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Les amants de Venise Beq michel Zévaco Les amants de Venise


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Le vieux doge


On a vu que le cortège de Foscari s’était croisé avec le cortège funèbre de Dandolo.

Cette rencontre, qui avait si vivement impressionné le doge et le capitaine général, n’avait pas été voulue par Léonore.

Le hasard seul l’avait faite – le hasard, ou plutôt la disposition particulière des rues de Venise.

Il n’y avait, en effet, dans la cité des eaux que peu de voies praticables par terre pour une nombreuse réunion ; il était presque fatal que les deux cortèges devaient se rencontrer.

Léonore, d’ailleurs, si elle s’aperçut de cette rencontre, n’y prêta qu’une médiocre attention.

Mais peu à peu, à mesure qu’elle avançait, cette attention fut violemment sollicitée par ce qui se passait autour d’elle.

Des bandes parcouraient la ville silencieusement, mais avec une allure et des attitudes menaçantes.

Toutes les maisons, toutes les boutiques étaient fermées.

Une heure environ après la rencontre du cortège Foscari, de grandes clameurs s’élevèrent au loin, du côté du Lido.

Les bandes que Léonore avait remarquées, et qui étaient silencieuses, criaient maintenant :

« Altieri !... Altieri !... »

« Altieri est vainqueur », songea Léonore.

Que lui importait, après tout !

Elle-même l’avait dit : que ce fût le capitaine général ou le doge régnant qui triomphât, ses préoccupations, à elle, étaient ailleurs.

Les rumeurs augmentaient d’intensité.

Des coups de feu éclataient.

Puis une formidable détonation ébranla les airs...

Il y eut comme une accalmie d’un instant.

Puis les clameurs recommencèrent.

Toutes les églises sonnaient le tocsin.

Ce fut dans l’indescriptible tumulte d’une ville en révolution que Léonore marchait derrière le cercueil de son père.

« Altieri est vainqueur », songeait-elle.

Et une plus grande hâte d’en finir lui venait.

Lorsque le convoi funèbre entra dans l’île d’Olivolo, le calme soudain qui l’enveloppa lui fit lever la tête et regarder autour d’elle.

Voyant qu’on arrivait enfin, elle sourit.

Le tombeau des Dandolo était adossé à Sainte-Marie-Formose.

Les prêtres et les confréries s’arrêtèrent devant la petite construction entourée d’une grille.

Les porteurs entrèrent seuls.

Dehors, en hâte, les prêtres récitèrent les prières, effarés, épouvantés par l’énorme tumulte qui grondait au loin...

Puis, le tombeau, la grille furent fermés.

Les quelques parents éloignés qui avaient escorté Léonore s’approchèrent d’elle et lui proposèrent de la reconduire au palais Dandolo.

Elle refusa, disant qu’elle allait se retirer pour quelques jours dans l’ancienne maison Dandolo.

Puis elle ajouta :

« En d’autres temps, cousins, j’eusse rempli les devoirs de l’hospitalité en vous offrant le repas des funérailles. Mais vous savez ce qui se passe, peut-être... ma maison est désorganisée... »

Avec empressement, ils acceptèrent la liberté que leur rendait Léonore, curieux d’aller voir quel trouble étrange agitait la ville, et pourquoi, le jour du mariage du Doge et de l’Adriatique, ils avaient rencontré des bandes menaçantes qui criaient :

« Altieri ! Altieri !... »

Alors, Léonore se dirigea accompagnée de deux serviteurs vers la maison Dandolo.

Devant la porte de la maison, elle renvoya les serviteurs qui se retirèrent au palais Altieri.

Elle entra, gagna la maison et sur le seuil rencontra le vieux Philippe qui, avec angoisse, écoutait les bruits lointains de la bataille.

« Vous, signora ! s’écria le vieillard en joignant les mains.

– Oui, moi... Peux-tu me confier la clef de la chambre que j’habitais quand j’étais jeune fille ?

– Vous confier...

– Mais oui, dit-elle avec un sourire qui était calme et qui traduisait des idées terrifiantes, oui, puisque la maison n’est plus à nous...

– Oh ! signora... chère signora... tout est bouleversé de fond en comble... venez... la maison est à vous... vous le savez bien, puisqu’elle est à lui. »

Léonore tressaillit violemment, ouvrit la bouche pour répondre... mais aucune parole ne lui vint.

Elle fit seulement un signe de tête et entra.

« Voici la clef de votre chambre, signora, dit le vieux Philippe. Elle a été respectée et rien n’y a été changé.

– Merci », dit-elle faiblement.

Une minute elle regarda autour d’elle, s’emplissant les yeux de ce décor qui, jadis, avait encadré son bonheur.

Le vieillard comprit sans doute que quelque chose d’extraordinaire et de solennel s’accomplissait dans l’âme de sa maîtresse.

Il la regarda avec anxiété, sans dire un mot.

