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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 25.

L'OPINION PUBLIQUE




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Les États-Unis sont par excellence un pays d'opinion : c'est l'opinion qui inspire, oriente, contrôle la politique de la nation ; rien ne se fait ou ne peut durer sans elle, son veto est décisif. Ce qui la caractérise, c'est qu'elle est à la fois plus spontanée que partout ailleurs et cependant qu'elle est aussi, plus que partout ailleurs, sujette à être dirigée selon les techniques les plus efficaces de la propagande.

Dans quelle mesure la technique a-t-elle raison de la spontanéité, ou vice versa, c'est ici le problème essentiel.

I


Parmi les influences susceptibles d'agir sur l'opinion, ce sont les affaires qu'on rencontrera tout d'abord. Elles constituent une puissante organisation, dotée d'une forte cohésion. On pense instinctivement à Wall Street, et c'eût été plus vrai il y a trente ans, plus vrai encore au siècle dernier. Les grandes corporations, telles que la General Motors ou bien Dupont de Nemours, ont maintenant pris la première place, à supposer que l'on ne doive pas mettre au premier rang l'influence effective de l'homme d'affaires moyen, de Main Street, des Chambres de Commerce, des Rotary clubs. L'ensemble cependant forme un faisceau serré d'intérêts, s'exprimant dans une conception de la vie, de l'administration, du gouvernement, avec une certaine façon d'envisager la société, la production et l'échange, la manière des hommes de [p. 218] se comporter entre eux, les relations internationales. Dans la pensée du monde des affaires, tout doit être conçu dans l'État en vue de la production, étant entendu que les intérêts des affaires et ceux de la nation coïncident exactement. C'est avec une parfaite bonne foi que, devenu secrétaire de la Défense, le président de la General Motors pouvait dire : « Ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les États-Unis. » Nous avons, à chaque tournant de cette étude, rencontré cette philosophie utilitaire : c'est en son nom que les affaires se prévalent de l'intérêt général pour se faire les leaders de l'opinion.

Les républicains sont traditionnellement le parti des affaires, en vertu d'une conception qui n'est ni réactionnaire ni même strictement conservatrice, mais qui fait passer la production avant la politique, ou plutôt qui considère que production et politique sont une seule et même chose. Babbitt réclame a good, sound business administration, et dans les rangs du parti on s'étonne à peine que le Cabinet d'Eisenhower se compose « de huit milliardaires et d'un plombier ». Les démocrates ne sont pas hostiles aux affaires, mais ils sont moins dans leur dépendance : leurs appuis essentiels sont ailleurs. On disait, avant Roosevelt, que le char de l'État pouvait rouler sur des pneus démocrates, mais qu'il roulait mieux sur des pneus républicains. Il semblait autrefois que la prospérité fût de fondation républicaine. On a connu sous Truman une prospérité démocrate, mais les businessmen se sentent plus à l'aise avec les républicains. De puissants moyens permettent au monde des affaires d'entretenir, par la publicité, par la presse, par la littérature, une atmosphère d'optimisme, qui persuade aux gens qu'ils peuvent, aujourd'hui comme hier, gravir tous les échelons, que le système américain de la free enterprise qui leur en fournit le moyen est le meilleur qui soit au monde. La collection du Reader's Digest offre un reflet de cette propagande.

