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Alphonse aulard [1849-1928] Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris


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Première partie.

Les origines de la démocratie et de la République


1789-1792
Chapitre IV
Formation du parti démocratique
et naissance du parti républicain
(1790-1791)
I. Le parti démocratique. — II. La fédération. — III. Le premier parti républicain : le journal et le salon de Mme Robert. — IV. Premières manifestations socialistes. — V. Le féminisme : les Sociétés fraternelles des deux sexes. — VI. Campagne contre le régime bourgeois. — VII. Manifestations républicaines de décembre 1790 à juin 1791. — VIII. La politique humanitaire. — IX. Résumé.

I

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Nous avons déjà indiqué de quels éléments se composa, au début, le parti démocratique.

Insistons sur ce fait que ce parti ne prit naissance ni parmi les paysans ni parmi les ouvriers. La masse rurale du peuple, toute à la joie de la destruction de l’ancien régime, ne songeait pas à revendiquer le droit de vote, qu’elle semblait tenir plutôt pour une charge, une corvée ou un danger, que pour un privilège souhaitable. Les ouvriers, moins nombreux alors qu’aujourd’hui, étaient plus sensibles à leur exclusion de la cité politique, mais le ton respectueux de la pétition du faubourg Saint-Antoine avait montré qu’ils s’y résigneraient, s’ils étaient abandonnés à leurs seuls instincts. Il fallut, nous l’avons dit, les sollicitations de certains bourgeois novateurs et les appels enflammés de Marat, en juin 1790, pour que le suffrage universel devînt une thèse populaire ; mais pendant longtemps, il ne fut pas possible de provoquer, même à Paris, un mouvement menaçant des passifs contre les actifs. Anti-aristocrates, patriotes, voilà ce que sont les ouvriers parisiens. Démocrates, ils ne pensent à l’être que lorsque les bourgeois les y font penser, et, quant au mot de république, il semble encore ignoré dans les faubourgs.

C’est donc parmi les bourgeois d’abord qu’il se forma un parti démocratique, mal organisé assurément comme tous les partis d’alors, mais à tendances assez nettes et même assez bruyantes. Les chefs de ce parti étaient, dans l’Assemblée, Robespierre, Buzot, Petion, Grégoire ; hors de l’Assemblée, le véhément Marat, l’éloquent Loustallot, le discret Condorcet.

Les revendications de ces démocrates ne cessèrent de se produire pendant toute l’année 1790.

Cette année célèbre a été présentée comme une année de concorde nationale, comme la plus belle année de la Révolution, l’année fraternelle. Sans doute, mais ce fut aussi l’époque de la prise de possession de toute la cité politique par la bourgeoisie aux dépens du peuple, de la réalisation de cette idée peu fraternelle que la bourgeoisie est à elle seule la nation.

Aux applaudissements qui saluèrent la chute de l’ancien régime, de l’ancien despotisme, de l’ancienne aristocratie, se mêlèrent (et on les entend, si on prête l’oreille) quelques coups de sifflet de démocrates hostiles au régime censitaire, à la bourgeoisie.

Ainsi, ce fut certes une belle journée historique que celle du 4 février 1790, où Louis XVI se rendit en personne dans la salle de l’Assemblée nationale pour accepter la constitution et réciter un discours gracieux, et où l’Assemblée, folle de joie, établit ce serment civique : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi. »

Le roi acceptant le Révolution, le roi subordonné à la nation et à la loi, voilà ce qu’on vit surtout dans cet acte, et il est sûr qu’il y eut une allégresse générale en France.

Mais quelques démocrates ne virent là qu’un coup d’autorité de l’Assemblée pour imposer à la nation, sans la consulter, la constitution avec le régime censitaire et l’odieux marc d’argent. Loustallot aurait voulu que les lois constitutionnelles fussent ratifiées par le peuple réuni en assemblées primaires. Il rêvait, il demandait une démocratie avec le suffrage universel, et il publiait tout un système de referendum, comme nous dirions, pour la sanction populaire des lois 1. Et, critiquant avec amertume l’Assemblée nationale qui, dans une adresse au peuple, avait osé lui parler en souveraine, il lui rappelait que la révolution avait été faite « par quelques patriotes qui n’avaient pas l’honneur de siéger dans l’Assemblée nationale 2 ».

