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1958 tableau des états-unis


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Quatrième partie




LE MILIEU SOCIAL
ET LA FORMATION
DE L'OPINION


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[p. 207]

Chapitre 24.

LES DIVERS ÂGES


DE LA VIE




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Aux États-Unis chacun donne son avis, sur n'importe quoi, avec une pleine assurance, mais comment se forme cet avis ? Nous verrons le rôle joué à cet égard par les Églises, les affaires, la presse, la radio, mais le terrain de base est fourni par un milieu social où la famille, les femmes, les hommes, les jeunes, les vieux tiennent respectivement leur place, en vertu d'une hiérarchie d'influences, sujette à changements, mais dont quelques traits permanents caractérisent plus que tout la psychologie collective des Américains.


I


Sur la famille américaine, l'Europe se contente d'une série d'idées toutes faites, généralement fausses, ne se rendant pas compte que par nature l'Américain est un homme de foyer. Mais il y a aux États-Unis une conception particulière du mariage, qui détermine un comportement tout autre que dans le vieux continent. Dans les pays de civilisation catholique le mariage est un sacrement, d'où il résulte que la famille est une institution, sacrée en quelque sorte, dans laquelle l'institution est plus importante que les individus qui la composent. Aux États-Unis par contre, pays de formation protestante, il ne s'agit pas d'un sacrement (les seuls sacrements réformés sont la sainte-cène et le baptême), mais un contrat, sous l'égide de l'Église, entre deux êtres humains de bonne foi, conception dans laquelle les individus sont plus importants que l'institution. Cet aspect de la [p. 208 question est fondamental, car, compte tenu de la minorité catholique, il libère dans une large mesure le mariage de son caractère « sacré », au sens antique, c'est-à-dire impliquant une intervention divine.

Dans le milieu continental nouveau des États-Unis, l'absence de traditions, l'instabilité des situations, l'industrialisation, un certain nomadisme, l'idée très protestante que sous sa responsabilité chacun doit « faire sa vie » ont fait évoluer le mariage dans le sens d'une affirmation croissante des droits de l'individu, notamment de la femme, dans le ménage : on ne saurait retenir quelqu'un dans une association, surtout de cette nature, si le cœur n'y est plus. La conséquence est une diminution de stabilité et de force de l'institution : elle est toujours reconnue comme fondamentale, mais la société n'a pas toujours confiance en elle comme instrument de progrès. Une correction s'impose cependant du fait de l'accroissement du nombre et de l'influence des catholiques, qui ne se font pas faute d'affirmer bruyamment leur point de vue, du fait aussi que la morale protestante est un ciment familial et que les Américains, beaucoup plus que les Anglais et un peu à la façon des Français, aiment les enfants, non seulement en doctrine, mais dans leur contact quotidien.

Dans les débuts, surtout en Nouvelle-Angleterre, la famille puritaine était nombreuse, fondée sur une forte autorité paternelle, avec une morale familiale rigide, d'inspiration biblique. Cette conception s'était transmise au pionnier, dont l'existence économiquement isolée comportait les vertus ascétiques de l'énergie, l'obéissance au Pater familias, le dévouement à une étroite collectivité. Ces traits ont duré à peu près aussi longtemps que le XIXe siècle, mais dès la fin de celui-ci la généralisation des migrations intérieures a fait dominer l'instabilité : on changeait de ville, de métier, de résidence et bien souvent l'on ne connaissait même plus son grand-père. Le XXe siècle, la seconde guerre mondiale surtout exagéraient encore cette fluidité : en 1947, 44 p. cent seulement des ménages vivaient dans la même maison qu'en 1940, 37 p. cent avaient changé de résidence dans le même comté, 20 p. cent avaient changé de comté. Comment s'étonner que, la famille perdant sa base territoriale, l'instabilité psychologique soit devenue l'un des traits les plus frappants de la psychologie américaine et combien démodé le rêve du poète : « Naître, vivre et mourir dans la même maison ! »

