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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 16.

L'ESPRIT ET LES MÉTHODES
DE LA PRODUCTION :
PRINCIPES DE BASE



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La Révolution industrielle du machinisme, qui a renouvelé la face du monde, est née en Europe, mais ce sont les États-Unis du XXe siècle qui en ont tiré toutes les conséquences, faisant ainsi à leur tour figure de créateurs.

L'originalité de l'œuvre américaine réside essentiellement en un principe d'organisation, indépendant de toute technique ou source d'énergie particulière. Susceptible d'être appliquée à n'importe quelle production, il s'agit d'une méthode en voie de transformer la vie humaine tout entière. La tentation de s'en servir est universelle, c'est un corrosif qui attaque toutes les civilisations, toutes les cultures et d'autant plus que le niveau en est plus bas. La Russie des Soviets est un disciple technique des États-Unis ; c'est sur le plan américain que le monde d'aujourd'hui se renouvelle.

Ce succès exceptionnel s'explique par trois circonstances spéciales conditionnant le développement industriel des États-Unis : une abondance extraordinaire de ressources naturelles, une main-d'œuvre chère, la disposition d'un immense marché intérieur protégé, de proportion continentale plutôt que nationale.

La nature a bien servi les États-Unis. Avec 6,7 p. cent des terres émergées de la Planète et 6,2 p. cent de sa population globale, le territoire national produit, au lendemain de la seconde guerre mondiale, 47 p. cent de la houille dans le monde, 51 p. cent du pétrole, 62 p. cent du minerai de fer, 55 p. cent de la fonte, [p. 134] 59 p. cent de l'acier, 62 p. cent de l'aluminium, 55 p. cent des phosphates, 40 p. cent du minerai de plomb, 50 p. cent de la viande, 60 p. cent du maïs, 37 p. cent du blé... Ces ressources sont disponibles sur place, d'un accès généralement facile, en quantités souvent illimitées. S'il y a quelque vieillissement, comme dans le minerai de fer, c'est tout récent, toute l'histoire économique du pays laissant au contraire une impression de pléthore. Par contre, les besoins de main-d'œuvre ont presque toujours dépassé les progrès de la population. Le patron court après l'ouvrier, d'où un niveau de salaires ne permettant même aucune comparaison avec quelque pays que ce soit. Mais la plus grande originalité, l'avantage sans doute le plus étonnant de l'industrie américaine est de posséder, à l'intérieur d'une muraille de Chine douanière, un marché national de taille continentale dans lequel règne un libre-échange capable d'y produire tous ses effets. Le régime se prête, en vase clos, aux conceptions d'ensemble, et non seulement à la production mais aussi à la consommation de masse.

Une psychologie particulière se dégage de ces conditions. Si l'on peut impunément gâcher les produits, – ce dont on ne se fait pas faute, – il faut économiser l'effort des hommes, dont le concours est trop coûteux. Là où l'Europe, qui sait épargner les choses, gâche les hommes, l'Amérique, qui gaspille les choses, a appris à épargner les hommes, et c'est la base de toute sa philosophie du travail. On nous dit qu'il faut l'imiter, en quoi l'on a raison, mais les atmosphères continentales sont-elles transmissibles ? Monsieur de La Palisse nous rappellerait que le nouveau monde est nouveau, ce qui n'est pas le fait de l'ancien. Tout, du reste, n'est pas à imiter : notre admiration s'arrête quand nous voyons la façon barbare dont, au XIXe siècle, l'Amérique a dilapidé ses ressources naturelles, conduit au bord de l'érosion les terres les plus magnifiques : notre paysan, fils de la nature, a su mieux préserver la fertilité du sol européen.

La méthode américaine de production, souvent qualifiée en Europe de rationalisation, consiste en quatre opérations distinctes mais coordonnées : recours systématique au machinisme, production de série et de masse, organisation scientifique du travail, concentration de la direction industrielle. Il ne s'agit ni d'un système de plans à la russe, ni d'une économie dirigée, mais de l'œuvre à la fois collective et individuelle de tout un peuple. C'est assurément une des grandes réalisations de l'histoire humaine.

