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Alphonse aulard [1849-1928] Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris


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IV

Comment l’opinion accueillit-elle le régime censitaire et le privilège de la classe bourgeoise ?

Disons d’abord qu’au début, il n’y a pas de protestation bien vive contre le principe même du cens. On accepte généralement la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, ou on s’y résigne. C’est le cens élevé pour l’éligibilité à l’Assemblée nationale, c’est le marc d’argent qui amène une révolte d’une partie de l’opinion.

D’autre part, je ne vois guère de publicistes, même parmi les plus démocrates, qui demandent ou acceptent tout le suffrage universel, tel que nous l’entendons. Ainsi, les gazetiers sont d’accord avec l’Assemblée constituante pour exclure les domestiques. Il y a des préjugés religieux contre les Juifs 1 ; Il y a des préjugés sociaux contre les comédiens, contre le bourreau. Les Révolutions de Paris, ce journal si hardi, si révolutionnaire, admettent qu’un comédien puisse être électeur, mais non éligible 2 : « Croit-on, dit-il, que Frontin puisse être maire ? Conçoit-on qu’il puisse descendre dans le parterre où l’on ferait quelque tumulte pour rétablir l’ordre, surtout lorsque ce tumulte viendrait de ce qu’on serait excédé de ses charges ou de ses quolibets ? Conçoit-on qu’il pût étudier des rôles, répéter, jouer et vaquer aux détails d’une administration publique, qui, dans les cas imprévus, le forceraient, au milieu d’une pièce, à troquer le caducée contre le bâton de commandement ? »

L’Assemblée nationale ne tint pas compte des préjugés sociaux : elle admit les comédiens et le bourreau à l’exercice des droits politiques. Mais elle tint pendant quelque temps compte des préjugés religieux. Les décrets des 23 et 24 décembre 1789, qui admettait à l’électorat et à l’éligibilité les non-catholiques, en excluait provisoirement les Juifs 3. Le décret du 28 janvier 1790 n’y admit qu’une partie des Juifs résidant en France, à savoir les juifs portugais, espagnols et avignonnais. C’est seulement à la veille de se séparer, le 27 septembre 1791, que l’Assemblée se décida à assimiler tous les Juifs aux autres citoyens français.

L’opinion de Marat est intéressante à connaître, parce que, dans son projet de constitution, il s’était exprimé en démocrate (quoique monarchiste). « Tout citoyen, avait-il dit, doit avoir droit de suffrage, et la naissance seule doit donner ce droit 4. » Il n’excluait que les femmes, les enfants, les fous, etc. Cependant, dans son journal, il ne s’éleva contre le régime censitaire qu’à l’occasion du marc d’argent, quand Thouret le proposa en son rapport du 29 septembre 1789. Il prédit une aristocratie de nobles, de financiers. Il déclara préférer la lumière à la fortune. Mais il aurait voulu « écarter de la lice », c’est-à-dire rendre inéligibles, « les prélats, les financiers, les membres des Parlements, les pensionnaires du prince, ses officiers et leurs créatures », sans compter « une multitude de lâches », membres de l’Assemblée actuelle 1.

On a vu que Mirabeau était hostile au privilège de la classe bourgeoise : cela n’empêcha pas son journal, le Courrier de Provence, de louer la condition des trois journées et de dire que cela rappelait à tous « l’obligation du travail 2 ».

La Chronique de Paris approuva d’abord la condition du marc d’argent 3. Elle sembla se rallier à l’idée d’exclure provisoirement la plèbe de la cité politique, et publia une lettre d’Orry de Mauperthuy, avocat au Parlement, où, après avoir critiqué la condition d’avoir une propriété foncière, il disait 4 : « Il est cependant une classe d’hommes, nos frères, qui, grâce à l’informe organisation de nos sociétés, ne peuvent être appelés à représenter la nation : ce sont les prolétaires de nos jours. Ce n’est pas parce qu’ils sont pauvres et nus : c’est parce qu’ils n’entendent pas même la langue de nos lois. En outre, cette exclusion n’est pas éternelle : elle n’est que momentanée. Peut-être aiguisera-t-elle n’est pas leur émulation, provoquera-t-elle nos secours. Sous peu d’années, ils pourront siéger avec vous, et, comme on le voit dans quelques cantons helvétiques, un pâtre, un paysan du Danube ou du Rhin, sera le digne représentant de sa nation. Mieux vaudrait encore (si ce ne pouvait être la ressource de l’aristocratie expirante, et non expirée) s’en rapporter uniquement à la confiance des représentés. Voilà le seul principe inviolable. » Il vaut un cens pour être électeur, pas de cens pour être éligible. Quand le Comité de constitution proposa de rendre éligibles ceux qui paieraient volontairement la contribution nécessaire, la Chronique s’indigna du rejet de cette motion 5.

