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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 20.

LES LIMITES DU SYSTÈME :
LA MENACE DE SURPRODUCTION



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Pour l'industrie américaine, l'objection résultant de la Qualité (avec majuscule) est en fait sans importance. Il n'en est pas de même d'un péril qui semble inscrit dans sa nature même sa logique, échappant au contrôle des volontés individuelles, la pousse à un développement illimité de la production, lui permettant d'y procéder avec un nombre de plus en plus réduit de bras. La surproduction, nous l'avons vu, peut être évitée si de nouvelles couches d'acheteurs sont mises en mesure d'absorber cet excédent, et de même le chômage si les ouvriers libérés par la mécanisation se reclassent, soit dans l'industrie elle-même, soit dans la distribution. Mais le rythme de la menace, qui est technique, se révèle régulièrement plus rapide que celui de la parade, qui est sociale, d'où un décalage de Damoclès, qui pèse de façon chronique sur l'optimisme américain.

Dans cette lutte de vitesse entre la fabrication et la consommation, le demi-siècle qui vient de s'écouler nous révèle aux États-Unis trois périodes, qui demandent à être étudiées séparément : celle de la prospérité républicaine, entre 1896 et 1929 ; celle de la grande dépression, de 1929 à 1941 ; celle enfin, depuis Pearl Harbour, d'une néo-prospérité, liée à l'élan donné par la guerre à l'économie et que l'immédiat après-guerre a confirmée. Ces trois périodes correspondent à trois états psychologiques. Dans la première la prospérité est considérée comme résultant d'une sorte de droit divin américain, sans qu'elle com-[p. 172] porte de conditions : d'où la sanction d'une crise. Dans la seconde il s'agit d'un état pathologique où le peuple américain, devenu pessimiste, semble ne plus croire à son destin. Dans la troisième il se retrouve, non sans que la leçon de la grande dépression n'ait profité : sans doute la prospérité a-t-elle des fondements solides, mais la guerre et la guerre froide ne l'ont-elle pas soulevée à un niveau anormal ? L'optimisme ancien a reparu, mais mêlé d'inquiétude pour un lendemain malgré tout incertain. Car il y a lieu de penser que la fin de la guerre de Corée marque le début d'un nouveau cycle.

I


De 1896 à 1929, la prospérité est continue, à peine temporairement interrompue, en 1907 par une crise de spéculation et de croissance, en 1921 par une crise de liquidation immédiate et superficielle de la guerre, mais à partir de 1924 l'allure devient triomphante : on l'attribue aux nouvelles méthodes industrielles, qui impressionnent profondément l'Europe dépassée et dont l'Amérique elle-même fait une doctrine. Toute cette extrême fin du XIXe siècle et ce début du XXe donnent aux contemporains l'impression d'un progrès sûr et garanti, ayant les caractères de la permanence, dont les sources éclatent à la vue. C'est d'abord la jeunesse d'un continent d'immenses ressources où tout est à faire, dont la population ne cesse de s'accroître, dont l'équipement à constituer est l'occasion de splendides profits, cependant que le pays, déjà industriel, reste gros exportateur de produits bruts, coton, pétrole, viande, blé... On pense au vers du poète : « Quand on est jeune on a des matins triomphants. » Cette croissance rapide, telle que la maturité de l'Europe en a perdu le souvenir, est cependant associée à la longue prédominance d'un parti républicain, politiquement conservateur, dévoué au monde des affaires, laissant libre cours à son initiative déchaînée.

S'il y a redoublement de cette prospérité au lendemain de la première guerre mondiale, on peut discerner dans ce fait des causes saines et d'autres qui sont occasionnelles, éventuellement malsaines. Dans la première catégorie notons la rationalisation qui, en accroissant à la fois la productivité et les salaires, développe massivement le pouvoir d'achat de la masse ; la paix sociale résultant d'une faible densité démographique, assurant à chacun [p. 173] sa place, avec l'espoir plausible de réussir ; l'esprit de progrès d'un peuple ayant fait ses preuves dans la paix et devenu par la guerre le premier peuple du monde. Dans la seconde catégorie on doit souligner la position anormalement favorable d'une Amérique devenue créancière et continuant cependant d'avoir une balance commerciale favorable ; à quoi il faut ajouter, dans une conjoncture où le succès porte à l'imprudence, le dopage d'une consommation qui s'essouffle, par d'autres procédés que la baisse des prix de vente recommandée par Ford, le volume général des affaires dépendant de plus en plus d'une spéculation trop largement encouragée par la dispensation du crédit, l'habitude prise de dépenser au delà de ses moyens, enfin une politique d'investissements excessifs.

