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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 30.

LE RETOUR
DES RÉPUBLICAINS



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L'année 1952 marque, dans l'histoire politique des États-Unis, un tournant de grande importance, le plus important – et je n'oublie pas qu'il y a eu la guerre – depuis 1932. Après vingt années de succès démocrates les républicains rentrent à la Maison Blanche. L'orientation est-elle décisive ? Essayons de faire le point.


I


Aucune campagne n'a été plus sensationnelle que celle qui a abouti, le 4 novembre 1952, à l'élection triomphale du général Eisenhower. Il n'y en a pas qui ait soulevé plus d'intérêt, ce que confirme le nombre inusité des votants, ni plus de passion. C'est aussi la plus pittoresque, soit par la place qu'y a tenue l'intervention personnelle des candidats, soit par les moyens techniques nouveaux mis en œuvre, notamment la télévision. Jamais non plus, si ce n'est en 1860, l'enjeu n'avait paru plus important : c'est avec une attention passionnée que l'Europe attendait le résultat, se rendant bien compte que son destin en dépendait aussi. Ajoutons enfin que rarement les experts se sont trompés davantage dans leurs prévisions : ils n'avaient pas exclu le succès du général, mais nul n'en avait imaginé l'extraordinaire ampleur. Pour trouver une excitation, des passions analogues, il faut, je crois, remonter à l'élection de McKinley contre Bryan, et surtout à celle de Lincoln, qui déchaîna la guerre de Sécession.

Quand la campagne s'ouvrit, en juillet 1952, les démocrates étaient au pouvoir depuis vingt ans. Cinq élections présidentielles laissaient l'impression qu'ils étaient installés à la [p. 273] Maison Blanche pour y rester et le parti républicain tendait à prendre figure d'éternel vaincu (fig. 2).

Les majorités démocrates, pendant cette période, avaient toujours été substantielles, parfois écrasantes. En 1932, Roose-

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Fig. 2. – ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES DE 1916 À 1052

(Pourcentage des voix).

velt avait obtenu 22 821 000 voix contre 15 761 000 à Hoover, soit 59 p. cent contre 41 p. cent des votants. En 1936, le plébiscite en faveur du président sortant avait dépassé tous les records démocrates : 27 476 000 voix contre 16 679 000 à son concurrent républicain, soit 62 p. cent contre 38 p. cent. Ces majorités s'étaient maintenues, quoique moins fortes, en 1940 et 1944 : 27 243 000 contre 22 304 000 et 25 602 000 contre 22 006 000, soit respectivement 55 p. cent contre 45 p. cent et 54 p. cent contre 46 p. cent. Ce raz de marée, démocrate ou rooseveltien, avait recouvert tout le pays, à tel point qu'en 1936 les républi-[p. 274] cains, n'avaient plus conservé de majorité que dans deux États, le Vermont et le Maine (fig. 3). En 1948 Truman avait encore obtenu 24 105 000 voix contre 21 970 000 à Dewey, soit 52 p. cent contre 48 p. cent, de sorte que l'avance démocrate persistait, en dépit de la disparition du leader prestigieux qu'une exception unique avait maintenu pour quatre termes à la présidence. La combinaison électorale qui, pendant ces vingt années, avait assuré le succès du parti comprenait les démocrates de l'Est,



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Fig. 3. ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DE 1936.

c'est-à-dire essentiellement les masses populaires des grandes villes, les conservateurs du Sud, les fermiers de l'Ouest ; mais en plus de ces éléments de base une foule de gens, bénéficiaires de la politique du Welfare State, couraient au secours de la victoire.

À vrai dire, dès 1940, les républicains s'étaient ressaisis, retrouvant dès cette année-là de forts effectifs dépassant 22 000 000 de votants. Ils avaient, dans une large mesure, récupéré géographiquement les principales de leurs positions antérieures, la Nouvelle-Angleterre, le Centre-Ouest (Indiana, Ohio, Michigan), le Nord-Ouest (Wisconsin, Iowa, Dakotas, Nebraska, [p. 275] Kansas, Wyoming, Colorado). Si Roosevelt ne se fût pas représenté en 1944 ils eussent sans doute été victorieux, et ils se croyaient sûrs de l'être en 1948 : c'est même cette fausse sécurité qui avait entraîné la défaite de Dewey par un Truman fort habile qui s'était démené plus que son concurrent. On peut donc dire qu'à longue échéance un jeu de pendule devait rendre la majorité aux républicains. Le raisonnement s'appliquait à 1952 plus encore qu'à 1948, mais on ne doit pas méconnaître que les atouts démocrates demeuraient puissants, surtout en raison d'une politique sociale dont le peuple se trouvait bien et qui coïncidait avec une éclatante prospérité.

