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Alphonse aulard [1849-1928] Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris


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III

L’acte du 27 juin ne fut pas considéré comme une rupture de l’alliance du roi et de la Noblesse, mais comme un expédient, une concession forcée, un moyen dilatoire. On faisait semblant de céder, et on faisait venir des troupes des frontières.

Les députés se hâtèrent de faire acte de constituants.

Ils croyaient avoir reçu de leurs commettants le mandat impératif de ne pas accorder un sol de subside avant l’établissement d’une Constitution 1. Aussi, dès le 6 juillet, nommèrent-ils un Comité de Constitution (de trente membres). le 9, au nom de ce Comité, Mounier présenta un plan de travail en articles, où il entreprenait de préciser les droits de la nation et ceux du roi : 1° par une déclaration des droits (dont La Fayette, en son nom personnel, présenta, le 11, un premier projet) ; 2° par l’exposé des « principes constitutifs de la monarchie ».

La cour, de son côté hâtait les préparatifs du coup d’État, en vue de dissoudre l’Assemblée nationale. Une armée de mercenaires étrangers, avec une nombreuse artillerie, bloque l’Assemblée, l’intercepte de Paris.

L’Assemblée demande au roi d’éloigner les troupes (8 et 9 juillet).

Le roi refuse avec hauteur (11 juillet), propose ironiquement à l’Assemblée de la transférer à Noyon ou à Soissons, et, jetant le masque, renvoie Necker, forme un ministère de coup d’État.

L’Assemblée prend une belle attitude, déclare que les ministres renvoyés emportent son estime et ses regrets, « que les ministres et agents civils et militaires de l’autorité sont responsables de toute entreprise contraire aux droits de la nation et aux décrets de cette Assemblée », rend personnellement responsables les ministres actuels et conseils de Sa Majesté, « de quelque rang et état qu’ils puissent être », décrète qu’elle persiste dans ses arrêtés des 17, 20 et 23 juin, et réclame de nouveau le renvoi des troupes.

La guerre est déclarée. D’un côté, c’est le roi, appuyé sur les privilégiés ; de l’autre, l’Assemblée nationale, qui représente la nation. Dans ce duel de la force et du droit, ou, si on aime mieux, du passé et de l’avenir, de la politique de statu quo et de la politique d’évolution, la cause du droit semblait vaincue par avance. Il n’y avait qu’à faire marcher ces régiments de mercenaires étrangers, incarcérer les chefs de l’Assemblée, expédier les autres dans leur province. Quelle résistance auraient pu faire les Constituants ? Des attitudes romaines, des mots historiques n’eussent point détourné les baïonnettes Sans doute cette dispersion de l’Assemblée n’aurait pas obtenu l’assentiment de la France, et cet assentiment était indispensable à la royauté pour obtenir l’argent qu’elle n’avait pas et sans lequel elle ne pouvait vivre. Oui, le roi eût été forcé plus tard à convoquer d’autres États généraux. Mais, en attendant, l’ancien régime continuait, la Révolution était ajournée.

Pour que l’Assemblée nationale se tirât de ce pas hasardeux, il fallait une sorte de miracle : qu’elle trouvât une armée à opposer à l’armée du roi, et on sait que ce miracle eut lieu, par l’intervention spontanée de Paris.

La cour ne se méfiait guère de Paris, puisqu’elle avait convoqué l’Assemblée nationale dans la ville la plus voisine. Paris, qui vivait du luxe de l’ancien régime, allait-il se lever pour aider à une révolution qui le ruinerait peut-être ? Que pouvait-on craindre ou espérer de cette populace insolente, prête à fuir, disait-on, devant quelques hallebardes, et dont les philosophes s’étaient moqués ? Les motionnaires du Palais-Royal, ces écervelés et des braillards sans armes, feraient-ils reculer la vieille armée royale ? Pour les beaux esprits de la cour, Paris semblait vraiment une « quantité négligeable », comme nous dirions.

