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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 2.

ROOSEVELT, LE NEW DEAL,
LE WELFARE STATE




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Depuis la guerre de Sécession c'étaient les républicains qui, normalement et presque sans interruption, avaient administré le pays : ils étaient les garants de la prospérité. En 1932, la crise rend le pouvoir au parti démocrate, cet oiseau des tempêtes : il le gardera vingt ans, après quoi l'ancienne Amérique ne se reconnaîtra plus, une marque indélébile nouvelle lui a été imprimée. Effet de la seconde guerre mondiale, pensera-t-on ? Non, mais de la politique rooseveltienne du New Deal et du Welfare State, introduite sans doute pour rester, quel que soit désormais le parti vainqueur.

Lorsque le président Roosevelt (Franklin Delano Roosevelt, en raccourci F. D. R.) s'installe à la Maison Blanche, le 4 mars 1933, la crise a développé tous ses effets et le pays est au bord de l'abîme : la dette hypothécaire est de 36 milliards de dollars, la dette industrielle et bancaire de 58 milliards, la dette publique de 19 milliards, la dette à court terme générale d'une centaine de milliards. Ces chiffres, qui ont cessé de nous impressionner, semblaient alors astronomiques avec une signification de catastrophe. Du fait d'un marasme devenu chronique, la vie économique était menacée d'un arrêt total : les prix étaient à 80 p. cent de leur niveau de 1913, le revenu national depuis 1929 avait baissé de moitié, le blé était à 42 cents, sa cote la plus basse depuis un siècle, l'industrie ne travaillait plus qu'à un faible pourcentage de sa capacité, il y avait 13 000 000 de chômeurs, [p. 185] cinq millions de familles secourues ; la veille même du jour où le nouveau président entrait en fonctions tous les États se déclaraient en faillite bancaire. Les États-Unis glissaient vers une anarchie de fait : dans l'Ouest, des ranchers abandonnaient leur bétail, des émeutes de fermiers empêchaient les ventes hypothécaires, dans plusieurs grandes villes les fonctionnaires n'étaient plus payés, le public n'avait plus de monnaie utilisable pour ses transactions quotidiennes. En raison de la baisse profonde des prix les dettes contractées quand ceux-ci se trouvaient à un niveau plus élevé devenaient impossibles à honorer, de sorte que, quelque nom qu'on fût disposé à lui donner, une forme quelconque de faillite s'avérait inévitable.

Tel était le problème qui se posait le 4 mars 1933 à Franklin Roosevelt, devenu chef de l’État. Avec le recul du temps nous savons aujourd'hui que, dans l'histoire des États-Unis, cette date marque un tournant d'une immense portée.


I


Dans cette grande aventure, la personnalité de P. D. R. a tenu une place décisive. Membre d'une grande famille new yorkaise d'origine hollandaise ayant déjà donné au pays un président, d'un milieu aisé, socialement coté, et pour tout dire aristocratique, il avait à peine en besoin d'exercer une profession : c'était un fils de famille, un homme du monde, qui, à ses débuts dans le milieu des politiciens, y avait un peu fait l'effet d'un snob : Speaks through his nose (il nous regarde de haut, par dessus son nez), Arrogant fellow that Roosevelt ! (quel type arrogant que ce Roosevelt !), disaient-ils. Ses dons remarquables de manœuvrier l'élevaient cependant, d'abord au Sénat de l’État de New York, dont il devenait gouverneur en 1928 : c'était la filière pour la présidence, où il parvenait en 1932 par sa victoire sur Hoover, le président sortant.

Cette carrière ne prend cependant tout son sens que si l'on tient compte d'une poliomyélite, contractée en 1921, qui avait fait de lui le malade qu'il resta toute sa vie (il ne put plus jamais se tenir debout). Une énergie extraordinaire lui permit de prendre le dessus, tandis que la souffrance développait en lui ce sens magnifique de la peine des autres qui est peut-être la source de l'étonnant contact qu'il sut établir avec le peuple, [p. 186] « le peuple souffrant » comme disait Michelet, disons simplement le peuple de la crise. Cette sentimentalité, jointe à des dons politiques exceptionnels, à une pratique incomparable des rouages électoraux, firent de lui l'un des leaders les plus puissants de toute l'histoire américaine. Il faut vraiment l'avoir vu, avoir entendu sa voix d'or (il était irrésistible quand il commençait, à la radio, « My friend... »), avoir croisé son regard chargé d'humanité, son winning smile, avoir éprouvé à quel point ses antennes lui faisaient deviner, accueillir l'interlocuteur, pour comprendre l'invraisemblable ascendant qu'il exerçait sur tous ceux avec qui il entrait en contact. Cet ascendant était fait de charme, d'une aisance supérieure dans ses rapports avec les grands et les petits, mais surtout d'une humanité spontanée qui transparaissait à travers la finesse du politicien : on avait l'impression qu'il aimait les gens, tous les gens, qu'il les comprenait, qu'il compatissait à leurs maux. Son sourire stéréotypé, cent fois vu au cinéma, m'avait d'abord indisposé comme un produit de série, mais quand il le fit pour moi je fus séduit, et quand il me dit I am glad to see you, dois-je avouer que naïvement je le crus ? Des millions d'électeurs l'ont évidemment cru comme moi.