[p. 209]


La solidarité verticale se relâchant dans une conception devenue viagère, il ne se constitue pas de fortunes transmissibles de patrimoines familiaux établissant un lien entre des générations successives. L'impôt sur les successions détruisant l'héritage, et la dot n'ayant jamais été une tradition américaine, c'est à chaque génération de faire sa vie. La famille échappe ainsi aux tentations sordides que nous connaissons, mais elle ne connaît pas non plus cette étonnante solidarité qui fait chez nous sa grandeur. Elle se réduit à quelques devoirs, de plus en plus limités dans le temps, des parents envers les enfants, cependant que la femme, de plus en plus indépendante, travaille souvent de son côté, ce qui fait que le rôle du mari change : il devient un associé, pas toujours le plus important, même quand c'est lui qui gagne le plus d'argent. En 1947, 56 p. cent seulement des familles déclarent le mari comme seul travailleur, tandis qu'un quart des femmes mariées (de 18 à 64 ans) ont un emploi. Dans ces conditions le volume du groupe diminue : alors qu'il avait fréquemment au XIXe siècle cinq ou six enfants, il n'y en a plus que deux environ en 1950. Il faut ajouter qu'en raison des conditions habituelles de l'éducation, les enfants quittent jeunes la famille, échappant de ce fait très vite à l'influence paternelle. Quand ils sont à l'école, ou bien partis pour de bon, le ménage se réduit à un mari occupé tout le jour à ses affaires, à une femme ayant elle-même un job ou, étant sans obligations, disponible pour l'action sociale ou la vie collective de la société. Cet aspect, essentiel, expliquera bien des choses de la vie américaine.

Les relations entre les sexes étant fondées sur l'affirmation des droits de l'individu, il y a traditionnellement, et par contraste avec l'Europe continentale et catholique, une grande liberté d'allures entre les jeunes gens et les jeunes filles : il est admis depuis très longtemps qu'ils sortent ensemble sans les parents, et la coéducation est devenue peu à peu chose normale. Ces mœurs se sont maintenant répandues partout, mais hier encore elles étaient qualifiées d'« américaines ». Dans cette atmosphère le mariage est la suite d'un choix mutuel libre, ne concernant que les intéressés, dont l'amour ou du moins l'inclination doit être la source primordiale, les unions d'intérêt ou de convenance, rares du reste, étant jugées choquantes, immorales. Dans pareil accord l'intervention de la famille est réduite à rien, tandis qu'on aboutit à l'égalité complète des deux partenaires, toute notion de hiérarchie à l'antique ayant disparu, les droits, les devoirs [p. 210] étant les mêmes des deux côtés, ce qui, rappelons-le, n'est pas dans la tradition méditerranéenne (oserai-je dire, française ?). La conséquence, c'est que le divorce s'impose normalement, logiquement : si on ne s'aime plus, l'honnêteté commande de se séparer plutôt que de maintenir une hypocrite façade ; c'est le conseil qu'au nom de la morale le pasteur lui-même donnera. L'Église catholique, elle, ne voit que le respect du sacrement, plus important que tout : du moment qu'on a introduit Dieu dans l'affaire, toute rupture, quelles qu'en soient les excuses, est sacrilège, et le prêtre lui-même tolérera plutôt quelque violation en sous-main du pacte conjugal que le scandale d'un divorce. Toute une littérature du droit au bonheur, s'appuyant implicitement sur le respect protestant de la sincérité, conclut que l'individu doit passer d'abord, que le sentiment est la source, la justification de l'union.