Au moment où allait s'ouvrir la campagne, quelles étaient les positions respectives des deux partis, indépendamment des candidats présidentiels qu'ils allaient choisir ? Nous avons montré que la force des démocrates résidait dans leur emprise sur les masses populaires, leur faiblesse résultant de la désaffection du Sud en raison de la politique des civil rights. Les républicains, de leur côté, pouvaient compter sur les classes dirigeantes et les classes moyennes de l'Est et du Centre-Ouest, dans la mesure où il ne s'agissait pas d'immigrés récents. On pouvait cependant, à l'intérieur même du parti, distinguer deux centres divergents d'attraction. Dans le Centre-Ouest, autour du sénateur Taft de l'Ohio, la « vieille garde » était plus forte, représentant le protectionnisme, la résistance avouée aux prétentions des syndicats ouvriers et en politique extérieure un néo-isolationnisme comportant la méfiance de l'Europe et, dans la hiérarchie des préoccupations, la prédominance de l'Asie. Mais un groupe plus libéral tenait l'influence sur la côte Atlantique, avec le gouverneur Dewey, le sénateur Lodge, ralliés en somme à la politique étrangère du président Truman : la vieille garde les qualifiait, de façon péjorative, d'« internationalistes ».

Il y avait ainsi, de part et d'autre, une singulière combinaison de force et de faiblesse. L'avantage des démocrates résidait largement dans l'immense popularité de Roosevelt, qui s'était en partie reportée sur son successeur : l'expérience avait prouvé que la hardiesse sociale du New Deal et du Fair Deal était compatible avec la prospérité retrouvée, du reste aussi avec la guerre et le réarmement. Le peuple tenait à cette politique du Welfare State : « Si vous votez pour les républicains, disait la propagande démocrate, le bénéfice ne vous en sera plus garanti, pas plus qu'une prospérité qui est devenue notre prospérité. » Pourtant [p. 276] un trop long séjour au pouvoir avait malgré tout usé le parti : le règne de quelques-uns de ses bosses locaux les plus puissants était périmé et il s'était laissé aller aux tentations d'une politique ultra partisane, voire alimentaire. Il en était résulté une certaine corruption, non pas vraiment profonde, mais superficielle et généralisée, qui avait suscité de petits scandales jusque dans l'entourage du président.

Les républicains se servaient de cet argument et ils le faisaient d'autant mieux que leur organisation était supérieure à celle de leurs adversaires, bien pourvue d'argent et soutenue par toutes les puissances financières de la Nation. En minorité chronique dans les élections, ils étaient en majorité, en immense majorité, dans l'état-major de la production et du commerce : une grande partie de l'opinion les estimait en conséquence plus qualifiés pour administrer le pays. On ne pouvait ignorer cependant que leurs continuelles défaites les avaient éloignés de la masse. Ils étaient, dans l'opposition, devenus plus conservateurs, réactionnaires même au sens propre puisqu'ils voulaient, comme Louis XVIII, « renouer la chaîne des temps » : vingt années de rancunes accumulées les avaient rendus amers, étroits, impatients à l'excès de participer de nouveau aux bénéfices du pouvoir. C'est surtout la vieille garde qui justifiait ces reproches : aussi une opinion répandue même dans les rangs du parti était-elle que Taft, quelle que dût être sa valeur comme candidat, serait incapable de réussir.

II


C'est dans cette atmosphère que s'ouvraient les deux conventions réunies pour le choix des deux candidats présidentiels.

Dans le camp républicain, le sénateur Taft avait de longue date préparé sa campagne, soutenu passionnément par les professionnels du parti. Nul mieux que lui n'en représentait la tradition : il représentait même cette tradition dans son étroitesse, sa rigueur conservatrice, lui, l'auteur du fameux Taft-Hartley Act. C'est à juste titre que les real republicans l'avaient surnommé Mr Republican. Il était donc sûr de l'appui des orthodoxes, des réguliers du parti.

