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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 17.

L'ESPRIT ET LES MÉTHODES
DE LA PRODUCTION :
LA NOUVELLE SOCIÉTÉ
INDUSTRIELLE




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La seconde guerre mondiale n'a rien ajouté de spécifiquement nouveau aux principes de base que nous analysions dans le chapitre précédent : si je l'eusse écrit en 1939, il eût été à peine différent. En dépit de progrès techniques merveilleux les méthodes sont restées les mêmes, un Kayser lui-même, dans sa « fabrication » de bateaux, n'ayant fait qu'adapter en les élargissant des procédés antérieurement connus. C'est surtout l'ampleur, le rythme de la production qui, sous l'impulsion supérieure de l'État, se sont accrus d'incomparable façon : la recherche en particulier a pris une place décisive, qu'elle semble devoir conserver. Sur le terrain social par contre, l'après-guerre fait évoluer rapidement l'industrie : on constate un important effort des entreprises pour s'intégrer dans la communauté, plus qu'elles ne l'avaient fait dans les périodes précédentes, effort qui s'exprime dans l'accent mis sur les human relations, sur les Public relations. Il est permis de parler d'une nouvelle société industrielle, d'un nouveau capitalisme.


I


Les « relations humaines », dans l'industrie américaine, ont passé depuis un siècle par trois phases. Celle du patron de combat, selon le style de ces capitaines d'industrie de Pittsburg qui, au temps de Frick et de Carnegie, possédaient leurs milices poli-[p. 146] cières et brisaient allégrement les grèves par des importations massives de main-d'œuvre « jaune » ; c'était aussi celle d'un paternalisme, éventuellement bienfaisant, si passivement accepté des ouvriers que la trace psychologique s'en fait encore sentir aujourd'hui dans une curieuse absence de susceptibilité à l'égard d'interventions dans la vie privée du salarié, dont l'indiscrétion étonne l'Europe. La seconde phase, contemporaine de Taylor et de Ford, est celle de l'efficacité 100 p. cent, sans autre préoccupation sociale que celle du haut salaire, supposé suffire à tout : psychologie rudimentaire, dont la psychotechnique soulignera bientôt toutes les insuffisances, mais qui permit cependant à l'organisation scientifique du travail de se développer presque sans obstacles dans une étonnante période d'expansion. On en vient enfin, dans une troisième phase, à considérer l'entreprise comme un complexe où l'élément humain doit s'intégrer dans la productivité comme un des facteurs directs du prix de revient : il se peut que l'esprit de cette politique soit utilitaire, elle n'en aboutit pas moins à des préoccupations effectivement humanitaires.

Selon cette conception, dans l'industrie américaine moderne, patrons et ouvriers ont le même intérêt, qui est la vie, le développement, le succès de l'entreprise. On s'attachera donc à entretenir le personnel employé dans la conviction que cette solidarité existe, qu'il profitera de tous les progrès, techniques, d'organisation ou de productivité, qui seront accomplis. Il ne s'agit pas seulement de propagande, il faut bien se rendre compte que le patronat entend faire de cette solidarité une réalité. Dans une économie de marée montante, où tout progrès « paie », pareil programme a pu être réalisé plus facilement qu'ailleurs, la tradition paternaliste ayant certainement facilité l'éducation de l'ouvrier ; mais de son côté, dans un capitalisme évolué, le patronat a changé d'état d'esprit : employeurs et employés discutent d'égal à égal, sans qu'une conscience de classe suscite des hiérarchies ou des barrières dans la cordialité des relations personnelles.

Il faut avouer que ces human relations laissent une impression contradictoire. Cette cordialité affichée, plus sociale que vraiment personnelle, porte la marque d'une certaine standardisation. Je serais porté à croire que l'industriel français a personnellement plus d'égards pour ses ouvriers, tient davantage compte de leur personnalité, hésiterait plus à se séparer d'eux. [p. 147] Les « relations humaines » n'empêchent pas qu'aux États-Unis la discipline soit sans cœur, que la direction y renvoie (fire) sans merci les collaborateurs inutiles, que l'impression ne soit celle d'une certaine dureté. L'ouvrier a cependant été convaincu, pour cette raison surtout qu'il n'a plus le sentiment de se trouver en face d'un patron de droit divin : l'employeur a sincèrement accepté le jeu, décidé, par utilité peut-être mais qu'importe, à faire sa place à la main-d'œuvre, à la faire participer aux progrès de l'entreprise. Cette confusion du devoir social et du profit est bien dans la tradition utilitaire anglo-saxonne et l'esprit américain, bien loin de s'en formaliser, en saisit au contraire tous les avantages.

