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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 12.

LA MINORITÉ JUIVE



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Pour comprendre le problème juif aux États-Unis (et du reste n'importe où) il faut considérer à la fois le facteur ethnique et le facteur religieux, et c'est pourquoi nous avons différé jusqu'ici d'en parler. On pourrait même nous reprocher ce délai, tant la question touche de près à la vie même du pays. En 1950 il y a aux États-Unis 5 000 000 de juifs, ce qui fait un chiffre important, et il y en a 2 100 000 à New York, ce qui proportionnellement est énorme dans une agglomération urbaine de 10 000 000 d'hommes, mais ces chiffres ne permettent en rien de mesurer la place qu'ils tiennent dans une communauté où leur fusion dans le creuset paraît d'abord la plus étonnamment rapide, mais où en fin de compte ils demeurent hétérogènes, inassimilés.


I


La composition de cette minorité, du reste compacte, comporte toute la gamme, depuis l'aristocrate de haute banque issu de Londres ou de Francfort jusqu'au pouilleux échappé des ghettos d'Ukraine ou de Pologne, sans oublier l'intellectuel génial se recrutant indifféremment dans tous ces milieux. En France, un vocabulaire, que je ne prends naturellement pas à mon compte, distingue l'Israélite, le Juif, le youpin, le youtre ; mais le vocabulaire correspondant aux États-Unis comporte une vingtaine d'expressions, et le fait s'explique si l'on considère les conditions dans lesquelles l'immigration juive s'y est développée.

Quatre vagues successives la composent. Avant l'Indépendance, il s'agit surtout de Hollandais, peu nombreux et de [p. 101] niveau social élevé, qui jouent un rôle important dans les premières relations entre l'Europe et l'Amérique. Puis, dans la première moitié du XIXe siècle, arrivent des Juifs originaires d'Allemagne, venant chercher dans le nouveau monde une dignité de vie que l'ancien, du moins en Europe centrale, leur refuse ; ce ne sont pas des misérables et l'esprit libéral qu'ils apportent est une contribution au nouveau peuple qui se forme, dans lequel ils retrouvent du reste de nombreux concitoyens allemands : ils se joignent naturellement à leurs communautés, notamment dans le Centre-Ouest, développant tout un petit commerce, d'où sortiront par la suite les grands magasins juifs des principales cités. La qualité jusqu'ici est restée relativement élevée, mais avec la vague slavo-latine de la fin du siècle elle se détériore : les immigrants juifs de cette période, issus d'une Europe orientale, russe, austro-hongroise ou roumaine, où ils sont persécutés, souvent victimes de pogroms, trouvent un refuge aux États-Unis. Il s'agit d'éléments inférieurs, d'une pauvreté touchant fréquemment à la misère, marqués des stigmates d'une persécution séculaire, apportant avec eux l'atmosphère exotique des ghettos de l'Orient ; ils s'accumulent dans les grands ports de l'Est, les plus grandes villes du Centre-Ouest, trafiquants autant que commerçants, petits artisans, fournissant une nombreuse main-d’œuvre de tailleurs, d'où proviendront ultérieurement les grandes maisons de confection de New York ou de Chicago. Survient la première guerre mondiale, la fin de l'immigration européenne. Mais, avec la persécution hitlérienne, avec la seconde guerre mondiale et son lendemain, elle reprend, l'Amérique ayant retrouvé au moins temporairement son caractère traditionnel de pays de refuge. Parmi les « personnes déplacées » l'élément juif est naturellement représenté. On ne sait si l'injection est bienfaisante ou nocive. De la même façon que l'Angleterre ou l'Allemagne après la Révocation de l'Édit de Nantes, l'Amérique bénéficie d'un précieux apport de techniciens, de savants, éventuellement géniaux, sans lesquels la recherche atomique n'eût peut-être pas abouti, et c'est pour le pays l'enrichissement d'une valeur dont il a justement besoin. Mais la communauté américaine est en même temps pénétrée d'un renouveau d'exotisme, sensible à l'observateur le moins prévenu. Le problème juif, toujours posé, jamais résolu, en reçoit un regain d'acuité.