Il faut placer au moins sur le même plan les comités d'action et de réforme sociale. La passion moralisatrice et réformatrice, issue du calvinisme et du siècle des lumières, relève d'un fanatisme désintéressé et sincère. La conviction qu'il faut moraliser, christianiser l'État ne se limite pas aux seuls croyants ; elle a pénétré le pays tout entier, y compris le milieu catholique, encore que celui-ci envisage la question sous un angle spécial. De là ce pullulement de ligues, d'associations, qui, même lorsqu'elles ne sont pas d'affiliation religieuse, n'en restent pas moins mar-[p. 219] quées d'une indélébile couleur protestante et puritaine. L'action de ces groupements relève le plus souvent de la passion, notamment chez les femmes, qui y jouent un rôle important, chez les pasteurs aussi, dont nous avons vu qu'ils se comportent fréquemment en tribuns, intervenant sans timidité dans la vie publique. D'où le caractère passionnel de certaines campagnes, celles de la prohibition par exemple, dont les champions, dans leur fanatisme, n'ont pas hésité à emprunter aux politiciens les plus contestables de leurs armes. On ne saurait exagérer la puissance de ces lignes, dont la technique a atteint une sorte de perfection. Non contentes d'entretenir une « agitation » par la presse, la radio, les campagnes de conférences, elles se servent de démarcheurs professionnels, exerçant leur action dans les couloirs du Congrès par ces lobbies, qui sont devenus à tel point un aspect normal de la vie parlementaire qu'un Federal Lobbying Act de 1947 a dû réglementer leur fonctionnement. Elles ont appris, dans les élections, à exercer une pression sur les candidats, puis une surveillance sur le vote des élus, auxquels leurs promesses électorales sont rappelées par une correspondance harcelante et éventuellement par de discrètes menaces ayant à l'occasion je ne sais quel relent de chantage. Dans ce régime d'opinion, l'influence de ces comités est au moins égale à celle de la presse, peut-être plus efficace encore.

Derrière les lignes, mêmes laïques, transparaît l'influence des Églises. On leur reconnaît le droit de dire leur mot dans les grands problèmes politiques et sociaux. Leur intervention, qui semble naturelle, appartient à une tradition qui remonte aux origines mêmes de la nation. Certaines dénominations protestantes sont par nature plus politiques, par exemple le baptisme et le méthodisme, mais l'Église catholique s'est adaptée rapidement et avec succès à ces mœurs du nouveau monde. On a pu même reprocher à certains groupements religieux de se préoccuper davantage de réformes sociales que de propagande religieuse proprement dite, mais n'avons-nous pas vu que, dans le protestantisme américain, l'axe social et l'axe religieux tendent à se confondre ? L'action catholique se concentre plutôt sur la défense de la famille, sur la discipline morale de la communauté, sur la condamnation du divorce, du birth control, de la stérilisation, pratiques contraires à la doctrine. L'action protestante s'exerce moins dans la famille et pour la famille que dans la communauté et pour la communauté, qu'il s'agit de rendre meil-[p. 220] leure, dans un esprit de progrès où l'on reconnaît Franklin et Jefferson, qui considère non sans quelque optimisme l'homme et la société comme indéfiniment perfectibles.

Dans ce puissant courant moral l'idéalisme passe avant l'intérêt, mais à un moment donné on rencontre inévitablement l'intérêt. Il ne faut pas oublier que, dans la mesure même où ils sont religieux, les hommes d'affaires soutiennent financièrement les Églises : ils n'aiment pas que s'affirment en chaire des thèses susceptibles de nuire à la production. Il se peut aussi que certains courants nationaux ne soient pas dans la ligne de l'idéalisme chrétien authentique : l'expérience prouve que les Églises manquent de courage pour s'opposer à des mouvements d'opinion tels que le bellicisme, l'anticommunisme, l'exclusivisme national, dans lesquels elles redoutent d'être dépassées, débordées, délaissées. Il y a donc éventuellement lutte d'influences. Quand les affaires, l'action des ligues, les Églises sont du même côté, leur concours est irrésistible, car intérêts et passions vont alors dans le même sens : le cas s'est présenté, dans sa perfection, lors du vote de la prohibition. En vertu d'une confusion, qui ne choque pas dans un pays de civilisation utilitariste, c'est de bonne foi que la morale recommande le rendement, et c'est aussi de bonne foi que l'égoïsme industriel se sent inspiré de l'intérêt général.

Qu'arrive-t-il quand business et action sociale se contredisent ? Il n'est nullement sûr que business ait alors le dernier mot. Wall Street est excentrique, loin de l'axe idéologique de la nation, tandis qu'à Main Street des pressions locales peuvent s'exercer qui obligent les gens d'affaires à tenir compte du point de vue religieux : l'opinion est sentimentale, l'intérêt n'est pas nécessairement pour elle l'argument décisif. S'il s'agit d'employés contre employeurs, vous avez alors Roosevelt contre Wall Street. Le capital dispose de la presse, de l'argent, de toute une littérature dirigée, mais le New Deal ou le Fair Deal, maniés par des leaders experts à se servir de la radio ou de la présence réelle du Whistle stop 1, peuvent exercer sur l'opinion une action irrésistible. Il n'est pas sûr du reste que le salarié reçoive invariablement l'appui du grand public, qui reste indépendant des partis, des classes sociales, des organisations. Je retrouve ici cette spontanéité de l'opinion américaine, qui dès le début m'avait frappé.

