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Alphonse aulard [1849-1928] Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris


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VI

Nous voyons que ces diverses influences, intérieures ou étrangères, provoquent un courant d’opinion en faveur, non de la république, mais d’une monarchie républicaine, selon l’idée et la formule de Mably.

Ces républicains monarchistes sont-ils démocrates ? Pensent-ils que tout le peuple doive ou puisse être appelé à se gouverner lui-même par des mandataires qu’il élira ?

Non : le peuple leur semble trop ignorant encore pour qu’on puisse l’appeler tout entier à la vie politique.

Il y avait des écoles, des instituteurs. Mais le clergé, qui était le dispensateur de l’enseignement, donnait-il partout au peuple une instruction suffisante ? Les faits prouvent que le peuple, surtout dans sa masse rurale, était fort ignorant. S’il est impossible d’avoir une statistique générale des lettrés et des illettrés en France à la veille de la Révolution, des statistiques partielles se trouvent dans certains cahiers et procès-verbaux d’élections. Dans le bailliage de Nemours, la paroisse de Chavannes compte 47 électeurs primaires, qui comparaissent : 10 signent de leur nom, 37 signent d’une croix, soit 79 p. 100 d’illettrés. Dans la sénéchaussée de Dradignan, à Flayosc, sur 460 électeurs, 89 seulement savent signer ; à Vérignon, sur 66, il n’y en a que 14, et le premier et le second consul ne savent pas signer 1. Passons à l’ouest de la France : à Taillebourg, le subdélégué constate qu’il n’y a pas plus de trois personnes sachant lire et écrire 2. Même les députés envoyés aux assemblées de bailliage par les assemblées de paroisse ne savent pas tous lire et écrire : les procès-verbaux le constatent fort souvent, par exemple, à Clermont-Ferrand 3.

C’est le clergé lui-même qui reconnaît que l’enseignement primaire faisait défaut à une très grande partie du royaume. Le cahier du clergé de Gex regrette « qu’il n’y ait pas dans les villages de petites écoles, qui ne s’y rencontrent presque nulle part ». Le clergé de Dax dit : « les campagnes sont dépourvues de tout secours pour l »’instruction de la jeunesse 1. »

L’ignorance était donc, avant la Révolution, bien plus grande qu’aujourd’hui, et cette masse illettrée semblait inerte, insensible à la propagande philosophique.

Pendant que Voltaire déchristianise une partie de la société polie, le peuple reste très pieux, même à Paris. En février 1766, Louis XV, si impopulaire, se fait acclamer parce qu’il s’agenouille, sur le Pont-Neuf, devant le Saint-Sacrement.

Les penseurs traitent le peuple en frères inférieurs, et, généralement, n’essaient pas de mettre la raison à sa portée. Ils semblent croire qu’il faut une religion pour le peuple, si on ne veut pas qu’il se révolte et trouble les méditations des sages. L’irréligion sera le privilège des bourgeois et des nobles : on ne la doit pas répandre dans les campagnes. Buffon, à Montbard, va ostensiblement à la messe et exige que ses hôtes y aillent de même 2.

Ces beaux esprits font souvent paraître du mépris pour la masse ignorante.

Voyez ceux qui passent le plus pour démocrates.

Mably ne croit pas facile « de former une société raisonnable avec ce ramas d’hommes sots, stupides, ridicules et furieux qui entrent nécessairement dans sa composition 3 ». C’est avec dégoût qu’il parle de cette classe de citoyens sans doute la plus nombreuse, incapable d’élever leur pensée au-dessus de leur sens : le plus lâche parti leur paraîtra nécessairement le plus sage.

Condorcet s’élève contre la férocité et la sottise de la populace. Il gémit que celle de la capitale ait de l’influence 4. Mais, du moins, il songe ou paraît songer à changer la populace en peuple par l’instruction.

La Fayette, dans sa correspondance, parle avec haine et mépris de « l’insolence moqueuse de la populace des villes, toujours prête, il est vrai, à se disperser devant un détachement de garde » (9 octobre 1787). Selon lui, le peuple n’a pas du tout envie de mourir pour la liberté, comme en Amérique : il est engourdi, énervé par la misère et l’ignorance (25 mai 1788) 1.