Il y a peu de chose dans le Patriote français sur le régime censitaire. Je vois seulement qu’à propos de la séance du 3 décembre 1789 et du décret sur le marc d’argent, ce journal dit : « On le maintenait par opiniâtreté, par envie d’humilier les citoyens peu aisés, par la manie de vouloir faire des classes dans la société 6. »

Les deux journalistes qui, à cette occasion, manifestèrent avec le plus de netteté leurs opinions démocratiques furent Camille Desmoulins et Loustallot.

Le premier s’exprima ainsi : « Il n’y a qu’une voix dans la capitale, bientôt il n’y en aura qu’une dans les provinces contre le décret du marc d’argent. Il vient de constituer la France en gouvernement aristocratique, et c’est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l’Assemblée nationale. Pour faire sentir toute l’absurdité de ce décret, il suffit de dire que Jean-Jacques Rousseau, Corneille, Mably n’auraient pas été éligibles. Un journaliste a publié que, dans le clergé, le cardinal de Rohan, seul, a voté contre le décret ; mais il est impossible que les Grégoire, Massieu, Dillon, Jallet, Joubert, Gouttes, et un certain moine qui est des meilleurs citoyens 1, se soient déshonorés à la fin de la campagne, après s’être signalés par tant d’exploits. Le journaliste se trompe. Pour vous, ô prêtres méprisables, ô bonzes stupides, ne voyez-vous donc pas que votre Dieu n’aurait pas été éligible ? Jésus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer parmi la canaille ! Et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d’un Dieu prolétaire, et qui n’était pas même un citoyen actif ! Respectez donc la pauvreté qu’il a abolie. Mais que voulez-vous dire avec ce mot de citoyen actif tant répété ? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille, ce sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants du clergé et de la cour, malgré l’immensité de leurs domaines, ne sont que les plantes végétatives, pareilles à cet arbre de votre Évangile qui ne porte point de fruits, et qu’il faut jeter au feu 2. »

Loustallot ne fut pas moins véhément contre le décret du marc d’argent. Il prépara un vaste pétitionnement pour obtenir le rapport de ce décret et de la partie de l’organisation municipale déjà votée : « Déjà, dit-il, l’aristocratie pure des riches est établie sans pudeur. Qui sait si déjà ce n’est un crime de lèse-nation que d’oser dire : la nation est le souverain ? » Et il concluait par cet appel au roi : « O Louis XVI ! ô restaurateur de la liberté française ! vois les trois quarts de la nation exclus du Corps législatif par le décret du marc d’argent ; vois les communes avilies sous la tutelle d’un conseil municipal. Sauve les Français ou de l’esclavage ou de la guerre civile. Purifie le veto suspensif par l’usage glorieux que tu en peux faire dans ce moment. Conservateur des droits du peuple, défends-le contre l’insouciance, l’inattention, l’erreur ou le crime de ses représentants ; dis-leur, lorsqu’ils te demanderont la sanction de ces injustes décrets : La nation est le souverain ; je suis son chef ; vous n’êtes que ses commissaires, et vous n’êtes ni ses maîtres, ni les miens. »

Ces articles amenèrent-ils un mouvement d’opinion ? Ou furent-ils le résultat d’un mouvement d’opinion ? On ne sait : on est assez mal renseigné par les journaux sur ce qui se disait dans la rue, dans les cafés, ou au Palais-Royal, relativement à l’établissement du régime censitaire. Je crois qu’à la première nouvelle de cet établissement le peuple de Paris ne s’émut pas, ne comprit pas. Il semble que ç’ait été une élite de citoyens actifs qui, ensuite, expliqua aux citoyens passifs en quoi ils étaient lésés.

En tout cas, c’est après la publication des articles de Camille Desmoulins et de Loustallot qu’il y eut une première manifestation contre le régime censitaire, ou plutôt la première que nous connaissons vint après ces articles

D’abord, il s’agit surtout du marc d’argent, et il semble, comme nous l’avons dit, qu’on se résignait aisément au reste.