Eh bien ! Paris se leva tout entier, s’armé, s’empara de la Bastille, forma un véritable camp retranché, une commune insurgée, et le roi fut vaincu, dut faire sa soumission, sinon sincère, du moins complète, et le coup d’État fut déjoué. Toute l’histoire de France se trouva changée par l’intervention de Paris, que toute la France suivit.

Je ne raconterai pas ici cette révolution à forme municipale que la prise de la Bastille amena en France, en juillet et en août 1789, d’abord dans les villes, puis dans les campagnes 1. Je dirai seulement que ce fut là un fait capital parmi ceux qui préparèrent l’avènement de la démocratie et de la république en France.

Sans doute la révolution municipale ne se fait pas au cri de vive la république ! et ce cri n’est entendu nu à Paris ni dans les provinces. Au contraire, il arrive souvent qu’on crie Vive le Roi ! même quand les paysans s’attaquent aux châteaux 2. On croit partout que c’est au profit de la royauté qu’on renverse le « despotisme féodal », ce fléau des campagnes, et le « despotisme ministériel », ce fléau des villes. La masse ignore que le roi a trahi la « nation » pour s’allier à la Noblesse, et l’élite, qui ne l’ignore pas, reste royaliste quand même. Le roi continue à être, aux yeux de tous, la personnification de cette nation en laquelle s’agglomèrent les trente mille communes. Mais, en réalité, le roi n’est pas le directeur de ce mouvement ; il se fait sans lui. Quoi de plus essentiellement républicain que l’acte de cette nation qui, ayant bousculé l’ancien régime, se met à se gouverner elle-même, tout entière debout et en armes ?

La situation est changée. Au lieu d’une Assemblée bloquée par une armée de mercenaires, c’est une Assemblée protégée par plusieurs millions de Français armés. Hier, elle avait un ton de dignité attristée et une sorte de courage sans espoir. Aujourd’hui, elle parle en souveraine, elle agit en souveraine ; elle forme un Comité des recherches et un Comité des rapports, qui sont comme une ébauche anticipée des Comités de salut public et de sûreté générale. L’idée du Tribunal révolutionnaire apparaît même déjà dans le projet de former un tribunal pour juger les crimes de lèse-nation, qu’en attendant l’Assemblée jugera elle-même.

Les vieux corps privilégiés s’inclinent devant la majesté du souverain nouveau : Parlement de Paris, cour des Comptes, chambres des Aides, Université défilent à la barre de l’Assemblée, lui apportent comme l’hommage du passé. Les villes de France viennent aussi lui apporter comme l’hommage de l’avenir.

Cependant l’Assemblée aurait-elle osé, voulu faire table rase de l’ancien régime ? C’était contraire aux vues des philosophes, qui tous avaient déconseillé une révolution radicale.

Elle songeait même à prendre des mesures pour réprimer les insurrections partielles qu’on lui disait avoir éclaté çà et là, quand elle apprit que ces insurrections étaient partout victorieuses, que le régime féodal était par terre.

Alors ce souffle d’enthousiasme et de révolte qui, parti de Paris, avait soulevé toute la France, souleva l’Assemblée à son tour, et, dans la nuit du 4 août 1789, ratifiant le fait accompli, elle décréta le régime féodal aboli.

Cette nation qui avait fait tout cela et dont l’Assemblée n’était plus que l’interprète, on la voyait, comme l’avait dit Grégoire à la séance du 14 juillet, idolâtre de son roi. Aussi les constituants ne songèrent-ils pas plus à détruire la royauté après la révolution municipale qu’ils n’y avaient songé avant. Les décrets du 4 août proclamèrent Louis XVI restaurateur de la liberté française 1.