Il semble donc qu’il y ait deux France, celle des lettrés et celle des illettrés, ou plutôt, comme in va le voir, celle des riches et celle des pauvres. L’une est pleine de pitié pour l’autre : elle lui fait la charité avec une sensibilité qui s’amuse à des scènes rustiques, et elle s’émeut réellement aussi des injustices sociales : mais c’est une pitié parfois dédaigneuse, et qui ne tend pas à faire de ces paysans de véritables égaux 2. La nation, c’est la France lettrée ou riche : l’opinion, c’est celle de la France lettrée ou riche ; Ces deux France s’ignorent presque, ne se pénètrent pas l’une l’autre : on dirait qu’un fossé les sépare.

On ne songe donc pas, tout en proclamant « la souveraineté du peuple », à fonder une véritable démocratie, à confier le gouvernement de la nation à ce que nous appelons aujourd’hui le suffrage universel, chose alors innomée 3, tant l’idée en était étrangère aux penseurs du xviiie siècle. Je n’en vois pas un seul qui demande le droit politique pour tous 4, et à peu près tous se prononcent formellement contre.

Mably, à propos de cette classe qu’il appelle la plus nombreuse, écrit : « Admirez avec moi l’auteur de la nature, qui semble avoir destiné, ou plutôt qui a réellement destiné cette lie de l’humanité à ne servir, si je puis parler ainsi, que de lest au vaisseau de la société. » Il a horreur de la démocratie comme nous l’entendons : « Dans le despotisme et l’aristocratie, on manque de mouvement ; dans la démocratie, il est continuel, il devient souvent convulsif. Elle offre des citoyens prêts à se dévouer au bien public, elle donne à l’âme les ressorts qui produisent l’héroïsme ; mais, faute de règles et de lumières, ces ressorts ne sont mis en mouvement que par des préjugés et les passions. Ne demandez point à ce peuple-prince d’avoir un caractère : il ne sera que volage et inconsidéré. Il n’est jamais heureux, parce qu’il est toujours dans un excès. Sa liberté ne peut se soutenir que par des révolutions continuelles. Tous les établissements, toutes les lois qu’il imagine pour la conserver sont autant de fautes par lesquelles il répare d’autres fautes, et par là il est toujours exposé à devenir la dupe d’un tyran adroit ou à succomber sous l’autorité d’un Sénat qui établira l’aristocratie. » Conclusion : n’admettre au gouvernement de l’État que des hommes qui possèdent un héritage : eux seuls ont une patrie 1.

Et Rousseau ? Oui, c’est le théoricien de la démocratie. Mais il dit, dans le Contrat social, qu’elle peut n’embrasser qu’une partie du peuple. Il veut donner ou plutôt il admire qu’on donne à Genève la prépondérance « à l’ordre moyen entre les riches et les pauvres » 2. Le riche tient la loi dans sa bourse et le pauvre aime mieux le pain que la liberté 3. « Dans la plupart des États, dit-il encore, les troubles internes viennent d’une populace abrutie et stupide, échauffée d’abord par d’insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons adroits, revêtus de quelque autorité qu’ils veulent étendre 4. » Il admire, à Genève, le gouvernement de la bourgeoisie : « C’est la plus saine partie de la république, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous 5. »

Il n’est donc pas possible de présenter J.-J. Rousseau comme un partisan du suffrage universel, comme un démocrate à notre manière 6.

Condorcet, lui aussi, ne veut admettre au droit de cité que les propriétaires 7. Sans doute, il veut les y admettre tous, même ceux qui possèdent la moindre propriété, mais, enfin, il n’y veut admettre qu’eux 8. C’est ce qu’il appelle une démocratie bien ordonnée 1.

Turgot dit : « Celui qui ne possède point de terre ne saurait avoir de patrie que par le cœur, par l’opinion, par l’heureux préjugé de l’enfance 2. » Aussi compose-t-il ses municipalités de villages de propriétaires de terres ; ses municipalités de ville, de propriétaires de maisons. La fortune est pour lui la base du droit du citoyen ; un homme très riche aura plusieurs voix ; moyennement riche, une ; moins riche, un quart ou un cinquième ; sans bien, pas une voix.