[p. 135]

I


La cherté des salaires deviendrait vite prohibitive si l'on ne réussissait à diminuer le nombre d'ouvriers par unités fabriquées. En fait les industries où la mécanisation ne peut être poussée à son maximum ne réussissent pas aux États-Unis. Le recours au machinisme résulte sans doute d'un esprit de progrès, mais il répond surtout à une nécessité impérieuse, qui s'est imposée finalement à l'ouvrier lui-même. Il y a cinquante ans, il se trouvait encore en Nouvelle-Angleterre des salariés du textile pour briser les machines, mais maintenant les unions (syndicats) ont compris. Contrairement à ce qui se passe dans les pays où la main-d’œuvre ne coûte rien, le haut salaire est ici générateur de progrès.

Techniquement, l'outillage américain n'est pas en soi supérieur au nôtre, mais le patron des États-Unis bénéficie de facilités infiniment plus grandes, soit pour se procurer par l'emprunt les moyens de mettre sur pied de plus puissantes installations, soit pour disposer à tout instant des pièces détachées nécessaires, soit pour avoir en fin de compte des machines de la plus haute qualité. Il peut aussi, pour mécaniser hardiment, licencier sans scrupule n'importe quelles quantités d'ouvriers, sachant bien que ceux-ci se reclasseront, soit dans leur spécialité soit dans une autre, sur place ou ailleurs, sans que l'opinion générale ou même l'opinion ouvrière s'en indigne. C'est le fait d'une économie en expansion, dans laquelle l'expérience prouve, à la différence de l'Europe, que le progrès technique « paie » toujours.

Nulle part l'automatisme de la machine n'a produit aussi implacablement ses effets, se substituant progressivement à l'effort musculaire du travailleur, à son initiative, à son intelligence, d'où, par rapport à la production, la position diminuée de l'individu. Il s'agit d'une entreprise magistrale d'élimination de l'homme par lui-même, dès l'instant que, déchargé de l'intervention physique, il l'est aussi de tout effort d'intelligence, aboutissant en fin de compte à disparaître, dans tel atelier où, nuit et jour, les machines travaillent toutes seules, devenant même capables d'opérations compliquées ressemblant à un raisonnement. L'intelligence il est vrai demeure nécessaire, et même plus indispensable que jamais, mais ce n'est plus à l'étage de [p. 136] l'ouvrier : elle se cantonne au niveau supérieur où la machine se conçoit, se fabrique, se met en œuvre, se répare. La succession des opérations industrielles comporte une hiérarchie nouvelle, dans laquelle la préparation du début, le contrôle de la fin prennent la place essentielle, l'exécution, devenue chose automatique dès l'instant qu'elle est en quelque sorte « donnée » d'avance, n'ayant plus qu'une importance secondaire.

La production, dans ces conditions, dépend des énergies de la nature, qu'on substitue systématiquement au bras de l'homme, libéré de ce fait pour d'autres tâches. Or ces énergies de la nature, l'Amérique les possède en abondance, dans des conditions de disponibilité, de transportabilité, de flexibilité, qu’une technique admirable multiplie encore. Sous des formes multiples, la force motrice pénètre partout, et avec elle la machine, qui peu à peu envahit tous les domaines. À cet envahissement l'Américain ne résiste pas, bien au contraire il le favorise, il s'y associe, sans regret d'un passé artisanal qu'il n'a pas connu. Eschyle fait dire à Prométhée : « C'est moi qui, le premier, accouplai sous le joug les animaux, désormais esclaves de l'homme, et le corps des mortels fut dès lors soulagé du poids des travaux les plus rudes. » L'Amérique pourrait, en les transposant, reprendre à son compte ces fières paroles, assurée de fouler, sur cette ligne qui va du Caucase à Détroit ou à Chicago, la grande voie du progrès technique humain.


II


L'Europe connaissait la série, mais mieux qu'elle l'Amérique a compris l'immense parti qu'on pouvait en tirer dans un régime mécanique. La machine ne fournit toute son utilité que si elle fabrique dans le cadre limité de certains modèles, sur une matière première préparée à cet effet. Celle-ci, pour se prêter à l'automatisme d'un traitement régulier mais aveugle, doit avoir été rendue homogène, l'outillage ne pouvant, comme l'artiste, se plier aux particularités de telle ou telle pièce. Si ces conditions sont remplies, la machine travaille mieux que l'homme, sans faute ni faiblesse, avec une régularité implacable, qui rend tout finissage, tout fraisage inutile. « On atteint, écrit Taylor, de bien meilleurs résultats même avec des standardisations de qualité médiocre, qu'avec des instruments ou des produits de qualités [p. 137] différentes, les uns bons, les autres simplement ordinaires. C'est l'uniformité qui est ici le facteur nécessaire. »