Mais une autre candidature s'était indiquée, moins dans les rangs des spécialistes de la lutte électorale que dans les masses populaires, celle du vainqueur de la deuxième guerre mondiale, [p. 277] le général Eisenhower. Devenu président de l'Université Columbia à New York, puis chargé par le président Truman de créer l'armée européenne, il était resté en dehors de la politique, non sans laisser penser que l'idée de la présidence dût lui déplaire. Il avait, à l'occasion, fait des discours politiques, mais en demeurant toujours dans le domaine des généralités. Il n'était inscrit dans aucun des deux partis et l'on ne savait même pas s'il était républicain ou démocrate. Les démocrates avaient pensé à lui comme candidat et le président Truman lui avait même fait des avances dans ce sens. En raison de ses hautes fonctions militaires, le général estimait ne devoir prendre aucune position politique, répondant invariablement qu'il ne ferait pas acte de candidat, mais que si l'opinion lui demandait clairement de se présenter il verrait ce qu'il aurait à faire. Or un courant populaire grandissant se dessinait en sa faveur et, dans le sein du parti républicain, un parti Eisenhower s'organisait sous l'inspiration du gouverneur Dewey et du sénateur Lodge. Les professionnels qualifiaient ceux-ci d'amateurs, mais le mouvement prenait de plus en plus de force. Lorsqu'il s'agit, dès la première moitié de l'année 1952, de désigner les candidats éventuels dans les élections primaires du Parti républicain, le nom du général surgit presque partout, comme un jaillissement puissant et largement spontané. Sa candidature devant la convention républicaine se trouvait ainsi posée par une sorte de plébiscite : il accepta l'invitation et, ayant démissionné de son poste européen, rentra aux États-Unis. On croyait à ce moment que son élection, si elle aboutissait, aurait le caractère d'un plébiscite en quelque sorte au-dessus des partis, avec une signification nationale plus que partisane. C'est du reste en fin de compte ce qui s'est produit, mais, devant la convention, le choix allait prendre l'aspect d'une contestation passionnée, révélant dans le parti l'opposition de deux groupes hostiles qu'il serait ensuite difficile de réunir dans un effort commun de victoire.

Réunis à Chicago, du 7 au 11 juillet, les délégués républicains se trouvaient en présence d'une organisation compacte ayant depuis longtemps travaillé en faveur de Taft : la désignation du sénateur paraissait probable. Moins bien armés professionnellement, les partisans du général bénéficiaient par contre d'une véritable marée d'opinion. Il semble que l'excès même de leur technique manœuvrière ait nui aux spécialistes : dès le premier tour Eisenhower arrivait en tête avec 595 voix contre [p. 278] 500 à Taft, 89 à Earle Warren (gouverneur de la Californie), 20 à Stassen (ancien gouverneur du Minnesota) et 10 au général Mac Arthur. Au second tour, une série de désistements s'accumulant en avalanches donnaient au général l'écrasante majorité de 845 voix, contre 280 à Taft, décidément écarté. Les électeurs des conventions sont pratiques : ceux-ci avaient estimé que le sénateur ne réussirait pas à atteindre la présidence ; la popularité, immense encore que vague, d'Eisenhower avait fait le reste.

Du côté démocrate il y avait moins de passion, parce que, Truman ayant décidé de ne pas se représenter, aucun des candidats en ligne ne s'imposait, que ce fût le vice-président Barkley (représentant le trumanisme), Harriman (les éléments « libéraux », c'est-à-dire avancés de New York), le sénateur Kefauver (champion spectaculaire de la lutte contre la corruption)... L'opinion des milieux initiés désignait un homme peu connu du grand public, Adlai Stevenson, qui s'était fait remarquer comme gouverneur de l'Illinois, mais qui ne voulait pas se présenter. Le président Truman l'avait en vain sollicité et, quand la convention s'ouvrit à Chicago le 21 juillet, il résistait toujours. On votait cependant pour lui dès le premier tour, et au troisième une majorité de 617 voix contre 275 à Kefauver le forçait en quelque sorte à accepter la « nomination », c'est-à-dire la candidature. Appartenant à la meilleure société de Chicago, orateur de haute classe, intellectuel, d'une distinction personnelle qui lui donnait je ne sais quelle couleur britannique, il ne s'était imposé en somme que par sa supériorité, ce qui n'était, comme on devait le voir par la suite, qu'un douteux atout. Démocrate authentique, mais appartenant à l'aile modérée du parti, il semblait surtout soucieux de ne pas se solidariser aveuglément avec le président sortant, ni d'autre part avec les professionnels du parti.

Ainsi, de part et d'autre, les « amateurs » l'avaient emporté sur les tenants des « machines ». C'était une indication sur les tendances profondes de l'opinion, et cependant la campagne allait montrer qu'il faut quand même pour aboutir recourir à l'organisation. Eisenhower allait réussir, en faisant peut-être trop de concessions aux professionnels ; Stevenson allait échouer, en refusant de se mettre entre leurs mains.