[p. 221]

II


Les instruments dont on peut se servir pour agir sur l'opinion n'en sont pas moins extraordinairement puissants. Tout d'abord la presse, dont la liberté est garantie par la constitution : en vertu du Bill of rights, art. I, le Congrès ne peut voter aucune loi limitant la liberté de la parole ou de la presse (Congress shall make no laws abridging the freedom of speech or of the Press). Il s'agit là, aux États-Unis, d'une des « libertés nécessaires ».

La tradition du XIXe siècle comporte l'existence d'un très grand nombre de journaux, exprimant chacun une opinion locale : contre 24 journaux en 1800 il y en avait 2 226 à la fin du siècle. Dans ce régime la presse avait un caractère essentiellement local, rédigée par des gens de la ville, que l'on connaissait plus ou moins personnellement, dont on attendait l'avis sur les questions du jour. Elle apparaissait dès lors comme l'expression normale d'une vie décentralisée, avec un ton familier, jovial, personnel. Le charmant livre de William Allen White, In our town, décrit à merveille cette atmosphère d'une ville moyenne du Kansas et de sa presse il y a cinquante ans. Les problèmes nationaux suscitaient ainsi des réactions locales, s'exprimant dans des éditoriaux conçus et rédigés sur place, à la fois inspirateurs et représentatifs d'une opinion dont la source était largement autonome. La seconde moitié du siècle voyait apparaître un type de journaux de haute classe, comme le New York Times, le New York Herald, le Saint-Louis Post Dispatch, le New York World. D'un rayonnement régional, presque national, ils dépassaient immensément en puissance leurs prédécesseurs, mais ils restaient néanmoins dans leur tradition de personnalité, avec des animateurs tels que Gordon Bennett et surtout Pulitzer.

Mais, au XXe siècle, allait commencer une période nouvelle, intégrant à son tour la presse dans l'évolution technique générale de l'époque. Selon les méthodes éprouvées de la rationalisation industrielle, on entreprenait de fabriquer l'information tout comme un quelconque produit : les journaux, organisés en chaînes comme les magasins à succursales multiples, tendaient à obéir aux lois de la série, ce qui veut dire que, dans leur souci accru de la clientèle et de la publicité, ils se voyaient logiquement condamnés aux dimensions de la grande entreprise. La conséquence, c'est que le grand journal doté de personnalité [p. 222] comme le New York Times pouvait bien survivre (le sympathique et brillant New York World disparaissait pourtant), mais que le journal local de la tradition ne se maintenait plus qu'avec peine sous sa forme ancienne : concurrencé par des rivaux mieux équipés que lui pour la production de masse, il était embrigadé, racheté ou bien disparaissait. Dans ces conditions, la circulation s'épanouissait splendidement, de 24 000 000 en 1909 à 55 000 000 en 1951 (46 000 000 pour la presse du dimanche), mais le nombre des quotidiens tombait de 2 600 à 1 890 (les périodiques se chiffrant à 6 977 et les Sunday papers à 574). Selon ce régime, il n'y a pas, à l'exception sans doute du New York Times, de journal rayonnant sur tout le pays, mais la presse des grandes villes, dominant éventuellement la presse locale, peut étendre son action à toute une région, cependant que, dans nombre de cas, la concurrence est éliminée : dans les très grandes agglomérations deux ou plusieurs journaux réussissent à coexister, mais ailleurs il tend à n'en subsister qu'un ; 40 p. cent des quotidiens, 35 p. cent des éditions du dimanche bénéficient des conditions d'un monopole local.