[p. 102]

II


La personnalité profonde des peuples, disions-nous, dépend surtout de leurs réactions en présence du problème religieux, de leur attitude, optimiste ou pessimiste, à l'égard de la vie terrestre. Où classerons-nous le juif, spécialement le juif américain ? À la façon des puritains, qui du reste tiennent de lui cette tradition, c'est assurément un optimiste. À ses yeux, le royaume de Dieu doit être réalisé sur la terre, par et pour le peuple élu : il y a là, s'adressant à une race déterminée, une promesse strictement terrestre. Sous sa forme messianique, on connaît la persistance, la vitalité extraordinaire de cet espoir : il subsiste même quand la notion du Messie se dépersonnalise, quand l'attente messianique devient simplement une aspiration éperdue vers le progrès social, ou telle autre forme de progrès humain. « Le Messie, me disait un juif cum grano salis, ce n'est pas nécessairement un homme, c'est le progrès social, c'est la hausse du pétrole ! » Cet optimisme de réalisation sociale est tout au fond de la croyance juive la plus authentique. L'histoire nous a enseigné la foi des rabbins dépositaires de l'espoir de la race ; l'expérience nous montre également, tout comme chez les puritains, la déviation qui détourne parfois vers l'argent cette ardeur. Ne nous y trompons pas cependant, la nature de l'espoir juif est spirituelle : le juif n'est exclusivement ni un homme d'affaires ni un dilettante, il veut coopérer à l'œuvre de Dieu. C'est de Zangwill que jaillit ce cri déchirant : « Enlevez-moi l'espoir que je peux changer l'avenir, et vous me rendez fou ! 1 » Étrange ressemblance entre le Juif et le puritain : pas de prêtres, des pasteurs ou des prophètes qui sont des tribuns et, de part et d'autre, attrait, sanctification du succès, de telle sorte que parfois « l'autre vie » finit par pâlir au second plan. Et pourtant, qui osera soutenir que le juif n'est pas pessimiste ? La tristesse métaphysique de la Bible est présente à toutes les mémoires. Qui ne se souvient de ce verset des Psaumes, repris par la liturgie des enterrements réformés : « La vie est comme la fleur des champs... » ? Nul n'a trouvé de pareils accents. Et comment ce peuple de la tradition, qui n'oublie rien, pourrait-il oublier les persécutions toujours renaissantes qu'il a souffertes, le nomadisme incurable que le destin lui a imposé ? Cette mélancolie philosophique, l'un des [p. 103] traits les plus poignants de la pensée juive, est aussi l'une des sources les plus émouvantes de la poésie d'Israël.

La combinaison, l'enchevêtrement, la contradiction de ces deux tendances dessine l'axe même de la personnalité juive. Optimiste, le juif l'est pour lui-même, pour sa race, pour le progrès social ; pessimiste, il l'est pour la vie en général et singulièrement pour le destin des sociétés où la diaspora le fait vivre. Par suite d'une sorte de dissociation intellectuelle, il sait juger celles-ci, même quand il en est devenu membre, avec la froide lucidité d'un étranger, témoignant même à l'occasion dans cette dissection je ne sais quel sadisme. « Ils manient, écrit Barrès, les idées du même pouce qu'un banquier les valeurs, comme des jetons qu'ils trient sur un marbre froid. 2 » Occidental par son aisance à se mouvoir dans le mécanisme moderne, le juif est donc demeuré oriental par la profondeur de son sentiment religieux. Il faut se méfier des protestations de scepticisme que prodiguent les Israélites. Herzl, le fondateur du sionisme, n'était ni orthodoxe ni croyant, mais penserez-vous un seul instant qu'il ne fût pas religieux ? Le sens de Dieu dans l'âme juive est indéracinable : « Il voulait Dieu, écrit encore Zangwill d'un de ses personnages, il était affamé de Dieu, du Dieu de ses pères. Il ne pouvait rejeter mille ans de foi. » Mais cette religion, il semble qu'on veuille la goûter surtout sous forme de souffrance, recherchant moins le bonheur dans la conversion qu'on ne lui demande un fardeau. Par contraste avec le plat optimisme social des pragmatistes, ce pessimisme, ce sens persistant du tragique prennent toute leur grandeur.


III


C'est dans ces conditions, si spéciales, que se pose le problème de l'assimilation juive aux États-Unis. En apparence, l'élément juif s'américanise avec une rapidité, une aisance vraiment fulgurantes. Comme dans ces examens de l'École de Droit où l'on comprime en trois mois les inscriptions de trois ans, l'hirsute originaire de quelque ghetto d'Europe orientale semble bénéficier, pour devenir Américain, d'un stage réduit au minimum. Dès la seconde génération, parfois même dès la première, plus [p. 104] rien d'exotique n'apparaît, d'autant plus qu'on a souvent changé de nom. En somme c'est une façon de « passer », mais en l'espèce le passage est beaucoup plus facile que pour le Nègre même le plus blanc. La remarquable souplesse du Juif facilite sans doute son assimilation, mais ses qualités propres y contribuent directement, s'agissant notamment du milieu américain de formation protestante : il a le sens du devoir transmis héréditairement, il respecte et pratique les vertus familiales, plus que la plupart des immigrés européens il possède les vertus civiques et surtout un sens magnifique de l'apostolat social. Tout de suite à son aise à la Bourse ou à l'Université, il remplit les sociétés d'Ethical culture, où il retrouve les protestants libéraux, épris eux aussi de devoir social.