Et quand on essaya, en 1787, une application générale du plan de Turgot, on n’admit aux assemblées de paroisse que ceux qui payaient au moins dix livres de contributions directes, et ne furent éligibles aux nouvelles assemblées municipales que ceux qui payaient au moins trente livres de contribution directes.

L’exemple d’Amérique, si connu, avait sans doute fortifié ces idées.

Toutes les constitutions des treize États disent ou laissent entendre qu’un homme ne peut être libre, et, par conséquent, digne d’exercer des droits civiques, que s’il a une certaine aisance. Ainsi, la Constitution de Massachussetts porte que le Sénat et la Chambre des représentants sont élus par les habitants mâles, âgés de vingt et un ans et au-dessus, possédant un bien-fonds, en franche-tenure dans cette République, de trois livres sterling de revenu, ou un bien quelconque de la valeur de 60 livres sterling. On trouve des articles analogues, avec un cens pus ou moins é »levé, dans toutes les autres constitutions.

Ainsi, en 1789, une théorie règne, consacrée par l’application qu’en ont faite les Américains, à savoir que les citoyens les plus aisés doivent seuls administrer l’État, jouir des droits politiques, surtout les citoyens qui possèdent une partie du sol, puisque, selon le principe physiocratique, la terre seule est productive. Les théoriciens les plus démocrates sont ceux qui veulent admettre dans cette nation tous les propriétaires quelconques ou même tous ceux qui, sans être propriétaires, gagnent assez pour être vraiment libres. Mais le pauvre est exclu par tous de la classe des citoyens véritablement actifs, est exclu de la cité politique.

Quand donc les écrivains en viennent à dire que le peuple est souverain, ce n’est que d’une partie du peuple qu’ils entendent parler, celle qui possède, celle qui est instruite, la bourgeoisie. Cette division de la nation en deux classes, bourgeoisie et prolétariat, citoyens actifs et citoyens passifs, elle était déjà faite dans les esprits, quand la Constituante l’établit dans la réalité.

Mais les mêmes écrivains, qui ne veulent pas plus de la démocratie que la république, préparent l’avènement de la démocratie par le fait qu’ils proclament que les hommes sont égaux en droits, que la souveraineté réside dans le peuple 1, et cette idée se répand jusque dans les masses profondes de cette population rurale, qu’ils croient sourde et insensible à leurs prédications. Et même la démocratie se popularisera avant la république, et celle-là, constituée la première en parti politique, amènera le triomphe de celle-ci : les revendications démocratiques contre la bourgeoisie alliée à Louis XVI aboutiront, par le suffrage universel, à la république.

VII

En résumé, personne, à la veille de la Révolution, ne songeait à établir la république en France : cette forme de gouvernement semblait impossible dans un État en voie d’unification. C’est par le roi qu’on voulait établir, en France, un gouvernement libre. On voulait organiser la monarchie, non la détruire. Personne ne songeait à appeler à la vie politique la masse ignorante du peuple : c’est par l’élite de la nation, élite possédante et instruite, qu’on entendait faire la révolution nécessaire. On croyait que ce peuple, jugé aveugle et inconscient, ne pourrait être qu’un instrument de réaction aux mains des privilégiés. Cependant, l’avènement de la démocratie s’annonçait par la proclamation du principe de la souveraineté du peuple, et la république, forme logique de la démocratie, se préparait par la diffusion des idées républicaines, par l’exemple de l’Amérique, par le spectacle de l’impuissance de la monarchie, par la proclamation continuelle de la nécessité d’une révolution violente, qui, entreprise pour réformer la monarchie, allait exposer l’existence de cette monarchie aux hasards d’un bouleversement général. La société dirigeante était pénétrée de républicanisme. Il existait un état d’esprit tel que, si ce roi, en qui on voyait le guide historiquement indispensable de la France nouvelle, manquait à sa mission, s’il se dérobait, par exemple, à son devoir héréditaire de défenseur de l’indépendance française, la république serait acceptée sans répugnance, quoique sans enthousiasme, d’abord par l’élite des Français, puis par la masse de la nation.

Histoire politique de la Révolution française.

Origines et développement de la démocratie et de la République


(1789-1804).

Première partie.