II


C'est de la même inspiration que relèvent les public relations, expression vague qui correspond à quelque chose de très précis. Dans un siècle où la production de masse nécessite complémentairement une consommation de masse, le régime économique ne peut être que démocratique, puisqu'il repose en fin de compte sur le consensus d'opinion des grands nombres. Pour conquérir et garder sa clientèle, toute entreprise devra donc justifier son existence auprès de la masse. Au delà d'une certaine grandeur, elle sera logiquement conduite à avoir ses départements ministériels comme un gouvernement : non seulement un ministère de l'intérieur ou du travail, mais un ministère des affaires étrangères ou de l'information, c'est-à-dire de la propagande. Les gouvernements démocratiques vivent de votes, les industries vivent du plébiscite des consommateurs : dans les deux cas c'est affaire de contacts, de publicité, de persuasion. Dans ces conditions les P. R. peuvent se définir : tout ce qu'une entreprise, un organisme quel qu'il soit, doit dire ou faire pour se faire connaître et apprécier, soit de son personnel, soit de sa clientèle, soit du grand public.

Ainsi comprises les Public relations sont un peu la prose de Monsieur Jourdain. Elles correspondent cependant à une conception élargie de la démocratie industrielle et il ne faut pas s'étonner que ce soient les Américains qui en aient les premiers fait une technique, avec un personnel spécialisé, ces innombrables « conseillers en P. R. » qu'on rencontre maintenant aux États-Unis. L'idée provient de cette philosophie optimiste, vraiment [p. 148] benthamienne, en vertu de laquelle le « service » s'accorde naturellement avec l'intérêt bien entendu : la prospérité d'une entreprise ne saurait à la longue se maintenir si elle n'est conforme à l'intérêt général de la communauté, mais il faut en informer, en persuader le public. À qui s'adresseront donc les P. R. ? Au personnel d'abord, à qui l'on expliquera ce que fait l'entreprise, comment elle le fait, comment elle est gérée, en quoi ses bénéfices sont justifiés : pour pratiquer ce programme, il faudrait évidemment n'avoir rien à cacher ; il doit bien y avoir des caisses noires aux États-Unis, mais une politique de secret y devient de plus en plus difficile, dans la mesure où les recherches atomiques ne réintroduisent pas ce secret par une autre porte. On s'adressera ensuite à la clientèle de l'affaire, message qui ressemble à la publicité mais en diffère néanmoins par des nuances importantes. Et finalement on cherchera à toucher le grand public, pour bien disposer l'opinion, même si en l'espèce celle-ci n'a rien à y voir directement. Une industrie, au delà d'une certaine ampleur, ne peut pas se passer de la bonne volonté générale.

Peut-être n'y a-t-il dans tout cela rien de spécifiquement nouveau ? Ce qui est original, c'est qu'aux États-Unis cette propagande, acceptée comme allant de soi, a donné lieu au développement de toute une technique, comportant une psychologie simplifiée mais forte, des méthodes éprouvées, des recettes comprimées en slogans, dont l'ingénuité paraîtrait friser le cynisme si elles n'étaient en effet ingénues dans un pays où le réalisme publicitaire ne connaît pas de limites. C'est pourquoi les P. R. exigent en Europe de fortes adaptations...

III


On voit qu'il est en train de se constituer en Amérique quelque chose comme un néo-capitalisme, adaptable dans sa forme évoluée aux conditions du XXe siècle et déjà fort différent du capitalisme de la tradition. Ses conceptions tiennent compte de la grande révolution de notre époque, qui est l'extension à la vie tout entière de la production mécanique, sous le signe de la série et de la masse. Ses procédés envahissent implacablement toutes les provinces de l'activité humaine, l'agriculture, le travail de bureau, la chirurgie, l'organisation des armées. Il s'agit d'opérations dépassant de beaucoup le domaine mécanique, compor-[p. 149] tant une administration entièrement nouvelle des efforts humains. L'entreprise moderne est née de cette révolution, et c'est sa constitution qui marque la plus grande transformation sociale, plus même que les systèmes juridiques ou politiques sous lesquels elle fonctionne. Les conditions d'efficacité d'une production sont en somme les mêmes en Amérique et en Russie, dans une société de libre entreprise et dans un régime communiste. Peut-être aussi la nouveauté vraiment révolutionnaire réside-t-elle dans la dimension des unités industrielles modernes, celles-ci n'ayant plus la personne humaine comme mesure. On ne peut s'étonner qu'à l'âge de l'année-lumière et du micron la question des rapports humains dans la production comporte quelque effort de révision.

