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1958 tableau des états-unis


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Cinquième partie




LA VIE
POLITIQUE


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[p. 241]

Chapitre 27.

LES CONDITIONS


DE LA VIE POLITIQUE


I



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La conception américaine du gouvernement démocratique est directement issue de la tradition du XVIIIe siècle. Le peuple américain en accepte les dogmes, avec la conviction indestructible que ses institutions sont les meilleures qui soient au monde. Elles comportent essentiellement : la représentation populaire, expression de la volonté suprême du suffrage universel ; le gouvernement présidentiel sous le contrôle des assemblées, selon le système des deux partis ; l'existence d'un exécutif fédéral puissant, mais respectueux de la souveraineté des quarante-huit États. La constitution, dans son principe, est indiscutée : chacun l'accepte, lui accorde sa confiance, souhaite son maintien, sans du reste que les leçons de l'expérience aient rien à voir dans cette adhésion, qui relève de la foi. On a souvent fait observer que l'implication des États-Unis dans les intrigues internationales était de nature à compromettre cet extraordinaire attachement à un régime formé dans une séculaire atmosphère de paix et de sécurité, mais on ne voit rien de semblable poindre à l'horizon.

La confiance reste entière que le suffrage universel saura choisir les candidats les plus qualifiés. La délégation populaire doit pouvoir se porter sur n'importe qui. On voit ainsi les fonctions les plus techniques attribuées par l'élection : juges, administrateurs et jusqu'aux secrétaires de l'état civil. Les plus hauts postes de l'administration sont confiés, sans considération d'expérience politique antérieure, à des hommes d'affaires, qui retour-[p. 242] neront ensuite à leurs affaires. C'est l'esprit d'une démocratie directe, legs du temps des pionniers, quand il fallait que toutes les fonctions fussent remplies, sans qu'on eût sous la main des fonctionnaires de carrière. La notion aristocratique de la compétence le cède en l'espèce à la notion de la délégation, et quand il faut de la compétence dans l'administration, on estime qu'elle est essentiellement interchangeable.

Le choix des candidats n'a pas toujours relevé de cette psychologie. Dans une première période, de l'Indépendance jusqu'au milieu du XIXe siècle, les élus étaient en général des gentlemen, comme en Angleterre, remplissant par honneur une tâche désintéressée : Washington, Jefferson sont des aristocrates. Mais ensuite la démocratie de fait s'établit avec le système des dépouilles (spoil system) : l'idée populaire, d'origine irlandaise, prévaut que les emplois appartiennent au Peuple, non comme un devoir à remplir, mais comme la légitime rétribution du dévouement au parti. Dans une certaine mesure ce régime dure encore, surtout dans les États. Le rôle du patronage reste énorme dans la politique américaine. Au XXe siècle cependant apparaît la préoccupation d'une administration relativement permanente, susceptible de servir l'intérêt général, sous l'aspect d'une politique positive. Il tend à se former ainsi deux domaines, l'un soustrait plus ou moins à la politique, l'autre lui étant abandonné. Le premier, relevant de l'examen ou du concours, ne cesse de s'étendre : en 1884, 10,5 p. cent des postes étaient donnés à la compétence et 89,5 au patronage partisan, mais en 1951 ces proportions renversées sont devenues 87,5 contre 12,5 p. cent. Nous nous étonnons que certains postes, tout techniques, soient considérés comme politiques, susceptibles d'être donnés par privilège de parti à des démocrates ou à des républicains « méritants » (deserving democrats, l'expression est de Jennings Bryan quand il était secrétaire d'État des Affaires étrangères). Rentrent ainsi dans la catégorie des postes pouvant servir de monnaie électorale, les douanes, les contributions directes ou indirectes, les bureaux des départements ministériels et par excellence les Postes (le grand organisateur d'une campagne présidentielle victorieuse devient généralement ministre des Postes, tel Farley sous Franklin Roosevelt, Summerfield dans le cabinet d'Eisenhower...). Les sénateurs tiennent beaucoup à contrôler politiquement les faveurs distribuées dans leur État, se formalisant quand le président agit en dehors d'eux. À un degré élevé, les [p. 243] nominations du président – ministres, juges de la Cour Suprême, ambassadeurs – doivent recevoir l'approbation de la Haute Assemblée, qui participe ainsi de l'exécutif, un peu comme un Sénat romain. Les progrès réalisés dans la constitution d'une administration régulière vont à l'encontre de cette tradition : revenant au pouvoir en 1952, après vingt ans d'opposition, les républicains n'ont pas caché leur déconvenue du nombre relativement diminué de jobs dont ils disposaient pour satisfaire d'innombrables et impatients amis, cependant que les titulaires en place, s'appuyant sur des règlements administratifs, refusaient de se laisser démissionner pour faire place à des candidats républicains plus « méritants ».