Un autre décret, du 10 août, consacra la révolution municipale et fit subir un nouvel et grave échec au pouvoir royal, en brisant l’épée du roi. En effet, l’Assemblée décida, entre autres dispositions :

« Que les soldats jureront, en présence du régiment entier sous les armes, de ne jamais abandonner leurs drapeaux, d’être fidèles à la nation, au roi et à la loi ;

« Que les officiers jugeront, ès mains des officiers municipaux, en présence de leurs troupes, de rester fidèles à la nation, au roi et à la loi et de ne jamais employer ceux qui seront sous leurs ordres contre les citoyens, si ce n’est sur la réquisition des officiers civils et municipaux, laquelle réquisition sera toujours lue aux troupes assemblée 2. »

IV

Tels sont les principaux événements qui, au début de la révolution, firent passer, en fait, la souveraineté des mains du roi à celles de la nation, et, par la révolution municipale, établirent en France un état de choses républicain, non pas trente mille républiques indépendantes, non pas une anarchie, mais trente mille communes unies en nation sous la souveraineté réelle du peuple français, c’est-à-dire une sorte de république unitaire en voie de formation, où le roi n’avait plus qu’une autorité nominale.

Cet état de choses, l’Assemblée constituante l’avait partiellement consacré par les décrets des 4 ou 10 août. Elle le consacra aussi par la Déclaration des droits, puis le modifia, dans un sens conservateur ou plutôt réactionnaire, par l’organisation de la monarchie, par l’établissement de la classe bourgeoise politiquement privilégiée.

Parlons d’abord de la Déclaration des droits, qui est le fait le plus remarquable dans l’histoire de la formation des idées républicaines et démocratiques.

Un nouveau Comité de constitution (de huit membres) avait été nommé le 14 juillet. Par l’organe de Champion de Cicé et de Mounier, il fit ses deux premiers rapports les 27 et 28 juillet. Le débat public commença le 1er août, sur la question de savoir s’il y aurait ou non une Déclaration avant la constitution.

Ici, il est inutile de rappeler que tout le monde était d’accord sur ce qu’il fallait entendre par une « déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Il s’agissait de proclamer, en langue française, les mêmes principes proclamés par les anglo-Américains.

Personne ou presque personne ne contestait la vérité de ces principes, en faveur desquels il y avait un large et fort courant d’opinion.

Ce n’est point par pédantisme puéril que le Comité de constitution proposa de les inscrire avant la constitution. C’était là un acte politique et de guerre. Les proclamer dès lors, c’était poser les principes d’où sortira la constitution. C’était porter le coup suprême au pouvoir absolu. C’était consacrer la Révolution.

Ce n’est pas davantage par pédantisme puéril que quelques défenseurs du pouvoir royal proposaient l’ajournement : ils voyaient que la révolution d’Amérique avait débuté par là, et c’était ainsi que les Anglo-Américains en étaient venus à se passer de roi.

La souveraineté va-t-elle, en droit, passer du roi au peuple, comme en fait, elle a passé du roi au peuple ? Voilà, au fond, ce qui s’agitait alors, c’est-à-dire toute la Révolution.

Les monarchistes rédacteurs de la Déclaration française n’étaient point effrayés du caractère républicain de cette Déclaration. Un des rapporteurs du Comité de constitution avait soin de rappeler qu’on l’avait rédigée à l’instar de l’Amérique ; ce rapporteur était l’archevêque de Bordeaux. Adhérait-il personnellement au fond, non seulement républicain, mais philosophique, rationaliste de la Déclaration ? Oui, puisqu’il dit dans ce rapport : « Les membres de votre Comité ses ont tous occupés de cette importante Déclaration des droits. Ils on peu varié dans le fond, et beaucoup plus dans la forme. »

Cependant il faut dire que, s’il y avait unanimité pour accepter ou ne pas contester les principes, on se demanda d’abord, surtout quand on n’était pas encore bien sûr que la révolution municipale eût triomphé dans toute la France, s’il était prudent de proclamer ces principes en corps de doctrine. L’opinion de l’Assemblée sembla d’abord incertaine à cet égard, et la discussion dans les bureaux avait même paru faire prévoir une décision négative. Gaultier de Biauzat écrivait, le 29 juillet, à ses commettants : « Nous avons pensé, dans mon bureau, ce soir, qu’il est inutile et dangereux d’insérer une Déclaration des droits de l’homme dans une constitution 1. » Et Barère, d’abord incertain lui-même, imprimait dans sa gazette, le Point du jour : « Le premier jour des débats, il paraissait douteux si l’on adopterait même l’idée d’une Déclaration des droits séparée de la constitution 2. »

