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Alphonse aulard [1849-1928] Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris


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III

Tous ces écrivains dont je viens de parler, morts ou vivants, sont plutôt les interprètes que les auteurs d’un état d’esprit qui se manifesta, dès le milieu du xviiie siècle, parmi les personnes cultivées. Ce sont les fautes et les vices de Louis XV qui amenèrent l’opinion dirigeante, vers 1750, à critiquer librement la monarchie. A cette époque surtout, d’Argenson note dans son journal une certaine expansion des idées républicaines 1. La littérature reçoit ces idées républicaines de la société et le lui rend embellies et fortifiées.

L’irrévérence envers la royauté vint du spectacle de la faiblesse de la royauté, et cette faiblesse parut surtout dans la querelle de la couronne et des Parlements, dont les esprits furent bien plus frappés que par les livres des penseurs.

On sait que Louis XIV avait réglementé le droit de remontrance, de manière à le rendre illusoire, impraticable. Le régent supprima cette réglementation, et le Parlement de Paris redevint le chef de chœur de l’opposition. Ce Parlement qui, en fait, se recrutait presque entièrement lui-même ou par hérédité dans la bourgeoisie riche, se trouvait être, quoiqu’il comptât parmi ses membres de droit tant de gentilshommes de la plus haute noblesse, la représentation de la bourgeoisie. Les membres bourgeois du Parlement sont chrétiens et monarchiste, évidemment ; mais chrétiens à leur façon, c’est-à-dire jansénistes ou gallicans, et monarchistes à leur façon, c’est-à-dire qu’ils veulent que le prince gouverne selon des lois enregistrées par eux et dont ils prétendent être les gardiens et les interprètes. Ils tiennent ou disent tenir la place des États généraux, se font les avocats de la nation après du roi.

À partir de la publication des Lettres historiques de Lepaige (1753), le Parlement de Paris se vante d’être l’héritier des assemblées mérovingiennes, appelées parlamentum dans les anciens textes. Il se fédère avec les autres Parlements, ou plutôt il assure qu’il n’y a qu’un Parlement distribué en classes ; il proclame l’unité, l’indivisibilité du Parlement. Le Parlement, c’est un gouvernement national tout formé, c’est le sénat national, et le premier président aimait à prendre l’attitude d’un chef de sénat qui eût tenu son pouvoir, dit d’Argenson, « non du roi, mais de la nation ». À l’égard du pouvoir royal, d’agent de ce pouvoir, il a passé au rôle de censeur, de régulateur, d’interprète de l’opinion. Et, en tant qu’il combat le despotisme ministériel, il interprète vraiment l’opinion de la bourgeoisie et d’une partie de la noblesse, contre lesquelles ou sans lesquelles le roi ne peut gouverner.

Voilà pourquoi cette opposition est si forte ; voilà pourquoi elle inquiète, exaspère le roi, ne peut être brisée par lui. Deux fois Louis XV, une fois Louis XVI essayent de remplacer les Parlements par d’autres corps plus dociles : c’est un triple échec ; la royauté est obligée de céder, de se désavouer, de rappeler les Parlements.

Certes, le Parlement n’est pas hostile à la royauté. Il est, contre a cour de Rome, le défenseur des droits de la couronne et des « libertés » de l’église gallicane. Et il n’est pas non plus hostile à la religion, qu’il protège par des arrêts contre les philosophes. Mais il nuit au prestige de la religion par la rudesse avec laquelle il traite parfois le clergé, par exemple quand, en 1756, il fait brûler en place de Grève un mandement de l’archevêque de Paris, ou quand il force les curés à administrer les sacrements aux jansénistes. Il nuit au prestige de la royauté, non seulement par les mesures qu’il prend contre le despotisme royal, mais aussi par le zèle même avec lequel il sert, contre la volonté ou la faiblesse du roi, les intérêts de la couronne menacés par l’Église dans toute cette affaire du jansénisme et de la bulle Unigenitus. Lui qui ne veut que fortifier le pouvoir royal, il donne le spectacle d’une anarchie politique.