Il la vit qui montait lentement l’escalier de bois et s’enfonçait dans la pénombre, comme un fantôme qui s’évanouit.

Soudain, il poussa une exclamation, comme s’il eût deviné.

« Advienne que pourra ! murmura-t-il. Mais lui seul peut... »

Et il se mit à courir à toutes jambes vers le grand cèdre qui se trouvait au milieu du jardin.

Dix minutes plus tard, il en revenait, entraînant avec lui le doge Candiano qu’il venait de faire sortir de la cachette où Roland l’avait fait descendre pour la journée.

Il l’installa dans la salle à manger.

« Attendez-moi, monseigneur », dit-il...

L’aveugle, indifférent, s’était laissé faire.

Le vieux Philippe monta rapidement l’escalier.

Il frappa à la porte de Léonore, ayant soin de crier :

« C’est moi, signora... »

Léonore vint ouvrir.

« Que veux-tu ? » demanda-t-elle doucement.

En même temps, elle cachait dans son corsage un flacon minuscule.

Ce mouvement ne put échapper au vieux serviteur.

« Voilà ce que je redoutais ! », songea-t-il.

« Que veux-tu ? demanda encore Léonore, très doucement.

– Signora ! Signora ? pourquoi avez-vous remis vos vêtements de jeune fille ! s’écria le vieillard en joignant les mains.

– Est-ce là ce qui t’inquiète ?... Un caprice...

– Signora ! Signora ! pourquoi venez-vous de cacher du poison dans votre sein ? »

Elle détourna la tête et, pour la troisième fois, demanda avec la même douceur :

« Que veux-tu ?...

– Signora... un homme est là, en bas, dans la salle à manger, qui veut vous parler...

– Un homme ?...

– Oui... quelqu’un que vous connaissez... un noble vieillard que jadis vous aimiez comme un père...

– Comme un père ! dit sourdement Léonore.

– Signora, si cinquante années de bons services passées dans la maison Dandolo méritent une récompense, si vous n’avez pas oublié que je guidai vos premiers pas dans ce jardin, que vous fûtes toujours ma constante adoration, consentez à voir cet homme qui vous attend... »

Deux larmes coulaient sur ses joues ravagées par la vieillesse et les chagrins.

Une puissante émotion étreignit le cœur de Léonore.

« Soit ! dit-elle faiblement. Descendons... »

Qu’espérait donc le vieux Philippe en entraînant Léonore auprès du père de Roland ?

Avait-il surpris chez ce pauvre dément quelque lueur d’un réveil d’intelligence ?

Léonore, au moment de descendre, demanda :

« Quel est cet homme ?

– Vous l’allez voir, signora », répondit Philippe en s’élançant.

Elle descendit plus lentement.

Elle avait revêtu le costume qu’elle portait la veille de l’arrestation de Roland Candiano, costume conservé non seulement avec le soin qu’on accordait alors aux objets d’usage familial, mais encore avec toute la piété du souvenir.

Lorsque Léonore entra dans la salle à manger, elle vit un homme seul, assis dans un fauteuil, le visage tourné vers la lumière.

Philippe avait disparu.

Léonore s’avança et reconnut aussitôt le vieux doge.

« Le père de Roland ! » murmura-t-elle.

Et tout d’abord, elle recula avec une sorte d’effroi.

« Non ! oh ! non ! balbutia la malheureuse jeune femme. Je ne veux pas qu’il me voie... »

Mais tout aussitôt, elle se souvint que le doge avait subi l’affreux supplice de l’aveuglement.

Alors elle s’avança doucement et contempla le vieillard.

Et elle songeait :

« Comme les années et le malheur l’ont peu changé !... Il me semble le voir encore tel que je le vis le soir où il vint ici, dans cette salle même, et me prenant la main, me dit en souriant : « Je ne pouvais souhaiter une fille plus belle ni plus sage... » Comme j’étais heureuse alors ! Comme mon pauvre cœur battait tandis qu’il me parlait ainsi !... Et puis il ajoutait que son fils ne parlait que de moi, qu’il en était comme fou, et qu’il fallait le morigéner d’importance pour qu’il vaquât à ses affaires au lieu de passer son temps à me faire des vers... Il me disait tout cela en riant... »

Léonore, à ce souvenir, se prit à sourire.

« Quel bon vieillard c’était !... Lorsque j’allais au palais ducal, et qu’il m’admettait avec mon père à sa table familiale, il ne voulait pas qu’il fût question d’étiquette ; lui-même me plaçait auprès de Roland, et il me grondait en riant pour l’appeler monseigneur, me disant que le titre de père dans ma bouche lui paraissait bien plus beau. Oui, il rayonnait de bonté... Comme j’étais heureuse !... »

Et cette fois, ce fut un sanglot qui déchira sa gorge.

« Maintenant, c’est fini, murmura-t-elle... je vais mourir... mourir désespérée, seule, sans un regard d’affection autour de moi... »

« Qui est là ? » demanda tout à coup le vieux doge.