Mais Loustallot et les autres écrivains ou orateurs du parti démocratique, état-major sans armée, se sentaient alors fort en avance sur l’opinion de la masse, et toute leur ambition, tout leur espoir, c’était d’arriver à faire comprendre aux prolétaires qu’ils étaient lésés, qu’il y avait une nouvelle classe privilégiée.

II

Si ce parti démocratique, formé d’une élite de la bourgeoisie, réussit à devenir populaire, c’est parce que le jeu même des événements démocratisa la France à son insu, et il faut rappeler qu’en cette année 1790 se continua le grand mouvement municipal d’émancipation et d’agglomération nationales. C’est alors que s’unifia la France nouvelle, par un gigantesque travail de formation, de construction, où l’on croit pouvoir distinguer deux mouvements fort différents : l’un rationnel et comme artificiel, l’autre instinctif, populaire et spontané.

Du cerveau des Constituants sortent des institutions raisonnables, méditées dans le silence du cabinet, où il est certes tenu compte et de l’histoire et du vœu du peuple, mais enfin que le peuple n’a pas élaborées lui-même : division de la France en départements 3, organisation judiciaire, constitution civile du clergé. Tout cela n’est pas issu spontanément du sol, mais y a été planté par des mains industrieuses. Tout cela prospère plus ou moins. Tout cela est un peu factice et fragile.

Du peuple même est sorti, en juillet 1789, le mouvement municipal, et de Paris a jailli alors l’étincelle électrique, selon le mot du temps, qui réveilla et fit tressaillir toute la France, ressuscita les communes, municipalisa les campagnes à la suite des villes. Ces communes sont animées d’une sorte de force centripète d’unification nationale, avec Paris en tête. C’est de Paris qu’est parti le mouvement : c’est à Paris qu’il tend à revenir, pour s’y organiser. Groupements armés de communes, confédérations des bords du Rhône, des bords du Rhin, bretonne-angevine, etc., sans qu’on tienne compte ni des anciennes provinces ni des départements nouveaux, réunions d’amitié, où on jure d’être frères : ce sont comme des farandoles partielles, tendant à se fondre en une vaste farandole générale, qui aboutira à Paris, - et c’est ainsi que, le 14 juillet 1790, au Champ de Mars, s’achèvera l’unification de la France et se fondera la patrie.

Si universel, si spontané et si démocratique en soi était ce mouvement, qu’il inquiéta l’Assemblée constituante, fondatrice du système bourgeois, et il lui parut menaçant pour le régime censitaire que les citoyens se groupassent, non en citoyens actifs, mais en frères.

Quand, le 9 juin 1790, elle ordonna qu’il y aurait une fédération à Paris, c’est qu’elle ne pouvait plus faire autrement, et ce décret eut surtout pour objet d’ôter à la fédération son caractère démocratique.

Elle ne voulut pas que les fédérés fussent élus par le peuple, ni même par les municipalités, qui, malgré leur origine censitaire, montraient parfois des tendances anti-bourgeoises. Elle les fit élire par la garde nationale, force armée qui s’était fort embourgeoisée, et qui n’était plus guère composée que de citoyens actifs.

Ces élections furent aussi présentées comme une sorte de plébiscite en faveur de la constitution, et le démocrate Loustallot en gémit.

