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Lettre sur la manière de faire des statistiques De l’importance dont Paris est à la France


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Écrits économiques


de Vauban




Écrits économiques
de Vauban

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Lettre sur la manière de faire des statistiques


De l’importance dont Paris est à la France
Description géographique de l’élection de Vézelay
Projet de capitation
Projet d’une Dîme Royale
Idée d’une excellente noblesse
Mémoire pour le rappel des Huguenots

introduction et notes par Benoît Malbranque



Paris, juin 2014

Institut Coppet

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« Si Louis XIV l’avait écouté, Vauban aurait en bien des points devancé la Révolution. »



  • Adolphe Thiers




INTRODUCTION


VAUBAN, PENSEUR DU CHAOS FISCAL

     Aujourd’hui que la pression fiscale continue de croître dans notre pays, au risque d’étouffer les forces économiques nationales, et de com-promettre la reprise de la croissance, des voies s’élèvent pour réclamer un changement. Consciemment ou inconsciemment, c’est sur le travail d’économistes français, qui, depuis le XVIIe siècle, ont critiqué la fiscalité française, toujours chaotique, toujours despotique, toujours excessive, que se fondent communément ces projets de réforme.

     Premier dans l’ordre chronologique de ces réformateurs de l’impôt, et non moins dans celui du mérite, est le grand maréchal Sébastien Le Prestre Vauban, célèbre constructeur des places fortes et des citadelles.

Comme nous l’avons malheureusement oublié, Vauban le militaire fut également un économiste. Il s’intéressa au sort des masses et proposa en 1695 puis 1707 une réforme audacieuse de la fiscalité : remplacer la plupart des impôts existants par une taxe proportionnelle au revenu, une flat tax avant l’heure.

     Sébastien Le Prestre de Vauban, ainsi, fait partie de ces héros tristement célèbres. Tristement, non qu’ils se soient illustrés par leurs fautes ou par leur immoralité ; bien au contraire. Leur gloire n’est triste que parce qu’elle est incomplète. À travers les régions de notre nation, que Vauban avait si longtemps et si attentivement parcourues, nom-breuses sont en effet aujourd’hui les rues, les avenues ou les places qui arborent son nom, et pourtant elles ne célèbrent chaque fois que le Vauban génie militaire. Le Vauban économiste, qui n’a pas moins de mérites à faire valoir, n’est jamais mis en valeur.

     Vauban est pourtant, avec Boisguilbert, le plus grand économiste de la période préscientifique. Si l’histoire de la pensée économique ne lui accorde pas le mérite qui lui est dû, sans soute faut-il en accuser ses successeurs, qui l’ont si mal jugé. Le physiocrate Dupont de Nemours, premier auteur d’une notice d’histoire des idées économiques, l’appelle bien « le grand, le sage, le trois fois bon Vauban », mais c’est avant d’indiquer que la Dime royale, son principal ouvrage, est « fort inférieur pour les principes » au Détail de la France de Boisguilbert. Très attaché à la doctrine physiocratique, Dupont de Nemours s’étonne de ne pas en trouver les fondements chez Vauban, et le condamne de ce fait même. « Il ne sait pas ce que c’est que le produit net » lance-t-il sévèrement. 1 Ainsi, parce que les ressemblances entre Vauban et les Physiocrates sont plus difficiles à déceler que ne le sont celles entre ces mêmes Physiocrates et Boisguilbert, Vauban a été fort souvent négligé.

     En outre, si décidés à accorder à leurs propres noms le titre glorieux de Fondateurs de cette science « nouvelle » qu’est l’économie politique, les Physiocrates négligeront leurs prédécesseurs. Et quitte à en citer un, ils privilégieront surtout Sully.