Une partie de la bourgeoisie, à la veille de se privilégier politiquement, hésitait à proclamer les droits du prolétariat. Elle ne les contestait pas : elle jugeait imprudent de les crier aux oreilles des prolétaires, parce qu’elle ne voulait appliquer ces droits que partiellement, s’en réserver l’exercice politique.

Ce sont des nobles qui entraînèrent l’Assemblée, de jeunes nobles enthousiastes. Le comte de Montmorency dit, le 1er août 1789 : « … L’objet de toute constitution politique, comme toute union sociale, ne peut être que la conservation des droits de l’hommes et du citoyen. Les représentants du peuple se doivent donc à eux-mêmes, pour guider leur marche, ils doivent à leurs commettants, qui ont à connaître et à juger leurs motifs, à leurs successeurs, qui ont à jouir de leur ouvrage et à le perfectionner, aux autres peuples, qui peuvent apprécier et mettre à profit leur exemple, ils doivent enfin, sous tous les rapports, donner à leur patrie, comme préliminaire indispensable de la constitution, une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est une vérité à l’appui de laquelle se présente tout de suite l’idée de l’Amérique 1… »

Le comte de Castellane voit dans la Déclaration la vraie arme contre l’arbitraire royal et le régime des lettres de cachet : « N’en doutons pas, Messieurs, l’on ne peut attribuer cette détestable invention qu’à l’ignorance où les peuples étaient de leurs droits. Jamais, sans doute, ils ne l’ont approuvée. Jamais les Français, devenus fous tous ensemble, n’ont dit à leur roi : Nous te donnons une puissance arbitraire sur nos personnes ; nous ne serons libres que jusqu’au moment où il te conviendra de nous rendre esclaves, et nos enfants aussi seront esclaves de tes enfants ; tu pourras, à ton gré, nous enlever à nos familles, nous envoyer dans des prisons, où nous serons confiés à la garde d’un geôlier choisi par toi, qui, fort de son infamie, sera lui-même hors des atteintes de la loi. Si le désespoir, l’intérêt de ta maîtresse ou d’un favori convertit pour nous en tombeau ce séjour d’horreur, on n’entendra pas notre voix mourante ; ta volonté, réelle ou supposée, l’aura rendu juste ; tu seras seul notre accusateur, notre juge et notre bourreau. » Or le peuple peut seul faire respecter les lois contre le despotisme. Donc il faut proclamer les droits du peuple. Si on objecte que, « dans ce moment même, la multitude se livre à des excès », Castellane répond « que le vrai moyen d’arrêter la licence est de poser les fondements de la liberté ».

Quel langage républicain ! et qu’on ne croie pas que les députés hostiles à une Déclaration parlassent d’un autre ton, puisque l’évêque de Langres avait été jusqu’à dire que le sujet d’une monarchie et le citoyen d’une république ont les mêmes droits 2.

Et que disent les adversaires de toute déclaration ?

Voici comment le Courrier de Provence résume leur opinion 1 :

« MM. Crénière, Grandin, le duc de Lévis, l’évêque de Langres ont fortement insisté sur les inconvénients qui résulteraient, selon eux, d’une exposition des droits de l’homme et du citoyen dans une monarchie, où l’état actuel des choses leur est si souvent en opposition directe que le peuple peut en abuser. C’est un voile qu’il serait imprudent de lever tout à coup. C’est un secret qu’il faut lui cacher, jusqu’à ce qu’une bonne constitution l’ait mis en état de l’entendre sans danger. Un homme sage ne réveille point un somnambule qui marche entre des précipices, parce qu’au lieu de le sauver, il risquerait de le perdre. On ne s’est pas exprimé de cette manière, mais nous rendons le sens des objections qui nous ont frappé, etc. 2 »