Dans ce pays grégaire et publicitaire, il est probable que s'applique davantage encore qu'ailleurs la maxime de la Rochefoucauld : « Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient entendu parler de l'amour. »

Et puis, du rêve on tombe de haut dans les réalités du ménage, du ménage américain. Il ne s'agit plus de rien qui ressemble ici à la tradition européenne, surtout française. Ce n'est plus la gestion d'une maison, comportant l'administration générale par le mari, la tenue d'un ménage compliqué par la femme, la direction d'une domesticité et les soins constants et prolongés requis par les enfants. C'est à la fois plus léger et plus lourd. Il n'y a généralement aucun service, seulement des femmes de journée ; l'homme et la femme doivent tout faire par eux-mêmes, la cuisine, le chauffage, la vaisselle, les souliers. Du reste, avec des instruments ménagers perfectionnés, les maisons sont habituellement fort bien tenues. On devine que, tant que les enfants sont petits, la charge est écrasante, équivalant pour la femme à un véritable esclavage : en dépit de la pratique des baby sitters il est pratiquement impossible de sortir. Par contre, quand les enfants sont à l'école puis à l'Université, le ménage se réduit en fait à presque rien : le mari déjeune toujours de son côté, le soir tout prétexte est bon pour dîner au club, de sorte que nombre d'appartements ne comportent plus que des installations atrophiées, la kitchenette, le dining alcove. Le foyer, au sens antique, a vécu. Cependant la famille reste forte, malgré tout, et si l'on divorce on se remarie : un scrupule instinctif, hérité du purita-[p. 211] nisme, condamne les relations sexuelles hors du mariage, mais on peut se remarier aussi souvent qu'on veut. Sauf la stabilité, la tradition persiste.

On conçoit le trouble que doit susciter, dans un même pays, la coexistence de deux conceptions du mariage aussi différentes que celle des protestants et des catholiques. Une revue traitait la question sous forme de diptyque : What it means to marry a protestant (ce que cela signifie d'épouser un protestant), What it means to marry a catholic (ce que cela signifie d'épouser un catholique). C'est en effet bien différent. Si vous vous mariez dans le catholicisme, le prêtre ne se désintéressera ni de l'éducation de vos enfants, ni de leur conception ; si au moment de la naissance l'enfant ou la femme doit être sacrifié, on pourra craindre qu'il ne demande le sacrifice de la femme et le lien sacramentel une fois noué le sera pour toujours. Nous nous rendons mal compte en France avec quelle rigueur la hiérarchie romaine aux États-Unis applique ces principes. Si l'on se marie dans le protestantisme, c'est toute autre chose : le pacte sera plus personnel, d'une sincérité peut-être plus directe puisqu'il ne comportera aucune intervention extérieure, mais au fond on ne mettra en commun qu'un nombre limité de choses, d'autant plus qu'on sait en somme ne pas s'engager nécessairement pour toute la vie. On s'installe moins : c'est, m'expliquait une Américaine, comme lorsque, dans un hôtel, on doit changer de chambre : on ne défait pas sa malle.

Ces conditions expliquent à la fois la popularité du mariage et la popularité du divorce aux États-Unis. De1867 à 1947, tandis que la population a augmenté quatre fois, il y a six fois plus de mariages et soixante fois plus de divorces. Pour 2 000 000 de mariages il y avait, en 1947, 450 000 divorces, soit 22,5 p. cent. Les officines spectaculaires de Reno ou de Las Vegas dans le Nevada sont célèbres, mais on aurait tort de considérer le divorce américain sous l'angle du scandale : il s'agit plutôt d'une institution ayant pris sa place régulière dans le fonctionnement normal du mariage conçu dans le sens indiqué plus haut. Le renouveau de la natalité est lié à un renouveau de la nuptialité. Jamais l'intérêt pris au problème de l'union entre les sexes n'a été plus grand ; dans aucun pays professeurs, enquêteurs, moralistes, statisticiens ne se sont penchés sur la question en aussi grand nombre, pour tirer des innombrables facts and figures recueillis par eux une moisson aussi impressionnante de conclusions phy- [p. 212] siologiques, sociales ou morales. On les écoute, car en toutes choses l'Amérique croit à l'expert.