Le 17 décembre 1789, le district de Henri IV prit un arrêté en vue de s’entendre avec les autres districts pour envoyer à Louis XVI une députation qui lui demanderait de refuser sa sanction au décret sur le marc d’argent 1. Cette idée, si conforme à la politique de Mirabeau, d’user du veto et du pouvoir royal dans l’intérêt de la cause populaire, ne semble avoir ni écho ni suite quelconque.

Mais un certain nombre de districts protestèrent alors contre le marc d’argent 2.

Cette campagne était encouragée par le plus éminent des penseurs d’alors, par Condorcet, membre de la Commune de Paris depuis le mois de septembre. Lui aussi, jadis partisan du cens, il avait changé d’opinion, depuis que les prolétaires avaient fait acte de citoyens en aidant la bourgeoisie à prendre la Bastille, depuis que la populace de Paris, par cette opération raisonnable et héroïque, s’était élevée à la dignité de peuple.

Président d’un comité de la Commune qui était chargé de préparer un plan de municipalité, Condorcet avait lu à ce comité, le 12 décembre 1789, un mémoire où il demandait la révocation pure et simple du décret sur le marc d’argent. Il se fit autoriser par ses collègues à présenter officieusement ce mémoire au comité de constitution de l’Assemblée nationale, qui, désireux (on l’a vu) d’élargir la base électorale, répondit que, si Paris joignait sa voix à celle des autres villes, cette manifestation pourrait avoir de l’influence, et « qu’ainsi c’était le cas de consulter sur ce point l’Assemblée générale et les districts 1 ».

Alors Condorcet présenta officiellement un mémoire à la Commune 2, qui arrêta (28 janvier 1790) que ce mémoire serait présenté à l’Assemblée nationale, « après que la majorité des districts à cet effet. Ceux-ci se mirent en mesure d’agir par eux-mêmes. Déjà, le 9 janvier, le district de Saint-Jean-en-Grève avait provoqué une réunion de commissaires des districts, qui dut avoir lieu le 31 janvier. Il fut rédigé une « adresse de la Commune de Paris dans ses sections », en date du 8 février 1790, qui ne fut signée que de 27 districts sur 60, mais qui exprimait certainement, comme l’a bien montré l’éditeur des Actes de la Commune de Paris, l’opinion de la majorité des districts. o y déclarait contraire à la Déclaration des droits qu’il y eût quatre classes actifs, électeurs dans les assemblées administratives ; la classe des citoyens actifs, électeurs dans les assemblées primaires ; « une quatrième enfin, déchue de toute prérogative, courbée sous la loi qu’elle n’aura ni faite, ni consentie, privée des droits de la nation dont elle fait partie, retracera la servitude féodale et mainmortable 3 ».

Présentée le 9 février à l’Assemblée nationale, cette adresse fut renvoyée au Comité de constitution. Le lendemain 10, le président de la députation des districts, nommé Arsendaux, insista vainement par lettre auprès du président de l’Assemblée pour être entendu à la barre : « Ce n’est pas, dit-il, un particulier, c’est tout Paris dans ses sections, c’est la France entière qui réclame contre le décret du marc d’argent 4. » L’adresse des districts ne fut l’objet d’aucun rapport.

Mais Paris était d’autant plus intéressé à la question qu’il se trouvait, du fait de l’ancien régime, dans une situation exceptionnelle, une foule de citoyens n’y payant d’autre impôt direct que la capitation. Or, Louis XVI avait fait remise de la capitation, pour plusieurs années, à tous les Parisiens qui avaient été taxés au-dessous de six livres. Cette grâce royale se trouvait avoir diminué par avance le nombre des citoyens actifs, surtout dans les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine 1. J’ai trouvé, dans les papiers du Comité de constitution, une longue et respectueuse pétition des « ouvriers du faubourg Saint-Antoine », qui fut reçue par l’Assemblée nationale le 13 février 1790. Ils y protestent contre la distinction en actifs et en passifs. D’autre part, s’ils ne sont pas citoyens actifs, c’est parce qu’ils ne paient pas de contribution directe. Ils sollicitent la faveur d’en payer une, pour n’être plus des « ilotes ». Ils demandent que, dans tout le royaume, les impositions indirectes et autres soient remplacées par une imposition directe unique de 2 sols par tête, soit 36 livres par an, ce qui donnera une recette annuelle de 900 millions au plus, de 600 millions au moins. Et les vingt-sept signataires de cette pétition affirment que tous les ouvriers du faubourg sont d’accord avec eux 2. Les journaux ne signalèrent même pas cette démarche, et l’Assemblée nationale n’en tint aucun compte.



V

C’est dans les départements que se fit la première expérience du mode censitaire de suffrage, par les élections municipales de janvier et février 1790.