Et pourtant, même après trois générations écoulées, l'assimilation n'est pas intégrale. Quelque chose demeure irrémédiablement en dehors de l'association, et nous voyons bien quoi : cet être millénaire a existé, senti, souffert, bien avant d'avoir appartenu à la nation qui maintenant est la sienne et par ce passé il reste partiellement en dehors d'elle ; son âme est comme le palimpseste dont nous parlions, avec des traces de nation sur nation ; à l'hymne du matin, évoqué par Barrès, sa mémoire, secrètement, « mêle les chants appris la veille chez les étrangers ». Les réactions juives ne sont pas les mêmes que celles des autres Américains, il s'agit d'une sensibilité plus riche, débordant le sol national, sujette à des reprises religieuses, à des retours inattendus du passé. Bref le juif n'est pas dans l'axe et sans doute éprouve-t-il le besoin, quand il n'a pas « passé », de demeurer distinct. Or il ne suffit pas aux États-Unis d'assimiler des citoyens, ils veulent assimiler les âmes, les utiliser, les canaliser vers le moulin de la production, et c'est bien en somme le but ultime de l'américanisation. Mais, dans ce cas, il s'agit d'une âme indomesticable, qui finalement demeure comme un résidu non fusible au fond du creuset. La Bible, à cet égard, est mauvaise conseillère : Jéhovah, qui savait pardonner, ne pardonnait pas aux juifs d'épargner leurs prisonniers, car il redoutait ainsi, dans le peuple élu, une intrusion d'âmes étrangères.

On comprend, dans ces conditions, qu'il y ait une question juive aux États-Unis, peut-être moins virulente qu'en Allemagne, mais beaucoup plus aiguë que dans les pays de l'Europe occidentale. Entre Américains et juifs les facteurs de rapprochement et de ressemblance sont pourtant nombreux. La conception opti-[p. 105] miste des calvinistes en matière sociale, le goût du succès chez les puritains du nouveau monde, jusqu'au nomadisme singulier des Européens transplantés de l'autre côté de l'Atlantique, tous ces traits de ressemblance semblent faits pour rapprocher, presque pour confondre les fils d'Abraham et ceux de Calvin, ces derniers étant aussi, ne l'oublions pas, fils d'Abraham. Mais ce qui sépare s'avère ici plus profond encore que ce qui réunit. D'abord l'intellectualité des juifs, dont le rythme est trop fort pour la simplicité cérébrale de cette jeunesse du monde qu'est l'Amérique. On oublie trop que le juif, cet Oriental, est physiquement plus précoce que l'Occidental et qu'à âge égal, dans les écoles ou les universités, il surclasse sans peine ses camarades américains. Il ne servirait à rien de rendre plus sévères les examens d'admission, on ne ferait qu'exclure ceux-là mêmes qu'on veut protéger, et c'est ainsi qu'on en arrive parfois à pratiquer officieusement l'équivalent d'un numerus clausus. Également inquiétante apparaît la critique acerbe et pessimiste des penseurs israélites dans un pays où l'optimisme national est le premier devoir du citoyen. On en veut finalement au juif de persister à l'état de section distincte, ce qui, dans cette société trop assimilatrice, semble au cent pour cent une manière de provocation.

Le Juif, il faut le dire, n'apporte pas dans son désir d'intégration une entière sincérité. S'il pénètre quelque part, son groupe en tant que groupe ne tarde pas à l'y suivre, dans un esprit de solidarité ethnique contraire à une fusion véritable. Son accession, dans ces conditions, tend à ressembler à une intrusion, qui à son tour provoque une défense. Un juif est-il accueilli, voici bientôt qu'il y en a dix ; devient-il le client d'un hôtel, cet hôtel sera tôt ou tard exclusivement à lui ; s'installe-t-il dans un quartier, les chrétiens le désertent. Par réaction, une sorte de loi non-écrite – notamment à New York – exclut les juifs de cantons entiers de la vie sociale, en vertu d'un antisémitisme que ni la France ni l'Angleterre ne connaissent : nombreux sont les hôtels qui les refusent, les propriétaires qui ne veulent pas d'eux comme locataires, encore que ce soit contraire à la Constitution. Les grands clubs new yorkais ne les admettent pas, quelle que soit la valeur individuelle du candidat ou la distinction de sa situation dans le pays. On rencontre sans doute des juifs dans le monde, et dans le meilleur, mais ce qu'on appelle la société leur oppose une barrière beaucoup plus efficace que dans les milieux les plus fermés d'Europe.