Eut-il une doctrine ? C'est peu probable. À la vérité c'était un pur opportuniste, et probablement un homme léger. Certains ont voulu voir en lui un révolutionnaire, une sorte de fasciste. En fait il a plutôt été le whig intelligent qui, d'une tradition, sauve ce qui peut être sauvé. Non qu'il fût solidaire des forces du capital ou du monde des affaires : il n'aimait pas les businessmen, n'ayant jamais été l'un d'eux, ayant vécu avec de l'argent hérité, non avec de l'argent gagné, et de ce fait jaloux peut-être de la puissance des milliardaires. Sa politique ressemble plutôt à un jeu de bascule perpétuel ; il ne s'entête pas, ne s'enferre pas : comme dans le gouvernail des canots, s'il tire la barre à droite c'est vers la gauche qu'il se dirige, et vice versa. Peut-être, répétons-le, s'agit-il d'un homme léger, qui ne s'en fait pas ? Jamais on ne le voit prisonnier de conseillers qu'il change sans cesse, aucun n'exerce d'influence durable sur lui, même Cordell Hull, le seul d'entre eux qu'il ait conservé du commencement à la fin. Il aime s'entourer d'intellectuels –, son fameux brain trust –, professeurs, juristes, économistes, souvent juifs, généralement hommes de gauche, hostiles en principe au capitalisme, parfois de tendance marxiste. L'atmosphère qui règne autour de lui, surtout au début, est celle d'une recherche [p. 187] des solutions nouvelles : Oubliez Adam Smith et lisez Karl Marx ! Le New Deal correspond à la New Era, mais en la contredisant.

Méfions-nous ici des termes, européens, gauche, droite, marxisme, fascisme, corporatisme, qui s'appliquent mal aux États-Unis, notamment en l'espèce, en dépit de superficielles ressemblances. La vérité est que, devant une crise sans précédent, Roosevelt n'a pas de plan. Sa politique est une succession de tentatives disparates, liées entre elles par la seule personnalité du chef, qui reste avec son tempérament, quand les collaborateurs et leurs programmes changent. S'il y a une unité, c'est en effet celle d'un tempérament et d'une tendance. Il fait avec le peuple un serment d'alliance « I pledge you, I pledge myself to a New Deal for the American people » (je m'engage à un contrat avec vous, le Peuple américain). Tel est son langage quand, le jour de son inauguration, il parle, debout, – ce qui pour lui est un effort terrible, – en plein air, sans chapeau (c'est au mois de mars), d'une voix ferme et avec an almost defiant chin, comme si de son menton il voulait défier le destin. Et voici le ton qu'il adopte pour parler des leaders de la Finance : « les changeurs du Temple se sont enfuis des sièges qu'ils occupaient dans le Temple de la civilisation. Restaurons maintenant dans ce même Temple les vérités fondamentales, les valeurs sociales, plus nobles que celles du profit monétaire. » Enfin, non pas révolutionnaire mais démagogue, il préconise un État nouveau, considéré comme un beneficent friend, une économie dirigée à la place du rude individualisme d'antan (planned economy versus rugged individualism), le régime de l'homme organisé remplaçant celui de l'individu anarchique (Mass man, anarchic individual), bref l'État providence (Welfare State) par contraste avec l'État libéral, indifférent devant la foire d'empoigne des intérêts. Selon le commentaire d'un observateur averti, William Allen White, c'est là une attitude nouvelle dans la vie américaine, le ferme propos, de la part du peuple américain, de se servir du gouvernement comme d'une agence providentielle de bonheur humain.