[p. 279]

III


On ne pouvait imaginer candidats plus différents que le général et le gouverneur. Le premier, militaire de formation, connaissant l'Europe mais complètement ignorant de la politique américaine, était cependant plus proche que son concurrent du tempérament national moyen : né dans le Sud-Ouest, il était peuple par son comportement, ses réactions, son origine sociale. Le gouverneur, muni d'une sérieuse expérience de la politique par sa pratique du gouvernement d'un État, était au contraire d'un niveau social élevé, favori de la fortune, intellectuel de goûts et de culture. Tout le monde sait cela maintenant, mais au début de la campagne on ne connaissait ni l'un ni l'autre. La renommée du général était universelle, mais il s'agissait d’une figure de légende que très peu de gens avaient approchée, cependant que le gouverneur, populaire dans l'Illinois, était à peu près complètement ignoré ailleurs.

Plusieurs questions se posaient en conséquence. Quelles influences allait subir Eisenhower et dans quelle direction allait-il orienter sa campagne ? Il avait été patronné par le groupe des « internationalistes » et, comme il avait pratiqué une politique européenne, on se disait généralement qu'il adopterait en matière extérieure une attitude assez semblable à celle des démocrates, bref qu'il ferait figure de libéral. Cependant on n'en était pas sûr, car il aurait besoin de la « machine » et ne pourrait guère se passer du concours des taftistes. Resterait-il donc l'homme des amateurs, ne serait-il pas absorbé par la vieille garde ? Même incertitude en ce qui concernait Stevenson : il avait été désigné sans avoir pris le moindre engagement, mais serait-il, nouveau venu dans l'arène fédérale, en mesure lui aussi de se passer des politiciens ? On pouvait se demander également entre qui la lutte véritable allait se poursuivre. Les deux candidats se situaient chacun, dans leur parti, in the middle of the road, de sorte que la campagne semblait devoir se poursuivre sur le ton de la modération. Telle était bien leur intention, mais derrière eux, ni Truman ni les taftistes ne partageaient cette manière de voir : vigoureux lutteurs, imbus de la passion partisane, ayant accumulé dans une opposition mutuelle remontant à bien des années de solides rancunes, ils n'évoluaient pas dans l'atmosphère académique qu'on supposait devoir être celle des deux champions [p. 280] officiels. Et derrière eux les professionnels étaient là, bien décidés à ne pas faire quartier, avec la pleine injustice des partisans.

Dans une première phase de la campagne, on a l'impression que les candidats se cherchent. Les partisans de Taft, fort amers, se réservent et l'on se demande même s'ils vont se résoudre à collaborer efficacement. Le groupe libéral, de son côté, ne semble pas exercer sur Eisenhower une influence décisive : celui-ci, assez isolé dans son quartier général de Denver, se contente de déclarations vagues, dont ses partisans ressentent une vive déception : Ike is running like a dry creek (c'est un ruisseau à sec) va jusqu'à écrire un journaliste de son bord. Quant à Stevenson, en établissant son secrétariat à Springfield (Illinois), il a entendu marquer qu'il restait indépendant des professionnels, notamment du plus éminent d'entre eux, le président, et aux avances de celui-ci il n'a répondu que de mauvaise grâce. Il faudra que l'hôte de la Maison Blanche s'impose : « je serai quand même la clef de la campagne », dit-il. Stevenson néanmoins, par son talent de parole, s'impose aux connaisseurs, mais là encore le contact populaire ne s'établit pas. Personne n'a donc pris d'avance.

Dans une seconde phase, en septembre, les positions se précisent. Dans un breakfast historique, à la résidence du président de l'Université Columbia, le général reprend contact avec Taft et les deux leaders concluent une alliance en vertu de laquelle le sénateur met enfin au service de la cause la puissante organisation républicaine : posant devant les photographes avec les sourires de rigueur, les deux interlocuteurs se déclarent d'accord, avec quelques réserves seulement sur la politique étrangère. Le prix payé demeure secret, mais le centre de gravité s'est légèrement déplacé. Reprenant ses tournées, le général visite le Sud où il reçoit un accueil, non seulement cordial mais presque triomphal. Ses discours restent vagues, dirigés contre le communisme, contre la gabegie de Washington (mess in Washington), mais sa présence joue, il attire les foules, qui se pressent sur son passage : indication dont il va bientôt apprendre à tenir compte. Cependant Stevenson continue de se faire connaître, c'est-à-dire de se faire apprécier : ses arguments sont précis, ses discours émaillés de traits d'esprit mordants, on l'écoute volontiers mais on ne vient pas en masse l'entendre, il ne soulève pas la curiosité. Les professionnels s'émeuvent de cette atmosphère distinguée, mais confinée ; ils demandent au président Truman d'intervenir et Stevenson lui-même, impressionné sans doute par les résul-[p. 281] tats médiocres de cette première manche, se résigne à accepter son appui.