En conséquence la rédaction change subrepticement de caractère, car, en dépit de certaines apparences d'individualité, le journal tend à ne plus être rédigé sur place ; il appartient souvent à des intérêts étrangers à la ville où il paraît et une large part de sa substance vient du dehors, les nouvelles reçues des agences naturellement, mais surtout l'« article syndiqué », écrit par une vedette de réputation nationale pour toute une chaîne de journaux (ancien dans les hebdomadaires, qui le pratiquaient dès 1875, cet article syndiqué a pris maintenant dans les quotidiens un grand développement). On ne s'étonnera pas que, dans ce système où l'information et la publicité l'emportent sur la discussion, l'éditorial ancien se réduise à un mince filet. Ce n'est pas que la qualité de l'information ait décliné : bien au contraire, sous réserve des tentations de la sensation, ce péché mignon des Américains, elle est excellente ; les reportages, qui répondent au vrai génie de ce peuple, sont vifs, alertes, pleins de détails pittoresques et bien observés, riches en vivants portraits, fidèlement évocateurs des séances du Congrès ou de ses comités ; le fait-divers, jadis envahissant, a été sauf exceptions remis à sa place. À ce magnifique progrès dans l'information correspond toutefois un affadissement de la couleur politique : il faut à la fois ne pas mécontenter la masse et ménager de puissants inté-[p. 223] rêts, ceux qui fournissent la publicité notamment. De là une certaine timidité des éditoriaux, dans lesquels on hésite à contredire les courants de fond de l’opinion, la discussion se réfugiant plutôt dans les « Lettres à l'éditeur » (on dit que c'est parfois l'éditeur qui se les écrit à lui-même, quand il veut lancer dans la circulation quelque idée dont il ne se soucie pas d'assumer la responsabilité). De là aussi l'usage du slogan, procédé de publicité, prenant place à côté de l'argument, procédé de polémique.

Quoi qu'il en soit, la liberté de la presse demeure entière, et l'expérience prouve que l'existence de journaux libres, entièrement libres, grands ou petits, reste possible. Ce qui peut paraître troublant dans la formation de l'opinion, c'est qu'il semble que le courant en ait été renversé : telle qu'elle s'exprime dans le journal, elle n'est plus issue du terroir local, mais conçue et rédigée dans quelques centres spécialisés, pour être de là diffusée dans tout le pays. C'est un avantage pour le capital, qui dispose par préférence de cet instrument puissant qu'est la grande presse et c'est ce qui explique que celle-ci soit en grande majorité de tendance républicaine. Mais on aurait tort de perdre de vue que les ténors de l'article syndiqué sont libres, que leurs magnifiques émoluments sont une condition supplémentaire de leur indépendance. Il n'en reste pas moins que, dans ce système, le public est guidé de haut, ce qui n'est pas une forme saine de la formation d'une opinion.

Du moins chacun reçoit-il quotidiennement un volume d'informations dépassant de loin tout ce qui existe ailleurs. Le moindre journal a 24, 36 pages et le dimanche 60, 80 ou même davantage. Le gâchage de papier est formidable dans ces éditions qu'il serait bien impossible de mettre dans sa poche. L'abondance de nouvelles va du reste à l'encontre même de son but, car, dès l'instant qu'il ne saurait être question de tout lire, on se contente éventuellement de prendre connaissance des titres, rédigés je l'admets avec un sens génial du raccourci, mais ne se prêtant plus dès lors qu'à l'impression en coup de poing. Il resterait à voir si la presse est effectivement influente. On en peut douter : sous Roosevelt la plupart des journaux étaient républicains et il était toujours réélu. En 1952, la plupart des journaux, même républicains, étaient rédigés par des reporters qui soutenaient Stevenson et cependant celui-ci a été battu. Serait-ce ailleurs que se formerait vraiment l'opinion ?