Entre la couronne et le Parlement, il n’y a pas de querelle ni de désaccord sur le fond des choses, et le Parlement n’entend changer en rien la nature du pouvoir des choses, et le Parlement n’entend changer en rien la nature du pouvoir royal. Qu’on se rappelle l’affaire du Parlement de Besançon (1759), dont une partie des membres avaient été exilés, et les remontrances si vives où le Parlement de Paris parla, à cette occasion, des droits de la nation avec des formules presque républicaines. Ce fut un dialogue solennel entre la couronne et le Parlement sur la nature du pouvoir royal. Le roi dit au Parlement, et ces paroles furent publiées dans un numéro spécial de la gazette 1 : « … On y parle (dans les remontrances) du droit de la nation comme s’il était distingué des lois dont le roi est la source et le principe, et que ce fût par ce droit que les lois protégeassent les citoyens contre ce qu’on veut appeler les voies irrégulières du pouvoir absolu. Tous les sujets du roi, en général et en particulier, reposent entre ses mains à l’abri de son autorité royale, dont il sait que l’esprit de justice et de raison doit être inséparable, et lorsque, dans cet esprit, il use au besoin du pouvoir absolu qui lui appartient, ce n’est rien moins qu’une voie puisse suivre. »

Le Parlement, tout en maintenant ses griefs, en réitérant ses remontrances, en continuant à parler du « droit de la nation », qui est que les lois soient exécutés, répondit au roi qu’il était parfaitement d’accord avec lui sur la définition du pouvoir royal. Le Parlement, dit-il, « n’a jamais cessé et ne cessera jamais d’annoncer à vos peuples que le gouvernement réside dans la main du souverain, que vous en êtes, Sire, le principe, la source et le dispensateur, que le pouvoir législatif est un droit essentiel, incommunicable, concentré dans votre personne, et que vous ne tenez, Sire, que de votre couronne ; que c’est au même titre que vous possédez l’universalité, la plénitude et l’indivisibilité de l’autorité 2. »

Ces principes admis et proclamés, le Parlement n’en est que plus ardent à mettre en échec l’autorité royale, et cette querelle a une grande influence sur les esprits, parce qu’elle est publique, à une époque où il n’y a ni tribune politique ni journaux politiques. Les remontrances sont imprimées, mises en vente, répandues partout. On les lit avec avidité dans les villes. On admire l’éloquence « romaine » du Parlement. Il est populaire, quoique rétrograde souvent, quoique hostile aux philosophes, égoïstement épris de ses privilèges. Quand, le roi le suspend, l’exile ou veut le détruire, les villes prennent fait et cause pour lui : il y a des émeutes ; la troupe intervient ; à plusieurs reprises, et en particulier lors de l’affaire du Parlement Maupeou, il semble qu’une révolution soit sur le point d’éclater.

Le Parlement ne se borne point à des paroles hardies ; il désobéit formellement, surtout dans la dernière querelle (1787-178), où il déclare nuls et illégaux des actes de l’autorité royale, et où, menacé de suppression, ses membres jurent de n’accepter aucune place dans aucune compagnie qui ne serait pas le Parlement lui-même. C’est comme une ébauche anticipée du serment du jeu de Paume. Le même jour (3 mai 1788), sous prétexte de définir les principes de la monarchie, le Parlement traça un plan de Constitution où les États généraux voteraient les subsides, tandis que les cours auraient le droit de vérifier, dans chaque province, les volontés du roi, et de n’en ordonner l’enregistrement qu’autant qu’elles seraient conformes aux lois constitutives de la province, ainsi qu’aux lois fondamentales de l’État 1. Nous ne raconterons pas les épisodes si connus de cette retentissante querelle, l’arrestation de Goislard et d’Éprémesnil, l’édit des grands bailliages et de la cour plénière, le lit de justice, la protestation du parlement au nom des droits de la nation, les actes du roi déclarés « absurdes dans leurs effets », les actes de rigueur du roi, lettres de cachet, incarcérations, etc. Disons seulement que la royauté capitula par besoin d’argent, et cette dernière et éclatante victoire des Parlements, — qui vont bientôt se perdre dans l’opinion en réclamant, pour la convocation des États généraux, les formes féodales de 1614 2, — diminua aux yeux de la bourgeoisie (la masse rurale du peuple ne connut pas ces faits) le prestige de la royauté en tant que royauté 3, et c’est ainsi que les Parlements furent, au xviiie siècle, une école de républicanisme, au moins de républicanisme aristocratique 4.