Les origines de la démocratie et de la République


1789-1792
Chapitre II
L’idée républicaine et démocratique
au début de la Révolution

I. Convocation des États généraux ; les cahiers. — II. Formation de l’Assemblée nationale. — III. Prise de la Bastille et révolution municipale. — IV. Déclaration des droits. — V. Conséquences logiques de la Déclaration.

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Les premiers événements de la révolution n’amenèrent pas tout de suite la formation d’un parti républicain ou d’un parti démocratique. Mais, à l’insu des Français d’alors et contre leur volonté, ces premiers événements engagèrent la France dans une voie qui menait à la démocratie et à la république. Nous allons dire comment on s’engagea dans cette voie, quand on croyait prendre la voie opposée ; nous allons esquisser le tableau des circonstances où furent organisées la monarchie et la bourgeoisie.



I

On a vu qu’en 1789 il semblait qu’il y eût deux France : la France instruite et la France ignorante ; la France riche et la France pauvre. Ces droits politiques que les publicistes réclament pour les Français, c’est seulement pour les Français instruits et riches qu’ils les réclament. Les propriétaires seront citoyens actifs, auront seuls le droit de vote. Les non-propriétaires ne seront que citoyens passifs. La nation, c’est la bourgeoisie.

Il y a comme un fossé entre la bourgeoisie et le peuple. La bourgeoisie s’exagère l’inintelligence et l’inconscience du peuple, surtout de la masse rurale. Il y a malentendu entre les deux classes. Pour que ce malentendu se dissipe, il faudra un colloque, une mise en présence de la bourgeoisie avec tout le peuple.

C’est ce qu’amène la convocation des États généraux.

Aux assemblées de paroisse, le Tiers état est admis presque tout entier avec une mince restriction censitaire, à savoir la condition d’être « compris au rôle des impositions 1 ». C’était presque le suffrage universel.

Ce mode de suffrage, si contraire aux idées du siècle, la royauté l’avait-elle établi pour les mêmes raisons qui engageaient les philosophes et les écrivains réformateurs à le repousser ? Dans le peuple ignorant et pauvre, espérait-elle trouver des éléments de résistance aux idées novatrices et révolutionnaires de la bourgeoisie 2 ? Je n’ai pas trouvé, dans les textes, une réponse précise à cette question, mais il ne me semble pas invraisemblable que la royauté ait eu confusément l’idée de faire appel au suffrage universel contre l’opposition bourgeoise, à l’ignorance contre les lumières.

Ce calcul, s’il fut réellement fait, se trouva déçu par l’événement.

Sans doute, les cahiers sont plus timides que les livres et les pamphlets, mais, généralement, on y réclame une Constitution, et une Constitution, c’était la fin de l’absolutisme ; c’était, en partie, la Révolution.

Et puis, il y a des cahiers très hardis.

On ne vit donc se réaliser ni les espérances de la royauté ni les craintes de la bourgeoisie, si tant est que la royauté et la bourgeoisie aient eu ces espérances et ces craintes.

En tout cas, voici comment le malentendu entre la bourgeoisie et le peuple se dissipa ou s’atténua, à l’occasion de la convention et des cahiers.

Il y eut collaboration entre la bourgeoisie et le peuple pour rédiger les cahiers du premier degré ou cahiers de paroisse, et en général, il ne faut pas considérer ces cahiers, dans les communautés rurales, comme l’œuvre personnelle des paysans. C’est un bourgeois qui, le plus souvent, tient la plume, et alors il y avait dans beaucoup de localité, même les plus agrestes, quelques hommes instruits. La plupart des cahiers de paroisse que nous avons témoignent d’une culture assez forte, plus forte que celle de la bourgeoisie campagnarde d’aujourd’hui.

Si le cahier n’est pas dicté par les paysans, on leur lit et ils l’approuvent. Il y a une assemblée, où bourgeois et paysans se trouvent confondus, causent ensemble, discutent publiquement. C’est la première fois que ce colloque a lieu : il est fraternel, et on tombe d’accord assez vite. Le bourgeois s’aperçoit que le paysan est plus intelligent ou moins stupide qu’il ne le croyait, que l’esprit du siècle a pénétré jusqu’à lui, par d’obscurs canaux. Les paysans, une fois réunis, s’élèvent à l’idée d’un intérêt commun, se sentent nombreux et forts, et reçoivent des bourgeois une sorte de conscience de leurs droits. Cette assemblée de paroisse est pour eux un apprentissage civique 1.