La cérémonie du Champ-de-Mars fut, dans l’ensemble, très nationale. On y vit réellement la patrie, la nation souveraine. Et certainement, à considérer en bloc le mouvement spontané et populaire des fédérations de 1790, même dans son aboutissant à demi bourgeois, ce fut un des événements qui préparèrent indirectement la démocratie et la République. Les politiques dirigeants d’alors s’efforcèrent d’en faire aussi une manifestation anti-démocratique. C’est un fait remarquable que, dans cette circonstance et à cette date, on ait laissé de côté les vainqueurs de la Bastille. La fête eut parfois un caractère fayettiste. Elle eut, dans certains épisodes, un caractère nettement royaliste. Les cris de Vive le roi ! balancèrent ceux de Vive la nation ! Des fédérés, le 18 juillet, allèrent crier : Vive la Reine ! sous les fenêtres des Tuileries 1. La Fédération peut condamner les revendications démocratiques, qui s’étaient manifestées, et les velléités républicaines, qui ne s’étaient pas manifestées encore.

III

Mais ces velléités républicaines vont se manifester bientôt.

Quelques semaines après la Fédération, Paris apprend que l’Europe monarchique se coalise contre nous. Louis XVI, bourrelé de remords d’avoir sanctionné la constitution civile du clergé, s’entend avec l’étranger contre les Français. Cela, les hommes perspicaces le devinent, et comme il n’y a pas d’autre roi possible que Louis XVI, quelques esprits hardis songent alors, et pour la première fois, à supprimer la royauté 2.

Des contemporains semblent avoir cru voir naître le parti républicain beaucoup plus tôt. Ainsi La Fayette écrivait à Bouillé, le 20 mai 1790 : « La question de la paix ou de la guerre, qu’on agite depuis quelque temps, nous a divisés, de la manière la plus prononcée, en deux partis, l’un monarchique, l’autre républicain. » Mais La Fayette ne dit-il pas cela par artifice d’avocat, et pour décider Bouillé, par l’évocation du spectre républicain, à faire cause commune avec les constitutionnels ? Sans doute la discussion sur le pacte de famille (16-22 mai 1790), en présentant l’idée des rois entraînant les peuples à des guerres royales, avait pu provoquer des réflexions républicaines. D’autre part, le décret voté (22 mai), par lequel le roi avait à proposer la guerre, l’Assemblée à la décréter, donnait le dernier mot à la nation et diminuait le pouvoir royal. Mais, dans les débats, il n’y avait eu rien de républicain. Ainsi Robespierre ayant dit (18 mai) que le roi n’est pas le représentant, mais le commis, le délégué de la nation, on murmura. Alors l’orateur déclara qu’il n’avait voulu parler que de la charge sublime d’exécuter la volonté générale, et, de ses explications, il, résulte qu’il avait entendu parler honorablement du pouvoir royal.

La vérité, c’est que, depuis que le roi avait juré la constitution, une partie des patriotes était devenue ministérielle. Voilà la scission, nullement républicaine, à laquelle La Fayette faisait allusion, et c’est pour la flétrir qu’on appliquait aux députés anti-ministériels l’épithète imméritée de républicains

De même, et pour les louer, Camille Desmoulins désignait alors les « patriotes » sous le nom de républicains 1. Il aimait à parler de la « république de France 2 », et il appelait la Constituante « le congrès de la république de France 3 ». Et ce républicain espérait si peu alors appliquer ses théories qu’il disait à Louis XVI, dans son journal : « Je jure par la lanterne que, de tous les rois passés, présents et à venir, vous êtes le plus supportable pour un républicain. Il ne tient même qu’à vous d’être aimé, d’entendre retentir notre parquet de vos éloges 4. »

Ces théories républicaines, il les avaient cependant prêchées, mais sans succès ; il y renonce pour l’instant, et il constate, au moment même où La Fayette parlait à Bouillé de la formation d’un parti républicain, que ce parti n’existe point : « J’ai perdu mon temps, dit-il, à prêcher la république. La république et la démocratie sont maintenant à vau-l’eau, et il est fâcheux pour un auteur de crier dans le désert et d’écrire des feuilles aussi nulles, aussi peu écoutées que les motions de J.-F. Maury. Puisque je désespère de vaincre des courants aussi insurmontables, attaché depuis six mois au banc des rameurs, peut-être ferais-je bien de regagner le rivage et de jeter une rame inutile 1. »