Il faut dire qu'aux États-Unis la politique ne vaut pas beaucoup de considération à ses élus. À l'exception des sénateurs, des gouverneurs d'États, d'une élite de représentants, éventuellement des ministres choisis par le président, le recrutement se fait dans des étages sociaux assez médiocres. Les milieux dirigeants, se rendant bien compte que la vraie influence est ailleurs (ce qui depuis Roosevelt pourrait se discuter), se détournent traditionnellement des carrières politiciennes : on a plutôt des politiciens à son service. Dans ces institutions la position de l'exécutif est prédominante. Contrairement à l'esprit de notre IIIe République, les assemblées ne sont considérées ni comme la seule forme véritable de la représentation populaire, ni même comme la principale. Les présidents, les gouverneurs, élus eux aussi du suffrage universel sous une forme directe, se considèrent comme non moins représentatifs de la volonté populaire ; dans certains cas même c'est contre les assemblées qu'ils se posent en champions du Peuple : plusieurs vetos du président Truman – par exemple à l'occasion du Taft-Hartley bill – ont eu ce caractère-là. Cette observation est très importante, en ce qu'elle souligne la nature plébiscitaire, consulaire du régime. Les prétentions du président, du gouverneur sont celles d'un tribun mais, à la différence de notre tradition bonapartiste pourtant apparentée, leur attitude n'est pas celle de factieux : c'est en vertu d'une délégation légitime qu'ils affirment l'autorité de l'exécutif incarnée dans leur personne et l'opinion leur veut du bien de le faire.

Ce recours au chef, en dehors des assemblées, éventuellement au-dessus d'elles, est commun aux deux Amériques. En matière constitutionnelle, le nouveau monde a été créateur : il [p. 244] a inventé le président, non pas un président qui préside comme chez nous, mais un président qui gouverne, à la fois chef d'État, chef de gouvernement et chef de parti. L'hôte de l'Élysée est irresponsable, mais c'est un premier consul qui réside à la Maison Blanche. En Amérique latine le président est généralement un dictateur sans contrepoids, car il n'y a pas d'assemblées vraiment représentatives, ni d'administrations locales autonomes (des « interventeurs » remplacent fréquemment les gouverneurs élus), ni d'opinion publique consciente, ni enfin de respect véritable de la légalité. Aux États-Unis ces contrepoids existent, mais, s'ils sont effectifs, ils n'empêchent pas que l'exécutif soit fort. Cette force même est apparue si grande qu'on a éprouvé le besoin de la limiter dans le temps. Quand Washington, après une réélection, a décidé de ne pas se représenter, peut-être ne se rendait-il pas compte de l'immense portée de son geste ? Ce geste n'en a pas moins, par tradition, dominé toute l'évolution constitutionnelle américaine, car il ne fallait pas, comme c'est si fréquemment le cas en Amérique du Sud, qu'une personnalité puissante s'installât au pouvoir. La leçon s'est imposée après la triple réélection de Franklin Roosevelt, qui n'avait rien d'illégal mais qui contredisait tout l'esprit du système. Depuis lors, on le sait, la limitation des deux termes a été constitutionnalisée.