     Au tout début du XIXe siècle, c’est avec l’impartialité supérieure de l’homme de science que Jean-Baptiste Say jugera son ancêtre Vauban. Il vantera l’« esprit juste et droit » de ce grand homme, « philosophe à l’armée, et militaire ami de la paix » et précisera que son œuvre éco-nomique « mérite d’être étudiée par tous les administrateurs de la fortune publique ». 2

     En donnant une nouvelle édition de la Dîme Royale, et en la plaçant en tête de sa grande « Collection des principaux économistes », Eugène Daire contribua en 1851 à ramener une part de lumière sur l’œuvre du grand serviteur de l’État. 3 Cependant, trop éloigné des préoccupations sur l’industrie, le libre-échange, le crédit et les banques, et mille autres sujets que son appartenance au XVIIe siècle le rendait incapable d’ap-précier, Vauban n’en devint pas pour autant une référence pour les économistes. Moins scientifique que Boisguilbert, et moins attaché aux principes que Turgot, il resta encore délaissé au XIXe siècle par toute cette profession des économistes qui, trop occupé à résoudre les ques-tions épineuses de la science, et à livrer bataille contre le socialisme, le communisme, le catholicisme social, le protectionnisme, le nationa-lisme, le colonialisme, et tant d’autres avatars de l’interventionnisme, ne considéraient plus leurs ancêtres que comme des lointains cousins, dont on ne rappelle le nom avec nostalgie que pour se rassurer ou impres-sionner l’adversaire, en montrant le petit air de famille.

     Et pourtant, quel homme mérite plus que Vauban de constituer notre idéal de l’homme d’État et de l’économiste ? Qui d’autre, dans ce temps de misères et de souffrances durant lequel il vécut et évolua, a mieux que lui fait sentir ce que l’observation attentive du peuple peut faire naître de réformes audacieuses et nouvelles ? S’il est donc une raison de l’étudier, et par cette voie de le comprendre, ce serait qu’élevé par la force de son travail et de son talent aux postes les plus res-pectables de l’appareil d’État, Vauban a le premier consacré ses médi-tations à la résolution du problème social.

     Ce n’était pas une habitude, au XVIIe siècle ni à aucun autre siècle, de commencer une carrière militaire avant de devenir économiste. Cet homme est bien un doux paradoxe. Lui, l’ardent et ingénieux homme de guerre, lui, la main vigoureuse qui rendit possible les succès mi-litaires de son Roi, en vint à appliquer son zèle bienfaiteur et ses soins à l’érection des piliers d’une science qui ferait valoir que l’industrie, que le commerce, et non la guerre et les conquêtes, sont les moyens de l’enri-chissement des peuples.

     Cette vie, ou plutôt ces vies, tant le parcours de Vauban semble riche même comparé aux soixante-treize années que dura son passage sur terre, nous ne pouvons assumer d’en présenter les différentes fa-cettes dans cette introduction. 4 Afin de présenter au mieux Vauban en tant qu’économiste, certaines informations sont toutefois nécessaires : nous les avons regroupé en quatre grands aspects, qui forment chacun une face de la personnalité de Vauban : le militaire, le sociologue, l’humaniste, et l’économiste.


Se battre en l’honneur de son Roi
     L’aspect le plus connu de Vauban, et sans doute à juste titre, con-cerne ses réalisations en tant qu’ingénieur militaire, au service du plus grand des rois de France, Louis XIV. C’est un détail auquel il nous sera difficile de rendre justice ici. Indiquons néanmoins que toute la vie de Vauban fut centrée autour du métier des armes, puisque il entra dans l’armée à 17 ans, et qu’après avoir gravi avec une vitesse rare les dif-férents échelons, il fut un travailleur infatigable du roi, construisant pas moins de 130 places fortes, conduisant les armées du roi avec talent, en prenant plus de cinquante places étrangères, dont Lille, Besançon, Valencienne, et Douai, où il sera blessé la joue, laissant sur son visage la marque éternelle du sacrifice.

     Un fait important pour caractériser Vauban en tant qu’homme, c’est que dans son métier d’ingénieur des fortifications, il tâcha toujours d’épargner le plus possible le sang des hommes. Au siège de Cambrai, il s’opposa à un projet d’attaque qu’il considérait trop gourmand en hom-mes, et expliqua au Roi : « J’aimerais mieux avoir conservé cent soldats à Votre Majesté, que d’en avoir ôté trois mille à l’ennemi. » 5 Une autre fois, lors du siège de Charleroi, en 1693, il présenta son idée dans des termes encore plus clairs : « Il vaut mieux verser moins de sang, dût-on brûler un peu plus de poudre. » 6

     Lui-même, pourtant, risqua souvent sa vie, ainsi qu’on l’a rappelé pour le cas du siège de Douai, en 1667. Ingénieur respecté, chef d’or-chestre des opérations militaires du roi de France, Vauban avait pourtant l’habitude de réaliser de lui-même, la nuit, tapis dans l’ombre, les repérages nécessaires à l’attaque des places fortes ennemis, qui se déroulerait le lendemain, au risque d’être découvert, capturé, et tué.