Cette uniformité permet, avec un outillage réduit, des combinaisons multiples, comportant une remarquable économie de matières premières et de matériel, en même temps que le facile remplacement des pièces détachées. Une logique impérieuse commande dès lors de donner au procédé une application quasi indéfinie, en réduisant à l'extrême le nombre des modèles. Telle usine textile, spécialisée dans la fabrication d'un seul numéro, réalisera des prix de revient défiant toute concurrence, et l'on sera conduit à standardiser dans le même esprit les pièces, les vis, les claviers de machines à écrire, les formules de la correspondance commerciale, toutes les mesures en un mot. Mais, à ce degré, on sort de la pure technique pour déborder sur le domaine social, car il n'est pas question de standardiser tout seul, un concours collectif étant nécessaire, soit de la part des autres producteurs, soit de la part de la consommation, celle-ci devant en fin de compte s'y prêter. Dans cette éducation des industriels et du public, les États-Unis se sont comportés en précurseurs. Faisant appel à la coopération des patrons, quand il était secrétaire d'État au Commerce sous Coolidge, Hoover a obtenu d'eux que le nombre des modèles de bouteilles fût réduit de 210 à 20, les roues d'autos de 175 à 4, les briques de 66 à 7, les pneus de 287 à 32, les paniers à raisins de 71 à 11. Simplification bienfaisante s'il s'agit des outillages, des pièces, des mesures, plus contestable dans le cas des articles de consommation, quand elle aboutit à la standardisation impitoyable d'un produit, d'un sachet de vanille, d'une couleur de papier peint, d'un programme musical...

Enrégimentée par la publicité, l'opinion s'est du reste laissée éduquer avec la plus grande facilité. Elle a compris que la série était la condition sine qua non d'une production abondante et à bon marché, donc d'un niveau de vie en constant progrès, et comme le schlecht und billig (bon marché et mauvais) n'a jamais été le fait de l'industrie américaine, le public n'a jamais associé l'idée de série à celle de la mauvaise qualité. Il n'y a pas non plus de nostalgie du « sur mesure », l'Américain n'éprouvant pas le besoin de se distinguer de son voisin, mais préférant au contraire, en toute circonstance, se mettre à l'alignement. L'élégance même n'est pas exclusive ; elle est incontestable et soutient aisément n'importe quelle concurrence, mais [p. 138] c'est une élégance de masse. Ces conditions, vraiment providentielles pour l'industrie, ont permis à la publicité de produire tous ses effets : elle est devenue un instrument indispensable du régime qui, par la machine et la série, assure à la consommation une abondance sans cesse croissante de produits. C'est grâce à elle que, éduqué dans ses goûts et ses préférences, le public est canalisé vers un certain nombre d'avenues, conformément aux exigences d'une standardisation sans laquelle le fonctionnement même du système ne serait plus concevable.

Il faut en effet, pour produire bon marché, produire beaucoup, c'est-à-dire que la série ne « paie » que sous l'angle de la masse. La voie est à sens unique. Si la machine est réglée une fois pour toutes pour répéter indéfiniment la même opération, selon un rythme automatique, en vertu d'un continuous stream, c'est-à-dire sans interruption, la masse confère à la série tous les avantages qu'on peut en attendre. Butterworth, l'un des présidents de la Chambre de Commerce des États-Unis pendant l'entre-deux-guerres, donne comme exemple des industries répondant à ces conditions : l'automobile, les pneus, les baignoires, les bouteilles, les écrous, les confiseries, les conserves, les réfrigérateurs électriques, les moteurs à essence, les machines à calculer, le chewing gum, les cols, les peignes, la pharmacie, les moteurs électriques, les épingles, le ciment portland, la radio, la verrerie, les mouchoirs, les machines agricoles, les tuyaux à gaz, le papier, le pétrole, les chemises, la chaussure, les tracteurs, les machines à écrire, les valves, les vacuum cleaners... Ces industries, qualifiées de grande série, sont celles où l'Amérique est décidément imbattable.


III


Jusqu’ici l'Amérique n'a guère fait que développer magistralement des principes dont l'Europe, avant elle, avait découvert, sinon pratiqué, l'efficacité. Mais l'organisation scientifique du travail est vraiment une création des États-Unis.