IV

Ce rôle, je le répète, c’est bien malgré eux que les Parlements le jouèrent, car ils furent les adversaires de toute tentative sérieuse pour réformer l’ancien régime. Ils voulaient le statu quo à leur profit. S’ils préparent la révolution et, indirectement, la république, ce n’est pas seulement parce qu’ils amoindrirent la royauté par le fait de leur désobéissance, c’est aussi parce qu’ils l’empêchèrent d’évoluer, de fonder des institutions nouvelles en rapport avec l’esprit du temps.

Ainsi ils s’opposèrent, autant qu’ils purent, à l’établissement des Assemblées provinciales.

L’importance de cet établissement, exagérée peut-être par quelques écrivains, comme Léonce de Lavergne, a cependant été réelle.

C’était une tentative pour transformer progressivement, sans révolution violente, le despotisme en monarchie constitutionnelle.

Appeler peu à peu la nation à participer au gouvernement, de manière à finir par établir, au moyen de changements presque insensibles, une sorte de gouvernement représentatif, c’était l’idée de Turgot, dont le roi ne voulut pas d’abord, parce qu’elle lui fut présentée dans un plan d’ensemble qui l’effraya précisément en ce que c’était un changement total, et que Necker et Brienne essayèrent plus tard de lui faire accepter partiellement, à titre d’expédient financier.

Le déficit étant devenu grave, le seul moyen d’obtenir des subsides nouveaux parut être d’accorder à la nation un semblant de décentralisation et d’institutions libres, des espèces d’assemblées délibérantes, de qui on obtiendrait une augmentation des vingtièmes. C’est dans cette vue qu’en 1779 on établit deux Assemblées provinciales, l’une dans le Berry, l’autre dans la Haute-Guyenne, et, en 1787, cet essai fut appliqué à toutes les provinces où il n’y avait pas d’États, et fut développé en système, c’est-à-dire que, dans chaque ressort d’Assemblée provinciale, il y eut :

1° Dans chaque communauté n’ayant pas de municipalité, une assemblée municipale composée du seigneur et du curé, membres de droit, et de citoyens élus par un suffrage censitaire ;

2° Des assemblées secondaires, dites de district, d’élection ou de département, issues des assemblées municipales par un mode à demi électoral ;

3° Une assemblée provinciale, dont au début le roi nommait la moitié des membres ; ceux-ci se complétaient eux-mêmes ; puis, trois ans plus tard, il y aurait un renouvellement annuel par quart, et ce quart serait élu par les assemblées secondaires.

Des commissions intermédiaires surveillaient et opéraient l’exécution des décisions, dans l’intervalle des sessions.

Quelles décisions ?

Les Assemblées provinciales étaient surtout chargées de la répartition et de l’assiette des impôts, des travaux publics ; elles exprimaient des vœux, faisaient des représentations. Elles avaient des attributions et un ressort plus étendus que nos conseils généraux.

Le roi disait même, dans l’édit de 1787, que ces dispositions pourraient être améliorées, et on croyait que plus tard l’édifice serait couronné par une Assemblée nationale, issue des Assemblées provinciales, et aussi que le mode électoral deviendrait plus démocratique, comme le faisait espérer le fait que, dans ces Assemblées, on votait par tête et non par ordre.

Vingt de ces Assemblées fonctionnèrent, à la fin de 1787 et au commencement de 1788 ; leurs commissions intermédiaires fonctionnèrent jusqu’en juillet 1790, époque où elles remirent leurs pouvoirs aux directoires de département.

Cette tentative fut accueillie avec joie par les philosophes, notamment par Condorcet 1 : ils crurent voir l’aurore d’une révolution pacifique. Et les Assemblées provinciales répondirent en partie à ces espérances : elles préparèrent une meilleure assiette et une meilleure répartition de l’impôt ; elles émirent des vœux utiles ; elles firent des enquêtes instructives ; elles parurent animées de la passion du bien public 2.

Cependant il y eut un fort courant d’opinion contre elles :

1° Parce qu’on débuta par leur faire voter une augmentation d’impôts (une, celle de Touraine, s’y refusa nettement ; d’autres obtinrent un abonnement et une réduction) ;

2° Parce que les parlements les décrièrent ;

D’abord, ils hésitèrent ou se refusèrent à enregistrer les édits.