C'est ici que se place un incident significatif, qui fera beaucoup pour orienter la campagne dans le sens où elle va maintenant se développer, l'affaire Nixon. Le candidat républicain à la vice-présidence a reçu, dans ses fonctions sénatoriales, une subvention de 18 000 dollars, qui lui ont été versés par un groupe de partisans : la chose est-elle admissible ? Le cas, quand il est révélé, est immédiatement discuté avec passion, au sein même du parti républicain, qui est loin de se prononcer unanimement en faveur du sénateur. Eisenhower, fort embarrassé, tarde à se prononcer : va-t-il se séparer de son co-listier pour maintenir sans compromission sa campagne contre les collusions politiciennes ? Va-t-il le couvrir de son autorité morale, pour ne pas changer de cheval au milieu du gué, selon le conseil des sages ? Pendant qu'il remet de jour en jour sa décision, Nixon, dans une télévision nationale qui coûte gros au parti, s'adresse directement au public, qu'il touche par le sentiment et qu'il gagne par le cran dont il faut preuve : sa cause est gagnée. Il ne reste plus à Eisenhower qu'à lui donner une spectaculaire accolade au débarqué de son avion : « Dick, you are my boy ! » D'arguments point ou presque, mais une belle image d'Épinal au goût de l'Amérique : l'émotivité est intervenue dans la campagne, qu'elle va maintenant dominer entièrement.

C'est alors que commence une troisième phase, qui sera décisive. Ike (appelons-le à dessein de son surnom familier) a trouvé sa manière. Il est médiocre dans le grand discours politique, mais excellent quand il recourt simplement à l'argument de sa présence. Ce qu'il dit importe en somme assez peu, et il s'en rend compte : il vient d'apprendre à l'usage qu'il lui suffit d'apparaître et, laissant de côté les notes préparées par son secrétariat, de s'adresser au public en brave homme qui saura régler les problèmes, en chef honnête auquel on peut faire confiance. N'a-t-il pas gagné les batailles de l'Afrique du Nord, de la Normandie, du Rhin ? C'est de la même façon qu'il gagnera les batailles pacifiques de l'avenir. Le procédé rend à plein, les foules se précipitent sur son passage : à certains endroits plus de 100 000 personnes se déplacent pour le voir défiler avec son cortège d'automobiles remplies de partisans. Dans ses tournées ferroviaires, les stations où il fait un bref arrêt sont envahies par une marée humaine : on vient le voir plus que l'entendre, et quand il présente Mamie, [p. 282] sa femme, c'est du délire. Conscient du succès ainsi obtenu, il tend à ne pas se montrer difficile sur les concessions à faire : il apparaît sur la même plate-forme que le sénateur nationaliste McCarthy du Wisconsin, que le sénateur Jenner de l'Indiana, non moins anti-libéral. Ses premiers amis, qui souhaitaient de lui une campagne libérale, affranchie de la servitude républicaine partisane, ne le reconnaissent plus : le sénateur républicain Morse de l'Oregon (enfant terrible il est vrai) se sépare de lui avec éclat. Mais par ailleurs, avec un sens assez sûr de l'opinion, le général déclare qu'il ne reviendra pas sur la politique sociale du New Deal. À la vérité on ne voit plus bien clair dans son programme : la seule chose qui paraît évidente, c'est que l'opinion s'emballe en sa faveur.

Le parti démocrate s'inquiète de cette marée, que ne soulève pas l'homme presque trop distingué qu'est son candidat. Pour toucher le peuple on fait appel au président, vieux politicien. Il part, plein d'entrain et de combativité, pour une de ces fameuses tournées whistle stop, dans lesquelles le train électoral va de gare en gare pour chercher l'électeur chez lui, dans un contact personnel. Le président est un lutteur, il se rappelle que, quatre ans plus tôt, c'est ainsi qu'il a vaincu le gouverneur Dewey, que tout le monde inscrivait gagnant. Il en veut au général, qui eût pu être son candidat et qui maintenant critique sans trop de ménagements son administration. Il en met moins encore à l'attaquer : héros de guerre mais sans compétence politique, dit-il, prisonnier de la vieille garde, réactionnaire qui mettra en péril les bienfaits sociaux acquis par vingt ans de régime démocrate, fasciste même qui ne craint pas de se commettre avec un McCarthy ! Certains délicats se froissent de cette violence, peu compatible, estiment-ils, avec la dignité présidentielle. On a néanmoins l'impression qu'elle porte et les sondeurs professionnels de l'opinion, qui se trompent, estiment que Stevenson regagne rapidement l'avance prise sur lui par son concurrent. À la vérité le raid de Truman aura sans doute fait plus de mal que de bien.