Il y a, dans les papiers du Comité de constitution, quelques renseignements sur la manière dont cette expérience fut faire et accueillie.

Voici, par exemple, une lettre de Mouret, syndic de Lescar, à « monseigneur le président de l’Assemblée nationale », du 7 mars 1790. Il mande que les élections municipales ont eu lieu le 26 février. La commune compte 2 200 habitants. On a élu un maire, cinq officiers municipaux et douze notables. « Le scrutin n’a pu rendre autre chose dans le moment, à raison de l’article du décret qui exige dix journées de travail pour être éligible ; il en serait autrement, si cette condition était modérée, si elle était fixée à 40 sols pour élire et à 4 francs pour être élu. Les deux tiers des habitants de cette ville ne seraient pas exclus, comme ils le sont, de participer aux charges honorables et condamnés à croupir dans une inaction avilissante. » Et il signale la contradiction criante avec la Déclaration des droits 1.

La municipalité de Rebenac en Béarn écrit, le mars 1790, que dans cette paroisse, qui compte environ 1 100 âmes, et dont les habitants sont en partie laboureurs et en majeure partie « fabricants de laine et autre métiers », la journée de travail a été fixée à 6 sols, sans quoi il n’y aurait eu que 12 éligibles, tandis qu’il en fallait 19 pour former la municipalité. Il s’est trouvé 130 citoyens actifs.

Quelques municipalités prennent sur elles de modifier la loi électorale. Ainsi celle de Saint-Félix, diocèse de Lodève, est dénoncée (6 février 1790) pour avoir admis comme citoyen actif un certain Vidal fils, qui, étant sous la puissance paternelle, ne paie aucune contribution 2. M. de Rozimbois, docteur en droit, capitaine commandant de la garde nationale, écrit de Beaumont en Lorraine, le 19 février 1790, que, dans les assemblées auxquelles il a assisté comme citoyen actif, il a été surpris de voir le peuple s’ériger « en souverain législateur », et décider « qu’on pouvait être électeur à moins de vingt-cinq ans et avec cinq ou six mois de domicile 1 ».

Que fallait-il entendre au juste par contribution directe ? Voilà ce qu’on ignorait généralement. Deux citoyens de Nîmes se plaignent (27 janvier 1790) qu’on n’ait pas voulu les inscrire comme actifs et éligibles, quoiqu’ils paient 19 livres 5 sols chacun pour décimes, sous prétexte que ce n’est pas là une contribution directe 2. Le 31 décembre 1789, les citoyens de Marseille avaient fait remettre une adresse au Comité de constitution pour avoir des éclaircissements à ce sujet, et ils en reçurent la note suivante :

« Le Comité de constitution de l’Assemblée nationale, consulté par les députés de la ville de Marseille, sur l’adresse du conseil municipal de cette ville, en date du 31 décembre 1789, déclare que les décrets de l’Assemblée doivent être exécutés selon les principes suivants :


« Les contributions directes de trois et de dix journées de travail, qui servent de règle pour pouvoir exercer les fonctions de citoyen actif, d’électeur et d’éligible, sont toutes celles que chaque citoyen paie directement, soit à raison des impositions établies sur les biens dont il est propriétaire, soit à raison de son imposition personnelle. Ainsi le vingtième, la taille, leurs abonnements, les impositions territoriales, les impositions par retenue sur les rentes, la capitation, toutes impositions par retenue sur les rentes, la capitation, toutes impositions personnelles, réelles ou abonnées, et généralement toutes impositions autres que celles qui se paient sur les consommations, sont des contributions directes, dont la quotité sert de règle pour le titre de citoyen actif, d’électeur, ou d’éligible.
« La journée de travail est celle du simple journalier, et doit être évaluée sur le pied de ce qu’elle est payée habituellement dans chaque lieu, soit à la ville, soit à la campagne ; et par conséquent cette évaluation doit être différente entre la ville et la campagne, lorsque le prix de la journée y est différent.
« Arrêté au Comité de constitution, le 4 janvier 1790 3. »

Cette réponse parvint sans doute trop tard aux Marseillais, et, quand ils la reçurent, il est probable qu’ils avaient déjà dressé, à leur fantaisie, leur liste de citoyens actifs. Il n’y eut, en réalité, pour l’établissement de ces listes et l’appréciation du caractère direct ou non de la contribution, aucune règle uniforme.