Et Malouet dit dans la séance du 3 août 3 : « Pourquoi transporter les hommes sur le haut d’une montagne, et de là leur montrer tout le domaine de leurs droits, puisque nous sommes obligés ensuite de les en faire redescendre, d’assigner les limites, et de les rejeter dans le monde réel, où ils trouveront des bornes à chaque pas 4 ?

Quand l’Assemblée apprit, le 4 août, que la Révolution était partout victorieuse, elle cessa de prêter l’oreille à ces objections, et, consacrant la victoire populaire, elle décréta, quelques heures avant de voter l’abolition du régime féodal, que la constitution serait précédée d’une Déclaration des droits, et qu’il n’y aurait pas de Déclaration des devoirs.

Il y avait plusieurs projets émanés de La Fayette, Siéyès, Mounier, Target, etc., dissemblables de forme, semblables quant aux principes. Le 12 août, l’Assemblée nomma un Comité de cinq membres pour les fondre en un seul. Le 17, ce Comité présenta son rapport par l’organe de Mirabeau, et ce rapport parut très mal fait. Le rapporteur, secrètement hostile à toute déclaration, proposait l’ajournement après la constitution. Le 18 août, renvoi aux bureaux, et chaque bureau dressa un projet. Le 19, l’assemblée prit pour base le projet du 6e bureau, qu’elle vota, du 20 au 26, avec de graves amendements.

Ou plutôt ce fut une rédaction nouvelle, bien meilleure que le texte du 6e bureau et que les autres projets. Il se produisit en effet ce phénomène, presque invraisemblable, que ces 1 200 députés, incapables d’aboutir à une expression concise et lumineuse, quand ils travaillaient, sot isolément, soit par petits groupes, trouvèrent les vraies formules, courtes et nobles, dans le tumulte d’une discussion publique, et c’est à coups d’amendements improvisés que s’élaborera, en une semaine, l’édifice de la Déclaration des droits.

Ainsi ce Mounier qui, dans son projet personnel de Déclaration, soit dans le projet présenté par lui au nom du Comité du 28 juillet, n’avait trouvé que des formules faibles, improvisa, en pleine séance publique de l’Assemblée, et fit accepter la formule forte du préambule et des trois premiers articles 1. C’est que ce n’est plus l’avocat Mounier, isolé, discordant, incertain du succès de la Révolution, et travaillant à tirer, sous sa lampe, sa pensée de lui seul : c’est le membre d’un groupe fort, qui représente une nation victorieuse, et qui se trouve être l’interprète de la vie et de la réalité.

D’autres amendements furent improvisés, avec non moins de succès, par Alexandre de Lameth, Lally-Tolendal, Talleyrand 2.

D’ordinaire, ce fut un effort de concision. Parfois aussi ce fut un effort d’explication, et cela pour des raisons, non de goût et de rhétorique, mais de fait et historiques.

Par exemple, l’article 14 du projet du 6e bureau, qui servait de base à la discussion, était ainsi conçu :

« Nul citoyen ne peut être accusé ni troublé dans l’usage de sa propriété, ni gêné dans celui de sa liberté, qu’en vertu de la loi, avec les formes qu’elles a prescrites, et dans les cas qu’elle a prévus. »

C’était bien court contre l’arbitraire despotique, si compliqué, si vivace par l’usage et l’habitude héréditaires de souffrir. L’assemblée, inspirée par la nation victorieuse, sentit le besoin d’une rédaction plus explicite, et cette rédaction, adoptée à l’unanimité 1, sortit comme spontanément du choc de vingt amendements 2. Ce sont les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration (votés le 21 août 1789).