Avec des dimensions de cet ordre, l'entreprise appartient de moins en moins à des individus, même quand juridiquement ce sont des individus qui en possèdent la propriété. Elle tend à appartenir en fait à la communauté tout entière, à moins qu'elle n'aboutisse à s'appartenir à elle-même. Ford avait discerné cette tendance quand il écrivait : « La rémunération du chef, du propriétaire, du personnel doit être incorporée dans les dépenses de l'affaire, mais le bénéfice proprement dit appartient à l'affaire elle-même, dont il est la sauvegarde et dont il permet l'accroissement. Le reste fait partie du prix de revient. » L'entreprise, dans cette conception, est à la fois moyen et but. Il faut qu'elle assure un service social, mais que la rétribution de ceux qui la servent soit en fonction du service rendu. Mieux que les Européens, les Américains ont compris qu'il est choquant, qu'il est devenu impossible de demander à l'employé de s'intéresser à l'entreprise, de collaborer à sa productivité, s'il n'y est pas raisonnablement et honnêtement intéressé. Dans ce sens l'entreprise moderne ne peut plus se permettre de n'utiliser que des prolétaires, et il n'est plus question pour elle d'être au service d'intérêts particuliers qui soient en conflit avec l'intérêt général de la société tout entière.



L'industrie américaine s'oriente de plus en plus vers des conceptions de cet ordre. Sans doute confond-elle, avec quelque complaisance, l'intérêt général avec ses intérêts particuliers ? Certaines propagandes indiscrètes nous fatiguent presque jusqu'à la nausée. L'esprit anglo-saxon se prête volontiers à ce facile et rassurant optimisme. Sachons cependant reconnaître que cette philosophie est celle d'un capitalisme évolué, fort différent du [p. 150] capitalisme sans frein d'il y a un siècle, et que, dans la mesure où il a été appliqué aux États-Unis, il y a servi les intérêts des travailleurs en même temps que leur dignité. Je me demande quelquefois si l'Amérique ne s'est pas élevée à un optimum, difficile à maintenir, dès l'instant que, vivant encore sur l'élan initial de la libre entreprise, elle bénéficie déjà de toutes les possibilités de l'organisation.

IV


Cette efficacité industrielle, de l'avis général trois ou quatre fois supérieure à la nôtre, à quoi tient-elle ? Il faut écarter, comme explication, une supériorité intrinsèque soit de l'ouvrier, soit du patron américain, et il n'est pas certain que, dans l'ensemble, la technique soit supérieure à celle de l'Europe. Mais l'outillage est de meilleure qualité, le patron bénéficiant de conditions de trésorerie ou de crédit qui lui permettent de se procurer l'équipement le plus perfectionné, tandis que le remplacement des pièces détachées est pour lui de la plus extrême facilité ; et, si cet outillage n'est pas meilleur, il est invariablement plus massif, se prêtant mieux à la production de série et de masse. La même observation s'impose pour les matières premières, que l'industrie américaine est toujours en mesure de se procurer dans les meilleures conditions et de la meilleure qualité, avantage essentiel qu'aucune habileté, aucun tour de main ne peuvent compenser. L'énergie est également disponible, en plus grandes quantités, à meilleur marché, plus régulièrement, avec plus de diversité : houille, pétrole, électricité, gaz naturel... Enfin la main-d’œuvre travaille mieux, dans un climat ouvrier de coopération, comportant sans doute de rudes discussions d'intérêts, mais sans glisser à la lutte de classe. Il s'agit d'un climat économique se prêtant au maximum aux exigences de la production mécanisée de masse. On ne soulignera jamais assez la simplicité géographique de ces grands espaces, qui semblent faits pour la machine agricole, pour les grandes créations industrielles ex nihilo. Il faut insister aussi sur la simplicité de ce marché national énorme, sans barrières, rendu homogène par l'assimilation. N'oublions pas enfin la simplification sociale résultant d'un milieu où pratiquement il n'y a pas de classes, où les gens veulent ce que la publicité les incite à vouloir, où le rouleau compresseur de l'américanisation réalise la prophétie faite il y a cent ans par Tocqueville : une société [p. 151] de 160 millions d'habitants, égaux de condition, venus là pour les mêmes causes, parlant la même langue, ayant la même religion, les mêmes habitudes, les mêmes manières, recevant leurs opinions d'une même source de propagande... Voilà des gens qui ne sont pas encombrés de traditions ou de préjugés, qui regardent vers l'avenir plus que vers le passé, qui ne sont conservateurs que dans la mesure où ils ont quelque chose à conserver.