[p. 224]

La radio, qui n'a pas remplacé le journal, qui même dans certains cas incite à le lire, est, plus que lui, devenue une nécessité. Tout le monde l'a (110 000 000 de radios en 1952), son usage est plus généralisé que celui du téléphone, de l'auto ; quand il faut se restreindre, on défend sa radio avec passion, c'est le dernier sacrifice auquel on se résolve. Avec elle ce n'est pas seulement l'information qui pénètre, plus vite que par la presse, c'est la voix même de l'orateur qui parvient à vous, presque comme s'il y avait présence réelle : Roosevelt, Truman, Eisenhower, Stevenson sont là ! Le commentateur des nouvelles vous parle en personne, d'une voix devenue familière qu'on retrouve avec plaisir chaque jour. Il s'agit d'un contact humain, comportant presque l'établissement de relations personnelles, dans des conditions de facilité qui servent insidieusement la paresse, puisqu'il n'y a qu'à écouter, presque qu'à entendre, passivement. Dans un régime de libre discussion, l'État n'a pas fait de la radio un instrument privilégié du pouvoir. Contrôlée fédéralement « dans le sens des intérêts, des besoins, de la nécessité du public », elle permet l'exercice équitable de toutes les propagandes (on sait par exemple l'usage que le radio priest a su en faire), mais il n'y a pas de doute qu'elle ne tende à canaliser dans quelques chenaux les courants de l'opinion, figurant ainsi comme un facteur de groupement plus que d'individualisme.

La télévision, du moins dans sa pratique, est chose si nouvelle que nous en sommes encore à nous demander quels vont être ses effets sur la formation de l'opinion. Ce que nous savons c'est que ces effets seront et sont déjà considérables. Il y a plus de 30 000 000 de postes aux États-Unis et le nombre continue de s'en accroître sans cesse et davantage encore chez les plus modestes que chez les plus riches. Toutes les démonstrations politiques de quelque importance doivent désormais être télévisées. À la veille des deux grandes conventions électorales de Chicago, en juillet 1952, on se demandait encore si les délégués se prêteraient de bonne grâce à être télévisés dans l'exercice de leur mandat. Or au dernier moment la question ne s'est même pas posée, tant l'abstention eût été unanimement condamnée : il ne suffit plus aux gens de lire et d'entendre, ils veulent voir. Combinant la vue avec l'audition, le procédé fournit un contact susceptible d'émouvoir profondément la masse : nulle déclaration à la presse ou à la radio n'eût permis l'extraordinaire défense du vice-président Nixon, alors candidat : ses arguments valaient [p. 225] ce qu'ils valaient, mais, paraissant avec sa femme, il produisait par sa présence un puissant effet, relevant uniquement de l'émotion. C'était une transposition de l'éloquence antique, comme sur l'Agora.

S'il s'agit de la télévision d'une séance d'assemblée, l'effet est extraordinaire, car vraiment on y assiste, on en saisit les péripéties, on en ressent presque la température. Télévisée, la commission d'enquête sénatoriale où le sénateur Kefauver poursuit la corruption politicienne, frappe l'opinion comme n'eût jamais pu le faire la lecture du compte rendu dans les journaux ou la simple audition à la radio. Nous avons également à cet égard l'expérience des deux conventions électorales de Chicago en 1952, pour la désignation des candidats présidentiels. On a pu y voir les délégués soucieux de se bien tenir, car on pouvait surveiller leur comportement. On a pu constater aussi que, s'agissant d'une information nécessairement dirigée, l'écran suscitait des réactions en série. « Les personnes qui m'ont parlé de l'événement, m'écrivait un correspondant, m'ont toujours dit à son sujet les mêmes choses, et dans des termes où se retrouvaient ceux mêmes employés par le commentateur. » La réaction était d'autant plus grégaire que la télévision, dès cette époque, pénétrait dans les rangs les plus humbles : « Une femme de journée négresse que j'emploie, me disait le même correspondant, était retournée dans sa famille au Tennessee pendant la convention démocrate. Elle m'a dit au retour en avoir suivi toutes les péripéties, radio et télévision étant quasi universellement utilisées dans son entourage, jusque dans les villages les plus isolés. »

Sans doute les manœuvriers continuent-ils de procéder aux combinaisons décisives dans le secret de leurs chambres d'hôtels, au Conrad Hilton ou au Blackstone, mais en séance la convention fonctionne sous l'œil de la nation. Quant aux reporters, la télévision facilite leur tâche : non contents d'observer le déroulement des séances, on les voit sortir de temps en temps dans les couloirs pour en noter sur l'écran l'image télévisée ; ils saisissent ainsi, expliquent-ils, des détails ayant échappé à la vision directe. Vue par des hommes de métier, cette technique de l'information est intéressante, en ce sens qu'elle augmente le champ de la vision individuelle.