À lire cette discussion dans les comptes rendus contemporains, on a l’impression que c’est la nation, devenue souveraine par des actes spontanés, qui dicte la Déclaration à ses représentants.

Cette Déclaration, inspirée par une nation monarchiste, rédigée par des députés monarchistes, est presque entièrement républicaine.

Il n’y est pas question de royauté, il ne s’y trouve pas la moindre allusion au pouvoir royal, ni même à l’utilité de la monarchie.

Au contraire, tout y est anti-monarchique : d’abord, le fait qu’il y ait une Déclaration, fait américain, fait républicain, formule d’une récente révolte républicaine qui a réussi ; ensuite et surtout, cette affirmation que la nation est majeure, qu’elle se gouverne elle-même, non seulement en réalité, mais en droit. On peut dire qu’ici le fait précède le droit, et le légitime historiquement : le droit légitime le fait rationnellement.

J’ai dit que la Déclaration était presque entièrement républicaine. Elle ne l’est pas en un point, en un seul point, je veux dire pour ce qui est de la question de la liberté de conscience, où les purs principes rationalistes ne guidèrent pas les rédacteurs ;

On sait que, dans le préambule, l’Être suprême est invoqué : « … En présence et sous les auspices de l’Être suprême 1… »

Le projet du 6e bureau portait : « En présence du suprême législateur de l’Univers. » Laborde de Mereville demanda (20 août) qu’il ne fût pas question de Dieu : « L’homme, dit-il, tient ses droits de la nature : il ne les reçoit de personne. » Mais l’Assemblée nationale invoqua l’Être suprême, sans autre opposition que celle de Laborde de Mereville 2. Et cela, semble-t-il pour trois raisons principales : 1° parce que presque tous les Français d’alors, même anti-chrétiens, étaient déistes ; 2° parce que la masse du peuple était sincèrement catholique ; 3° parce que cette formule mystique, dans le préambule du grand acte révolutionnaire, était le prix de la collaboration du Clergé à la Déclaration des droits.

Sans doute, l’Assemblée se refusera (28 août) à voter la motion de l’abbé d’Eymar, déclarant la religion catholique religion d’État 3 ; mais, à l’occasion, elle se déclarait catholique 4, probablement pour complaire aux « curés patriotes » qu’elle comptait parmi ses membres, et aussi par égard pour les sentiments de la masse, surtout rurale, des Français. Elle n’entendait même pas mettre la religion catholique sur le même rang que les autres religions, et le constitutionnel Voulland pouvait parler à la tribune, sans être contredit, de la convenance d’avoir une « religion dominante » et représenter la religion catholique comme « fondée sur une morale trop pure pour ne pas tenir le premier rang 1 ». C’est pourquoi, au lieu de proclamer la liberté de conscience, elle se borna (23 août) à proclamer la tolérance, par l’article 10, ainsi conçu : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

Mirabeau avait parlé éloquemment contre cette tolérance, le 22 août : « je ne viens pas prêcher la tolérance : la liberté la plus illimitée de religion est, à mes yeux, un droit si sacré que le mot tolérance, qui voudrait l’exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’existence de l’autorité qui a le pouvoir de tolérer attente à la liberté de penser, par cela même qu’elle tolère et qu’ainsi elle pourrait ne pas tolérer 2. » Quand l’article eut été voté, le Courrier de Provence s’écria : « Nous ne pouvons dissimuler notre douleur que l’Assemblée nationale, au lieu d’étouffer le germe de l’intolérance, l’ait placé, comme en réserve, dans une Déclaration des droits de l’homme. » Et le journaliste (est-ce Mirabeau lui-même ?) montra que cet article permettrait d’interdire le culte public aux non-catholiques 3.

Mais sauf en ce qu’elle ne proclame pas la liberté de conscience, la Déclaration des droits est nettement républicaine et démocratique.

V

On peut la considérer à un double point de vue, négatif ou positif, comme détruisant le passé ou comme édifiant l’avenir.