Le régime, dans ces conditions, apparaît à la fois comme démocratique et comme autoritaire, représentatif mais non parlementaire, sans que comme chez nous l'autorité soit interprétée comme une menace pour la démocratie : toute la différence entre Washington et Bonaparte ! Pourtant les pouvoirs de droit et de fait du président sont exorbitants : il décide seul, il détient toutes les sources d'information, il parle seul au nom du pays, il négocie indépendamment des assemblées auxquelles il peut cacher tels renseignements possédés par lui ; s'il ne peut traiter sans le Sénat il peut faire des executive agreements, signer des armistices ; s'il ne peut déclarer la guerre il peut mettre le pays devant un fait accompli ; il est commandant en chef et comme tel il détermine la répartition de la force armée ; il a des ministres qui sont uniquement ses agents personnels ; il peut à son gré créer des offices et mettre à leur tête, en dehors des ministres, exactement les hommes de son choix. La Maison Blanche, dans ces conditions, est une source de puissance pouvant se comparer à la cour de Louis XIV : c'est là que se donnent les places, que se décide l'orientation politique, dans une atmosphère qui reste générale-[p. 245] ment ouverte étant donné les mœurs américaines, mais qui pourrait comporter des influences occultes.

Mais, attention ! les contrôles existent : trois sont essentiels, effectifs. Il y a d'abord la souveraineté des quarante-huit États, maîtres de leur législation, de leur administration : les quarante-huit gouverneurs ne sont en rien les agents de la présidence et n'ont aucune instruction à recevoir d'elle (la nomination d'interventeurs n'est pas un fait nord-américain). Il y a ensuite le contrôle des assemblées, qui sont en un sens plus étroitement en contact avec l'électeur que le président, puisqu'à tout instant une fraction de leurs membres est plus récemment élue que lui : rééligibles tous les deux ans, les représentants vivent dans l'atmosphère d'une campagne électorale permanente. La surveillance des assemblées est constante, étroite, souvent tatillonne. Les nominations importantes sont soumises à l'approbation du Sénat : s'il est admis que les ministres sont en principe au choix du président (et encore certains choix sont-ils âprement discutés), les désignations d'ambassadeurs, de juges de la Cour Suprême sont soumises aux investigations les plus serrées, les plus soupçonneuses (le président de la General Motors, désigné pour le ministère de la Guerre par le président Eisenhower, se débat pendant des heures devant la commission du Sénat, qui exige qu'il se défasse des actions de l'affaire qu'il possède). Un président fort, du type qu'on a qualifié de Lincoln presidents, impose sa volonté ; un président faible, du type Buchanan presidents, s'en laisse imposer. Dans une première phase de sa présidence, Eisenhower dont le caractère, à la différence de Truman, est celui d'un pacificateur, a essayé avec les Chambres une collaboration bénévole, sorte de monarchie constitutionnelle comportant avec le sénateur Taft un « leader de la majorité » à l'anglaise. Ce n'est pas l'esprit de l'institution : l'opinion aime que l'exécutif impose son point de vue. Le troisième contrôle, non moins puissant que les autres, est celui de la Cour Suprême, juge de la constitutionnalité des lois : les neuf juges, nommés à vie, peuvent invalider une législation et ils ne se privent pas de le faire, conscients d'exercer un pouvoir dont on ne leur reprochera pas de se servir. Il s'agit au fond d'une action semi-politique, car s'ils discutent la stricte légalité de telle ou telle mesure, ils se préoccupent aussi de savoir si elle est ou non dans le sens de l'opinion, de sorte que leur jurisprudence possède une puissante influence d'orientation et que contre leur veto – le président [p. 246] Roosevelt l'a bien éprouvé – toute prétention autre viendrait se briser.