Dans cette Amérique en progression constante, à laquelle le XIXe siècle a légué une température de boom, le monde des affaires est soulevé par une marée perpétuellement montante. La consommation est insatiable et la production n’a d'autre souci que de la suivre dans cette course ; peu ou pas de souci de la vente, qui se fait toute seule. Il s'ensuit une confiance sans bornes dans les possibilités d'une économie qu'on sent vraiment exceptionnelle, un optimisme qui se reflète dans des formules stéréotypées : Unlimited Possibilities, Unbounded Potentialities, America unlimited, God's own country, The country of opportunities... Ce ne sont pas seulement là des mots, on croit à la chose, chacun est persuadé que la hardiesse « paie », qu'un progrès technique entraîne nécessairement un bénéfice, qu'on ne doit pas reculer devant un outillage coûteux, que la spéculation à la hausse enrichit, que s'il y a des crises elles se liquident d'elles-mêmes et restent sans lendemain. Vers 1926 ou 1927, quand la prospérité d'après-guerre bat son plein, naît la doctrine de la New Era, qui est celle de la prospérité continue : il faut abandonner la théorie classique des crises cycliques décennales, admettre tout au plus de simples rajustements tous les trois ans et demi, et chaque fois qu'un niveau supérieur a été atteint il se confirme à ce palier, car dans un pays comme les États-Unis les lois anciennes de l'économie politique sont périmées ! Cette satisfaction, plus ingénue qu'agressive et qui rappelle celle du pharisien, s'exprime officiellement dans un message du président Coolidge, le 4 décembre 1928 :

Dans le champ de nos affaires intérieures ont régné le contentement et la paix, un état de relations harmonieuses entre [p. 174] l'employeur et l'employé, l'absence de haine, enfin le plus haut record jusqu'ici connu de prospérité... La source principale de cette bénédiction sans exemple, c'est l'intégrité, le caractère du peuple américain. Nous devons étendre aux autres peuples le plus possible de générosité, de modération, de patience. Non contents de nous conduire d'une façon juste, nous pouvons nous permettre d'être humbles.


II


Il y avait néanmoins quelque chose de malsain dans cet excès même d'euphorie. Dès janvier 1928, je me rappelle avoir écrit un article intitulé : « Une crise est-elle en préparation aux États-Unis ? » Ce n'était pas l'avis des Américains, comme on vient de le voir, mais certains symptômes apparaissaient qui eussent dû inquiéter les augures.

Pour la première fois peut-être on éprouvait quelque difficulté à vendre. Dans leur course relative, l'Horace toujours bien portant de la production n'était plus suivi qu'à distance par les Curiaces d'une consommation donnant quelques signes d'essoufflement. L’impression se dessine qu'il y a trop de tout. Dans le numéro de septembre 1928, un collaborateur de l'Atlantic Monthly écrit :

Dans ma propre ville, que je connais naturellement mieux qu'une autre, il y a trop de commerçants, trop de marchands, trop de quincailliers, trop de banques, trop de pharmaciens, trop de vendeurs de charbon, trop de plombiers, trop de peintres, de charpentiers, de fleuristes, trop de restaurants, d'hommes de loi, de garages, de stations d'essence, d'entrepreneurs, de fumistes, de docteurs, et finalement... trop de chômeurs.

Il faut, dans ces conditions, solliciter l'acheteur, ce qui est onéreux, de sorte qu'on reperd en frais de vente ou de publicité ce qu'on avait économisé par la rationalisation de la fabrication, et le prix de revient global s'alourdit de nouveau.

On assiste dès lors à une hypertrophie des services de distribution : pour maintenir le volume de sa production, telle entreprise de brosserie entretient plus de 2 000 démarcheurs (canvassers), dirigés par cent agences locales (branch offices) ; telle manufacture de bonneterie de soie emploie 10 000 démarcheurs, avec 250 agences locales. À l'intérieur des entreprises il y a rivalité entre la fabrication qui veut toujours standardiser davantage et la vente qui demande plus de diversité dans les [p. 175] modèles pour une clientèle qui se fatigue. Cette rupture de l'équilibre ancien au bénéfice des fonctions dites tertiaires est normale dans une période où, de mécanique, la production tend à devenir administrative, sous cette réserve que la distribution doit être à son tour rationalisée. L'effort sera fait, mais à la veille de la grande dépression la leçon de Ford n'avait pas encore été comprise de tous : pour galvaniser une clientèle fatiguée on recourait à des expédients insuffisants et finalement nuisibles.