     Les travaux militaires remplissent la plus grande partie de ses Oisivetés, sa célèbre collection de mémoires qui, imprimés, remplissent pas moins de douze tomes. Dans notre sélection, nous ne pouvions pas les écarter tout à fait, mais nous ne pouvions pas non plus leur accorder la plus grande importance. Nombreux sont ceux qui, parmi ces mé-moires, ne concernent pas autre chose que les méthodes d’attaque ou de défense militaire, sans préoccupation sur l’état du commerce ou l’activité économique. Le seul qui nous a paru mériter de figurer dans ce recueil, comme un clin d’œil à la grande œuvre militaire du maréchal, est le mémoire intitulé « De l’importance dont Paris est à la France », qui, bien que centré principalement sur une problématique militaire : la défense de la ville de Paris contre d’éventuelles attaques, illustre toute l’attention que Vauban portait aux détails économiques et, pourrait-on dire, sociologiques.


Étudier scientifiquement la vie sociale
     Vauban n’aurait pas mérité de figurer ailleurs que dans les histoires de France et les histoires militaires, s’il s’était contenté d’être un ma-réchal curieux, comme il y en eu tant avant lui, et après lui. Mais il était plus qu’un simple curieux : il était un observateur avisé, tâchant d’étu-dier rigoureusement, presque scientifiquement, la vie sociale et la réalité économique.

La réalité sociale, pour un homme dont l’attention était toute tournée vers l’idée de population, s’étudiait d’abord, logiquement, par les enquêtes démographiques. Et les historiens ne se sont pas trompé sur ce point, eux qui ont depuis longtemps reconnu le mérite du ma-réchal en ce qui concerne le dénombrement des peuples et les mé-thodes pour le mener à bien. Selon Eric Vilquin, il est tout simplement l’inventeur des recensements. 7 Pour Christine Wattelar, écrivant sur l’histoire de la démographie, « les trois véritables ancêtres de la pro-jection démographique sont trois auteurs de la fin du XVIIIe siècle : John Graunt, William Petty, et Sébastien Le Prestre de Vauban. » 8

Vauban, il faut l’avouer, s’est beaucoup intéressé au recensement de la population, notamment parce qu’il y voyait une condition nécessaire à la juste répartition de l’impôt, mais aussi parce qu’il était passionné par la mesure juste des choses. Il travailla par exemple à l’unification des poids et mesures, laquelle ne sera réalisée qu’avec la Révolution. 9 Sur le sujet de la population, Vauban insista sur la nécessité d’obtenir une connaissance précise du nombre de la population :
« Le recensement des peuples me paraît très nécessaire dans un État bien policé. […] Sans un recensement répété tous les ans, une fois, ou du moins tous les deux ou trois, on ne peut savoir précisément le nombre des sujets, l’état au vrai de leur richesse et pauvreté, ce qu’ils font, de quoi ils vivent, et quel en est le commerce et les emplois, s’ils sont bien ou mal, à quoi les pays sont propres, ce qu’il y a de bon ou de mauvais, quelle en est la qualité ou fertilité, jusqu’aux valeurs et rap-ports des terres ; ce que le royaume nourrit d’habitants de son cru, et ce qu’il pourrait nourrir sans l’assistance de ses voisins, s’il était dans le meilleur état où on le puisse mettre ; quels sont les arts et métiers les plus en usage des habitants, ceux dont ils pourraient ajouter sans préjudicier à ceux des provinces voisines. Car il est vrai de dire que le peu de connaissances que l’on en a ne roule que sur des traditions de père en fils, la plupart menteuses, car on ne compte point. » 10
« On ne compte point » : le mot est lâché, et dans l’un des mémoires de notre recueil, nous verrons toute l’importance que Vauban donnait à la comptabilité exacte des réalités économiques et sociales. Il s’agit de la « Lettre sur la manière de faire les statistiques », dans laquelle Vauban presse M. de Caligny de compléter ses observations avec des dénom-brements précis : « il faut dénombrer », « faites aussi l’énumération », « il faut dire le nombre », telles sont les formules qui reviennent tout au long de la lettre.