De quoi s'agit-il ? D'obtenir d'un outillage coûteux, d'une main-d’œuvre hors de prix, leur rendement maximum. L'organisation seule peut donner ce résultat. Or le problème, s'il est technique, est également social, car, pour utiliser rationnellement l'effort individuel de chaque ouvrier, il faut l'intégrer dans un ensemble où chacun est mis à sa place, la place où il sera le [p. 139] plus efficace. Il se peut que pareille préoccupation existe depuis qu'il y a une humanité évoluée, par simple application à la production des règles du bon sens : les Égyptiens, les Chinois, les constructeurs maritimes hollandais du XVIIIe siècle, Vauban lui-même sont ici d'authentiques précurseurs. Mais, si les États-Unis ont fait en l'espèce des merveilles, c'est parce qu'ils ont, les premiers, pris le problème dans toute son ampleur. L'atmosphère ambiante les y invitait : aucune routine chez des patrons travaillant sur du neuf, ne regrettant le prestige artistique d'aucun artisanat, n’ayant guère à ménager une main-d'œuvre souvent exotique, avec laquelle on ne se gênait pas, qu'on avait aussi l'intelligence de bien payer. La liberté d'esprit était complète et, dans ce milieu, les leçons de Taylor devaient produire tout leur effet.

Taylor ne représente qu'un des aspects du scientific management, mais c'est de lui que dérivent tous les systèmes visant à organiser rationnellement la production. Encore que la psychotechnique moderne ait immensément amélioré ses méthodes, l'initiative en ce domaine provient bien de son génie. Réorganisateur de la Bethleem Steel Co (1896), de la Dodge (1901), auteur de livres restés classiques, The art of cutting metals, Shop management (1901), Principles of scientific management (1916), c'est lui qui par son exemple, par ses œuvres, a prouvé de façon décisive que, sans toucher aux salaires, on peut par une organisation rationnelle réduire dans des proportions phénoménales les prix de revient.

High wages and low labour costs (un poids réduit de la main-d'œuvre en dépit de hauts salaires), sa formule n'a rien de contradictoire si, par une direction intelligente du travail de chaque ouvrier, le rendement de celui-ci est poussé au maximum. La véritable originalité de la doctrine est son caractère rationnel, presque agressivement rationnel. On fait d'habitude confiance à la pratique du métier, héritage d'une tradition millénaire. Taylor veut au contraire que les gestes de l'ouvrier, soustraits désormais à sa propre initiative, soient étroitement éduqués et dirigés, la Direction prenant à sa charge l'inspiration, l'orientation, le contrôle du travail individuel de chaque collaborateur, si modeste soit-il. Le but est d'obtenir, pour chaque opération, la meilleure façon de procéder, ce one best way à quoi l'on arrive par une étude rationnelle, que viennent ensuite contrôler et confirmer ces chronométrages, ces analyses de mouvements dont [p. 140] la pratique est devenue universelle. Ne nous y trompons pas, la portée de la méthode est révolutionnaire, car elle consiste à remplacer la tradition artisanale par une science des mouvements faisant passer la responsabilité, de l'ouvrier à la Direction, de l'atelier au bureau d'études, l'organisation collective se substituant à l’initiative de l'individu.

La sagesse des nations avait découvert l'outil, sa forme, son usage, mais la raison n'avait pas eu à intervenir pour régler et coordonner les mouvements de nombreux travailleurs servant des machines selon la loi de la division du travail. Il va falloir dans ce cas que chaque acte de chaque ouvrier soit précédé, accompagné, suivi d'autres actes, accomplis par d'autres ouvriers, selon une harmonie préétablie de l'ensemble. Il ne suffit pas de déterminer ce qui sera fait par chacun ; le rythme devra être réglé comme dans une horloge, la manutention des matériaux, des hommes eux-mêmes étant rationalisée par suppression des mouvements inutiles. C'est affaire de disposition topographique des machines, de façon que chaque travailleur ait sous la main, à l'instant voulu, la matière et l'outil dont il aura besoin. Les vides de temps sont l'ennemi numéro un, car pendant l'hiatus le salaire continue d'être payé alors qu'il ne correspond à aucune production. La chaîne d'assemblage est, entre beaucoup d'autres, l'aspect le plus spectaculaire de cette méthode : dès le lendemain de la guerre de Sécession les Abattoirs de Chicago en avaient été les premiers initiateurs et Ford en a donné depuis l'image la plus classique, mais le génie créateur en l'espèce c'est bien Taylor. C'est par lui que l'opération industrielle a pris l'habitude de se développer en trois stades, la préparation, l'exécution et le contrôle.