La séparation des pouvoirs, comme on le voit, joue effectivement : le président ne peut dissoudre les Chambres, qui ne peuvent le renverser, et l'exécutif ne peut rien contre la Cour Suprême. L'unité politique se retrouve, mais plus profondément. Serrons en effet la question de plus près : il s'agit d'une communauté plutôt que d'un État. La conception romaine de l'État transcendant, ayant son existence propre en dehors et au-dessus de la société qu'il régit, comportant donc une raison d'État, ne répond, aux États-Unis, ni à une tradition, ni même (du moins jusqu'ici) à une réalité. L'État américain n'est en somme qu'une délégation de la communauté, celle-ci étant susceptible de s'exprimer par d'autres moyens, en prise directe, comme par exemple dans le lynchage, ou plutôt par les multiples initiatives de minorités organisées pour le progrès civique. La tradition alors est celle de la communauté presbytérienne, faisant contraste avec l'autorité transcendante du sacerdoce catholique, d'où une différence de fond entre les sociétés latines et les sociétés anglo-saxonnes. Il arrive ainsi quelquefois aux États-Unis qu'on cherche 1'État sans le trouver. Dans les États notamment, il n'y a traditionnellement aucun cadre permanent de l'administration : après une élection qui renverse la majorité, tout le personnel peut être changé, du gouverneur au concierge ou au garçon d'ascenseur. Quel contraste avec l'huissier français, qui survit aux révolutions, image, dans un pays d'instabilité ministérielle, de la stabilité de l'État ! Tant que le régime fonctionne dans ces conditions il ne peut être question d'oppression de la part de l'État, mais il peut y avoir oppression d'une communauté intolérante de ce qui la contredit. Le libéralisme n'est pas l'essence du système.

On peut se demander si ces institutions, issues du XVIIIe siècle, sont compatibles avec les conditions de la politique moderne, exigeant l'existence d'un État fort. La présidence en tant qu'exécutif, le président en tant que personnalité occupent une place de plus en plus importante : les pouvoirs qui lui sont délégués se sont accrus du fait des deux guerres, les questions relevant de sa décision sont de plus en plus nombreuses. La radio, la télévision lui permettent, avec le peuple, un contact personnel presque aussi direct que celui de l'Agora. Rousseau croyait la Démocratie possible seulement « dans un État très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisé-[p. 247] ment connaître tous les autres : tout bien examiné, conclut-il, je ne vois pas qu'il soit possible désormais au souverain de conserver parmi nous l'exercice de ses droits si la Cité n'est très petite ». La technique moderne des mass communications contredit ce jugement et l'expérience montre que jamais l'exécutif n'a été plus puissamment armé, sans cependant que la démocratie ait perdu ce que gagnait l'autorité. Nous voyons en effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le contrôle des assemblées s'exercer avec la même passion jalouse qu'à toute autre période de l'histoire américaine.

Ce n'est pas de là que pourrait sortir une transformation profonde du régime, mais plutôt du renforcement de l'État lui-même. Les questions dont la solution dépasse le cadre d'un seul État, c'est-à-dire devant être traitées fédéralement, sont de plus en plus nombreuses (une tendance analogue s'observe en Suisse). De ce fait, et en vertu d'une sorte de nécessité, il a fallu que le pouvoir administratif central s'équipe et s'arme en vue de fonctions immensément accrues. De cet empiètement sur les droits des quarante-huit États, ce sont paradoxalement deux présidents démocrates, Wilson et Roosevelt, qui portent la principale responsabilité. Le symbole de cette intrusion, c'est à côté de chaque capitole local la présence d'un Federal building abritant les agents du pouvoir central. À Sacramento, capitale de la Californie, le gouverneur me disait en 1945 que les fonctionnaires fédéraux y étaient plus nombreux que ceux de l'État : sans doute était-ce le legs de la guerre et du New Deal, mais chaque guerre laisse après elle un personnel tendant à se consolider.

