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1958 tableau des états-unis


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Chapitre 26.

L'ESPRIT NATIONAL



I



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On a cru longtemps que l'unité des États-Unis ne se fondait pas sur un esprit national solide, que le pays était trop grand, trop divers surtout dans ses origines, qu'il se diviserait tôt ou tard, incapable de résister aux épreuves. L'histoire a prouvé le contraire et jamais le sentiment national n'a été plus fort.

À l'origine, ce sentiment naît d'un contraste et d'une affirmation d'indépendance, d'une revendication d'indépendance à l'égard de l'ancienne métropole. À la veille de la Révolution la plupart des Américains ne songent nullement à être autre chose qu'Anglais, mais ils veulent s'administrer eux-mêmes, dans un désir d'autonomie plus que d'indépendance. Un esprit proprement national apparaît quand on se rend compte qu'il n'y aura pas de véritable autonomie sans l'indépendance. Ainsi, sans avoir voulu être anti-anglais, ce premier patriotisme est par la force des choses ennemi d'une métropole oppressive. Curieusement, cette hostilité existe toujours ; elle est entretenue par l'élément irlandais, mais elle se retrouve, diffuse, dans une sorte de complexe d'infériorité à l'égard de l'Angleterre : je ne sais quelle crainte persistante d'être roulé par la « perfide Albion ». Une affirmation d'indépendance continentale vient doubler cette attitude : on veut maintenir le continent américain indépendant du continent européen, se soustraire à toute domination et même à toute intervention de sa part. C'est le fondement de la fameuse doctrine de Monroe, dont l'ombre survit, même à l'égard d'une Europe affaiblie. On a conscience qu'il existe un nouveau monde, distinct de l'ancien, le nouveau étant celui de la liberté, des pos-[p. 229] sibilités infinies, l'ancien apparaissant par contraste comme le siège du despotisme, des persécutions, de la misère, des réactions et des révolutions. Ce sentiment n'a fait que se renforcer, du fait des deux guerres mondiales : les soldats américains qui sont venus combattre en Europe en sont rentrés plus Américains encore, au sens continental du terme.

Paradoxalement, l'immigration massive du XIXe siècle n'a fait que renforcer, chez les nouveaux venus, l'intensité de ce patriotisme. Reconnaissants de l'accueil reçu, impatients de s'assimiler, ils deviennent les plus convaincus de tous les Américains. Ainsi s'ajoute à un premier patriotisme, plus spécialement anglo-saxon, un second patriotisme, non moins fort, où se discerne non plus la crainte de l'ancienne métropole anglaise, mais celle de tout retour offensif du vieux continent qu'on renie.


II


Au XXe siècle apparaît un ciment nouveau de l'esprit national avec la prospérité. Du fait des contacts de la première guerre mondiale, le peuple américain prend conscience, surtout par comparaison, de son immense richesse, de la puissance qu'elle comporte, du privilège qu'elle constitue. Son niveau de vie le place à part dans le monde, son avance industrielle en fait le leader technique de la civilisation ; il se sent à l'abri des invasions dans son isolement continental, loin de la pétaudière européenne et de l'enfer asiatique. Cette conscience d'une position privilégiée ne se limite pas au monde des affaires, elle s'étend à l'employé, à l'ouvrier, à tous les Américains quels qu'ils soient. Il en résulte un patriotisme à base plus matérielle, entraînant un esprit de défense et, dans une certaine mesure, d'exclusivisme, mais aussi une extraordinaire fierté.