Il ne s'agit cependant pas d'un succédané, car la vision a une qualité de vie plus intense « quand on est là ». C'est du reste l'avis des professionnels de la politique. Au début de la campagne [p. 226] présidentielle, ils avaient pensé que la télévision dispenserait les candidats des classiques tournées dans le pays. Or, dès la fin des conventions, trains et avions étaient tenus prêts et l'on voyait Eisenhower et Stevenson faire assaut auprès des électeurs, serrant les mains, embrassant les petites filles, apparaissant en pyjama au saut du wagon-lit devant des partisans enthousiastes, avides de voir leurs héros en chair et en os. Il y avait cependant quelque chose de changé : désormais, par son écran de télévision, l'Américain réagit, devant telle séance du Congrès, devant telle commission d'enquête, devant telle conférence de l'O.N.U. comme s'il y était. Je dis à dessein qu'il réagit, car son opinion se forme moins par un jugement de l'esprit que par une impression presque physique de sa sensibilité. Le caractère sentimental, émotionnel de ce peuple retrouve ainsi libre carrière, dans des conditions d'individualisme et de spontanéité qui contredisent curieusement une tendance qu'on avait pu croire à sens unique vers les mouvements collectifs et la standardisation.


III


De ces facteurs, en somme contradictoires, comment dégager une explication des conditions dans lesquelles se forme l’opinion ?

Depuis le XVIIIe siècle, et presque jusqu'à la première guerre mondiale, c'est le milieu qui jouait le rôle essentiel, par le métier qui formait les gens, par la famille qui les encadrait, par l'Église qui les inspirait, par les conversations du bar ou du club, par la presse locale. C'est sous ce régime qu'a fonctionné la démocratie du XIXe siècle, dans des conditions issues du XVIIIe et relevant de la propriété individuelle, de la tradition du pionnier, de l'esprit local, de la lenteur des communications.

Aujourd'hui l'information est si développée que le citoyen pourrait en somme tout savoir s'il avait seulement le temps de tout lire dans son journal, de tout écouter à sa radio, de tout voir à sa télévision. La difficulté est plutôt pour lui de juger, c'est-à-dire de choisir entre des faits et des arguments trop nombreux. En droit et idéalement il est censé raisonner librement sur des données dont il est informé impartialement. En fait il est moins pourvu de nouvelles objectives que dirigé par des slogans, conformément aux méthodes éprouvées de la publicité. Son opinion se forme alors sous l'influence de facteurs complexes, éventuel-[p. 227] lement contradictoires : l'intérêt personnel ou de groupe ; les pressions exercées par la presse, la radio, la publicité, sans qu'il en soit même conscient ; les traditions de son milieu familial ; les réactions de son tempérament propre devant les faits, que la télévision multiplie de plus en plus à ses yeux. J'aboutis à la conclusion contradictoire que sa docilité l'incline à suivre passivement les orientations indiquées par les propagandes, mais que, placé devant les faits ou les personnalités, il reste l'homme des réactions spontanées.

Dans ces réactions spontanées l'Américain demeure un peu toute sa vie l'enfant parfaitement libre d'allure qu'il a été. S'il ressent une impression, il la donne aussitôt, sans la moindre retenue ni la moindre gêne, et s'il prononce un jugement il le fait avec une parfaire sécurité, surtout s'il s'agit de condamner l'étranger, car la réprobation morale lui paraît plaisante. Voilà qui est très personnel, mais, comme le rouleau compresseur de l'assimilation a passé là, il se trouve curieusement que les réactions individuelles sont toutes les mêmes, à tel point que, dans telle circonstance donnée, une conversation avec le coiffeur ou le chauffeur de taxi vous donne un prélèvement assez exact de l'ensemble de l'opinion. On comprend alors qu'il se forme des courants collectifs susceptibles de devenir irrésistibles, que le gouvernement peut orienter, mais qu'il ne saurait toujours contenir. Nous disions que, dans la psychologie américaine, ce qui compte surtout ce sont les jeunes et les femmes. Ces traits se retrouvent dans la formation de l'opinion jeune, sensible et passionnée.

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