Au début de la quatrième phase, l'argument démocrate, celui de la prospérité, semble porter : « Qu'on se rappelle la grande dépression, ce sont les républicains qui en portent la responsabilité ! Est-ce donc cela que vous voulez revoir ? We never had it so good, jamais ça n'a été aussi bien. Ne laissez pas ces républicains nous ravir notre prospérité, Don't let them take it away ! » [p. 283] Au tour des républicains de s'inquiéter. L'argument de la corruption a fait long feu : la sévérité morale des républicains est largement faite d'aversion, mais est-on sûr qu'ils feraient mieux ? Plus efficace est l'argument anticommuniste, qui répond à une préoccupation profonde de l'opinion. Et néanmoins il faut trouver autre chose. C'est alors que le trait de génie d'un de ses conseillers suscite la déclaration sensationnelle du général : « I shall go to Korea ! » Ce que l'opinion interprète comme signifiant : « J'irai en Corée pour mettre fin à la guerre ! » La trouvaille est décisive, elle emporte le morceau : Eisenhower est le Deus ex machina.

Cette analyse reste froide. Il faudrait évoquer l'extraordinaire atmosphère de cirque ambulant de cette campagne. Le peuple américain en a suivi les péripéties avec la même fraîcheur, la même joie élémentaire qu'il l'eût fait il y a un siècle, quand le résultat n'avait aucune conséquence internationale. Il semble que cette responsabilité vis-à-vis du monde n'ait guère troublé les intéressés, ce qui est la preuve que les hommes évoluent moins vite que les situations. On aurait pu se croire revenu au temps légendaire du XIXe siècle, quand il s'agissait, par des procédés de foire, de conquérir le vote des pionniers de l'Ouest. Cette atmosphère du XIXe siècle a survécu, mais paradoxalement avec les procédés techniques les plus avancés du XXe, radio, télévision... On a pu, d'un seul coup, se faire entendre se faire voir du pays tout entier. Sans le facteur d'émotion qu'il a tiré de l'écran, le vice-président Nixon ne se fût sans doute pas tiré d'un assez mauvais pas : le sourire de sa femme, fidèle dans l'épreuve, a certainement ému un public qui ne raisonnait plus. La campagne s'est faite sur des émotions, le plus clair de son explication est là. .Les qualités de Stevenson n'étaient pas moindres que celles de son concurrent, mais il faut se rappeler la maxime de La Rochefoucauld : « Notre mérite nous vaut l'estime des honnêtes gens, et notre étoile celle du public. »

IV


Le scrutin du 4 novembre 1952 est apparu comme une surprise, notamment pour les experts en pronostics : sans doute ceux-ci avaient-ils escompté une victoire républicaine, mais douteuse, peu accentuée (ce en quoi nous verrons qu'ils ne se trompaient [p. 284] pas tout à fait). Or on se trouve en présence de ce que les Américains appellent un landslide, d'une avalanche de suffrages en faveur d'Eisenhower. Le général obtient 33 000 000 de voix contre 26 000 000 au gouverneur, soit 55 p. cent contre 45 p. cent des votants. Le caractère massif de la majorité est plus frappant encore si l'on considère la proportion des mandats électoraux : 442 mandats républicains (fig. 4) contre 89, ce qui signifie que le vainqueur a obtenu la majorité dans la quasi-totalité des États (on sait que tous les mandats d'un État vont au parti qui y a obtenu la majorité, même si celle-ci est minime).

Roosevelt, en 1936, avait obtenu une victoire plus sensationnelle encore, avec 62 p. cent contre 38 p. cent des voix, et 523 mandats contre 8, mais jamais un nombre absolu de suffrages aussi considérable ne s'était porté sur l'élu présidentiel. Roosevelt, en 1936, n'avait réuni que 27 476 000 voix, contre 16 679 000. Eisenhower en a 6 000 000 de plus : même en tenant compte de l'accroissement de la population, le résultat est massif. Il faut ajouter du reste qu'avec ses 27 000 000 de voix, Stevenson obtient plus de suffrages que Truman en 1948. La conclusion, c'est qu'il s'agit d'une victoire d'Eisenhower plutôt que d'une défaite de Stevenson. L'un des leaders démocrates donnait, je crois, la note exacte dans ce commentaire : « Nous avons été vaincus dans une épreuve de popularité plutôt que nous n'avons subi une défaite politique. »