II


La vie, la formation des jeunes se ressentent directement de ces conditions, mais ils ont moins à en souffrir qu'on ne pourrait le croire. Quand ils sont avec leurs parents, les enfants partagent leur existence dans le cadre d'une réelle familiarité. Ce n'est pas du tout l'école anglaise, selon laquelle une nurse stylée présente, non sans quelque apparat, de petits êtres bien sages aux grandes personnes, selon un horaire prévu d'avance. Non, l'enfant est là, tout le temps, écouté plus qu'il n'écoute, jamais contredit, corrigé ou remis à sa place, car, selon une doctrine qui eût plu à Rousseau, il faut laisser sa personnalité se développer librement ; il se mêle, sans qu'on l'en empêche, aux conversations, prend parti dans les élections, avertit ses parents des « complexes » de son petit frère ; il est non-élevé plus encore que mal élevé ; l’Européen le trouve insupportable, mais on est séduit quand même par cette liberté d'allures que rien ne vient contraindre.

Très vite du reste, cette période initiale prend fin : dès 7 ou 8 ans c'est l'école, puis le collège. Les enfants ne sont plus alors que de façon intermittente à la maison et ils ont pris l'habitude de mener leur propre vie, de recevoir des amis que l'autorité paternelle connaît à peine, d'aller de leur côté aux séances au moins bi-hebdomadaires du cinéma. Si maintenant la télévision les retient chez eux, c'est tout récent. Mais pratiquement leur éducation, en ce qui concerne leurs parents, est dès ce moment terminée : dans ces conditions le divorce, tout fréquent qu'il soit, ne produit pas tous les mauvais effets qu'on pouvait en redouter. Dans la mesure du reste où il y a effectivement éducation, au sens européen ou français du terme, qui en a la charge ? Ce n'est pas le père, absent tout le jour à son bureau et qu'on traite avec la familiarité à peine respectueuse qui se doit à quelque « grand frère » : s'il n'a pas d'autorité, il est dévoué, il aime la famille, prêt à toutes les petites besognes, comme de pousser la voiture de bébé, ce qui en Europe est resté un monopole féminin. La vraie puissance appartient à la femme, dont l'influence, surtout sur les garçons, est dominante et survit même à l'étape de la première jeunesse. Bien que la société américaine, pour la formation nationale, compte en somme davantage sur [p. 213] l'École, sur l'Université, sur 1'Église, ce matriarcat, dont le prestige n'échappe à aucun observateur, reste une des réalités fondamentales de la vie sociale aux États-Unis.

Cette éducation, qui respecte dans l'enfant la liberté du cheval échappé, produit de curieux et inattendus résultats : comment se fait-il que l'Américain, ayant atteint sa majorité, nous apparaisse comme le type parfait du conformiste ? C'est peut-être qu'ayant dépensé pendant l'enfance et l'adolescence tout ce qu'il possède virtuellement d'indiscipline et d'anarchie, il n'a plus ensuite aucune peine à s'intégrer dans un ordre collectif pleinement accepté de lui. Mais attention ! pendant toute cette période où l'Européen n'exerce aucune influence, parce que considéré comme encore dans ses langes, la sienne a été considérable, dans un pays où règne la démagogie de la jeunesse.