Dans ce système, ce qui est productif, ce qui est créateur, ce n'est pas l'ouvrier, c'est la Direction. L'habileté manuelle le cède à l'organisation ; au bénéfice du secrétariat, il y a paradoxalement déclin technique du prolétariat. L'effectif ouvrier se diversifie en conséquence. Le manœuvre disparaît, la machine se chargeant à sa place de tout ce qui exige un effort physique ; elle tend même, dans certaines usines super-mécanisées, à éliminer le manœuvre spécialisé, en prenant à son compte des fonctions automatiques pour lesquelles l'intervention humaine n'est plus nécessaire. Mais à l'autre extrémité le métier qualifié et même ultra-qualifié demeure plus indispensable que jamais, dans la fabrication des machines, leur réglage, leur réparation. [p. 141] Une classe nouvelle enfin, celle des cadres d'organisation, s'insère entre l'ancien prolétariat et l'ancien patronat, état-major instruit, capable de raisonner, de construire, de résoudre des problèmes. La complexité de ce personnel est extrême : moniteurs, coordonnateurs, contremaîtres (gang bosses), régulateurs de rythme (speed bosses, route clerks), disciplinarians, psychologues, régulateurs et réparateurs des outillages, inspecteurs, contrôleurs, dessinateurs de tous ordres... La classe ouvrière aurait-elle, du point de vue technique, passé son pic, alors qu'elle est au maximum de sa puissance sociale ? La vraie nouvelle classe dirigeante est celle des managers, qui, forte des prestiges de l'expert, s'oriente vers une technocratie rappelant le « despotisme éclairé » du siècle des lumières.

Ainsi l'industrie moderne devient un organisme complexe dont toutes les parties doivent se mouvoir à une cadence déterminée. Dans le fonctionnement de la chaîne, toute variation dans la vitesse de ses maillons entraîne un engorgement et même un fatal arrêt. Il ne sert à rien de faire du zèle, de prétendre aller plus vite que le voisin : il faut se régler sur le rythme collectif. Celui qui ne veut pas s'y plier risque de bloquer tout le système, comme Charlie Chaplin dans la spirituelle satire de ses Temps modernes. Contre la méthode, imposée sans ménagement, il n'est pas étonnant que la dignité ouvrière se rebelle. Taylor, respectueux du haut salaire, comprenait mal cet humanisme quand il répondait à la question d'un ouvrier : « Vous n'avez pas à penser, il y a des gens qui sont payés pour çà. » La psychotechnique actuelle se préoccupe, comme nous le verrons plus loin, d'humaniser le travail, mais c'est une chose qui ne peut se faire désormais qu'en vertu d'une nouvelle éthique, comportant, de la part de l'individu, l'acceptation de son intégration dans un ensemble qui le dépasse.


IV


La production devenant un ensemble collectif d'opérations strictement coordonnées, il est logique qu'elle tende à la concentration : ni la mécanisation, ni la série, ni l'organisation scientifique du travail ne sont possibles sans cela. Cette concentration peut prendre des formes diverses : technique, dans le cadre d'usines géantes ; géographique, par la spécialisation de telle [p.142] fabrication sur tel point du territoire ; directionnelle, sous la forme d'une unité d'inspiration, s'exprimant notamment dans un contrôle financier, compatible du reste avec une large décentralisation territoriale ; politique, sous l'angle d'une impulsion nationale donnée par l'État, comme pendant la seconde guerre mondiale. L'important est que le problème industriel puisse être pris de haut, dans des conditions permettant à des vues d'ensemble de se faire jour et de prévaloir.

L'avantage réalisé apparaît aussitôt éclatant. Il devient possible, dans une industrie donnée, de supprimer les usines les moins efficaces, de spécialiser chaque unité dans une seule fabrication, d'acheter rationnellement les matières premières, de procéder à une organisation générale de la distribution, d'envisager une publicité massive en même temps qu'une politique de Public Relations, de supprimer les doubles emplois, de grouper des bureaux d'études dotés de moyens puissants. Remarquons du reste que pareil programme ne prend toute sa portée que dans un marché suffisamment étendu : quand l'industrie américaine l'envisagea il y a un demi-siècle, les États-Unis avaient déjà 100 000 000 d'habitants et ce n'est pas trop aujourd'hui de 160 000 000 de consommateurs pour que ce vaisseau de haut bord ait sous la quille une profondeur suffisante. Il y faut ce cadre continental, que la guerre civile eût compromis si la vision géniale de Lincoln n'eût, envers et contre tous, maintenu l'Union.