Ceci dit, les procédés de gouvernement de Roosevelt sont ceux d'un dictateur, mais d'un dictateur légalement mandaté, dans le pur esprit de la constitution américaine. S'il délègue ses pouvoirs présidentiels à des hommes de confiance, en dehors et par dessus la tête de ses ministres, il en a parfaitement le droit. Comme il change constamment les agents, les commissaires, les délégués innombrables dont il se sert, dans le cadre d'institutions, [p. 188] de commissariats, d'agences sans cesse transformés et remis sur le chantier, l'impression est celle de l'improvisation, de l'instabilité, de la confusion, du désordre, mais dans cette excitation il conserve sa tendance, dont la permanence est celle de son tempérament. Dans son livre, The Roosevelt I Knew, Miss Frances Perkins, qui fut son ministre du Travail, écrit :

Cette expression, le New Deal, qui rendait courage à tous, ce n'était qu'une affirmation politique, une attitude, nullement un programme fixe et étudié. Quand le président arriva à Washington, il n'avait aucun programme précis. L’idée que le New Deal répondait à une doctrine réfléchie à l'avance est ridicule. Les leaders du parti n'avaient eu à ce sujet aucune réunion préliminaire, mais la situation était claire dans l'esprit de Roosevelt et de ses partisans – c’est lui qui représentait le point de vue humanitaire. Le principe était que toutes les forces politiques de la Communauté seraient concentrées sur ce but : rendre la vie du peuple meilleure 1.


II


Sous le coup de la nécessité, les premières mesures prises par la nouvelle présidence relèvent de la déflation la plus draconienne : moratoire général, reconduit de semaine en semaine ; fermeture des banques, dont les plus solvables sont ensuite seules autorisées à reprendre leur activité ; assainissement budgétaire par révision des pensions et retraites ; réduction de 15 p. cent des traitements et salaires fédéraux. Cette politique, strictement orthodoxe, contribue, par destruction de dépôts, par suppression de certaines parties malsaines de l'organisme, à un assainissement certain, mais, ce qui prouve bien l'absence de toute idée préconçue chez le président, elle est en contradiction manifeste avec tout ce qu'il fera par la suite. Comme toujours du reste la déflation se révèle vite trop pénible pour être longtemps poursuivie dans une démocratie : les politiciens protestent, surtout ceux de l'Ouest, dont la tradition est tout entière inflationniste, et c'est alors seulement que commence la vraie politique Roosevelt.

Deux alternatives se posent : déflation ou inflation ? Le président accepte l'inflation. Aura-t-on d'autre part, pour déclencher et stimuler une reprise, recours à des remèdes opportunistes ou bien à des réformes de structure ? Il choisit les réformes de structure. La réalisation se fera-t-elle enfin dans le libéralisme ou l'économie dirigée ? Le président se rallie à l'économie dirigée. [p. 189] Telles sont les tendances générales qui se dégagent de cette seconde orientation : elles dureront jusqu'à la fin du régime démocrate. Il ne faut cependant pas s'y tromper. Sous une fausse apparence dogmatique, due en partie au brain trust, il s'agira toujours d'une suite d'essais expérimentaux, de plans tactiques, sans liens entre eux, souvent contradictoires, le plus souvent dictés par les besoins du moment : un voilier modifie à tout instant sa voilure pour tenir compte des moindres sautes de vent ; Roosevelt ne procède pas autrement.

Dans la mesure cependant où il y a une idée directrice, transparaît le souci persistant de soulager le débiteur, engagé au delà de ses possibilités : ayant contracté sa dette avant, la baisse des prix, il ne pourra s'en acquitter que si ceux-ci remontent. Une reprise de leur niveau reconstituera le pouvoir d'achat de la masse, celui des agriculteurs par la hausse des produits agricoles, celui des ouvriers par la hausse des salaires. On rétablira ainsi un équilibre, maintenant compromis, entre les prix industriels et les prix agricoles devenus trop bas, ce qui empêche le fermier d'acheter ; on rétablira de même un équilibre, également compromis, entre les classes aisées qui épargnent trop, investissent trop, ce qui conduit à la surproduction, et les classes populaires, qui ne dépensent pas assez par manque de moyens de le faire ; de façon générale, il faut transférer le pouvoir d'achat du riche au pauvre.