À ce qu’il semble, cet intérêt pour le recensement des peuples lui serait venu, en partie du moins, de l’exemple d’une nation lointaine : la Chine. En 1697-1698, dans un mémoire sur la fiscalité, Vauban propo-sera que le Roi procède au dénombrement forcé de la population, et recommandera pour cela une méthode qui, avoue-t-il, est celle qui « se pratique à peu près en Chine », et il dit tirer ses informations des relations du père Martin Martinius. 11 Ainsi que l’écrira clairement Fran-çois de Neufchateau, « la connaissance que Vauban acquit par les ou-vrages des jésuites Kircher, Le Comte, et Bouvet, de ces descriptions géographiques de la Chine, lui fit naître l’idée d’essayer quelque chose, absolument du même genre, sur le pays qu’il habitait. » 12

En 1676, puis à nouveau en 1680, puis en 1686, Vauban effectue un recensement de la population à Valenciennes. En 1682, il procède à un recensement de la population de Douai. Quatre ans plus tard, aidé par cette première expérience, il rédige un document de douze pages inti-tulé « Méthode générale et facile pour le dénombrement des peuples ». L’idée « générale et facile » est de créer des tableaux pour faciliter le recensement, lesquels tableaux doivent simplement être remplis avec les informations sur la constitution des foyers de chaque paroisse. Cet exposé permit de diffuser davantage ses principes, déjà appliqués dans plusieurs villes pour le recensement. Un recensement a par exemple lieu à Lille en 1688, selon les méthodes décrites par Vauban. En 1696, Vauban eut à nouveau l’occasion de faire usage de ses propres théories pour obtenir des renseignements très précis sur l’élection de Vézelay, un espace géographique lié au découpage fiscal du territoire français. Dans sa « Description géographique de l’élection de Vézelay », reprise dans notre recueil, il écrit ainsi :
« Voilà une véritable et sincère description de ce petit et mauvais pays, faite après une très exacte recherche, fondée non sur des simples estimations, presque toujours fautives, mais sur un bon dénombrement en forme et bien rectifié. » 13

En 1697, grâce à une enquête royale de 1694-1695, Vauban put esti-mer la population française et avança le chiffre de 19,1 millions. Les historiens avancent aujourd’hui le chiffre de 21 millions pour 1700 et 21 millions également pour 1680. 14 Malgré cette estimation pessimiste, les économistes français du XVIIIe siècle penseront tous que la France vivait une dépopulation, quand la population française passait en réalité de 21 à plus de 25 millions entre 1700 et 1750, l’une des progressions les plus rapides de l’histoire de la France. Ce fut une débat vif chez les économistes français de savoir ce qui provoquait cette dépopulation, et comment la contrer, car tous s’accordaient sur la réalité d’une dépopu-lation. À croire que le travail de Vauban avait été infructueux, car en partie incorrect. Un comble pour cet observateur aussi méticuleux.


Décrire la misère du peuple
     Son deuxième mérite d’économiste, ou son premier, selon si l’on considère que le dénombrement des peuples fait partie de la tâche de l’économiste, est la description touchante et véridique de la misère des masses. Vauban n’est bien sûr pas le premier à tenir un langage de vérité à ce sujet. Que l’on rappelle simplement la lettre courageuse de Fénelon à Louis XIV : « Vos peuples, Sire, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusqu’ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée ; les villes et les campagnes se dépeuplent ; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers ; tout commerce est anéanti. […] Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions. » 15 Ce sont des mots tristement similaires que l’on trouve dans la Dîme royale de Vauban.