Aujourd’hui, rétrospectivement, nous la considérons surtout au second point de vue, c’est-à-dire comme le programme politique et social de la France à partir de 1789. Les hommes de la Révolution la considéraient surtout au premier point de vue, comme la notification du décès de l’ancien régime, et, ainsi que le veut le préambule, comme une barrière contre une résurrection possible de cet ancien régime, tout de même que les Américains avaient édifié leur Déclaration des droits en machine de guerre contre le roi d’Angleterre et le système despotique.

L’autre point de vue, à savoir la Déclaration considérée comme programme d’une société à organiser, les Constituant le laissaient volontiers dans une demi-ombre, parce qu’il contredisait en partie le régime bourgeois qu’ils allaient établir.

Le principe d’égalité des droits, c’est la démocratie, c’est le suffrage universel, pour ne parler que des conséquences politiques de ce principe, et ils allaient établir le suffrage censitaire.

Le principe de souveraineté de la nation, c’est la république, et ils allaient maintenir la monarchie.

Ces conséquences étaient aperçues, non de la masse, mes des constituants, des hommes instruits. Et c’est bien pour cela que la bourgeoisie avait hésité à faire une Déclaration des droits. Une fois faite, on la masqua d’un voile, selon le mot du temps, et il y eut la politique du voile. « Je vais déchirer le voile ! » disaient parfois les orateurs exaltés, ceux qui se faisaient occasionnellement tribuns du peuple. Mais c’était l’exception. Il n’y eut pas d’abord de parti organisé qui réclamât l’application immédiate du principe essentiel de la Déclaration, ce qui revient à dire qu’il n’y eut pas d’abord de parti républicain ou démocratique.

Quand les fautes du roi eurent déchiré le voile, quand le pacte entre la nation et le roi fut décidément rompu, l’expérience amena les Français à appliquer les conséquences de la Déclaration, par le régime de 1792 et de 1793, c’est-à-dire par la démocratie et la République.

Les hommes de 1792 et de 1793, on les a appelés les renégats des principes de 1789 1. Oui, ils violèrent momentanément la liberté de la presse, la liberté individuelle, les garanties de justice légale et normale. Ils le firent, parce que la Révolution était en état de guerre contre l’Europe ; ils le firent contre l’ancien régime au profit du nouveau ; ils le firent pour sauver les principes essentiels de la Déclaration. Mais ce qu’on ne dit pas, c’est que, les premiers, ils appliquèrent ces principes essentiels, égalité des droits, souveraineté de la nation, en établissant le suffrage universel et la République, en organisant, en faisant fonctionner une démocratie qui, à l’extérieur, réalisa les rêve royal par l’acquisition de la rive gauche du Rhin, et qui, à l’intérieur, proclama la liberté de conscience, sépara l’Église de l’État, tenta de se gouverner selon la raison et la justice.

Les renégats des principes de 1789 ne furent pas les hommes de 1793, qui, au contraire, les appliquèrent. (Et ce n’est pas pour les avoir appliqués qu’ils furent flétris de l’épithète de renégats par les beaux esprits rétrogrades ?) Logiquement, il n’y aurait pas de raison de ne pas appliquer plutôt cette épithète de renégats aux hommes de 1789, qui, après avoir proclamé l’égalité des droits, divisèrent la nation en citoyens actifs et en citoyens passifs, et aux anciens ordres privilégiés substituèrent une nouvelle classe privilégiée, la classe bourgeoise.

Ou plutôt, il n’y eut pas de renégats, mais de bons Français qui firent pour le mieux, dans des circonstances différentes, à des moments différents de notre évolution politique.

Je n’ai parlé que des conséquences politiques de la Déclaration des droits.

Il y a aussi des conséquences économiques et sociales, qu’il s’agit d’envisager, non avec la passion d’un homme de parti, mais en historien.

Ces conséquences, qu’on appellera plus tard le socialisme, elle furent voilée bien plus longtemps que les conséquences politiques, et aujourd’hui encore, il n’y a qu’une minorité de Français qui aient déchiré ce voile, que la majorité tâche au contraire de fixer, d’épaissir, avec des sentiments de respect religieux et de terreur.