Cette fierté est légitime, surtout de la part de ceux qui ont conscience d'être les artisans de la fortune nationale, d'où cette singulière confusion d'un utilitarisme benthamien, d'un civisme d'inspiration calviniste et d'une dévotion sincère au progrès humain. L'esprit national tend, pour certains, à se confondre avec la production de la richesse. Il en résulte un double exclusivisme. L'Amérique traditionnelle, anglo-saxonne et protestante, cherche à se défendre contre la contamination slavo-latine et catholique issue de la plus récente immigration, et c'est surtout une résistance politico-religieuse. Mais il y a parallèlement, et [p. 230] cette fois chez tous les Américains sans exception, le souci de préserver un niveau de vie contre toute concurrence ou insinuation venue du dehors. Sans doute observe-t-on, dès le XIXe siècle, des réactions américaines de cette nature, telles que l'American Protective Association (A.P.A.) ou le mouvement des Know nothing, il n'en reste pas moins que le XXe apparaît ici différent non plus libéral et accueillant, mais défensif et exclusif.

Il faut dès lors parler, non plus seulement de patriotisme, mais de nationalisme. Il s'exprime dans une forme très américaine d'orgueil local, en vertu duquel chacun affirme la supériorité de son État, de sa ville, de sa communauté, s'attachant du reste à y contribuer par son argent, par son activité, par sa propagande. Le booster (le terme est intraduisible) a la conviction que sa ville grandit sans cesse, qu'elle deviendra la plus grande, la plus belle, même s'il s'agit de « la plus grande petite ville du monde » ; il est haussier par nature et chacun avec lui condamne le knocker, sceptique ou simplement réaliste, qui ne s'associe pas à l'enthousiasme ambiant. C'est l'enseignement donné par le Middletown Women's club :

Vous devez avoir l'esprit de communauté, vous devez penser qu'il n'y a pas, dans tous les États-Unis, de plus belle ville que celle-ci, de plus belle école que la vôtre, de parents meilleurs que les vôtres, de plus belles possibilités que les vôtres, ici-même. Je vous dis qu'il n'y a pas de lieu sur la terre où il fasse meilleur vivre que dans votre État.

Sinclair Lewis décrit ainsi un congrès auquel Babbitt prend part :

Les délégués de la petite ville de Pioneer déployaient une bannière énorme portant l'inscription Best people on earth, B.P.O.E., Boost Pioneer (Les meilleurs gens qui soient au monde, travaillons pour la gloire de Pioneer).

On aurait tort de railler : les États-Unis doivent beaucoup au boost, la France pourrait le leur envier !

Le patriotisme national s'oriente du reste dans la même direction. De la supériorité américaine les Américains sont tous spontanément, presque naïvement persuadés. Une propagande constante les y encourage, mais était-elle même nécessaire ? Voici quelques exemples, donnés dans Middletown, de ce bourrage de crâne :

Les États-Unis sont le meilleur pays qui soit au monde : Ils devraient communiquer leur idéal au reste du monde [extrait [p. 231] d'un sermon]. Je veux toujours voir l'Amérique au premier rang : j'irai en Europe dire aux Européens ce qu'est l'Amérique, quel pays magnifique est le nôtre [extrait d'un discours au Rotary]. Nous ne pouvons lire l'histoire des États-Unis sans la conviction grandissante que la main de Dieu y est présente, que son développement exprime l'attente du plus grand destin [extrait de la presse de Middletown]. À cause de son gouvernement, qui est le meilleur au monde, l'Amérique peut apporter le salut au monde.

Cette propagande comporte une sollicitation continuelle d'embrigadement dans les activités civiques de la communauté. Au lendemain de la première guerre mondiale, une véritable folie des « jours », des « semaines » s'est développée dans ce sens. Voici par exemple la liste qu'en donne Middletown : Jour des faubourgs, Semaine de la couture à la maison, Semaine de l'ice cream (avec un concours : « Pourquoi je devrais prendre de l'ice cream tous les jours »), Semaine de la vérité (organisée par l'Advertising Club pour inspirer confiance dans la vérité des réclames), Jour des pères, Jour des mères, Jour des boys (mouvement national pour souligner que nos boys sont loyaux), Semaine de l'épargne, Jour du paiement des factures, Jour des assurances, Jour du budget familial en équilibre, Jour du partage avec les autres, Semaine du home, Semaine de l'éducation, Semaine de l'art, Semaine de la musique, Semaine de la joie (les pasteurs prêchent sur ce thème : « Cela paie-t-il de faire de bonnes actions ? »), Semaine de la prière, Semaine du fils et du père, Semaine de la fille et de la mère, Dimanche du Go to church, Dimanche du travailleur, Dimanche de la règle d'or, Semaine du nettoyage et de la propreté, Semaine de l'hygiène enfantine, Jour de la tuberculose, Semaine des gens qui ne crachent pas, Jour des dons aux hôpitaux, Semaine de la réduction des taxes, Semaine de la courtoisie, Semaine de la Constitution... Cette extraordinaire collusion de la morale, du progrès, de l'Église, de l'intérêt exprime, comprenons-le bien, un idéalisme utilitariste dans lequel on ne voit rien de contradictoire et qui explique très bien comment ce peuple est devenu un grand peuple (mais on comprend que les Maximes de La Rochefoucauld n'y plaisent à personne).