Il est facile de voir que cette politique reflète les idées courantes qui se sont répandues dans l'opinion du fait de la crise : lutte contre la surproduction, reconstitution du pouvoir d'achat défaillant, défense du débiteur contre le créancier, Mais il s'en dégage quelque chose de spécifiquement nouveau, en ce sens qu'elle introduit un facteur social, à peu près absent jusque-là des préoccupations américaines. Le président se fait tribun du peuple : « je ne vous abandonnerai pas dans l'épreuve », dit-il à l'homme de la rue désemparé... La réponse populaire est immédiate et quasi unanime. Il ne s'agit pas d'une attitude révolutionnaire. Roosevelt, à la veille de sa seconde élection, en octobre 1936, pourra dire avec raison : « C'est mon administration qui a sauvé le système du profit privé et de la libre entreprise, qui l'a recueilli au bord de l'abîme où l'avaient conduit ceux-là mêmes qui aujourd'hui, en son nom, essaient de vous épouvanter. » Dans le milieu américain la démagogie ne conduit pas à la révolution ; elle lui servirait plutôt de vaccin.


III


[p. 190]

Il n'entre pas dans le cadre de ce livre de donner une analyse détaillée des mesures qui constituent le New Deal, mais il convient d'en indiquer les étapes essentielles, car si la plupart de ces mesures n'ont pas survécu elles ont néanmoins laissé dans la politique américaine des traces durables.

Contre la marée descendante des prix, l'Amérique se souvient d'une de ses traditions, celle de l'argentisme. Par manipulation monétaire le gouvernement entreprend de déprécier le dollar par rapport à l'or : le 19 avril 1933 l'étalon d'or est abandonné, le 5 juin les clauses de paiement en or sont abrogées, l'or existant devant être remis au Trésor. Le président se fait donner le droit d'émettre jusqu'à trois milliards de dollars en billets et de dévaluer éventuellement jusqu'à 50 p. cent de l'ancienne parité (15 janvier 1934). L'émission des billets ne sera pas poussée au maximum, mais on procédera à une suite continuelle d'emprunts à court terme, conséquence d'un budget systématiquement déséquilibré : le but poursuivi est d'injecter volontairement ainsi dans l'organisme un pouvoir d'achat artificiellement suscité, ce à quoi l'on réussit par une politique de primes, de subventions, de travaux publics, d'indemnités de chômage, de créations massives d'emplois nouveaux. Il faut reconnaître que cette politique, sans être tout à fait dépourvue d'effet, demeure largement inefficace : en 1934, par rapport à 1933, le dollar a été dévalué de 41 p. cent, mais les prix de gros n'ont monté que de 22 p. cent, et en 1937 la hausse n'aura été que de 33 p. cent pour le gros, de 17 p. cent pour le détail. Cette apathie des prix reflète une absence de reprise, et en effet la confiance ne revient pas.

Le président et ses collaborateurs se sont cependant préoccupés d'aller plus profond. La National Recovery Administration, plus connue sous le nom de N.R.A., instituée le 16 juin 1933, vise à déclencher une reprise industrielle par amorçage de la pompe économique (pump priming). Il s'agit de remettre l'usine en marche, soit en restaurant le pouvoir d'achat ouvrier par une hausse des salaires, soit en réorganisant le fonctionnement industriel en général par une politique imposant aux intérêts particuliers du patronat les impératifs de l'intérêt général. La tentative est celle d'une réforme de structure, mais mal conçue, mal préparée, en fait improvisée et dont le sens profond [p. 191] apparaît mal. Le procédé consiste à susciter, au besoin à imposer des conventions collectives, sous la forme, dans chaque production ou profession, de « codes » rédigés par les intéressés, patrons et ouvriers, auxquels l'État confère ensuite force de loi. Le gouvernement dit aux industriels : « Faites-le, sinon je le ferai à votre place. » En principe la liberté est respectée, mais néanmoins il y a pression, la puissance publique étant prête à imposer là où elle ne peut convaincre. C'est en ce sens que l'inspiration est dans une certaine mesure corporatiste.