Une autre conséquence de pareille situation, c'est que la complexité croissante des problèmes nécessite un recours grandissant à la compétence, quelle que soit la conception qu'on s'en fasse. Au XIXe siècle on croyait n'avoir pas besoin du spécialiste : la délégation populaire de l'élu en tenait lieu. Aujourd'hui l'appel à l'expert se fait de plus en plus fréquent. On constate depuis longtemps une tendance à soustraire certaines questions à la politique pour les remettre à des spécialistes, chargés de juger objectivement et dotés d'un pouvoir en quelque sorte arbitral. C'est la « politique positive » d'Auguste Comte mise au service de l'intérêt général, surtout quand on est lassé de la gabegie des politiciens. Pareille délégation circonscrit les méfaits de ceux-ci, mais renforce l'exécutif, qui garde l'expert sous sa direction. De ce fait l'appareil présidentiel s'est enflé d'extra-[p. 248] ordinaire façon, le titulaire ne pouvant plus exercer son immense pouvoir qu'en fonction de ce qu'on pourrait appeler « la présidence ». Le secrétariat personnel du président, jadis aisément contenu dans la Maison Blanche, déborde maintenant sur un Executive office building. McKinley n'avait même pas une sténographe et Hoover n'avait encore que 37 auxiliaires, mais Truman avait à sa disposition 325 fonctionnaires dépendant directement de lui, 1 500 employés, 61 offices autonomes fonctionnant en dehors des départements ministériels.

Quoi qu'il en soit de cette bureaucratie en puissance, l'État américain n'est pas devenu transcendant, de telle sorte que la Révolution (avec majuscule), au sens européen, reste inconcevable dans pareil pays. C'est trop grand, trop divisé entre les unités des quarante-huit États, pour qu'un centre nerveux puisse, du centre, commander, dominer l'ensemble. La conception communautaire, à laquelle on reste attaché, fait que l'État, quelque puissant qu'il soit, n'est pas un mécanisme, une arme dont on puisse s'emparer par intrigue, par complot ou par force : s'emparer du Capitole par un coup d'État ? Qu'en ferait-on ?

II


Les partis sont le moteur du système, mais il faut les distinguer des « machines » politiques dont ils sont inséparables. Le parti est l'organe d'un programme, d'une tendance, d'une conception du gouvernement ; comme chez nous il correspond à un tempérament politique. La machine constitue sa structure permanente, entre les mains de professionnels : elle n'est qu'un moyen, mais, comme il arrive souvent, le moyen devient un but en soi. Il importe en effet de considérer la machine comme ayant sa vie propre, dont le but est de vivre et de survivre, mais sans initiative idéologique et sans personnalité. Il s'agit de conquérir et de conserver le pouvoir, pour l'avantage de la machine, c'est-à-dire pour le bénéfice de ses membres, sous la direction d'un boss, qui, souvent sans mandat officiel, domine une ville, un État... Il faut bien se rendre compte qu'il y a là un organisme strictement passif, dépourvu de toute aptitude on même de toute volonté créatrice ; il faudrait plutôt l'assimiler à un appareil enregistreur, à une sorte de flotteur, mesurant les mouvements de l'opinion, les escomptant, s'organisant ensuite en conséquence. [p. 249] La psychologie du politicien américain est réaliste. Il observe objectivement le ciel électoral, cherchant d'où vient le vent, écartant du programme tout ce qui serait susceptible de nuire, prenant son mot d'ordre auprès de tout ce qui constitue une influence, – banques, industries, Églises, ligues de progrès social, rancunes, passions ethniques, – ne tenant aucun compte du reste. On doit, dans ces conditions, lui reconnaître une utilité : il filtre l'opinion, laissant passer ce que celle-ci demande ou accepte, retenant le reste comme impossible ou prématuré. Si c'est un parasite, l'organisme lui doit cependant ce service de faire le départ entre le désirable et le possible.

Il y a ainsi toute une procédure pour faire aboutir une réforme ou une mesure quelconque, d'intérêt général comme d'intérêt particulier. On s'adresse à l'un des deux partis, comme à une entreprise de transport, disant où l'on veut aller et demandant à quel prix. La machine apparaît ainsi comme une coquille dans laquelle n'importe quel animal peut se loger, ou bien comme un omnibus où l'on retient sa place (s'il y a deux compagnies rivales il peut être prudent de prendre des billets de l'une et de l'autre). Une longue pratique a habitué l'opinion à cette technique. Les « machines » ne sont pas estimées : après un trop long bail de pouvoir les bosses sont balayés, mais le règne d'un Frank Hague dans le New Jersey, d'un Pendergast dans le Missouri a duré fort longtemps. Dans l'ensemble, le pays semble accepter, peut-être par paresse ou indifférence, de se servir de cet outillage politicien, en payant la commission qu'il implique. Il n'a, ce faisant, rien abandonné d'essentiel, la machine étant passive, l'opinion demeurant bien le moteur essentiel.