Il faut s'associer, se comporter en joiner. En vertu d'un code implicite, tel businessman en vue devra être membre de la Chambre de Commerce, de deux ou trois Églises socialement posées, du parti républicain, d'un country club, d'une loge maçonnique (mais rien de notre Grand Orient), du conseil de [p. 232] la Young men's Christian association (Y.M.C.A.). Sa femme sera membre d'un club fashionable, d'un country club, d'une association de lecture, du conseil de diverses œuvres sociales ou religieuses. La pression de l'opinion locale est très forte, très indiscrète, et il n'est pas question, si l'on veut réussir, de faire bande à part ou de se singulariser. L'opinion, organisée et dirigée, vous impose de vous conformer aux standards acceptés de la respectabilité, qui comporte, soulignons-le, certaines opinions ou l'absence de certaines opinions. Les non-conformistes sont en fait boycottés, je ne dis pas persécutés, mais tenus à l'écart et finalement éliminés. Nous retrouvons là l'effet lointain de cette conception religieuse qui vise à sanctifier les entreprises terrestres et qui croit sincèrement que c'est possible. L'esprit latin considère au fond le dogme chrétien comme impossible à vivre : reléguant la sainteté dans un enclos réservé, il ne veut pas que le ciel et la terre soient confondus et il serait plus porté à absoudre le péché qu'à le corriger. L'esprit nordique, dont nous voyons ici l'expression, ne sait plus quand il s'agit de l'homme et quand il s'agit de Dieu. Curieusement, cette espèce de sanctification de la vie civique aboutit à l'anéantissement de l'homme dans la Cité et à une sorte de tyrannie de la communauté, d'autant plus grave qu'elle est de droit divin.

III


Contre les Nègres, les Chinois, les Irlandais, pareil exclusivisme s'était manifesté sporadiquement dès le XIXe siècle, mais on peut dire que le renversement de la traditionnelle politique d'accueil se situe au lendemain de la première guerre mondiale, avec la législation du quota en 1921-1924. Les éléments libéraux font des réserves, mais la politique de défense n'a pas cessé depuis lors d'être approuvée par l'ensemble du pays : le veto du président Truman au McCarran Act de 1952 se heurte à un vote des deux tiers du Congrès, qui impose la loi. Cette attitude reflète une crainte diffuse des influences étrangères. Il ne s'agit pas seulement d'antisémitisme ou d'anticatholicisme, réactions observées maintes fois dès avant 1914. Ce qui se dessine, surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, c'est une crainte générale du communisme, des agitateurs européens, en général du leftism, terme péjoratif aux États-Unis. Il y avait eu dans ce sens une [p. 233] première crise de défiance après 1918, mais celle d'après 1945 est beaucoup plus générale et surtout plus accentuée.