Mais le système a des répercussions inattendues, sans doute imprévues de ses auteurs, qui équivalent à la répudiation d'une orientation politique acquise depuis plusieurs générations. L'État reconnaît au personnel le droit de s'organiser et il ne cache pas, ce qui est nouveau, que toute sa faveur va à l'employé contre l'employeur ; toujours avec l'arrière-pensée d'accroître le pouvoir d'achat, il fixe des salaires minima, et pour répartir plus généralement l'emploi défaillant il limite les heures de travail. Par contre, en favorisant dans chaque profession une organisation collective patronale, il reconnaît implicitement entre producteurs les ententes industrielles dans le but de soutenir les prix : la contre-partie du salaire accru est l'établissement de prix minima. La N.R.A. apporte au travailleur la reconnaissance syndicale (sans cependant dire de quel syndicat), le principe du salaire minimum, la protection sincère de l'État, de telle façon que, durant tout le régime démocrate et jusqu'à l'avènement d'Eisenhower, ce sera l'ouvrier, non le patron, qui aura l'audience privilégiée de la Maison Blanche. Sans qu'il l'ait voulu, le président aura par contre, ce qui est surtout un avantage pour les grandes entreprises, admis la légitimité des ententes entre producteurs, que la législation antitrust leur avait toujours refusée. Il est vrai que le patronat voyait du plus mauvais œil l'intervention de l'État dans ses affaires, la faveur systématiquement réservée par lui aux revendications ouvrières. Le monde des affaires concevait à l'égard de Roosevelt une haine que sa mort même n'a pas désarmée.

En pratiquant cette politique le parti démocrate répudiait sa tradition de défenseur du consommateur, de protestation contre le monopole des trusts ; il méconnaissait surtout la sagesse de Ford préconisant la baisse des prix, rendue possible par la productivité, comme seul moyen de stimuler le développement des clientèles : on haussait les salaires, mais sans contre-partie [p. 192] exigée d'un rendement accru. Production sans productivité, c'était contraire à tout de qui avait traditionnellement fait la prospérité américaine. Devant cet effort la crise ne cédait pas. L'effort pourtant était réel, conçu sous le signe du Blue eagle (L'aigle bleu) dans un enthousiasme curieusement mêlé de mystique sociale et de publicité à l'américaine, selon les procédés classiques du Ballyhoo (bourrage de crânes) national : le système, étendu à un ensemble d'entreprises intéressant 22 millions d'ouvriers, comportait 546 codes, 185 codes supplémentaires, 685 amendements, 139 règlements généraux, 70 ordres exécutoires, 11 000 circulaires, une littérature de 18 volumes et de 18 000 pages 1.

Sous cette forme cependant la National Recovery Administration n'était pas destinée à durer : en mai 1935, la Cour Suprême la condamnait comme inconstitutionnelle en tant qu'empiétant sur le droit des États, le pouvoir de réglementer le commerce et l'industrie étant du ressort de chacun d'eux, à l'intérieur de ses limites, non de l'État fédéral. En présence de ce jugement, Roosevelt, qui avait déjà remplacé comme chef de la N.R.A. le général Hugh Johnson par un successeur moins convaincu, Donald Richberg, mettait l'institution en veilleuse, revenant à l'éloge de la « bonne vieille concurrence ». Après sa seconde élection, en 1936, il reprenait, sous forme atténuée, une deuxième N.R.A., celle-ci maintenant en fait un grand nombre de codes, pratiquement acceptés par les intéressés. La National Recovery Administration initiale, dans son état d'esprit ambitieux et agressif, avait vécu, mais elle laissait des traces durables notamment la reconnaissance, vraiment nouvelle aux États-Unis, de la légitimité du syndicalisme. Cependant la crise lui survivait.

Parallèlement à ce massif effort de réorganisation industrielle, le président entreprenait l'établissement d'une économie dirigée agricole. L'Agricultural Adjustment Act (A.A.A.) du 12 mai 1933 cherchait, dans la réduction suscitée de la production agricole, une hausse des prix susceptible de soulager, pour le fermier, le poids de sa dette hypothécaire. On vivait alors dans la hantise d'une économie de pléthore, dont on venait d'éprouver tous les méfaits. Il fallait donc inciter le cultivateur à réduire les surfaces plantées, d'où un régime d'indemnités à ceux qui s'y [p. 193] prêtaient, mais une pression touchant à la compulsion sur les autres, tous les grands produits de base étant visés : blé, maïs, riz, tabac, coton, produits laitiers, chanvre, orge, sorgho, arachides, sucre, bétail en général, troupeau porcin... Le 6 janvier 1936 cependant, un jugement de la Cour Suprême vient à son tour invalider l'A.A.A. Le gouvernement néanmoins reprendra son idée de fond dans le Soil Conservation Act qui, au nom de la lutte contre l'érosion, répondra à l'idée persistante de la réduction des emblavures. La sécheresse qui sévit à cette époque venant à l'appui, les prix agricoles monteront d'environ 50 p. cent. Il subsistera dans la politique américaine un planisme agricole, coûtant très cher aux États-Unis, mais dont aucun parti n'est à même de se dégager, tant reste influent le vote des fermiers. À la vérité l'agriculture ne trouvera de reprise qu'avec la guerre.