Qu’il n’y eût point alors de parti républicain, c’est aussi Loustallot qui nous l’apprend, quelques jours plus tard, dans un article où il dit que, depuis que quelques-uns des coryphées du parti patriote ont passé dans le parti ministériel, il reste à peine soixante députés qui « combattent encore avec courage dans les questions qui ne regardent pas le roi ». « Mais, ajoute-t-il, dès qu’il s’agit de ses intérêts, ils se condamnent au silence, de peur de prêter le flanc à cette imputation, si souvent répétée, qu’ils sont livrés à un parti opposé au roi, et qu’ils veulent faire de la France une république 2. »

Ce n’est donc pas au mois de mai 1790 qu’il se forma en France un parti républicain, puisqu’alors tout le monde avait encore l’espoir d’affermir la Révolution par la royauté. C’est trois mois plus tard, quand l’idée se popularisa qu’il y avait une cause des rois et une cause des peuples, quand le soupçon se répandit que Louis XVI trahissait la France et était d’intelligence avec les émigrés et avec l’Autriche, c’est alors seulement que quelques Français crurent ne pouvoir maintenir la Révolution qu’en supprimant la royauté.

Jusqu’ici, on l’a vu, le républicanisme de Camille Desmoulins avait été sans écho. En septembre 1790, un homme de lettres nommé Lavicomterie 3 publia un pamphlet intitulé : Du peuple et des rois 4, où il disait : « Je suis républicain, et j’écris contre les rois ; je suis républicain ; je l’étais avant de naître. » Selon lui, un roi est l’ennemi-né de la liberté, et il déclare ne pas faire d’exception pour Louis XVI. Il admettrait un roi et non héréditaire, mais c’est la république qu’il demande, en termes aussi clairs qu’emphatiques. Et il n’est pas seul de son avis : le 1er octobre 1790, le journal le Mercure national adhère aux conclusions de ce pamphlet.

Ce journal, fort peu connu, a beaucoup d’importance, non seulement parce qu’il est bien informé en politique étrangère, mais parce que c’est le meilleur moniteur du parti républicain à son début, et comme l’organe du salon d’une femme de lettres où se forma le noyau de ce parti. Je veux parler de Mme Robert, fille du chevalier Guynement de Keralio, professeur à l’École militaire, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, rédacteur du Journal des Savants. A l’exemple de sa mère, qui fut une femme auteur, elle publia des romans, des livres d’histoire, des traductions. Elle avait trente-trois ans, quand elle épousa François Robert. C’était un avocat liégeois devenu français et très français, bon garçon au teint coloré, à l’âme chaude, au talent médiocre peut-être, mais loyal et franc, ardent révolutionnaire, membre du club des Jacobins et du club des Cordeliers, et qui, plus tard, représenta le département de Paris à la Convention. Mme Roland, qui n’aimait pas Mme Robert 5 et se moquait de sa toilette, avoue dans ses mémoires que c’était « une petite femme spirituelles, adroite et fine ». Patriote en 1790, comme on disait alors, mais patriote démocrate, quand tant d’autres se contentaient du régime bourgeois établi en 1789, et patriote républicaine, quand Mme Roland soutenait encore le régime monarchique, elle semble avoir été la fondatrice du parti républicain.