III


Le matriarcat américain reflète la puissance de la femme à tous les âges. Dans sa jeunesse elle est reine, courtisée, couverte de cadeaux, bénéficiant auprès du sexe fort de tous les privilèges, jouissant dès l'adolescence d'une liberté entière. Mariée jeune, de plus en plus jeune, – en moyenne 21 ans et demi en 1940, – c'est avec son premier enfant, – qu'elle a en moyenne à 22 ans et demi, – qu'elle connaît subitement les devoirs, les limitations, la dureté de la vie de ménage aux États-Unis : plus aucune liberté ni matérielle ni morale, car, au moins dans les petites villes, elle est étroitement surveillée par l'opinion. Le bon temps est fini. C'est alors du reste qu'elle montre tout ce dont elle est capable : technicienne avisée du ménage, très supérieure à l'Anglaise, par beaucoup de côtés semblable à la Française. C'est elle qui règne sur la maison et les enfants, chaque sortie devant être organisée, combinée, grâce à l'aide des baby sitters. Ceux qui prétendent qu'il n'y a pas de famille en Amérique font erreur, mais la période familiale finit plus vite qu'ailleurs, et alors la femme retrouve sa liberté. Dans la maison que les enfants ont désertée, je ne sais si elle éprouve le genre de vide que Michelet décrit dans son livre, La Femme, mais il est certain qu'elle se sent désœuvrée, avec une énergie encore intacte, avide de se dépenser. Les mondaines alors fréquentent les cocktails, les réunions de bridge, les country clubs ; les intellectuelles de province sont assidues aux sociétés [p. 214] de lecture ; les plus sérieuses, et c'est peut-être la majorité, se soucient, conformément à la tradition calviniste, de travailler pour la communauté, dans les associations de progrès social, dans les œuvres religieuses, dans la vie publique où leur influence est considérable. Dans aucun pays il n'y a autant de femmes se vouant au bien public, soucieuses de réformes sociales, et de là, dans un pays imbu de la notion quasi religieuse du « service », cette dangereuse collusion de la morale et de la politique, qui s'exerce dans l'antialcoolisme, dans l'anticolonialisme, dans les innombrables ligues en faveur du good government, dont les effets ne sont pas toujours uniformément bienfaisants.

L'homme, dans la mesure où les impératifs de l'intérêt ne l'en défendent pas, subit cet ascendant d'un sexe ayant plus de loisirs, plus de culture, plus d'entrain dans la recherche du plaisir comme du progrès moral. Il s'agit bien d'une société conduite par les femmes. Mais les hommes, en fin de compte, se ménagent un domaine réservé, où ils entendent rester maîtres, sans intervention extérieure : soit dans les affaires, soit dans leurs clubs, soit dans leurs sports, ils préfèrent en somme demeurer entre eux, de sorte que, dans la vie sociale, dans la vie mondaine, dans la vie de l'esprit, il y a certainement moins d'associations entre les sexes que chez nous.

Le système aboutit, sinon à une séparation, du moins à une double revendication de liberté, entre parents d'une part, entre parents et enfants de l'autre. Les jeunes revendiquent leur indépendance vis-à-vis de la génération précédente, mais celle-ci revendique aussi la sienne par une pratique systématique du birth control : la reproduction de l'espèce est devenue aux États-Unis un acte relevant d'une volonté consciente. C'est une tentative humaine aventureuse que de prétendre substituer la « naissance dirigée » à l'instinct de la nature. Aussi croyait-on l'Amérique sur la pente de la stérilité. Le baby boom contredit cette tendance, mais peut-être s'agit-il simplement d'un retour offensif de la nature, coïncidant avec ces reculs de civilisation que produisent les guerres ?

IV


Si j'avais, il y a trente ans, cherché à évoquer les divers âges de la vie aux États-Unis, j'aurais à peine songé à parler de la vieillesse. Il semblait que l'existence prît fin avec la pleine maturité, [p. 215] après quoi tout d'un coup il n'y avait plus rien. On avait l'impression qu'il n'y avait pas de vieux, car, s'il y en avait, on ne les voyait pas. L'ancêtre chinois détenteur de toute sagesse, le vieillard selon Victor Hugo, aux yeux duquel « on voit de la lumière », l'homme d'État du vieux monde plein d'expérience et de conseils, autant de types humains que l'Amérique ignorait.