L'observation est d'autant plus pertinente qu'au triomphe personnel d'Ike ne correspond pas une victoire semblable de son parti. La Chambre des représentants élue en novembre 1952 ne comprend que 221 républicains contre 213 démocrates. Au Sénat, après le renouvellement d'un tiers de l'assemblée, il y a 48 républicains, 47 démocrates et un dissident républicain (le sénateur Morse). Ces majorités précaires, qui se sont révélées à la merci de quelque décès, soulignent le fait que, si le pays a voté pour le président dans une sorte de plébiscite, il n'a nullement marqué pour le parti républicain une préférence de même portée. À vrai dire il n'a pas condamné de façon décisive le parti démocrate ni surtout la politique dont celui-ci, depuis vingt ans, s'était fait le champion. Il y a lieu de penser que, si la contestation avait été entre Truman et Taft, c'est le président démocrate, fort populaire ne le méconnaissons pas, qui eût été élu.

En observant la tendance à longue échéance, on constate, depuis 1936, un retour instinctif à l'équilibre des deux partis. [p. 285] Après l'enthousiasme exceptionnel de cette année-là, qui paraissait avoir en quelque sorte balayé tout le pays, on voit se dessiner un retour progressif des républicains vers leurs anciennes positions d'avant la dépression. Hoover, en 1928, avait obtenu 58 p. cent des voix, mais, après avoir touché l'étiage de 38 p. cent en 1936, le parti retrouvait 45 p. cent en 1940, 46 p. cent en 1944,



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Fig. 4. ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES DE 1916 À 1952

(Nombre de mandats électoraux).

48 p. cent en 1948. Un rétablissement analogue s'était produit dans les assemblées. De 18 sénateurs en 1936, l'effectif sénatorial républicain était remonté à 38 en 1944, 50 en 1946 ; il était retombé à 42 en 1948, pour se retrouver à 49 en 1950. À la Chambre des représentants, les républicains, qui n'étaient plus que 89 sur 435 en 1936, étaient redevenus 246 en 1946, 199 en 1950. Tout laissait prévoir une victoire présidentielle en 1948, et peut-être est-ce simplement un accident – l'insuffisante cam-[p. 286] pagne de Dewey – qui l'a prévenue. S'agissant du parti, et non de son exceptionnel champion, il faut conclure que si les républicains ont retrouvé la victoire, c'est sans triomphe.

La carte électorale est intéressante à étudier. En 1936, Roosevelt avait emporté tous les États, sauf le Maine et le Vermont. En 1948, les républicains avaient récupéré New York, la Pennsylvanie, l'Ohio, l'Indiana, le Michigan, plusieurs États du Nord-Ouest, la Californie, mais le président Truman avait cependant été élu (fig. 5). Voici qu'en 1952, par un raz de marée analogue à celui de 1936, mais en sens contraire, le candidat républicain gagne tout l'Est, tout le Centre-Ouest, tout le Nord-Ouest, tout le Sud-Ouest, tout le Pacifique, son concurrent démocrate ne conservant que le Sud, et encore diminué du Texas, de la Floride, de la Virginie, du Tennessee. Cette demi-défection de l'ancien Solid South s'accroît encore du fait que, pour la première fois, le candidat républicain y obtient de fortes minorités allant jusqu'à 44 p. cent en Arkansas, 47 p. cent en Louisiane, 48 p. cent en Caroline du Sud (fig. 6).

À la lumière d'une campagne que nous observons maintenant avec quelque recul, il est possible de déterminer les arguments qui ont porté. Les démocrates avaient compté sur celui de la prospérité, dont ils se faisaient non sans quelque prétention les garants, mais l'électeur semble n'avoir pas redouté de la perdre en votant républicain : il retrouvait du reste ainsi une vieille tradition. Stevenson et Truman surtout avaient de même mis le peuple en garde contre une réaction susceptible de le priver des avantages d'un New Deal ou Fair Deal, toujours populaire ils avaient cru pouvoir compter sur un vote global des syndiqués : or il semble bien que bon nombre d'ouvriers, pourtant acquis au syndicalisme, ont voté pour Eisenhower. On devine de même que bien des immigrés de fraîche date, bien des catholiques et même beaucoup de Nègres ont déserté la cause démocrate. Le candidat républicain s'était engagé à maintenir la législation sociale de l'ère rooseveltienne, de sorte que ce n'est pas sur cette question qu'on a voté. On a davantage écouté les républicains quand ils ont préconisé le changement d'une équipe gouvernementale usée par sa trop longue détention du pouvoir et surtout quand ils ont ameuté l'opinion nationale, disons nationaliste, contre le communisme : McCarthy représente, plus qu'on n'en veut convenir, quelque chose de profond dans le sentiment populaire.