Le Mercure national ne se borna pas à faire l’éloge du pamphlet de Lavicomterie. Robert y annonça, dans le numéro du 2 novembre 1790, qu’il allait publier un ouvrage qui montrerait les « dangers imminents de la royauté » et les « avantages sans nombre de l’institution républicaine ». Et, le 16 novembre, il écrivit : « … Effaçons de notre mémoire et de notre constitution jusqu’au nom de roi. Si nous le conservons, je ne réponds pas que nous puissions être libres pendant deux ans. » L’influence de ce journal s’étendit assez loin. Les Jacobins de Lons-le-Saunier le lurent et se sentirent républicains. On lit dans le numéro du 14 décembre : « Extrait d’une lettre des Amis de la Constitution de Lons-le-Saunier, adressée à Mme Robert : « Les républicains du Jura sont les vrais amants de l’ennemie des rois, d’une franco-romaine qui, etc. (sic). Nous vous envoyons, vertueuse citoyenne, un arrêté de notre Société… Recevez les assurances vraies de l’estime de 800 patriotes du Jura, dont ces signatures sont les emblèmes. — Dumas cadet, président ; Imbert, Olivier, secrétaires. » Cet arrêté, en date du 5 décembre 1790, exprimait le vœu de la réunion d’Avignon à la France. On y affirmait le droit des peuples à s’allier entre eux : « Si les tyrans nous résistent, les trônes sont tous renversés, la sainte alliance des peuples est enfin couronnée dans tout l’univers 1. »

L’ouvrage annoncé par Robert parut à la fin de novembre ou au commencement de décembre 1790, sous ce titre : Le Républicanisme adapté à la France 2. L’auteur y reconnaît que l’opinion n’est pas républicaine, mais il veut quand même établir la république, parce qu’elle est seule compatible avec la liberté, parce qu’elle est la démocratie. L’Assemblée nationale n’aurait eu qu’à vouloir la république : l’opinion l’aurait suivie. Robert avoue n’avoir pas toujours été républicain ; il était royaliste sous l’ancien régime : c’est la Révolution qui lui a ouvert les yeux.

Ce libelle fut très remarqué. Les patriotes modérés s’en émurent, et le Journal des Clubs en fit aussitôt une réfutation en règle : « Nous ne pouvons, dit cette gazette, établir chez nous le gouvernement républicain que de deux manières : on la nation entière ne ferait qu’une seule et grande république, ou on la démembrerait, et alors un ou plusieurs de ses départements feraient de petites républiques fédératives. » Dans le premier cas, « la France jouirait à peine de se prétendue liberté pendant vingt ans passés au milieu des troubles, des horreurs de la guerre civile, pour tomber sous le joug des Tibère, des Néron, des Domitien modernes, après avoir eu ses Sylla, ses Marius, ses Catalina ». Dans le second cas, la France serait trop faible contre l’aristocratie et contre l’Europe 3.

Les patriotes avancés, démocrates, se turent, ou firent à Robert des objections, non de principe, mais d’opportunité. Le Patriotisme français du 19 décembre 1790, dans un article non signé (et qui est probablement de Brissot), déclara qu’il n’était pas douteux que la république ne fût préférable à la monarchie (ce que ce journal s’était bien gardé de dire jusqu’alors). Mais est-il opportun de l’établir ? « Il y a en France beaucoup d’ignorance, de corruption, de villes, de manufactures, trop d’hommes et trop peu de terres, etc., et j’ai peine à croire que le républicanisme se soutienne à côté de ces causes de dégradation. » « Je désire que ma patrie devienne une république : mais je ne suis ni sanguinaire ni incendiaire, car je désire également que ce ne soit ni par force ni par violence que l’on fasse descendre du trône celui qui l’occupera à cette heureuse époque : je veux que cela se fasse par une loi constitutionnelle, et, de même que l’on a dit à Louis XVI : Placez-vous là, qu’on dise à Louis XVII ou XVIII : Descendez, parce que nous ne voulons plus de roi ; redevenez citoyen, redevenez membre du souverain. »

Cette république dont personne ne parlait quelques mois plus tôt, la voilà qui est à l’ordre du jour de l’opinion, et le Journal des Clubs le constate en ces termes notables : « Comme la question de faire de la France une république a été agitée dans diverses sociétés, comme elle circule parmi le peuple, comme elle y porte l’inquiétude et la fermentation, elle mérite la plus grande attention, la discussion la plus suivie 1. » Et le comte de Montmorin écrit au cardinal de Bernis, le 3 décembre 1790, que ce n’est pas seulement la religion qui est menacée de ruine, mais peut-être aussi le trône 2.