Je crois que, pour bien comprendre la productivité de l'industrie américaine, il faut se rendre compte qu'elle résulte moins de tel ou tel facteur séparé que d'une atmosphère d'ensemble, liée soit à la jeunesse économique du nouveau monde, soit à la maturité d'un peuple, composé d'éléments vieux qu'un milieu neuf a rajeuni. Il faut ajouter que la production bénéficie, dans le fonctionnement de la vie économique, d'une régularité que ni la révolution, ni l'occupation étrangère, ni même la guerre ne sont venues compromettre : l'argent s'emprunte aisément et à bon marché, point besoin de stocks massifs dès l'instant que, sur un coup de téléphone, la pièce demandée, la matière première même arrivent aussitôt. Une crise peut compromettre temporairement ces conditions, mais elles sont de base et reparaîtront tant que le nouveau monde restera le nouveau monde.

Ce climat, normal au delà de l'Atlantique, ne l'est pas chez nous, ou à certains égards ne l'est plus. Faute de capitaux ou de crédit, le patron européen ne peut se constituer un outillage aussi perfectionné et il lui faut souvent économiser sur la qualité de la matière première, à supposer qu'il ait des devises pour se les procurer ; il ne bénéficie pas au même degré, parfois par sa faute, de la coopération ouvrière et ce n'est qu'avec une extrême timidité qu'il ose licencier la main-d'œuvre que lui économiserait une mécanisation pourtant nécessaire ; ayant à servir, dans des marchés nationaux plus étroits, une clientèle plus diversifiée, les simplifications résultant de la série lui sont fréquemment interdites.

Plusieurs de ces circonstances sont l'effet exceptionnel des guerres qui ont pesé sur le vieux monde, parce que la guerre se faisait sur son territoire, mais les causes du désavantage européen sont plus profondes et viennent de plus loin. Socialement, politiquement, géographiquement, il y a, entre l'Europe et l'Amérique, le contraste de deux continents et en même temps de deux âges. La simplification américaine, condition presque sine qua non de la production industrielle moderne, est impossible dans [p. 152] l'Europe d'aujourd'hui : trop de pays, trop de souverainetés distinctes, trop de douanes, trop de monnaies, trop de mœurs différentes entraînant des diversités de clientèles, trop de passés nationaux, trop de langues nationales. La structure est ancienne, vétuste, compliquée comme celle d'une vieille forêt encombrée de lianes, de parasites, d'innombrables broussailles, alors que le milieu américain ferait plutôt penser à la netteté géométrique de quelque verger californien, immense et d'un seul tenant. Raymond Cartier imagine ce que serait la Californie si elle était en Europe.

Enfermée dans les barrières douanières du vieux monde, elle ne serait, malgré son pétrole, qu'un corps économique incomplet, condamné à languir. Son agriculture elle-même n'aurait ni le marché immense de 150 millions de consommateurs voraces, ni le colossal équipement qui lui permet d'améliorer sans cesse son sol. Une Californie européenne serait une pauvre nation méditerranéenne... Elle n'est ce qu'elle est – cet éblouissement de richesse et cet épanouissement de bonheur humain – que par la vertu du grand ensemble dans lequel elle est intégrée, en dépit des montagnes, des déserts et des distances qui lui font les meilleures de ces frontières naturelles qui furent et qui sont encore le rêve maladif des pays européens. C'est la leçon éclatante et éternelle de l'Amérique, que l'Europe, cloîtrée dans ses douanes et dans ses haines, n'arrive pas à assimiler 1.

Abattez ces cloisons périmées, nous dit-on, constituez un marché européen unique qui, à l'Ouest du Rideau de Fer, réunirait plus de 300 millions de consommateurs ! Le conseil est juste et le bénéfice immédiat serait immense, mais annuler une frontière franco-allemande ou belgo-hollandaise est bien autre chose qu'ignorer la limite entre le North et le South Dakota. Ce n'est pas seulement à des positions acquises qu'on se heurte, mais à des habitudes héritées d'un passé séculaire, où la routine et l'égoïsme ne se distinguent pas toujours de quelque noble tradition. C'est chose que, dans sa simplicité, l'Américain ne comprend pas quand il nous dit : « Faites comme moi. »

La vérité est que cette massive opération de défrichement s'impose à l'Europe, si elle veut tenir sa place dans la concurrence internationale du XXe siècle, ou même simplement survivre. Mais transformer une vieille structure est autrement malaisé que construire un nouvel édifice, surtout quand il s'agit d'une Tour de Babel. Les États-Unis ne savent pas à quel point la [p. 153] nature et la destinée les ont favorisés. Ils ne mesurent pas non plus à quel point les choses sont facilitées quand on est soulevé par la marée montante.