Ne croyez pas que les paysans s’élèvent tous déjà à l’idée révolutionnaire de patrie. Mais ils prennent au sérieux cette convocation, ils sentent qu’il va se produire un événement bienfaisant pour eux, et l’image du roi leur appartient : cette image est un reflet de la patrie.

C’est sérieusement que le roi va s’occuper de guérir leurs maux ; c’est sérieusement qu’ils exposent ces maux, ou plutôt qu’ils acceptent l’exposition que les messieurs du village en écrivent pour eux ; et, quand, au bas du procès-verbal, ils signent d’une croix, ils ne craignent pas que cette croix les désignent à des surcharges d’impôt, aux vexations du collecteur. Non : ils font un acte d’espérance et de confiance.

Ce n’est déjà plus la vile populace, méprisée et redoutée par Mably, Rousseau et Condorcet. Ce n’est pas encore une nation souveraine. Ce sont des hommes qui s’attendent à être enfin traités en hommes, presque des candidats à la dignité de citoyen, et qui demain, par une commotion électrique venue de Paris, à la suite de la prise de la Bastille, se sentiront animés d’une force d’union, d’agglomération, d’où sortira la nation nouvelle, la France nouvelle.

Répétons que les bourgeois, eux aussi, ont appris quelque chose à ces réunions, c’est-à-dire à moins mépriser les ignorants et les pauvres. Sans doute, on déclamera encore contre la populace, et même la bourgeoisie va s’établir en caste politiquement privilégiée. Mais les Français éclairés ne seront plus, à partir de cette expérience royale du suffrage universel, unanimes à déclarer les illettrés incapables d’exercer des droits politiques. Un parti démocratique va s’annoncer, et bientôt se former. Le mode de convocation du tiers aux États généraux permet presque de prévoir l’avènement du suffrage universel et par conséquent l’établissement de la république, forme naturelle de la démocratie.

II

Si le roi avait espéré que ces députés du Tiers état, issus d’un suffrage universel d’ignorants, n’oseraient rien entreprendre de sérieux contre le despotisme, il fut bientôt désabusé.

La cour croyait sans doute que ces élus de tant de peuples divers, porteurs de mandats vagues ou discordants, souvent chargés de faire prévaloir des privilèges locaux, de province ou de ville, seraient irrémédiablement divisés par les tendances particularistes, et que, par exemple, entre ces Provençaux et ces Bretons, entre cette nation provençale et cette nation bretonne, il y aurait rivalité et querelle. Et les cahiers faisaient prévoir ces divisions.

Il arriva au contraire que, réunis dans la même salle, à Versailles, pendant ce long piétinement sur place qui dura du 5 mai 1789 au milieu du mois suivant, il se forma parmi ces députés du Tiers un esprit de corps. Mieux que cela : à se regarder, à se parler, à se toucher la main, ces mandataires de peuples différents se sentirent citoyens d’une seule nation, Français avant tout, — et ils le dirent, on le vit, et le sentiment d’un patriotisme unitaire commença à se répandre en France.

Cette nation, apparue tout à coup dans la salle des Menus, était une et avait une volonté : se gouverner par elle-même.

Le roi se sentit menacé, en tant que roi d’ancien régime. La Noblesse et le haut Clergé se sentirent menacés, en tant que privilégiés d’ancien régime. La Noblesse et la Couronne, jadis ennemies, se réconcilièrent aussitôt, sans pourparlers, sans phrases, sans dire pourquoi : le danger commun les rapprocha.

Un roi intelligent, qui eût hérité de l’esprit de Henri IV, se fût dégagé des embrassements dangereux de sa « fidèle noblesse », pour faire d’urgence à ses « fidèles communes » les concessions nécessaires, et rester roi à la mode nouvelle, autrement roi, mais roi tout de même, et même roi plus puissant qu’auparavant, appuyé qu’il eût été sur le peuple, sur la nation. La cour entraîna Louis XVI dans une alliance avec l’ancien régime, qui devait perdre la royauté.

Dès le début, par un cérémonial humiliant, il avait blessé le Tiers état, qui venait à lui plein d’amour.