Le plus spectaculaire de ces mouvements est le Ku Klux Klan, manifestation éruptive qui se reproduit périodiquement, pour disparaître ensuite et reparaître encore, à la façon de quelque geyser. Sous sa forme initiale, en 1866, c'est, selon les méthodes de l'action directe, la protestation d'une société secrète contre la tyrannie de la Reconstruction visant à imposer au Sud le Nègre comme un égal. Le succès ayant couronné son action, il disparaît ou semble avoir disparu, mais la nappe souterraine est toujours là et, en 1915, il surgit de nouveau à Atlanta, non plus seulement anti-noir cette fois, mais anti-juif, anti-catholique, anti-irlandais, anti-étranger contre tout ce qui n'est pas national, anglo-saxon et protestant. De la Géorgie, d'où il est issu, ce second Ku Klux Klan, se déplaçant comme une dépression atmosphérique, suit la vallée du Mississipi, atteint l'Indiana, d'où son foyer de virulence se déplace d'une part vers le Nord-Ouest jusqu'à l'Oregon, de l'autre jusqu'à l'arrière-pays de l'État de New York. Son programme est celui d'un nationalisme nordique et protestant exaspéré : vote d'une loi pour rendre obligatoire la lecture de la Bible dans les écoles publiques ; proclamation du fait que les principes du romanisme catholique et monarchique sont incompatibles avec l'américanisme démocratique ; proclamation et reconnaissance du fait que les catholiques, dès l'instant qu'ils admettent l'obéissance à un pape étranger, ne doivent pas avoir droit de vote dans un pays protestant ; exclusion des Juifs qui travaillent contre la société chrétienne ; droit de vote réservé à ceux-là seuls qui ont suivi au moins pendant quatre ans l'école publique ; vote d'une loi pour obliger la presse à se servir exclusivement de la langue anglaise... Les procédés sont ceux du fascisme : administration du fouet aux adversaires, autodafés de livres (Darwin, Karl Marx), défilés massifs, affiches comminatoires, lynchages et exécutions sommaires. Le tout dans l'atmosphère du mystère et de la société secrète, avec une hiérarchie de type maçonnique : à la tête de l'« Invisible Empire » le grand sorcier, du « Royaume » le grand dragon, du « Dominion » le grand titan, de l'« Antre » le grand cyclope, sans oublier le grand moine, le grand Turc, le grand scribe, le grand échiquier...

Comme dans le fascisme ou le national-socialisme, en vertu d'une parenté évidente encore que le Ku Klux Klan soit [p. 234] évidemment antérieur, les classes sociales qui réagissent spontanément au mouvement sont l'homme d'affaires moyen, la petite classe moyenne en général, les vieux ouvriers d'origine anglo-saxonne, les milieux baptistes et méthodistes. Dans le Sud les partisans se recrutent chez les démocrates, anti-Noirs par définition, mais ailleurs plutôt chez les républicains, par hostilité contre les « machines électorales » irlandaises ou étrangères. Vers 1925 la perturbation paraît avoir épuisé sa virulence et l'on a l'impression qu'il n'y a plus de Ku Klux Klan.

Il est là néanmoins, comme un courant souterrain, et voici qu'on le retrouve, lors de la seconde guerre mondiale, suscité par une recrudescence des mêmes causes qu'antérieurement : le durcissement du Sud contre les prétentions des Nègres, accrues par le fait qu'ils ont combattu, obtenu des grades ; une reprise d'hostilité contre les catholiques, de plus en plus exigeants ; la défense contre les juifs ; la jalousie californienne contre les Japonais, dont on avait cru se débarrasser et qui reviennent dans leurs fermes après avoir été internés... Cette troisième édition d'un mouvement maintenant presque centenaire ne témoigne plus de la même violence, encore qu'il relève toujours des mêmes passions. Les mœurs malgré tout se sont adoucies, – nous sommes en Amérique, non en Europe, – telles pratiques, hier tolérées, deviennent scandaleuses. Mais, du moins dans le Sud, car il a cessé ailleurs d'être une force active, le Klan persiste dans sa tradition : Keep niggers in their place and fight communism (maintenir les Nègres à leur place et lutter contre le communisme). De temps à autre l'attention est attirée sur tel fait-divers, telle opération punitive des défenseurs de la suprématie blanche : dans le Colombus County, Caroline du Nord, en février 1951, dix Blancs, trois Noirs sont arrachés de leur maison par une bande armée et fouettés à titre d'exemple : les vengeurs de la loi morale leur reprochent de ne pas fréquenter le culte, de boire à l'excès, d'avoir été vus ensemble dans des lieux de débauche. Ces violences ne bénéficient plus toujours comme autrefois de l'impunité, il se trouve des juges assez courageux – car il y faut du courage – pour les condamner : en août 1952 le grand sorcier Hamilton se voit infliger quatre ans de prison, cependant que quinze membres du Klan sont incarcérés, que quarante-cinq autres subissent des amendes. C'est la preuve que ce feu, contre lequel on lutte, n'est pas totalement éteint.