Voici une autre difficulté, que signalent le maire et les membres du bureau municipal de Vannes (18 mars 1790), et qui ne se rapporte pas, celle-là, aux élections municipales, mais qui signale bien les imperfections du système électoral en général. Ils font observer que chaque municipalité, dans le district et dans le département, ayant eu la liberté de fixer comme elle l’entendait le taux de la journée de travail, « il s’ensuit que tel est citoyen actif à 30 sous dans un endroit, qui ne le serait qu’à un écu dans un autre ». Cette base incohérente servira-t-elle à établir l’éligibilité aux fonctions d’électeur du second degré, de membre du district ou du département ? « Un habitant d’un canton où la journée a été » fixée à 10 sols sera-t-il éligible pour les départements et districts, lorsqu’il paiera 100 sols de contribution directe, tandis qu’un habitant d’un autre canton, où elle a été fixée à 20 sols, ne pourra être étendu, s’il ne paie le double de la contribution du premier ? » Cela donnerait trop d’avantage aux campagnes, dont les électeurs ne seraient pas en nombre proportionné à ceux des villes. Il faudrait qu’un décret fixât uniformément le prix des dix journées de travail 1.

On signale aussi, çà et là, d’autres conséquences absurdes du régime censitaire. Ainsi Lhomme, maître en chirurgie, écrit de Sancoins, le 18 décembre 1789, qu’il a un fils en bas âge, qu’il aurait voulu le faire instruire avec soin, et qu’il a fils en bas âge, qu’il aurait voulu le faire instruire avec soin, et qu’il y renonce, parce qu’il y faudrait des dépenses qui diminueraient sa fortune, au point de priver plus tard ce fils de l’éligibilité ; il faudra donc qu’il soit ignorant pour être éligible 2.

Autre difficulté : la loi dit que les citoyens doivent écrire leurs bulletins : mais comment fera-t-on pour les illettrés ? A Die, où le tiers de la population est illettré, les élections sont suspendues (5 février 1790), jusqu’à ce qu’on ait reçu la décision de l’Assemblée nationale à ce sujet 3. Les gens de Die ne pouvaient savoir à cette date que, trois jours avant, le 2 février 1790, l’Assemblée nationale avait décrété que les bulletins des illettrés seraient écrits par les trois plus anciens électeurs lettrés 1. Cette loi fut connue trop tard dans une partie de la France, et il n’y eut pas plus de règle uniforme pour l’admission des illettrés qu’il n’y en avait pour l’évaluation de la contribution directe.

Toutefois, les réclamations, soit collectives, soit individuelles 2, furent assez peu nombreuses. En général, on accepta docilement les décrets sur le régime censitaire, on les appliqua avec bonne volonté, le plus souvent sans plainte aucune, et il n’y eut pas, contre le cens, de grand courant d’opinion.



VI

Mais Paris intervint de nouveau, et avec plus d’insistance. C’est quand il eut vu fonctionner le régime censitaire qu’il en comprit la portée et les inconvénients. Il fallut aux ouvriers parisiens une « leçon de choses » pour qu’ils saisissent bien le sens de ce mot passif, et aussi, pour qu’il se produisît un sérieux mouvement d’opinion, il fallut que la bourgeoisie se sentît lésée par le marc d’argent.

On fut très ému par la loi du 18 avril 1790, où les impositions directes de Paris étaient calculées uniquement sur le prix du loyer. Il en résultait que, dans la capitale, il fallait avoir un loyer. Il en résultait que, dans la capitale, il fallait avoir un loyer d’au moins 750 livres pour payer 50 livres d’impositions directes, c’est-à-dire pour pouvoir être éligible à l’Assemblée nationale. Pour un loyer de 699 livres, par exemple, on ne payait que 35 livres. Une foule d’hommes aisés et notables se trouvaient ainsi inéligibles : il n’y a qu’à parcourir les Petites Affiches pour se convaincre qu’à un prix inférieur à 750 livres on pouvait avoir un appartement très convenable, très « bourgeois ».

C’est en alléguant les inconvénients de cette loi du 18 avril 1790 que, le lendemain 19, Condorcet fit décider par la Commune que l’adresse rédigée par lui serait présentée à l’Assemblée nationale.

Cette adresse est fort remarquable. Condorcet y marque éloquemment la contradiction entre la Déclaration des droits et le régime censitaire. Une des objections qu’il fait au marc d’argent, c’est « qu’un décret qui supprimerait un impôt direct priverait de l’éligibilité des millions de citoyens ». Il admettrait une « taxe légère » pour être citoyen actif, mais il ne veut point de taxe pour être éligible 1. Déposée sur le bureau de la Constituante le 20 avril 1790, l’adresse de la Commune n’obtint qu’un simple accusé de réception.