     Malgré cette similarité, il existe pour deux différences majeures entre Vauban et Fénelon. Tout d’abord, et c’est certainement le plus impor-tant, Vauban accompagne ses plaintes d’un projet précis de réforme permettant de solutionner le mal, ce que Fénelon, et les autres, n’es-quissent même pas. Deuxième différence : Vauban n’est pas un penseur isolé : il est un administrateur, un haut fonctionnaire de l’État qui risque son poste pour ses idées. Ainsi, comme le rappelle Léon Aucoc dans son discours sur Vauban, celui-ci est le premier personnage important de la monarchie française à avoir osé dire ouvertement la vérité sur l’état catastrophique du royaume. 16

     Les mots de Vauban méritent d’être cités, tant ils sont propres à faire naître l’empathie et la volonté de réforme. Il remplisse chacun de ses mémoires et pourront être trouvées à chacune des pages
« Il ne faut pas se flatter ; le dedans du royaume est ruiné, tout souffre, tout pâtit et tout gémit : il n’y a qu’à voir et examiner le fond des pro-vinces, on trouvera encore pire que je ne dis ». 17

     Les aperçus lugubres de Vauban étaient pourtant un témoignage parfaitement objectif de la réalité des conditions de vie de l’époque. Conscient de cela, Alexis de Tocqueville qualifiera le constat de la Dîme Royale de Vauban d’« effrayant », car véridique. 18


Réformer la fiscalité
     L’autre grand mérite de Vauban en tant qu’économiste, et, comme nous l’avons rappelé, celui qui le fait passer de l’humanisme bien senti à la science économique, est son attention à la proposition d’une réforme fiscale de grande envergure, capable d’éradiquer ou de faire diminuer en intensité le mal qu’il observe et décrit.

     À travers tous ses différents mémoires économiques et politiques, l’ambition de ce réformateur qu’était devenu Vauban, un peu malgré lui, était surtout le souhait de soulager « la basse partie du peuple qui, par son travail, soutient et fait subsister la haute. » 19 Il comprit que la fiscalité oppressive et désincitative accablait les paysans, ce qu’il ex-prima avec clairvoyance : « Le paysan laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne la travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre étant bien fumée et cultivée, on n’en prît occasion de l’imposer doublement à la taille. » 20

     Vauban voyait juste, car comme nous le savons aujourd’hui, et comme l’indiqueront après lui les physiocrates, l’Ancien Régime était marqué par une fiscalité irrationnelle et abusivement rigoureuse. 21 L’économiste Dupont de Nemours, l’un des grands noms de la Physio-cratie, indiquera clairement les choses dans une déclaration de l’As-semblée constituante le 24 juin 1791: « Les impôts étaient arbitraires, excessifs et insuffisants. Leurs formes tyranniques révoltaient les âmes libres, leurs frais étaient énormes et leurs vexations également odieuses et ruineuses ». 22 C’est cette fiscalité, injuste dans sa distribution, et donc abusive dans son poids, que Vauban ambitionna de vaincre.
« Rien n’est si injuste que d’exempter de cette contribution ceux qui sont le plus en état de la payer pour en rejeter le fardeau sur les moins accommodés, qui succombent sous le faix, lequel serait d’ailleurs très léger s’il était porté par tous à proportion des forces d’un chacun. » 23
     La solution proposée par Vauban, une flat tax sur tous les revenus, permettrait à l’impôt de se répartir entre toutes les classes de citoyens. Fondée sur une théorie de l’Etat qui expliquait que l’intervention de la puissance publique était légitime car elle seule pouvait protéger les droits des personnes et la propriété de chacun, sa réforme fiscale faisait contribuer tous les Français à l’effort, en proportion stricte de leur revenu : chacun paierait par exemple 10% de ses revenus.

     Dans son projet de Dîme royale, le seul de ses mémoires qui fut imprimé de son vivant, Vauban écrivit de manière tout à fait claire :


« Comme tous ceux qui composent un État, ont besoin de sa pro-tection pour subsister, et se maintenir chacun dans son état et sa situation naturelle, il est raisonnable que tous contribuent aussi selon leurs revenus, à ses dépenses et à son entretien : c’est l’intention des maximes mises au commencement de ces mémoires. Rien n’est donc si injuste que d’exempter de cette contribution ceux qui sont le plus en état de la payer, pour en rejeter le fardeau sur les moins accommodés qui succombent sous le faix ; lequel serait d’ailleurs très léger s’il était porté par tous à proportion des forces d’un chacun ; d’où il suit que toute exemption à cet égard est un désordre qui doit être corrigé. Après beaucoup de réflexions et d’expériences, il m’a paru que le roi avait un moyen sûr et efficace pour remédier à tous ces maux, présents et à venir.