[p. 106] Il en est de même dans certaines forteresses de l'influence nationale. On croit souvent que la Banque juive domine Wall Street. Elle y est puissante, mais elle l'est moins que la haute Banque protestante. Les grands noms de l'histoire industrielle américaine sont protestants : Rockefeller, Carnegie, Ford... Dans la politique elle-même, les juifs sont puissants à l'étage municipal et représentés au Sénat, à la Chambre, plus rarement parmi les gouverneurs d'État : à New York aucune liste n'a de chance de succès si, à côté d'un Irlandais et d'un Italien, elle ne contient le nom d'un Israélite. Brandeis, Cardoso, Frankfurter sont ou ont été membres de la Cour Suprême. Il y a eu de nombreux secrétaires d'État ou ambassadeurs juifs, mais on n'imagine pas un président de la République juif, pas plus qu'il n'est actuellement possible en tant que catholique. Roosevelt a pu s'entourer d'un brain trust largement israélite, mais Truman, Eisenhower ne l'ont pas suivi dans cette voie. Si le point de vue juif réussit à s'imposer, notamment dans la politique étrangère, c'est qu'une minorité de 5 000 000, surtout douée de telles ressources financières et si habile à s'en servir, ne saurait être négligée de gouvernements toujours à l'affût de l'électeur : l'attitude américaine, à l'égard de l'Allemagne hitlérienne, de l'État palestinien, du monde arabe en général eût sans doute été différente, en tout cas beaucoup moins affirmée, si l'éperon de cette minorité ne se fût constamment trouvé là. Ce serait pourtant se tromper que de prétendre, avec les nazis, que les juifs inspirent et dominent l'Amérique : ce sont les protestants.

IV


On voit donc pourquoi l'Amérique n'a ni absorbé, ni même assimilé cet élément si spécial, encore que partout ailleurs elle ait montré son extraordinaire capacité assimilatrice. C'est même peut-être aux États-Unis que la communauté juive demeure la plus distincte. C'est d'abord que son immigration s'y est produite en doses massives. C'est aussi qu'à la différence de ce qui se passe en Europe occidentale (je ne dirais pas en Europe centrale) les juifs d'Europe orientale y sont particulièrement nombreux. Au contact de ces individualités, toutes chargées encore d'une tradition séculaire, la persistance religieuse de leurs frères antérieurement arrivés se recharge constamment [p. 107] d'énergie nouvelle. Il arrive souvent que d'anciens juifs qui avaient tacitement trahi leur passé soient ressaisis par l'attrait éternellement jeune de ce même passé. Péguy ne disait-il pas que là où le catholique lit depuis cinquante ans et le protestant depuis quatre cents ans, le juif, lui, lit depuis deux mille ans ? Cette tension mystique, dont le rythme, l'intensité sont autres, empêche au fond l'adaptation. L'assimilation se fait facilement aussi longtemps qu'il s'agit d'affaires, de costume, de langage ou même de civisme, mais, pour qu'elle réalise toute sa vertu, il faut jeter au creuset bien autre chose que des langues, des mœurs ou même des manières de sentir : le creuset n'a pas fonctionné tant que l'âme elle-même n'a pas été malaxée comme le reste.

Ainsi le Juif agit aux États-Unis à la manière d'un ferment, dans le sens où Bismarck disait de lui qu'il apporte « un certain mousseux qu'on ne saurait dédaigner ». L'Américain en apprécie la valeur, mais en estimant que certaines doses deviennent dangereuses si on ne les mesure pas. Quand les éléments vraiment traditionnels de la nation prennent contact avec cette flamme biblique, avec cette intelligence amère et insatiable, perpétuellement inquiète et insatisfaite, si peu anglo-saxonne dans son éclat d'acier, ils s'effraient, se raidissent et se ferment, et c'est là que se décèle la source sans doute la plus profonde de l'antisémitisme d'outre-Atlantique.

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