Ainsi, en décembre 1790, il y a un parti républicain. Il n’est point sorti des faubourgs et des ateliers, et ses origines n’ont rien de populaire. Cette république, qu’on commence à prêcher, est d’origine bourgeoise, d’origine à demi aristocratique, et ces premiers républicains, ce sont quelques raffinés, une femme de lettres, un académicien noble, un avocat, des pamphlétaires aventureux, une élite si peu nombreuse que, comme les futures doctrinaires, elle aurait pu tenir presque tout entière sur un canapé, celui de Mme Robert. Mais ce parti existe, il parle publiquement, il écrit publiquement, il arbore sa bannière, et son programme est discuté dans tout Paris.

IV

Disons tout de suite qu’avant la fuite à Varennes, ce parti républicain n’arriva pas à se populariser : il ne fut qu’une avant-garde ou une aile du parti démocratique, dont il faut d’abord exposer les progrès et les vicissitudes jusqu’à l’époque où Louis XVI, en jetant le masque, changea toute la situation.

S’il y eut dans le parti démocratique, en 1790 et en 1791, des tendances républicaines, il y eut aussi des tendances socialistes et des tendances féministes.

C’était, on l’a vu, au privilège politique de la bourgeoisie que les démocrates s’étaient attaqués, surtout à l’occasion du marc d’argent. Le privilège économique paraissait moins intolérable : 1° parce qu’on venait d’opérer une première révolution sociale, dont les paysans étaient contents ; 2° parce que les conditions de l’industrie n’étaient pas telles qu’il pût y avoir une question ouvrière aiguë.

Cependant, quelques mois après l’établissement de la classe bourgeoise, la haine du privilège politique amena des écrivains téméraires à attaquer prématurément, et en tirailleurs isolés, le privilège économique.

On a vu que, dans l’Ami du peuple du 30 juin 1790, Marat avait menacé les riches d’une révolution sociale, s’ils s’obstinaient à maintenir le cens.

Ces excitations ne furent pas tout à fait sans écho. On parla çà et là de loi agraire 1, et, soit imprudente, soit malveillance, ce mot fut prononcé jusque dans les campagnes, et des voies de fait s’ensuivirent 2. Mais nous n’avons que des indices vagues. Assurément, quand les contre-révolutionnaires accusaient les patriotes en bloc de vouloir la loi agraire, ils mentaient pur les discréditer. Toutefois, il est bien certain qu’outre Marat, il y avait des socialistes au début de l’année 1791.

Ainsi, un des journaux les plus répandus d’alors, les Révolutions de Paris, publièrent un article intitulé : Des pauvres et des riches 3, à propos du don de 12 000 livres que le Club monarchique avait offert aux sections pour les pauvres. Ce club cherchait, par des largesses habiles, à gagner le peuple de Paris à la cause royale. Les Révolutions conseillent ironiquement au peuple d’accepter ces présents : cela épuisera la bourse de ces messieurs. Mais ce n’est pas seulement du pain qu’il faut au peuple : il n’oublie pas ses droits de propriété. Est-ce la loi agraire qu’on demande ? Non : ce serait trop violent. Il faut souffrir encore quelque temps l’inégalité des fortunes ; mais il s’agit, dès maintenant, de la rendre moins criante. Pour cela, que les riches et les pauvres s’en rapportent à la médiation « de ceux qui ne possèdent ni trop ni trop peu », à ces hommes paisibles chez qui « se trouvent concentrées toutes les lumières de la raison cultivée », et qui « ont préparé la Révolution ». Ces hommes modestes se formeront en phalange de philanthropes et, « le flambeau de l’instruction à la main », ils se sépareront en deux « bandes ». L’une dira aux riches qu’il y va de leur intérêt « de prévenir, en s’exécutant eux-mêmes, cette loi agraire dont on parle déjà » ; que le pauvre vient d’acquérir des demi-lumières qui pourraient bien leur devenir fatales, si on ne le mettait pas à même de compléter son instruction ; qu’il n’y parviendra jamais, si la chaîne du besoin le retient constamment attaché sur la roue du travail, depuis le lever du jour jusqu’au coucher du soleil, que ce n’est pas en lui jetant du pain à vil prix qu’on lui fermera la bouche ; que le pauvre ne se soucie plus de recevoir, à titre de charité, ce qu’il peut exiger en vertu de ses droits et de sa force ; qu’il n’est plus dupe de ces bienfaisances royales ou autres, qu’on fait sonner si haut à son oreille, et qu’il ne se croit pas tenu à reconnaissance envers ceux qui lui offrent, sous le nom de libéralité, ce qui n’est qu’un fable commencement de restitution tardive et forcée ».