V


Dans une première période de la Révolution mécanique, le cadre réduit du vieux continent s'est révélé suffisant pour permettre à l'Europe d'être le leader industriel du monde, mais quand la série a déchaîné toutes ses possibilités, le « petit cap occidental de l'Asie » n'a plus fourni un théâtre adéquat. Les Allemands post-bismarckiens, ces remarquables précurseurs, avaient conçu l'entreprise d'une industrie ultra-moderne fondée sur la masse, mais ils chevauchaient un coursier qui n'était pas à la taille. Le XXe siècle exige pour cette œuvre, non plus l'articulation diversifiée d'une vieille péninsule, mais le support de continents massifs : c'est le siècle des États-Unis, de la Russie.

La source cependant demeure européenne et c'est bien dans notre tradition, philosophique et technique, que s'inscrivent les méthodes industrielles de l'Amérique. Par leur recours systématique, agressif à la raison, elles sont, paradoxalement peut-être mais effectivement, d'essence cartésienne. Voici le commentaire d'un Américain averti :

La méthode de Taylor est l'aboutissement, d'abord d'une analyse, puis d'une synthèse. L'expert, auquel un problème industriel est posé, commencera par le décomposer en ses éléments constitutifs. Il subdivisera ces éléments constitutifs eux-mêmes en leurs composants élémentaires. Puis il examinera chaque question séparément, recherchant la solution la plus efficace pour chaque cas particulier. Il commencera alors à reconstruire, ajoutant élément à élément, ajustant les solutions distinctes les unes aux autres si c'est nécessaire, jusqu'à ce qu'il aboutisse à une synthèse. Finalement il indiquera les conclusions auxquelles il sera parvenu, relativement au but à atteindre, aux meilleures matières premières à choisir, au meilleur outillage à sélectionner, en tenant compte naturellement des conditions pratiques du travail, des investissements à faire, de l'élément humain. Suivre ces instructions devient ensuite le devoir de la Direction technique et des ouvriers 1.

Cette façon de conduire délibérément la pensée comme une action, n'est-ce pas authentiquement celle du Discours de la méthode ?

[p. 154]

Par tradition toutefois et par tradition anglo-saxonne l'Américain est expérimental de tempérament, de sorte qu'il serait faux, et presque ridicule, d'en faire une espèce de polytechnicien. Ayant raisonné et conclu selon la raison, il vérifie par l'expérience, en admettant une forte marge d'erreur, ce en quoi il se comporte comme un Anglais, méfiant de la logique et des constructions de l'esprit. Je me demande quelquefois si ce n'est pas nous qui sommes, avec notre système métrique, les vrais pionniers de la standardisation ? L'Américain, lui, serait bien capable quelque jour de standardiser sur des mesures non métriques.

Je trouve enfin une filiation machiavélique, dans le sens – mais c'est le vrai – où Machiavel est moins machiavélique que simplement réaliste. Comme l'Allemand, l'Américain, quand il poursuit un but, est capable de devenir parfaitement objectif : il fait alors ce qu'il faut, sans s'encombrer ni de doctrine, ni de préjugés, ni de routine. Il se place devant le problème à résoudre comme devant une page blanche, dans un état d'esprit de complète liberté. Telles études de marchés, pour déterminer ce qu'ils peuvent absorber et leur degré de saturation, relèvent véritablement du chef-d'œuvre. Dans un livre fameux, How to make friends, Dale Carnegie a même pensé pouvoir appliquer la méthode à la façon de se faire des amis.

Je reconnais volontiers que, d'un point de vue américain, pareil commentaire est, de ma part, parfaitement oiseux : « jamais, me dira-t-on, nous n'avons songé à tout çà, et du reste Taylor a-t-il seulement lu Descartes ? » je m'imagine, à la façon du professeur Nimbus, demandant à Ford, dans une interview, s'il était cartésien : comme Caton l'ancien chassant de Rome le sophiste grec, il m'eût pris pour un fou et m'eût expulsé de Detroit. Cependant, si je maintiens cette analyse de l'esprit américain, c'est que malgré tout je la crois juste.

Dès aujourd'hui les méthodes américaines sont intégralement victorieuses sur le champ de bataille industriel du monde : elles n'ont pas tant vaincu par la technique que par ce sens de l'organisation qui, plus que tout, caractérise cet âge nouveau de l'humanité qu'on pourrait légitimement appeler l'âge américain.

[p. 155]


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