C'est l'affaire des partis d'interpréter l'opinion, mais ils évoluent dans des limites beaucoup plus circonscrites que chez nous, celles de la constitution. « Le droit à la Révolution, enseignent les professeurs de civisme à Middletown, n'existe pas aux États-Unis : nous avons eu notre révolution il y a cent quarante ans, il n'est plus nécessaire d'avoir aucune révolution dans ce pays ». Et encore :

On ne peut être américain authentique si l'on croit que la force est nécessaire pour assurer la volonté populaire ; l'américanisme signifie sans équivoque que nous avons répudié les méthodes européennes, ayant édifié nous-mêmes un système dans lequel la révolution, considérée comme instrument de changement politique, est dépassée, abandonnée, mise hors la loi.

[p. 250]

En France nous avons, à droite et à gauche, des gens hostiles au régime. S'il y en a aux États-Unis, aucun droit ne leur est reconnu, ce qui limite singulièrement le champ de la discussion : on ne peut argumenter qu'à l'intérieur du système.



Cette autocritique comporte, de la part de chaque parti, un angle de vision différent. Les réformateurs, les gens d'affaires intéressés à obtenir quelque chose s'adressent indifféremment, disions-nous, à l'un ou à l'autre, sans y mettre de sentiment, par pur opportunisme. Mais l'attitude des électeurs est différente, car il existe un loyalisme de parti, hérité de la tradition, qui ne relève pas moins du sentiment que de l'intérêt. Pourquoi est-on républicain ou démocrate ? Par tempérament, par intérêt professionnel, par tradition de famille, du fait de telle ou telle origine : les migrations issues de la Nouvelle-Angleterre sont républicaines, celles de la Virginie sont démocrates ; les Irlandais sont démocrates, les Scandinaves républicains. Ce n'est pas en somme l'intérêt qui fournit le facteur décisif. Selon l'enquête de Middletown, une leading club woman dit : « J'ai toujours été républicaine, c'est dans ce sens que je vote toujours » ; une femme de rang important (prominent woman) : « Il me semble parfaitement naturel d'être démocrate, ma famille a toujours été démocrate » ; un éditorial de la presse locale : « On est républicain ou on ne l'est pas, on est démocrate ou on ne l'est pas ; l'épreuve de l'esprit de parti, c'est l'appui qu'on donne à son parti. » De grands courants d'opinion ont pu bouleverser ces classements, la grande dépression par exemple, mais, comme des ornières profondes, on les voit reparaître ensuite.

III


Quel que soit le parti, le type du candidat populaire est à peu près toujours le même. Il faut qu'il soit simple, sympathique, « pas fier » comme on dit chez nous dans le Midi, doué d'un sourire facile et toujours prêt à se déclencher (winning smile), de belle stature. Je lisais un jour dans un journal du Nord-Ouest, sous la rubrique A doctor talks of health (un docteur vous parle de la santé) : « Une intéressante étude est celle de Gowin [ ?] sur un certain nombre de leaders américains : il trouve par exemple que les évêques de l'Église épiscopale sont de quatre centimètres et demi plus grands et de dix-sept livres plus lourds que les pas-[p. 251] teurs moyens de petites villes. » L'observation s'applique par transposition aux politiciens. Ajoutons que le public exige de la part de ceux qui sollicitent ses suffrages une certaine familiarité. Il est bon qu'ils produisent leur femme, leur fille ou à défaut leur sœur. On veut du bien au général de présenter Mamie, à Harry de présenter Margaret. Ce qu'on demande en somme au candidat, c'est moins la compétence que d'être one of us (l'un d'entre nous), a real four square American (un véritable et authentique Américain) ; il faut qu'il sente et réagisse dans l'axe national. S'il s'agit par contre des grandes cités cosmopolites, de New York par exemple, il faudra être Irlandais ou Italien, s'appeler O'Dwyer ou La Guardia. Cela dit, dès qu'on descend au-dessous d'un certain étage, le politicien est peu estimé ; on ne croit pas à ses promesses et on le tolère comme un mal nécessaire. Les gens sérieux font autre chose.