Ce moyen consiste à faire contribuer un chacun selon son revenu au besoin de l’État ; mais d’une manière aisée et facile, par une proportion dont personne n’aura lieu de se plaindre, parce qu’elle sera tellement répandue et distribuée, que quoi qu’elle soit également portée par tous les particuliers, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, aucun n’en sera surchargé, parce que personne n’en portera qu’à proportion de son revenu. »


     S’il réclamait la répartition strictement égalitaire de l’impôt, Vauban ne saurait pour autant être classé parmi les précurseurs de la Révolution française, pour la raison simple qu’il fut toute sa vie pleinement attaché à la monarchie absolue. « Les idées de Vauban se retrouvent à chaque page des cahiers qui préparèrent la Révolution française, notera bien Léon Aucoc. Pas plus que lui, les électeurs de 1789 ne séparaient le respect dû à la royauté du désir de soulager les misères publiques. Ce qui les distingue toutefois, c’est qu’ils vont jusqu’à la souveraineté na-tionale, en réclamant le consentement de l’impôt par ceux qui les payent. Vauban, lui, s’en remet pour la répartition à la justice du roi. » 24

     Le fait est que Vauban, avant d’être un humaniste et un réformateur, fut d’abord un serviteur de la monarchie. En cela, d’ailleurs, il ne se distingue pas des économistes de son époque. Qu’on se souvienne du Traité de l’économie politique, le premier du genre, publié en 1615 par Antoine de Montchrétien, livre dédié au Roi et à la Reine mère, qui est rempli d’éloges sur la France et la royauté française. Il n’en est pas autrement chez un autre serviteur de la monarchie, Pierre le Pesant de Boisguilbert, contemporain de Vauban, ou également chez leurs succes-seurs : Quesnay, le médecin du Roi, et Turgot, son ministre. Pas plus que ces grandes gloires de l’économie politique française, Vauban ne critique pas la monarchie absolue. Ce n’est pas, comme on pourrait le penser à tort, par peur de voir leur livre interdit : ils publient déjà ano-nymement et sans approbation royale. S’ils défendent le Roi et la monarchie, c’est donc nécessairement qu’ils sont profondément atta-chés à ce système. Tandis que l’idée démocratique progresse dans la so-ciété, eux la rejettent. Sur ce point, Anne Blanchard écrit avec raison :


« Il n’y a pas chez Vauban le moindre désir de quelque subversion que ce soit de la société ; au contraire, par une meilleure assise des revenus de l’État, il vise à maintenir l’ordre établi. » 25
     Sans entrer dans le débat de savoir si cette opposition au principe démocratique constitue ou non une erreur de jugement, discussion qui nous emmènerait trop loin26, et surtout fort à côté du but visé, voyons maintenant les domaines sur lesquels il est justifié, du point de vue de la science économique, de dire que Vauban s’est trompé, ou du moins qu’il a subi l’influence corruptrice des préjugés de son temps.

     D’abord, sa réforme fiscale elle-même n’a pas convaincu les économistes ultérieurs, qui la considèrent simpliste, ou qui indiquèrent qu’elle n’empêchait en rien la fiscalité d’être arbitraire, car le Roi avait toute latitude pour déterminer le taux de l’impôt, et l’élever à des ni-veaux considérables, incompatibles avec un développement de l’activité économique. Relevant bien la démarche humaniste de Vauban et sa préoccupation sincère pour le bas peuple, Léon Say, économiste et un temps ministre des finances sous la Troisième République, écrira : « Il suffit de lire la préface de la Dîme Royale pour reconnaître à quel point Vauban était préoccupé du sort du peuple. On peut, sans craindre de se tromper, le ranger parmi les démocrates que le peuple et la démocratie auraient pu prendre pour chef ; il entreprenait de la conduire dans une voie qui était sûre parce qu’elle était raisonnable et juste. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’erreurs dans la Dîme royale, et, certainement, à la lu-mière de la science et de la pratique modernes, je ne puis considérer la dîme royale comme constituant un impôt parfait, ni en théorie ni en pratique. Mais quoique ce projet fût impraticable, il ne fait pas moins le plus grand honneur à l’homme de génie qui en est l’auteur. » 27