Puis ils empêchèrent en fait plusieurs Assemblées provinciales de se réunir : celle de Basse-Guyenne, celle d’Aunis et de Saintonge, celle de Franche-Comté. L’Assemblée provinciale du Dauphiné ne put siéger que quelques jours.

La tactique des parlements fut de présenter les anciens États provinciaux comme préférables à des assemblées que le roi semblait nommer, comme plus indépendants, comme plus capables de diminuer les charges ou d’empêcher l’augmentation.

Si bien que ces vieux États provinciaux aristocratiques, naguère impopulaires, furent redemandés de toutes parts.

La royauté subit un terrible échec.

Elle céda au Parlement de Besançon et réduit les États de Franche-Comté (novembre 1788).

Elle céda au parlement de Grenoble, ou plutôt il y eut en Dauphiné une véritable insurrection, une réunion spontanée et révolutionnaire des trois ordres de la province à Vizille (juillet 1788), où le tiers état se trouvait en majorité, où furent proclamés les droits des hommes et ceux de la nation, en même temps qu’on réclamait les anciens États, mais réformés, moins aristocratiques. Le roi accorda par l’arrêt du Conseil du 22 octobre 1788.

Cette nouvelle émut tous les Français.

Partout on réclama des États provinciaux comme ceux du Dauphiné.

Dans les cahiers de 1789, c’est un vœu général, même dans les cahiers de ce bailliage du Berry où on jouissait depuis dix ans d’une Assemblée provinciale type et modèle 1.

Donc les libertés octroyées par le roi étaient dédaigneusement repoussées, sous l’influence des parlements. On demandait des États provinciaux, et ainsi, sans le vouloir et sans le savoir, on tendait à une fédération des provinces, constituées en autant de républiques, qui auraient envoyé des représentants à des États généraux.

On voit qu’en 1789 la royauté est impuissante, soit à obtenir l’argent dont elle a besoin pour vivre, soit même à faire accepter les bienfaits qu’elle offre pour obtenir cet argent. On lui désobéit, on la bafoue, tout en l’aimant et en croyant pouvoir l’améliorer. La masse rurale ignore, souffre et se tait, presque partout. Dans les classes instruites, dans une partie de la noblesse, dans la bourgeoisie, dans le peuple des villes, c’est un mouvement de révolte presque général, et, grâce au Parlement, une anarchie presque générale. Tous ces révoltés veulent maintenir la royauté, et tous lui portent aveuglément des coups mortels. Ces Français, tous monarchistes, se républicanisent à leur insu 1.

V

L’Angleterre et l’Amérique influèrent sur l’élaboration des idées républicaines en France au xviiie siècle.

Tous les hommes cultivés étaient familiers avec l’histoire de l’Angleterre, et connaissaient tut ce qu’on pouvait connaître alors de l’histoire de la révolution anglaise du xviie siècle, de la république d’Angleterre.

Mais ils voyaient qu’en somme cette république d’Angleterre, à l’établissement de laquelle Cromwell et la plupart des anglais s’étaient difficilement résignés, ne s’était maintenue que par la terreur, et pour un temps assez court, et pour disparaître ensuite complètement 1. Parmi les écrits des républicains anglais (souvent traduits en français et dont plusieurs furent réédités en 1763 par le radical anglais Th. Hollis), ils lisaient surtout Locke, qui eut tant d’influence sur les philosophes du xviiie siècle, et Sidney, dont le nom était populaire en France et cité sans cesse avec les noms des héros de Rome républicaine. Ils n’y trouvaient rien qui les engageât à renoncer décidément et aussitôt à la monarchie, mais plutôt le conseil de se contenter d’un compromis entre les principes démocratiques de l’Agreement of people et le principe monarchique. Ils y trouvaient l’éloge de la monarchie constitutionnelle, représentative, limitée. C’est un compromis analogue qu’on était amené à désirer pour la France, bien que le régime parlementaire anglais fût peut-être moins à la mode chez nous, à voir comment il fonctionnait depuis l’avènement de George III.

L’Amérique contribua, d’une façon bien plus immédiate et bien plus efficace, par un exemple vivant, à républicaniser les sentiments des Français.