Indépendamment de ces mesures, qui peuvent se classer comme réformes de structure, la politique des dépenses systématiques se traduisant en indemnités et subventions de toutes sortes doit être considérée, je crois, comme l'aspect le plus typique de l'ère rooseveltienne. Couvert par l'emprunt, le déficit budgétaire érigé en doctrine permet de donner au contribuable plus qu'on ne lui demande, d'entreprendre des travaux publics utiles ou inutiles, de répandre de tous côtés, comme il pleut, des salaires, des primes, des secours, sans compter les créations d'emplois auxquelles le président peut procéder pour ainsi dire sans limites de crédits. Les sommes dont il dispose sont si énormes, si astronomiques même pour l'époque, qu'il paraît éprouver quelque peine à les utiliser. En parcourant le pays, on a l'impression qu'il fait tout ce qu'il peut pour y parvenir, mais sans toujours y réussir : toute demande de fonds, de la part de n'importe qui et pour n'importe quoi, peut raisonnablement escompter un accueil favorable, surtout naturellement si elle provient d'amis politiques ; les travaux les plus inattendus, les moins justifiés, ont chance de se réaliser.

Chose singulière, la plate-forme du parti démocrate aux élections de 1932 comportait l'équilibre du budget, la restriction des dépenses, un retranchement tout gladstonien. C'est cependant cette inondation d'excitants économiques qui caractérise désormais la politique démocrate. C'est aussi le chapitre du programme présidentiel que l'opinion accueille avec le plus de faveur. Si le monde républicain des affaires se réfugie dans une opposition [p. 194] rageuse et un libéralisme d'amère protestation, dénonçant « les caprices de la bureaucratie », « la tyrannie du pouvoir autocratique », poursuivant de sa haine « that man, a traitor to his class » (cet homme, traître à sa classe), la masse, qui pense autrement, réélit triomphalement Roosevelt en 1936, tandis qu'en mai 1937 un Gallup donne quatre Américains sur cinq approuvant son action. On ne peut s'étonner, dans ces conditions, qu'il laisse le robinet ouvert. L’avantage qu'il en tire est évident : Capitol Hill et la Maison Blanche remplacent Manhattan et Wall Street comme cerveau et centre moteur de la nation.


IV


Vers quels chenaux de la consommation se dirige l'argent dépensé par l'État dans ses distributions destinées à stimuler la vie économique de la nation ? Après plusieurs années, l'expérience prouve que c'est moins vers l'industrie lourde, productrice d'outillages, que vers les industries travaillant directement pour la consommation de chaque jour. Le chômeur, le fermier qui touchent des indemnités aux caisses officielles n'achètent pas de machines, ils se paient un appareil de radio, des ustensiles ménagers, éventuellement une auto ; les plus sages affectent une partie de ces rentrées exceptionnelles au remboursement de leurs dettes. Il y a là une intéressante leçon, qui prouve que l'État peut bien répandre de l'argent dans la circulation, mais qu'il est incapable de diriger exactement ses subventions sur les points qu'il serait le plus utile d'atteindre. Les docteurs éprouvent des difficultés analogues dans l'application de certains médicaments, qu'ils font absorber par le patient, mais qui n'atteignent pas, dans l'organisme, l'endroit exact qu'il faudrait toucher pour obtenir la cure. Il faudrait, pour mettre vraiment fin à la crise, que les industries d'outillage, celles qui fabriquent les capital goods, reprennent leur activité. L’État peut amener la formation de ces capital goods en prenant des mesures à cet effet (détaxation des revenus réinvestis, amortissements accélérés), mais il faut pour cela que l'entrepreneur capitaliste veuille bien collaborer. Or cette confiance, que la masse accorde à l'État rooseveltien, les affaires persistent à la lui refuser.

Le New Deal a pu réussir comme mesure de réforme sociale, il échoue comme remède à la crise. Celle-ci ne prendra [p. 195] fin qu'avec la guerre. Mais, avec un parti démocrate ayant renversé ses positions traditionnelles, devenu champion du dirigisme fédéral, soutien du syndicalisme et surtout dispensateur de la manne sociale, un ferment nouveau s'est introduit, sans doute pour y rester, dans la politique américaine. À cet égard, et sans même oublier les deux guerres mondiales, la grande dépression est peut-être l'événement le plus important de l'histoire des États-Unis depuis la guerre de Sécession.

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