D’autre part, ses premières paroles avaient été pour se démentir lui-même et désavouer ses promesses de réforme, le programme royal contenu dans le Résultat du Conseil du 27 décembre 1788, où il avait approuvé les principes et les vues du rapport de Necker, c’est-à-dire toute une révolution pacifique et réglée, qui, opérée à temps, eût pu empêcher la révolution violente et hasardeuse 1. Officiellement, c’était là l’opinion, la politique du roi. En réalité, le roi n’avait aucune opinion, aucun programme. Il s’était laissé arracher ces promesses ; parce qu’il avait besoin d’argent, et que Necker était, pour en obtenir, l’homme influent indispensable.

Ce roi absolu n’a ni initiative ni pouvoir efficace. Il est celui qu’on harcèle, de qui on arrache des concessions, sur qui pèsent tour à tour le parlement, Necker et la cour. Il se contredit, se dégage sans cesse, sous la pression du moment. On le sait, et les gens éclairés ne prennent pas au sérieux ses promesses. Il ne semble pas que le roi ait une existence personnelle : c’est même en cette impersonnalité du roi que les partisans de la Révolution fondent leurs espérances : ils se disent qu’il n’y aurait, pour réussir, qu’à consulter le roi avec une insistance prépondérante et suivie.

Sans doute, mais il y a des conseillers inamovibles : la reine et le comte d’Artois, la famille royale, la cour. Toujours présents, ils ont l’influence permanente, dans le sens rétrograde. Le roi, qui n’est de volonté avec personne, se sent de cœur avec eux. Il a des instincts de bonté, mais il est, à sa manière, aussi jaloux de son pouvoir absolu que l’avait été Louis XIV. Au fond, il désire maintenir telle quelle la royauté de droit divin, et il est aussi absolutiste que pieux. Nul dessein, d’ailleurs, en vue de cette politique de conservation. On louvoie au jour le jour. On est hypocrite, parce qu’on est faible. Mallet du Pan écrivait déjà dans son journal intime, en décembre 1787 : « D’un jour à l’autre, on change de systèmes et d’idées à Versailles sur la politique. Nulles règles, nuls principes. Le soleil ne se lève pas trois jours à Versailles pour éclairer le même avis. Incertitude de faiblesse et d’incapacité totale 2. »

Ces promesses du Résultat du Conseil, elles avaient l’air fort nettes. Elles étaient rendues d’avance irréalisables par le soin qu’on avait eu de ne rien décider sur la manière dont délibéreraient les États généraux. Quoique dans les Assemblées provinciales, on votât par tête, ce mode de vote n’est pas prescrit pour l’assemblée nationale, et on n’en prescrit aucun. Les États décideront, ou plutôt ils ne décideront pas, se querelleront là-dessus, et leur discorde les annihilera. Oui, mais en ce cas, on n’aura pas de subsides, et c’est pour avoir des subsides qu’on a convoqué les États. Alors quoi ? On ne sait pas ce qu’on veut, on ne compte que sur le hasard.

Donc, dans cette séance d’ouverture du 5 mai 1789, où il y avait l’occasion de frapper un grand coup, de prendre la direction des esprits et des événements, d’orienter l’évolution, comme nous dirions, le roi ne parle plus de ses promesses réformatrices, mais de ses droits. Il déclare qu’il commande à la nation, qu’il maintiendra intacts son autorité et les principes de la monarchie. Il vaut le bien de ses sujets, mais ceux-ci ne peuvent l’espérer que de ses « sentiments ». C’est ainsi que naguère, quand le Parlement lui disait : Justice, il répondait : Bonté.

On entend un diffus et ennuyeux rapport de Necker, d’où la cour l’a forcé à retrancher l’essentiel du programme du 27 décembre.

Alors commencent ces longs pourparlers, entre les trois ordres, sur la question du vote par tête, à propos de la vérification des pouvoirs. On sait comment le Tiers s’enhardit, et sentit qu’il était la nation, pendant que la Noblesse se raidissait pour la défense de ses privilèges, et que, dans le Clergé, la majorité des curés et quelques évêques faisaient cause avec le Tiers.