Que chacun des riches élève un père de famille de la classe indigente au rang des propriétaires, en lui cédant une parcelle de ses possessions. « Homme opulent, détache de tes acquisitions nationales quelques arpents pour ceux qui t’ont conquis la liberté. Insensiblement le nombre des pauvres diminuera, celui des riches à proportion. Et ces deux classes, qui étaient deux extrêmes, feront place à cette douce médiocrité, à cette égalité fraternelle, sans lesquelles il n’y a point de véritable liberté ni de paix durable. »

L’autre « bande » dira aux pauvres : Dites au riche « que vous n’enviez pas ses châteaux et ses jardins, mais que vous avez droit de réclamer pour chaque père de famille de la classe indigente un petit champ et une chaumière ; qu’au lieu de parquer les pauvres comme un vil bétail dans des ateliers publics, vous demandez qu’on proclame la loi agraire sur ces vastes landes, sur ces immenses terrains en friche qui occupent le tiers de la surface de l’empire, persuadés que la somme des avances indispensables pour mettre en valeur ces grands espaces divisés en petites propriétés ne s’élèverait pas aux frais en pure perte qu’entraînent les travaux de charité, si humiliants pour les individus que la nécessité y condamne, et si complètement inutiles à la chose publique ».

Le gazetier socialiste ne pousse pas les prolétaires à la révolte. Que les indigents, dit-il, se contentent d’avoir inspiré un moment la terreur à la classe opulente. Qu’ils persévèrent dans leurs travaux. Oui, ils deviendront tous propriétaires un jour. « Mais, pour l’être, il vous faut acquérir des lumières que vous n’avez pas. C’est au flambeau de l’instruction à vous guider dans ce droit sentier qui tient le milieu entre vos droits et vos devoirs. »

Cet article ne passa pas inaperçu. La Harpe le réfuta en termes véhéments et insignifiants, dans le Mercure de France du 23 avril 1791. Pour bien montrer que le rédacteur des Révolutions choquait l’opinion dominante, il dit que Rutledge, orateur des Cordeliers, venait de se faire unanimement huer aux Jacobins pour y avoir parlé de la loi agraire 1, et il nous apprend ainsi qu’il y avait dès lors des socialistes au club des Cordeliers.

Les Révolutions de Paris répliquèrent 2, et, cette fois, firent un éloge hardi de la loi agraire, en alléguant « les anciens législateurs » et Jean-Jacques Rousseau. « Et d’ailleurs, vous ne vous apercevez donc pas que la Révolution française, pour laquelle vous combattez, dites-vous, en citoyen, est une véritable loi agraire mise à exécution par le peuple. Il est rentré dans ses droits. Un pas de plus, et il rentrera dans ses biens…