Qu’est-ce au juste que ce principe ou ce dogme de l’égalité, objet de l’article 1er de la Déclaration ?

Les rédacteurs de cet article ont-ils voulu dire que les hommes naissent aussi forts d’esprits et de corps les uns que les autres ? Cette niaiserie ne leur a été attribuée que plus tard, par de niais adversaires.

Ont-ils voulu dire qu’il est souhaitable que les institutions corrigent autant que possible les inégalités naturelles, c’est-à-dire tendent à ramener tous les hommes à un type moyen de force physique et intellectuelle ? Ce serait abaisser le niveau, comprimer l’évolution. Cela a été dit, demandé, mais plus tard, par d’autres.

Le sens évident de cet article, c’est qu’aux inégalités naturelles, il n’est pas équitable que les institutions ajoutent des inégalités artificielles. Un homme naît plus vigoureux, plus intelligent qu’un autre. Est-il juste qu’il trouve en outre dans son berceau une somme d’argent ou une propriété foncière, qui double, triple sa force d’attaque et de défense dans le combat pour la vie ? Est-il juste qu’un homme né sot ou méchant hérite de moyens qui rendront sa bêtise ou sa méchanceté plus malfaisantes ? Est-il juste qu’il y ait, par le fait des lois, des riches de naissance, des pauvres de naissance ? Et l’article 2, en établissant le droit à la propriété, ne disait pas que les propriétés seraient inégalement réparties.

Ce bourgeois, c’est-à-dire cet homme qui recevait, à sa naissance, un privilège économique et un privilège politique, le peuple en 1792 le dépouilla de son privilège politique : ne serait-il pas logique de lui enlever aussi son privilège économique ?

Cela ne vint d’abord à l’idée de personne. C’est qu’une première révolution économique et sociale s’était opérée ou allait s’opérer par la destruction de la propriété féodale, par l’abolition du droit d’aînesse, par la vente des biens nationaux, par une moins injuste constitution et répartition de la propriété. L’ensemble des Français furent satisfaits de cette révolution, et ne virent pas au delà, parce que les plus criantes de leurs souffrances venaient d’être calmées.

C’est quand d’autres souffrances, issues de l’ordre de choses nouveau, se firent sentir, que l’on demanda à tirer les conséquences complètes de la Déclaration des droits. Et comme ce fut une minorité qui souffrit réellement, ouvriers des villes réduits à la misère par les conditions économiques qu’avait amenées la prolongation de la guerre, ce fut une minorité qui réclama, essaya de s’insurger, et cela aussi parce que la bourgeoisie, en l’an III, avait récupéré son privilège politique. Babeuf prêcha le communisme, et, ne représentant qu’une minorité, fut aisément vaincu.

Comment plus tard le développement du machinisme, le changement des rapports du capital et du travail amenèrent le mouvement appelé socialisme, qui n’a pas abouti, parce qu’il n’a pas eu l’assentiment de la masse de la nation, c’est ce qu’on n’a pas à dire en ce moment.

Ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’on a tort d’opposer au socialisme les principes de 1789. C’est toujours cette erreur qui consiste à confondre la Déclaration des droits de 1789 avec la Constitution monarchique et bourgeoise de 1789. Oui, le socialisme est en contradiction violente avec le système social établi en 1789, mais il est la conséquence logique, extrême, dangereuse (si l’on veut), des principes de 1789, dont se réclamait Babeuf, le théoricien des égaux.

En tout cas, la République démocratique et sociale se trouve dans la Déclaration des droits, dont tous les principes n’ont pas encore été appliqués, et dont le programme d’avenir dépasse de beaucoup les bornes de l’existence de notre génération, et probablement des générations qui nous succéderont.

Histoire politique de la Révolution française.

Origines et développement de la démocratie et de la République


(1789-1804).
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