Le 17 juin, le Tiers se déclare Assemblée nationale, et, puisque nous racontons les origines de la République, il faut bien rappeler la manière inconsciemment républicaine dont cette Assemblée fit aussitôt acte de souveraineté au nom de la nation. Elle consentit provisoirement que les impôts et contributions, quoique illégalement établis et perçus, continuassent d’être levés de la même manière qu’ils l’avaient été précédemment, et cela seulement jusqu’au jour où l’Assemblée se séparerait. Passé lequel jour, l’Assemblée nationale entend et décrète que toute levée d’impôt qu’elle n’aurait pas consentie cesse partout. Puis, elle annonce l’intention de s’occuper des finances, mais seulement après qu’elle aura, de concert avec Sa Majesté, fixé les principes de la régénération nationale. Et, se mettant à l’œuvre, elle nomma, le 19, quatre comités.

Quelle que fût l’insolence de ces mots : Entend et décrète, rien n’empêchait la royauté, qui en avait entendu bien d’autres, d’accepter et de consacrer à son profit le fait accompli, en ordonnant dès lors aux deux ordres privilégiés de se joindre à l’Assemblée nationale. C’était l’intérêt du roi, qui devenait ainsi le directeur et le régulateur du nouvel ordre de choses, se débarrassait de l’aristocratie, son ennemie historique, et se procurait, avec une immense popularité, les moyens d’être un roi libre et agissant, au lieu de rester le roi opprimé et impuissant qu’il avait été jusqu’alors.

C’est au contraire à la suite de la journée du 17 juin que se scella l’alliance inattendue et, si on peut dire, anti-historique du roi et de la Noblesse. La retraite de Louis XVI à Marly, après la mort du Dauphin, l’avait livré sans contrepoids à l’influence de la reine et du comte d’Artois. Il céda aux supplications de la Noblesse, et aussi (on sait quelle était sa piété) à celles de l’archevêque de Paris, et se décida à résister au tiers état, à annuler la résolution du 17, à ordonner la séparation des ordres dans les États généraux.

Une séance royale fut annoncée ; mais, au lieu d’agir brusquement, on traîna. On ferma la salle du Tiers pour les préparatifs de la séance royale ; cela amena le serment du Jeu de Paume (20 juin), auquel ne semble s’être refusé aucun des quatre-vingts députés qui avaient voté contre la résolution du 17 juin 1, serment de résistance, serment de faire quand même une constitution 2. Et le 22, la majorité du Clergé se réunit au Tiers.

La séance royale a lieu le 23. Le roi y fait d’importantes concessions, qui, avant son alliance avec la Noblesse, auraient peut-être été accueillies avec enthousiasme. Mais il parle en roi absolu qui ordonne, casse l’acte du 17, défend aux trois ordres de voter par tête, sauf pour d’insignifiantes questions. Enfin, il enjoint aux députés de se séparer tout de suite en ordres.

La royauté va-t-elle être obéie ? Moment solennel ! Mais on avait l’habitude de désobéir au roi, et les lits de justice n’avaient pas eu raison de la résistance des Parlements 1. On savait par expérience qu’un non bien ferme faisait reculer le roi, et sa reculade de 1788 était dans toutes les mémoires. Est-ce que les représentants de la nation auront moins d’énergie que les conseiller au parlement ? D’où le mot de Mirabeau sur les baïonnettes, la déclaration unanime de l’Assemblée qu’elle persiste dans ses précédents arrêtés, le décret rendant inviolable la personne des députés.

Qu’allait faire le roi ? Il avait donné ses ordres d’un tel ton qu’il semblait qu’il n’eût plus qu’à faire marcher ses régiments. Il ne fit rien. L’abbé Jallet raconte 2 qu’averti il s’écria : « Eh bien, f…, qu’ils restent ! » Quatre jours plus tard (27 juin), il ordonna à la Noblesse de se réunir à l’Assemblée nationale et consacra ainsi lui-même solennellement cet arrêté du 17 juin qu’il avait solennellement cassé le 23.

De la sorte, il se déclara ridiculement vaincu et se plaça à la remorque de cette Révolution dont il pouvait être le directeur. Les esprits perspicaces virent bien dès lors quel coup mortel avait reçu la royauté. Étienne Dumont entendit Mirabeau s’écrier : « C’est ainsi qu’on mène les rois à l’échafaud ! » Et, d’après Malouet 3, le même Mirabeau prévoyait déjà « l’invasion de la démocratie », c’est-à-dire la république.

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