On voit ainsi que le véritable intérêt du pays n'est pas pour la politique, mais pour la production. On se passionne périodiquement pour les élections présidentielles, comme pour quelque match sensationnel ; on le fait par tradition, dans un esprit sportif, dans une température émotionnelle, après quoi chacun retourne aux affaires, qui sont la vraie réalité. L’expérience de ce pays ne lui a pas enseigné jusqu'ici que le jeu de la politique exerce sur son destin une action décisive. Cette expérience était celle d'hier, mais le milieu, la conjoncture sont en train de changer. Pendant la grande dépression ont régné aux États-Unis des conditions à proprement parler européennes, selon lesquelles ce n'était plus de l'économique pris en soi qu'on attendait anxieusement des solutions ; puis la seconde guerre mondiale a plongé le pays en plein dans la solidarité internationale. Il est des républicains qui, comme nos ultras de 1815, n'ont rien appris et rien oublié : on sent qu'ils voudraient revenir à Hoover et à Coolidge, mais ils ne le pourront pas. Quant à la masse, elle sait depuis le New Deal tout ce qu'on peut tirer de l'État, de l'État vache à-lait, du Welfare State ; mais elle réalise mal que les servitudes de l'enfer européen s'imposent désormais à l'Amérique elle-même. L'homme de la rue estime toujours avoir le droit d'exprimer une opinion sur n'importe quoi et il trouvera naturel que cette opinion soit prise en considération ; il aime le débat public sur les affaires internationales, selon des concepts simples, issus de l'expérience politique américaine, animés d'arguments émotionnels, issus de réflexes collectifs traditionnels. La victoire [p. 252] d'Eisenhower à montré qu'en dépit des experts et de leurs savants calculs, en dépit des « machines » trop bien organisées, l'Amérique électorale reste chose simple, d'une simplicité presque enfantine, dont le moteur réside dans le sentiment.

Ce régime changera-t-il maintenant que la position des États-Unis dans le monde est si profondément transformée ? Il y a une armée permanente, il y a une diplomatie cherchant aussi à se rendre permanente, mais jusqu'à présent c'est le pouvoir politique qui a conservé en mains les leviers de commande : un Mac Arthur n'a pas eu raison de lui. Il faut cependant observer que, si le régime a depuis plus d'un siècle en somme donné satisfaction, c'est parce que l'essentiel n'était pas mis en question, parce qu'on ne se divisait que sur des thèmes secondaires. Quand un problème vraiment fondamental s'est posé avec l'esclavage, les ressources de la Constitution n'ont pas été suffisantes pour empêcher la guerre civile. Le système sera donc mis à l'épreuve si l'on en vient à se diviser sur des problèmes fondamentaux. Le cas ne s'étant pas produit jusqu'ici, le régime continue de fonctionner selon sa tradition. En dépit du renforcement de la présidence, celle-ci reste soumise au contrôle des assemblées, qui ne semblent nullement disposées à le relâcher. Il s'agit donc, non pas d'une « démocratie populaire », mais d'une « démocratie occidentale », c'est-à-dire véritable parce que fondée sur le respect du suffrage universel. S'il y avait un danger à redouter, ce serait plutôt une prise directe de l'opinion sur un État désormais trop puissamment centralisé et outillé. Le gouvernement, par persuasion ou par fait accompli, peut sans doute imposer une politique : par deux fois, Wilson et Roosevelt ont impliqué l'Amérique dans une guerre dont elle ne voulait pas. Mais il se peut aussi qu'une opinion déchaînée s'impose irrésistiblement aux dirigeants : dans cet embrayage, qui relève de la démocratie directe, les freins de la prudence pourraient se révéler insuffisants.

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