     Léon Aucoc, dans le discours déjà cité, indiquera lui que Vauban faisait trop peu de cas de ce qui constitue pourtant le fondement même de la science de l’économie politique qu’il était porté à bâtir : l’individu. « Ses théories sur la liberté du travail, sur le commerce, sur le rôle de la monnaie dans les échanges, sur l’organisation des colonies, ne sont pas conformes aux doctrines modernes, notera-t-il ainsi. Vauban a plus de confiance dans l’autorité royale que dans l’initiative privée. » 28

     Il est vrai que la démarche même du maréchal est celle de l’administrateur préoccupé qui tâche d’organiser la vie économique de manière à ce qu’elle soit à l’avantage du plus grand nombre, sans s’apercevoir qu’elle le serait plus aisément si elle n’était pas dirigée, mais laissée libre. Au travers des différents mémoires, cependant, on sent Vauban prendre conscience de certaines réalités économiques telles que celle qu’on peut appeler la doctrine de l’intérêt personnel, et on le voit parfois se rétracter, et réprouver son erreur. Dans la Dîme royale, à la fin de sa préface, sans doute le dernier morceau qui fut ajouté, et qui date donc des derniers mois avant sa mort, on peut lire que « l’argent le mieux employé est celui qui demeure entre les mains des peuples, où il n’est jamais inutile ni oisif ». 29

     Une évolution similaire peut être observée chez le grand maréchal de France sur la question du commerce. Vauban fut d’abord un ardent partisan de la théorie de la balance du commerce, qui indiquait qu’un Etat doit avoir une balance du commerce excédentaire, quand en réa-lité, une théorie dont les économistes ultérieurs, les Physiocrates en France, Adam Smith et les économistes classiques ensuite, prouveront la fausseté. Cette théorie, on peut voir Vauban s’en détacher, avec grande peine, certes, car c’était un préjugé unanimement partagé en son temps, mais s’en dégager tout de même clairement. « Ce ne sont pas les monceaux d’or et d’argent qui font les richesses du pays, mais le bon emploi qu’on en fait journellement, l’abondance des denrées et leur consommation, sans quoi rien ne profite. » (Vauban, cité Ibid., p.43) Négligeant l’incertitude initiale de Vauban, qui ne saurait être tout à fait ignorée sans dénaturer ce que fut le maréchal de France en tant qu’économiste, Eugène Daire écrira avec enthousiasme : « Vauban et Boisguilbert sont les premiers écrivains qui aient combattu l’opinion générale, que la richesse consistait principalement dans les métaux précieux. Et ce n’est pas une médiocre gloire, si l’on songe que ce préjugé trouvait encore des défenseurs en 1821, et que, dans un livre imprimé à cette époque, véritable manifeste de guerre contre tous les économiste, se rencontrent, par centaines, des phrases analogues à la suivante : ‘‘L’argent est plus que les richesses, car il les crée toutes ; l’argent est l’âme du monde commerçant.’’ (Ferrier, Du gouvernement considéré dans ses rapports avec le commerce, p.107) » (Économistes financiers du dix-huitième siècle, Paris, Guillaumin, 1851, p.49)

JB Say le dit aussi : A l’époque où Vauban donna son plan, la France en aurait éprouvé un grand soulagement, et il conduisait à l’abolition des privilèges. C’est pour cela même qu’il fut rejeté.


Surtout Saint-Simon le dit « patriote », premier usage connu du mot.
Et aussi, à l’occasion de sa mort : « Le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes grâces … »
A la mort de Vauban, Louis XIV aurait dit : « Je perds un homme fort affectionné à ma personne et à l’Etat. » (cité Ibid., p.89
Ainsi il perd son crédit et est désavoué par le Roi.
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