Il s'est rallumé, sous une forme moins élémentairement [p. 235] brutale mais non moins persistante, avec l'anticommunisme, qui n'est en somme qu'un nouvel aspect de la résistance aux ferments étrangers susceptibles de compromettre l'unité nationale. Il ne s'agit pas tant d'un barrage politique à l'hégémonie russe que de la rivalité de deux systèmes économiques, érigés de part et d'autre en convictions quasi religieuses. Ce que l'Amérique défend avec passion contre le communisme, c'est la doctrine du free system of enterprise qu'elle estime inséparable de son niveau de vie, de sa civilisation, de son individualisme chrétien. Son idéologie, restée celle du XVIIIe siècle, rejette avec une sorte d'horreur le marxisme soviétique, toute forme de marxisme, ajoutons même tout ce qu'on peut soupçonner de conduire au marxisme. C'est dans ce sens que, si le communisme se situe à gauche, tout leftism apparaît aux États-Unis comme condamnable : les bien-pensants le poursuivent avec la même horreur que l'Ordre moral anathématisant le radicalisme.

Il y a eu, disions-nous, une première période d'anticommunisme après 1918 : il arrivait alors, comme chez nous en 1848 ou en 1871, que l'on distinguât mal la propagande syndicaliste d'un délit de droit commun, cependant que tel Français, même haut placé, se voyait entouré de suspicion parce qu'il avait la réputation d'être « de gauche ». C'était le régime Harding et le régime Coolidge, dont la tendance, avec Roosevelt, se renversa, surtout quand, dans la lutte contre Hitler, les États-Unis se trouvèrent dans le même camp que la Russie. Après un bref recul d'à peine dix années, on reste étonné de la candeur avec laquelle le président, sa femme, ses plus intimes conseillers se persuadaient que Staline, subissant le charme de Franklin D. Roosevelt, était devenu wilsonien. Le réveil de ces illusions peut se fixer avec précision au mois de mai 1945, quand, à la Conférence de San Francisco, les points de vue de Washington et de Moscou s'opposèrent de façon ne pouvant laisser de doute sur l'authentique figure de la Russie : après l'avoir parée des couleurs les plus flatteuses, l'Amérique, du jour au lendemain, ne voulait plus la voir que sous les couleurs les plus sombres.

Les communistes, comprenant que la libre discussion ne les mènerait à rien dans le milieu américain de l'après-guerre, adoptaient la tactique du noyautage, rendue facile pour eux par l'entrée massive de « personnes déplacées ». Soupçonnant à bon droit une présence diffuse d'espions, à la recherche du secret atomique, l'opinion se laissait tenter d'en voir partout, d'autant [p. 236] plus que quelques complicités spectaculaires plus ou moins prouvées – le cas Hiss par exemple – contribuaient à développer une véritable hantise de la trahison. La suspicion se faisant rétrospective, on recherchait dans les propos, dans la correspondance, dans les rapports officiels de tel diplomate, de tel fonctionnaire, tout ce qui eût pu laisser supposer quelque sympathie communiste. Aurais-je, en toute innocence, déjeuné il y a dix ans avec un Russe, une dénonciation pouvait m'en faire repentir.

