement de charbon, il lui faut en même temps se rééquiper massivement d'outillages, d'articles de série, d'éléments de réarmement. Ce n'est plus la relation d'un continent évolué avec un continent jeune, mais d'un continent vieilli et d'un géant encore jeune, désormais puissamment équipé. Par contre, vis-à-vis des continents extra-européens, l'Amérique joue le rôle du pays industrialisé à l'égard d'économies relativement primaires, en voie seulement de s'outiller industriellement. De ce point de vue elle tient la place qu'occupait l’Europe cinquante ans plus tôt, car c'est à elle que s'adressent les peuples impatients – ils le sont tous – d'entrer dans la carrière manufacturière : c'est sur le plan américain que ces peuples s'outillent et c'est aux États-Unis qu'ils vont chercher cet équipement du XXe siècle qu'ils sont avides d'acquérir. L'Europe, sans doute, peut regagner partiellement ces marchés, mais elle n'y retrouvera ni monopole ni prédominance. Ces différents types de relations se reflètent clairement dans la liste par ordre d'importance des clients de l'Amérique [p. 308] en 1938 et en 1951. À la veille de la guerre : Angleterre, Canada, Japon, France, Allemagne, Pays-Bas, Argentine, Philippines... En 1951 : Canada, Angleterre, Pays-Bas, Brésil, Japon, Cuba, Allemagne, Indes, Italie, Vénézuéla, France... Les pays qui peuvent acheter – je dis « peuvent », car tous auraient besoin de le faire – sont ceux qui, vendeurs de produits bruts sur le marché américain ou simplement voisins dans le nouveau monde, reçoivent de ce fait les dollars nécessaires. De nouveaux courants commerciaux se dessinent ainsi dans le monde : ils passent en dehors de l'Europe. [p. 309]
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