La tendance de fond est donc à la concentration, mais attention ! nullement à la concentration géographique. De ce point de vue on assiste au contraire à une décentralisation accentuée, dont les raisons, surtout depuis la dernière guerre, apparaissent avec évidence : nouvelles sources d'énergie sur toute la surface du territoire, souci d'échapper au fardeau de transports excessifs en fixant la fabrication sur la matière première, attraction spontanée vers des mains-d'œuvre moins chères et moins syndiquées, opérations d'assemblage mieux placées dans des centres de distribution proches des clientèles locales, revendications d'indépendance de régions excentriques refusant d'être plus longtemps les colonies de Wall Street ou de l'Est, appel de climats meilleurs, attirance croissante vers les côtes, surtout maintenant que le canal de Panama assure entre Atlantique et Pacifique de faciles rocades... Si l'Est et le Centre-Ouest demeurent quand même le grand foyer industriel et financier, [p. 143] il ne s'agit plus, comme hier, d'un monopole et il n'est pas actuellement d'État qui ne se couvre d'usines.

Cette décentralisation ne contredit cependant pas une concentration parallèle, financière celle-ci, qui conduit dans des branches entières de la production à une unité, souvent nationale, d'inspiration et de direction. À l'âge des trusts a succédé celui des grandes corporations, de plus en plus indépendantes des banques, ayant en fait la puissance d'un État dans l’État. Les groupements d'entreprises, qui n'avaient jamais cessé, ont repris avec intensité depuis la seconde guerre mondiale. La moitié de la capacité de production est entre les mains de moins de quatre cents entreprises. On n'aboutit cependant pas au monopole. Une opinion publique jalouse s'y oppose, soutenue par la jurisprudence de la Cour Suprême, fidèle au principe de base de la concurrence, considérée comme fondement de la vitalité économique du pays. À côté des géants de l'industrie, la petite et la moyenne entreprise maintiennent une forte survie, capables – dans leur cadre restreint – de dynamisme et de rationalisation : solidement retranchées dans leurs Chambres de Commerce, leur Rotary clubs, leurs innombrables associations commerciales, elles sont en mesure, pour se défendre, d'exercer sur le Congrès une pression efficace, et ainsi, en plein courant d'intégration industrielle, persiste dans le pays une revendication d'individualisme et d'indépendance économique.

L'esprit du système n'en reste pas moins au fond celui de l'intégration, commandé par l'orientation technique de toute la civilisation occidentale. Après une phase artisanale presque inexistante et une phase mécanique triomphante, la production américaine arrive maintenant à ce que je propose d'appeler sa phase administrative. L'industrie est devenue si complexe qu'il ne suffit plus de stricts techniciens pour la diriger, il faut des administrateurs, les managers de Burnham. Parmi les Présidents des plus grandes entreprises, c'est de plus en plus des organisateurs, des lawyers, des hommes de formation administrative (au sens large du terme) qu'on rencontre. De cette évolution qui, en passant par l'ingénieur, va de l'artisan à l'administrateur, Raymond Cartier donne, à propos de l'automobile, ce raccourci saisissant :

La première génération fut celle des mécanos et la seconde celle des ingénieurs. Walther P. Chrysler avait commencé par être nettoyeur de locomotives à cinq cents l'heure. Le premier [p. 144] Ford était entré dans la richesse et dans la gloire par une passion du bricolage qui engendra le fameux modèle « T », puis le fameux modèle « A », et qui fit de l'auto la nécessité du pauvre, au lieu du luxe du riche. Du côté de la General Motors, succédant aux figures de cambouis du tout début, un formidable technicien, William S. Knudsen, représenta et incarna la deuxième période. Aujourd’hui, les sommets de l'industrie automobile sont avant tout des administrateurs. Lester L. Colbert, président de la Chrysler, n'a jamais fait que des études de droit et fut kidnappé au Barreau par l'Auto. Wilson, ex-président de la General Motors, est ingénieur, mais ingénieur électricien... 1.

C'est l'impérieuse exigence d'un âge de l'organisation, succédant à un âge d'aventure.

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