Par une sorte de crescendo, cet état d'esprit conduit à l'Internal security Act de I950, au McCarran Act de 1952, aux campagnes du sénateur McCarthy, génératrices d'une véritable terreur, par la menace latente qu'elles font peser sur n'importe qui. Il devient difficile de pénétrer aux États-Unis, où règne une atmosphère de surveillance policière, que les agents américains transmettent partout avec eux à l'étranger : on prétend expurger les bibliothèques, exclure les communistes et même les communisants des corps professoraux, épurer le personnel des administrations, surveiller même l'attitude des membres du clergé. « C'est la guerre froide », dira-t-on : en effet, on pourrait à juste titre parler d'esprit obsidional. Il faut observer qu'il s'agit d'une crise, sujette à retomber au bout d'un certain temps, mais elle est révélatrice d'un état d'esprit, dont la réaction instinctive est celle d'une défense du système américain. L'initiative en serait plutôt dans l'opinion que dans le gouvernement, que certains accuseraient même de mollesse dans sa résistance aux influences étrangères. Certains milieux, jusque dans les plus hautes sphères du gouvernement, sont choqués de ces mœurs, plus proches du fascisme ou du communisme que du libéralisme d'antan, mais l'impression générale est que la liberté n'est due que dans le cadre, strictement déterminé, des institutions américaines : il faut les accepter telles quelles si l'on veut vivre dans le pays. À cet égard les principes de la Révolution américaine sont d'une portée moins universelle que ceux de 1789.


IV


Nous pouvons conclure qu'aux États-Unis l'esprit national a atteint un extraordinaire degré de force et de cohésion. C'est d'autant plus frappant que le patriotisme des nouveaux venus n'est pas moins sincère et passionné que celui des 100 p. cent : [p. 237] « Près de ma maison, écrit Margaret Anne Stewart, dans son livre Who are the American People, se trouve une plaque de pierre blanche en l'honneur des boys de notre communauté qui ont donné leur vie comme soldats de la dernière guerre. La liste contient des noms tels que John Brown, Patrick O'Reilly, Tony de Angelo, Tom Wing, Felipe Ortega, Joe Parsaghian... » Quel est donc le patrimoine commun de tous ces gens, d'origine si diverse ? Il s'agissait au début, parmi des gens de même race anglo-saxonne et de même formation protestante, d'une défense de l'indépendance par eux conquise, s'exprimant par des institutions de liberté. Ce facteur idéologique est toujours présent, car c'est bien l'indépendance qu'ont trouvée aux États-Unis des millions de transfuges d'une Europe qui n'avait pas su la leur donner. Mais il faut ajouter maintenant la conscience d'un niveau de vie, que le nouveau monde est seul à fournir et dont on entend presque farouchement défendre le privilège, le spectacle de l'Europe étant trop fait pour montrer tout ce qu'on a gagné à traverser l'Atlantique. La formule de l'American way of life, relativement nouvelle, car je ne me rappelle pas l'avoir entendue avant 1914, exprime une combinaison de tous ces éléments. La notion est matérialiste par l'évocation de prospérité qu'elle contient, politique par sa signification démocratique, morale par la tradition chrétienne dont elle se réclame. Il ne s'agit plus d'un monopole protestant (McCarthy est catholique), ni d'un monopole anglo-saxon (le Slavo-Latin n'est pas en l'espèce moins convaincu que le Nordique), mais de l'attachement à un pays, à un régime dont il est évident qu'on a tiré tant d'avantages. « Regardez-moi, dit l'Américain à l'Européen rationné, à l'Asiatique qui meurt de faim, comment pourrait-on ne pas souhaiter être ce que je suis ? » Il est sincère, mais son erreur est de croire qu'on peut se prévaloir d'une supériorité du niveau de vie pour prétendre à une supériorité générale.

Quoi qu'il en soit, quel magnifique succès ! Les États-Unis sont une nation, la plus nationale des nations. Mais, dans ce passage de l'accueil à la défense, de la défense à l'exclusivisme, il se pourrait qu'un certain optimum ait dès maintenant été dépassé.

[p. 239]

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