Si les Français montrèrent tant d’enthousiasme pour la guerre de l’indépendance américaine, ce fut assurément par haine de l’Angleterre, mais aussi par haine du despotisme en général. La cause des « insurgents » semblait être celle du genre humain, celle de la liberté. Sans doute, les colons anglais ne combattaient que pour leur indépendance, mais c’est avec un roi qu’ils rompaient, pour s’organiser républicainement. Et ils ne voulaient plus de roi, et ils lançaient l’anathème à la royauté. Les hardiesses du pamphlet républicain de Thomas Paine, le Sens Commun, eurent du retentissement en France 2. Franklin, dans une lettre de mai 1777, nota en ces termes l’intérêt passionné que les affaires d’Amérique inspiraient aux Français : « Toute l’Europe est de notre côté ; nous avons du moins tous les applaudissements et tous les vœux. Ceux qui vivent sous un pouvoir arbitraire n’en aiment pas moins la liberté, et font des vœux pour elle. Ils désespèrent de la conquérir en Europe ; ils lisent avec enthousiasme les constitutions de nos colonies devenues libres… C’est ici un commun dicton que notre cause est la cause du genre humain et que nous combattons pour la liberté de l’Europe en combattant pour la nôtre 1. » Le nombre des éditions françaises des diverses constitutions américaines atteste la vérité de ce que dit Franklin. La guerre d’Amérique inspire aux français une quantité de récits, d’histoires, de voyages, d’estampes 2. On aime et on admire ces républicains graves et raisonnables, dont Franklin est le type. L’Amérique républicaine est à la mode, autant et plus que la monarchiste Angleterre 3.

Et ce n’est pas un engouement passager : c’est une influence profonde et durable. La Révolution française, si différente, à quelques égards, de la Révolution américaine, sera hantée par le souvenir de cette révolution : on n’oubliera pas en France qu’il y avait eu en Amérique des Déclarations des droits, des Conventions nationales, des Comités de salut public, des Comités de sûreté générale. Une partie du vocabulaire politique de notre révolution sera américain.

Ce qui importe surtout à l’histoire des idées républicaines, c’est que, vingt ans avant la Révolution, les Français éclairés avaient lu, soit dans le texte (car la connaissance de la langue anglaise était alors très répandue chez nous), soit dans une des nombreuses traductions françaises, les constitutions des nouveaux États-Unis.

Quelle impression la déclaration d’indépendance (4 juillet 1776) dut faire sur un Français lecteur de Mably et sujet d’un roi absolu ! rappelons quelques-unes de ces formules célèbres :

« … Nous regardons comme incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; que parmi ces droits on peut placer au premier rang la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que, pour s’assurer la jouissance de ces droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernements dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ; que, toutes les fois qu’une forme de gouvernement quelconque devient destructrice de ces fins pour lesquelles elle a été établie, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement en établissant ses fondements sur les principes, et en organisant ses pouvoirs dans la forme qui lui paraîtra la plus propre à lui procurer la sûreté ou le bonheur. A la vérité, la prudence dira que, pour des motifs légers et des causes passagères, on ne doit pas changer des gouvernements établis depuis longtemps ; et aussi l’expérience de tous les temps a montré que les hommes sont plus disposés à souffrir, tant que les maux sont supportables, qu’à se faire droit à eux-mêmes en détruisant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, montre évidemment le dessein de réduire un peuple sous le joug d’un despotisme absolu, ce peuple a le droit et il est de son devoir de renverser un pareil gouvernement, et de pourvoir par de nouvelles garanties à sa sûreté pour l’avenir. »

C’est la lecture de cette déclaration qui décida La Fayette à partir pour l’Amérique. Son cœur fut enrôlé, dit-il. Le cœur de la plupart des Français instruits, bourgeois ou nobles, fut enrôlé de même. Mirabeau dira dans ses Lettres de cachet (1782) : « Toute l’Europe a applaudi au sublime manifeste des États-Unis d’Amérique… je demande si, sur les trente-deux princes de la troisième race, il n’y en a pas eu au delà des deux tiers qui se sont rendus beaucoup plus coupables envers leurs sujets que les rois de la Grande-Bretagne envers les colonies. »