Il avait perçu le léger bruit du sanglot et, instinctivement, étendait ses mains en avant.

Léonore était demeurée immobile, frémissante, éperdue.

« Qui est là ? reprit le vieillard. Est-ce toi, Philippe ?... »

Léonore était dans une de ces minutes d’émotion suprême où l’on vit une vie anormale, où l’âme ballottée comme une épave perd le sens de la direction, où il semble que le cœur va éclater...

Elle allait se tuer.

Quelques minutes encore, et elle ne serait plus.

Déjà l’amertume de la mort était en elle.

Et ce besoin si absolu, si profondément humain, d’épancher sa désolation, s’empara d’elle.

Elle se laissa tomber à genoux, près du vieux Candiano, saisit sa main et, sanglotante, laissa parler sa douleur :

« Celle qui est là est une pauvre fille que vous ne voyez pas, mais que vous avez vue jadis, monseigneur doge... Vous rappelez-vous encore Léonore Dandolo ? Vous souvenez-vous comme vos yeux brillaient et comme votre cœur se dilatait lorsqu’elle vous tendait son front ? Vous souvenez-vous qu’un jour vous avez dit : Cette enfant est née pour le bonheur... Eh bien, monseigneur doge, la malheureuse qui pleure à vos pieds, c’est Léonore Dandolo...

– Qui m’appelle doge !... Je suis donc le doge ?... Moi !... Quelle plaisanterie !... »

Léonore n’entendit pas ces paroles du fou.

Elle continua son lamento parmi des sanglots :

« Ô mon père ! Vous ne savez pas l’affreux malheur qui s’est abattu sur moi... On a aveuglé vos pauvres yeux... Moi, on m’a aveuglé l’âme... On a brûlé vos paupières... Moi, on m’a broyé le cœur et on m’a défendu d’aimer... Vous ne savez pas le supplice atroce que cela est ! Aimer de toute son âme, et savoir qu’il me méprise, sans que je puisse lui prouver que je suis digne de lui. Ma seule faute fut de vouloir sauver mon père... Oh ! monseigneur doge, c’est tout de même trop injuste, cela ! Je vais mourir, et avant de m’en aller à jamais, je veux vous crier mon innocence et en appeler à votre justice ! »

Le vieillard avait pâli. Ses mains tremblaient légèrement.

Il murmura :

« Qui pleure donc ainsi ?... Qui donc a assez souffert pour que de tels accents puissent déchirer des oreilles humaines ?...

– Léonore, monseigneur doge, votre Léonore ! Celle que vous appeliez votre petite Léonore !... Léonore Dandolo... Vous l’avez donc oubliée1 ?... Quoi ! Encore cette douleur, alors que j’attendais pour mourir la bénédiction qui allait tomber de vos lèvres !

– Léonore !... Léonore Dandolo ! murmura le fou en tâtonnant dans les ténèbres éternelles de ses yeux. Il me semble, en effet... oui... une belle fille... belle et sage... oui... j’ai dû la connaître... Et vous dites que Léonore Dandolo a beaucoup souffert ? »

La malheureuse eut un cri de désespoir farouche :

« Je dis qu’elle sanglote à vos pieds, et qu’elle se meurt ! Voilà ce que je dis, monseigneur doge ! Je dis que le ciel et la terre sont des abîmes d’iniquité, puisque des innocents peuvent être condamnés comme je l’ai été, puisque belle, jeune, éprise de vie, je suis poussée à la mort par le crime des autres !

– Léonore Dandolo ! murmurait le vieillard d’une voix étrange. Attendez... ne venait-elle pas jadis, il y a longtemps, bien longtemps... dans un palais... près d’un canal... un palais plein de gens magnifiques ?...

– Votre palais, monseigneur doge !... Quoi ! auriez-vous donc souffert, vous aussi, au point de perdre la mémoire !... Ah ! que maudits soient les auteurs de tant de malheurs !

– Il est trop tard pour les maudire ! » gronda une voix rude, rauque, haletante.

Léonore se releva d’un bond, se retourna :

Altieri était devant elle !

Mais Altieri, poudreux, déchiré, le visage ensanglanté, terrible, les yeux convulsés, les cheveux en désordre, les muscles de la face tordus par d’effroyables passions déchaînées. Il fit un pas vers Léonore.

« Tu veux mourir ! rugit-il. Viens ! Mourons ensemble ! Mais avant de mourir, j’aurai tes baisers... tu seras à moi... »

Léonore recula.

En reculant, elle se heurta au vieux doge qui venait de se dresser tout debout, et qui la saisit dans ses bras.

« Ô mon père ! clama-t-elle, je veux mourir... mais non subir la honte de mourir avec lui... Protégez-moi ! Défendez-moi ! Réveillez-vous, monseigneur doge !... À mon secours !... »


XXX



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