Il y a alors d’autres socialistes qu’aux Révolutions de Paris et au Club des Cordeliers. J’en rencontre un dans le cercle des citoyens (Lanthenas, l’avocat Viaud, l’abbé Danjou, etc.) qui avaient formé en 1790 une « Société des amis de l’union et de l’égalité dans les familles », en vue d’obtenir l’abolition du droit d’aînesse. Une des personnes associées à cette campagne, l’abbé de Cournaud, professeur au Collège de France, publia, en avril 1791, un écrit nettement socialiste, dont voici le titre : De la Propriété, ou la Cause du pauvre plaidée au tribunal de la raison, de la justice et de la Vérité 1. On lit dans l’avertissement : « Pendant qu’on travaillait à l’impression de cet ouvrage, l’Assemblée nationale s’est occupée de la propriété des riches. Elle a décrété l’égalité de partages entre tous les enfants dans les successions ab intestat… Il reste maintenant à s’occuper de la propriété des pauvres, membres de la même famille, et ayant tous les mêmes droits au commun héritage. » Et l’auteur expose son système de loi agraire. Il suppose qu’il y a en France 25 000 lieues carrées de terres cultivables, et environ 21 ou 22 millions d’habitants, c’est-à-dire qu’il y a 7 arpents par habitant. Avant de partager, on mettrait de côté, dans chaque lieue carrée, un tiers des terres, qui formerait le fonds de l’État, la masse commune, « où l’on prendrait, à la naissance de chaque individu, la portion nécessaire à sa subsistance, et où elle rentrerait aussitôt après sa mort ». Ces terres seraient affermées pour le compte du gouvernement, à qui elles rapporteraient environ 500 millions, et ces 500 millions formeraient le budget de l’État. Ainsi, chaque individu aurait une portion de 4 arpents ½, libre de toute imposition. A vingt-cinq ans, chaque Français tirerait au sort sa portion. Le mari tirerait au sort pour sa femme, le père pour ses enfants mineurs. On pourrait louer, affermer, non aliéner ni transmettre par héritage. Les propriétés mobilières resteraient, comme actuellement, aliénables et transmissibles par héritage. Il y aurait une éducation commune et intégrale jusqu’à dix-huit ans. L’Assemblée nationale, si elle craint de brusquer les choses, pourrait n’appliquer ce système que peu à peu, à mesure des décès 2.

Il est difficile de savoir quel retentissement eut cette utopie, remarquablement composée et décrite, mais à qui manquait le genre d’éloquence qui plaît au peuple.

Un autre abbé, Claude Fauchet, essaya de populariser les idées socialistes. Déjà, en novembre 1790, dans son journal la Bouche de fer, il avait écrit : « … Tout homme a droit à la terre, et doit y avoir en propriété de domaine de son existence ; il en prend possession par le travail, et sa portion doit être circonscrite par le droit de ses égaux. Tous les droits sont mis en commun dans la société bien ordonnée. La souveraineté sainte doit tirer ses lignes de manière que tous aient quelque chose et qu’aucun n’ait rien de trop. » À la tribune retentissante du Cercle social qu’il fonda au Palais-Royal, et qui devait être l’aboutissant d’une fédération de cercles dans le cadre de la franc-maçonnerie, avec l’amour universel pour moyen et pour but, Fauchet prêcha brillamment son socialisme. C’était un socialisme chrétien. Tout son système reposait sur la religion catholique nationalisée. Il lança l’anathème aux philosophes, et fit ainsi le vide autour de sa doctrine et de sa personne, mais après avoir répandu l’idée d’un supplément de révolution sociale.

Le socialisme, qu’il fût rationaliste ou mystique, n’était nullement accepté par les chefs autorisés du parti démocratique. Ils protestaient tous contre l’idée de la loi agraire. Dans un écrit publié en avril 1791, Robespierre reconnaissait que l’inégalité des biens « est un mal nécessaire ou incurable 1 »

Il n’y avait pas de parti socialiste organisé, et le mot même n’existait pas, parce qu’il n’y avait pas alors de souffrances sociales excessives, ni chez les ouvriers, ni chez les paysans. Les socialistes étaient considérées comme des fantaisistes, des isolés, des excentriques.

Mais une nouvelle question sociale, autre que celle qui avait été résolue en 1789, se trouvait posée, formulée pour l’avenir, et cela un an après l’établissement du système bourgeois, parce qu’on avait vu fonctionner ce système, parce qu’on avait souffert du privilège politique de la bourgeoisie, et parce que des esprits logiques en étaient venus à contester publiquement le privilège économique, d’où découlait le privilège politique.

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