Voilà qui n'est plus vrai. Du fait de l'âge moyen qui n'a cessé de s'accroître – 17 ans en 1826, 30 ans en 1950 – il y a actuellement quatre fois plus de « plus de 65 ans » qu'au début du siècle ; les « plus de 45 ans », qui n'étaient que 13 000 000 en 1900, sont maintenant 40 000 000 ; en dix ans, de 1940 à 1950, l'étage humain dépassant 65 ans s'est accru de 36 p. cent, celui de 45 à 65 ans de 16,7 p. cent. La conséquence, c'est qu'il y a toute une classe de gens âgés, ayant conscience de leur âge, conscience aussi de constituer une classe et désormais décidés à dire : « Nous sommes là. » Dans la vie sociale, dans la vie politique, c'est, depuis la grande dépression, une singulière et paradoxale nouveauté.

Le problème pour eux, dans une économie où traditionnellement tout dépend de l'emploi, c'est de savoir comment ils vont pouvoir vivre, surtout dans une période où le pouvoir d'achat du dollar va constamment en se dépréciant. Parmi les « plus de 65 ans », les trois quarts ont des pensions, des retraites, ou bien sont soutenus par les leurs ; un quart d'entre eux ont des jobs, surtout depuis que la guerre a eu pour effet de prolonger l'âge où l'on travaille. Mais, dès le massif chômage des années trente, la nécessité d'une politique du vieil âge s'était fait sentir. Du fait simplement de leur nombre, de leurs votes, les vieux imposaient la reconnaissance de leur présence et la nécessité de tenir compte de leurs revendications. Cette situation s'est maintenue, la tendance de fond au vieillissement paraissant plus durable que celle résultant d'un rajeunissement dû à une reprise de la natalité.

Comme il n'y a d'influence que par l'organisation, les vieux se sont organisés. Nous avons mentionné plus haut les Townsend clubs, qui groupent 5 000 000 d'adhérents. Mais le vieux docteur californien a eu de nombreux émules. Il faut citer le Ham and eggs Plan des frères Allen, le « Chacun roi » de Harry Jones, le Civilians' committee for old age pensions de l'ancien acteur de Hollywood McLain, dont les meetings se terminent par une prière et qui chaque semaine parle à vingt-deux stations de radio californiennes. Dans les États progressifs du Pacifique, où [p. 216] il y a un nombre anormal de vieux, toute une politique des pensions s'est développée : la législation californienne comporte 75 dollars par mois pour les « plus de 63 ans », sans disqualification aucune si l'on a une maison ou une auto ; l’État de Washington a institué un régime analogue pour les « plus de 65 ans », comportant en outre l'hospitalisation gratuite, des subventions pour les loyers, une remise des impôts antérieurs. Il est douteux que ces faveurs puissent continuer à s'accumuler, car elles constituent un imprudent appel à des gens qui seront à la charge de la communauté plutôt qu'ils ne serviront à son développement, mais néanmoins la question est posée, et elle l'est partout, non seulement du point de vue des bénéficiaires mais aussi du point de vue des enfants demandant à être déchargés du devoir traditionnel de soutenir des parents âgés qui, indiscrètement ou non, sont là plus longtemps qu'autrefois. Ce souci de prévoyance, individuelle ou collective, marque dans l'évolution américaine une préoccupation nouvelle. Je ne sais si le prestige de l'homme âgé, en tant que tel, s'est accru, mais ce qui est incontestable c'est qu'il est là et que sa présence ne passe pas inaperçue.


V


Si j'avais, par comparaison avec l'Europe, à distinguer les facteurs qui influencent plus particulièrement la formation de l'opinion aux États-Unis, je retiendrais, je crois, les femmes et les jeunes. L'homme, dans sa maturité, tient sans doute les leviers de commande et la vieillesse a appris à se faire écouter, mais c'est le point de vue féminin, pénétré d'idéalisme moral et d'inspiration protestante, qui colore toute la vie du pays, cependant que la jeunesse et même l'enfance bénéficient, par une sorte de surenchère, de l'oreille du public, comme figurant l'avenir par rapport à ce passé qu'est la vieillesse et à ce demi-passé qu'est déjà la maturité.

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