Cette déclaration d’indépendance avait été précédée de la déclaration des droits du peuple de Virginie (1er juin 1776), qui est presque la future déclaration des droits français. On y lisait que toute autorité appartient au peuple et, par conséquent, émane de lui, qu’aucun droit ne peut être héréditaire, que les trois pouvoirs doivent être séparés et distincts que la liberté de la presse ne peut pas être restreinte, que le pouvoir militaire doit être exactement subordonné au pouvoir civil. Et il semblait que ce fût la réalisation même des théories françaises, la pensée de Mably, vivante et combattante. On juge quel fut l’enthousiasme des amis de a liberté, des patriotes français. C’est à partir de la révolution d’Amérique que leurs idées parurent réalisables et se propagèrent irrésistiblement 1. La Fayette a appelé cela l’ère américaine 2. Lui-même, à peine arrivé en Amérique, écrivait à un de ses amis en France : « J’ai toujours pensé qu’un roi était un être au moins inutile : il fait d’ici encore une bien plus triste figure 3. » Dans sa maison de paris, en 1783, il installa le tableau de la déclaration américaine des droits de la France, et il affecte de dire et d’écrire : Nous autres républicains 4. « Dans les revues militaires de Louis XVI (écrivait-il en 1799), on voyait La Fayette portant l’uniforme américain, dont le baudrier, suivant un usage alors assez commun, était décoré d’un emblème au choix de chaque officier, et le monarque, lui en ayant demandé l’explication, reconnut que cet emblème était un arbre de la liberté planté sur une couronne et un sceptre brisé 5. »

Oui, mais quand La Fayette quittait son uniforme américain, il redevenait monarchiste, et il ne croyait pas possible, nous l’avons déjà dit, d’établir la république en France ? C’est que les Français les plus entichés d’américanisme voyaient très bien la différence entre les deux pays 6.

En Amérique, pas de féodalité, pas de passé encombrant : ces colonies anglaises étaient, en fait, des républiques sous des gouverneurs royaux. Elles chassent les gouverneurs 7, et les remplacent par des gouverneurs nommés par elles 8. On ne pouvait guère dire de ces colonies qu’elles se mirent alors en république : elles y étaient déjà. Mais elles font de leur liberté intérieure le fondement de leur indépendance. Ce n’est pas là (se disaient nos Français) une république à installer dans un grand État : ce sont de petits États qui s’allient entre eux sans former encore une grande nation ; ce sont treize nations alliées.

En France, la révolution était conçue par avance comme nationale et unitaire, et vouloir y créer, par exemple, une trentaine de républiques alliées, c’eût été d’avance empêcher la Révolution, maintenir et aggraver la féodalité. Le fédéralisme sera le crime contre-révolutionnaire par excellence, et on le fera bien voir aux Girondins.

Personne ne songe donc à américaniser la France, à constituer la France en république fédérale pour les institutions américaines, qui sortent sans doute de la pensée anglaise, qui dérivent de Locke et des républicains de 1648, mais qui, par leur figure et leur style, semblent filles de la pensée française. Cette république dont il faut prendre, disait d’Argenson, tout ce qu’il y a de bon pour l’infuser dans la monarchie, ce n’est plus une chimère : elle existe dans le Nouveau-Monde ; des Français ont versé leur sang pour qu’elle vive ; elle est l’alliée et l’amie de notre nation. Si on juge impossible d’en introduire la forme en France, on en adoptera tout ce qui est compatible avec notre situation actuelle et notre histoire. Quand la Constituante décidera de faire une déclaration des droits, elle déclarera, par l’organe de l’archevêque de Bordeaux, rapporteur du comité de Constitution (27 juillet 1789), qu’elle suit en cela l’exemple de l’Amérique : « Cette noble idée, conçue dans un autre hémisphère, devait de préférence se transplanter d’abord parmi nous. Nous avons concouru aux événements qui ont rendu à l’Amérique septentrionale sa liberté : elle nous montre sur quels principes nous devons appuyer la conservation de la nôtre ; et c’est le Nouveau-Monde, où nous n’avions autrefois apporté que des fers, qui nous apprend aujourd’hui à nous garantir du malheur d’en porter nous-mêmes. » On peut dire que le drapeau américain flottera, à côté du drapeau anglais 1, au-dessus de l’édifice élevé par l’Assemblée constituante.


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