Dès l'instant que la demande normale ne suffit plus à entretenir le courant des affaires, on entreprend de susciter des besoins nouveaux en « éduquant » le consommateur (éducation suspecte !). Il sera sollicité de telle façon qu'il lui faudra plus d'énergie pour s'abstenir que pour acheter. Tout l'y invitera, non seulement la publicité, les facilités de livraison ou de paiement, mais une morale de la consommation qui lui créera des devoirs. Une propagande intéressée lui enseigne que le bon citoyen n'est pas celui qui épargne mais celui qui dépense. La General Motors invente même la Two cars consciousness, le point d'honneur d'avoir au moins deux voitures.

La vente à tempérament entre à ce moment dans les mœurs : on prend livraison dès le premier versement, le reste se réglant par mensualités et l'objet vous étant repris si l'on en manque une seule. Le procédé n'a en soi rien de malsain, mais s’il se généralise il a surtout pour effet de faire dépenser plus tôt qu'on ne l'aurait fait, c'est-à-dire d'accélérer le rythme de la consommation en anticipant sur l'avenir. La jouissance est assurée à l'acheteur avant qu'il n'ait payé, mais, devenu débiteur, il doit gagner de l'argent pour faire face aux échéances. Le processus ancien, économiser d'abord, est renversé, combinaison qui met mal à l'aise le Français de la tradition, mais qui répond parfaitement à la mentalité américaine. Les économistes de la prospérité au service du système, vrais successeurs des juristes de Philippe le Bel, ont soutenu qu'il y avait création de pouvoir d'achat, toute une littérature de propagande s'épanouissant dans ce sens, mais l'expérience a plutôt prouvé que la vente à tempérament escomptait surtout un pouvoir d'achat virtuel, permettant aux gens de vivre en quelque sorte un an en avance de leurs moyens : vienne un hiatus, le marché est bloqué, et d'autant plus que (comme c'est ordinairement le cas) les mensualités continuent d'être honorées. La préoccupation a été d'entraîner le système dans un rythme de plus en plus rapide, [p. 176] dont l'arrêt serait une catastrophe, son équilibre étant de mouvement.

Il a fallu en même temps développer la publicité, en l'appliquant surtout aux dépenses optionnelles, susceptibles d'être déplacées d'un produit vers un autre, par exemple l'auto, les savons, les parfums, le tabac, les spécialités alimentaires, la toilette, la lingerie féminine, les ustensiles ménagers, les voyages, les assurances... Là encore rien que de normal, mais il survient un aspect malsain si l'on prélève sur l'avenir un pouvoir d'achat simplement virtuel ou si, le pouvoir d'achat disponible ne s'accroissant plus, on se le dispute entre industries en prenant au voisin sa clientèle qu'on débauche. On voit, dans cette période fiévreuse de pré-dépression, une rivalité publicitaire se déployer, non plus seulement entre des raisons sociales mais entre des industries entières : fer contre ciment armé, pétrole contre charbon, soie artificielle contre soie naturelle, glace contre réfrigération électrique, cigarettes contre friandises, ville contre ville, Californie contre Floride... Certains slogans sont restés fameux : Reach for a lucky, instead of a sweet (au lieu d'une friandise achetez une cigarette), Change to Shell (changez de fournisseur d'essence et achetez à la Shell)...

Ce dopage même ne paraissant pas encore suffisant, il a semblé nécessaire de fournir aux gens du crédit, non plus seulement pour qu'ils achètent des produits mais pour qu'en spéculant à la hausse des valeurs ils réalisent des bénéfices leur permettant d'acheter davantage encore de produits. Dans cette période d'excitation singulière où tout montait, la spéculation devenait universelle : ce n'étaient plus seulement des professionnels qui achetaient et revendaient en Bourse, mais des gens n'ayant rien à voir dans les affaires, des employés, des garçons de courses, de petits chasseurs d'hôtels ou de cercles ; de nombreuses entreprises elles-mêmes utilisaient leurs fonds disponibles à de pareilles opérations. Ainsi, en dépit d'une prospérité effective, dont la base était parfaitement saine, le train de vie du pays s'élevait à un niveau artificiel, entretenu seulement par les bénéfices, nécessairement exceptionnels, d'une spéculation à la hausse, dont tout arrêt ne pourrait se révéler que comme catastrophique.

[p. 177]

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