L’opposition au régime censitaire s’accentuait chaque jour davantage. Elle se manifesta, d’une manière très vive, dans le journal de Marat du 30 juin 1790, où on lit une prétendue supplique des citoyens passifs 2 : « Il est certain, y dit Marat, que la Révolution est due à l’insurrection du petit peuple, et il n’est pas moins certain que la prise de la Bastille est principalement due à dix mille pauvres ouvriers du faubourg Saint-Antoine. » Dix mille pauvres ouvriers ! Marat exagère, de même qu’il exagère quand il prétend faire sa supplique au nom de « 18 millions d’infortunés privés de leurs droits de citoyens actifs », puisqu’il est probable qu’il existât plus de trois millions de citoyens passifs 3. Mais il n’exagère pas quand il montre qu’il y a une nouvelle classe privilégiée, et ses menaces à la bourgeoisie ont un intérêt historique : « Qu’aurons-nous gagné, dit-il, à détruire l’aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ? Et si nous devons gémir sous le joug de ces nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés… Pères de la patrie, vous êtes les favoris de la fortune ; nous ne vous demandons pas aujourd’hui à partager vos possessions, ces biens que le ciel a donnés en commun aux hommes ; connaissez toute l’étendue de notre modération, et, pour votre propre intérêt, oubliez quelques moments le soin de votre importance, et calculez un instant les suites terribles que peut avoir votre irréflexion. Tremblez qu’en nous refusant le droit de citoyens, à raison de notre pauvreté, nous ne le recouvrions en vous enlevant le superflu. Tremblez de nous réduire au désespoir et de ne nous laisser d’autre parti à prendre que celui de nous venger de vous, en nous livrant à toute espèce d’excès, ou plutôt en vous abandonnant à vous-mêmes. Or, pour nous mettre à votre place, nous n’avons qu’à rester les bras croisés. Réduits alors à vous servir de vos mains et à labourer vos champs, vous redeviendrez nos égaux ; mais, moins nombreux que nous, serez-vous sûrs de recueillir les fruits de votre travail ? Cette révolution qu’amènerait infailliblement notre désespoir, vous pouvez la prévenir encore. Revenez à la justice, et ne nous punissez pas plus longtemps du mal que vous avez fait. »

Marat est le premier qui ait ainsi nettement posé — et on a vu avec quelle véhémence — la question politique et sociale. Quelle influence eut son article ? On ne sait, et les autres journaux ne le mentionnèrent pas. Il ne fut pas cependant sans écho, comme le prouvent le succès de l’Ami du peuple et le fait que Marat se soit senti encouragé à poursuivre cette campagne démocratique avec une hardiesse chaque jour croissante. Il osa même s’attaquer au club des Jacobins, en juillet 1790 1 : « Qu’attendre de ces assemblées d’imbéciles ; qui ne rêvent qu’égalité, qui se vantent d’être frères, et qui excluent de leur sein les infortunés qui les ont affranchis ? » Ce n’est pas qu’il croie à la sagesse du peuple, ni qu’il le flatte toujours. Au lendemain des journées d’octobre 1789, il avait écrit 2 : « O mes concitoyens, hommes frivoles et insouciants, qui n’avez de suite ni dans vos idées, ni dans vos actions, qui n’agissez que par boutades, qui pourchassez un jour avec intrépidité les ennemis foi, je vous tiendrai en haleine, et, en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, ou je ne serai plus. » Au besoin, il prodigue au peuple les épithètes d’esclaves, d’imbéciles 3. Il veut que le peuple soit mené par un homme sage. Il rêve peut-être pour lui-même une dictature de la persuasion. plus tard, c’est un dictateur quelconque qu’il demandera. C’est une démocratie césarienne qu’il voudrait, mais il est, à sa manière et depuis qu’il a vu fonctionner le régime censitaire, partisan du suffrage universel.

C’est ainsi que, césarien chez Marat, libéral chez la plupart, s’annonce déjà, surtout dans les journaux, un parti démocratique, dont le programme est alors d’obtenir la suppression du cens en général (et c’est le programme des plus avancés), ou tout au moins (et c’est le programme des politiques pratiques) la suppression du cens d’éligibilité, une atténuation des effets les plus anti-populaires du système bourgeois qui vient de s’établir 1.

Histoire politique de la Révolution française.

Origines et développement de la démocratie et de la République


(1789-1804).
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