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Ces réponses du public expliquent dans une large mesure la victoire républicaine, mais il faut recourir à d'autres explications pour comprendre la puissance de la marée qui a porté le général jusqu'à la Maison Blanche. À vrai dire on ne se trouve guère en présence que d'arguments personnels au vainqueur. Ce qui a tout emporté, comme un flot irrésistible, ce n'est pas le programme du général, vague, changeant et même contradictoire, mais l'extraordinaire rayonnement de sa personne, pourtant ordinaire, s'exprimant dans son sourire, son contact, sa simple présence. Il est apparu aux Américains comme « l'un d'entre eux », issu de ce Texas, de ce Kansas qui sont moralement, plus maintenant que la Nouvelle-Angleterre, le cœur du pays. Plus encore, et dans la mesure même où la campagne s'est développée, la masse a vu en lui le chef qui, par son ascendant, son honnêteté, sa simplicité, gouvernera mieux, administrera mieux, règlera les problèmes nationaux et internationaux, tout simplement parce qu'il est lui-même. C'est dans ce sens que la promesse du voyage en Corée a transformé en triomphe ce qui



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Fig. 5. ÉLECTION PRÉSIDENTIELLES DE 1948.

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promettait déjà d'être une belle victoire électorale. Il a fallu ensuite qu'il mît fin, bien ou mal, à la guerre : peut-être était-ce le seul engagement électoral véritable qu'il eût pris ?

Mais le général n'a pas entraîné dans son succès toute son armée, car s'il entre par la grande porte à la Maison Blanche ses partisans ne pénètrent au Capitole qu'avec une mince avance sur leurs adversaires. Le plébiscite sur le nom d'Eisenhower n'a donc pas le sens d'une victoire républicaine décisive. Ce qui a produit l'exceptionnelle ampleur de la majorité strictement présidentielle, c'est le fait qu'une foule d'abstentionnistes habituels l'ont accrue indépendamment d'une discipline de parti. La signification de leurs suffrages n'est pas politique, du moins pas partisane. D'où cette conséquence que, du point de vue du pouvoir présidentiel, l'élu bénéficie en quelque sorte d'un mandat en blanc, tandis que, du point de vue des assemblées, le parti nominalement vainqueur ne dispose que d'une marge de majorité fort étroite. Dans plusieurs États les voix d'Eisenhower ne se sont pas reportées sur les sénateurs, les représentants, les gouverneurs républicains qu'il s'agissait d'élire. Dans le Sud par exemple, quand on a voté pour le président c'était pour lui personnellement plus que pour son parti : au fond la machine démocrate restait maîtresse du champ de bataille. De même, si dans l'Ouest les fermiers ont voté pour Ike, ce serait une erreur de croire qu'ils ont entendu renier la politique agraire de Roosevelt ou de Truman.

V


Si, considérant le retour des républicains au pouvoir en 1952, nous essayons maintenant de faire le point à leur sujet, nous devons constater que, dans leurs rangs, les deux courants distincts de la convention de Chicago sont toujours là. C'est comme s'il y avait eu deux élections parallèles. Une fois élu, le président se retrouve en fait tel que ses premiers champions, les libéraux du parti, avaient choisi de le voir. S'il est en somme républicain par son conservatisme instinctif, par sa considération pour l'homme d'affaires, ses tendances ne sont pas celles d'un nationaliste étroit, d'un protectionniste forcené, d'un isolationniste. Tout autre est la température des républicains qui sont parvenus aux assemblées. Ceux-ci sont vraiment des républicains, des real republicans, dont l'aile droite, qui est l'aile marchante,

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Fig. 6. ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DE 1952.

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reflète toutes les passions du nationalisme, de l'isolationnisme (ou du moins du néo-isolationnisme), du protectionnisme le plus intransigeant. Peut-être est-ce là, s'exprimant plus authentiquement dans les assemblées qu'à la Maison Blanche, l'esprit véritable du parti ? On avait cru que, de cet esprit, le sénateur Taft était le parfait représentant. Comme leader du Sénat, pendant les quelques mois qui ont précédé sa mort prématurée, il a tenu cependant à se placer, avec le président, au centre du parti. Cela prouve que les responsabilités du pouvoir ramènent impérieusement ceux qui en ont la charge à un axe politique, toujours le même.

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