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La fortune des rougon


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« Quel coquin ! » murmura-t-elle, quand elle fut dans la rue, sans songer qu'elle-même venait de mettre un interdit sur les courriers.

Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour, passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuement et plus à l'aise avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de la promenade, elle rencontra M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé de Plassans, auquel répugnait l'action, gardait, depuis l'annonce du coup d'État, la neutralité la plus absolue. Pour lui, l'Empire était fait, il attendait l'heure de reprendre, dans une direction nouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormais inutile, n'avait plus qu'une curiosité : savoir comment la bagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu'au bout de leur rôle.

« C'est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Je voulais aller te voir. Tes affaires s'embrouillent.

– Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.

– Tant mieux, tu me conteras cela, n'est-ce pas ? Ah ! je dois me confesser, j'ai fait une peur affreuse, l'autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu comme ils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisais voir une bande d'insurgés dans chaque bouquet de la vallée !… Tu me pardonnes ?

– Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dû les faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois.

Venez donc un de ces matins, lorsque je serai seule. » Elle s'échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par la rencontre du marquis. Toute sa petite personne exprimait une volonté implacable. Elle allait enfin se venger des cachotteries de Pierre, le tenir sous ses pieds, assurer pour jamais sa toute-puissance au logis. C'était un coup de scène nécessaire, une comédie dont elle goûtait à l'avance les railleries profondes, et dont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femme blessée.

Elle trouva Pierre couché, donnant d'un sommeil lourd ; elle approcha un instant la bougie, et regarda, d'un air de pitié, son visage épais, où couraient par moments de légers frissons ; puis elle s'assit au chevet du lit, ôta son bonnet, s'échevela, se donna la mine d'une personne désespérée, et se mit à sangloter très haut.

« Hein ! qu'est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? » demanda Pierre brusquement réveillé.

Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.

« Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoir épouvantait. Où es-tu allée ? Tu as vu les insurgés ? » Elle fit signe que non ; puis, d'une voix éteinte :

« Je viens de l'hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Je voulais demander conseil à M. de Carnavant. Ah ! mon pauvre ami, tout est perdu. » Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau que montrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonflée par la peur. Et, au milieu du lit défait, il s'affaissait comme un magot chinois, blême et pleurard.

« Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louis a succombé ; nous sommes ruinés, nous n'aurons jamais un sou. » Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s'emporta.

C'était la faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute sa famille. Est-ce qu'il pensait à la politique, lui, quand M, de Carnavant et Félicité l'avaient jeté dans ces bêtises-là !

« Moi, je m'en lave les mains, cria-t-il. C'est vous deux qui avez fait la sottise. Est-ce qu'il n'était pas plus sage de manger tranquillement nos petites rentes ? Toi, tu as toujours voulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits. » Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu'il s'était montré aussi âpre que sa femme. Il n'éprouvait qu'un immense désir, celui de soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite.

« Et, d'ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvions réussir avec des enfants comme les nôtres ! Eugène nous lâche à l'instant décisif ; Aristide nous a traînés dans la boue, et il n'y a pas _jusqu'à ce grand innocent de Pascal qui ne nous compromette, en faisant de la philanthropie à la suite des insurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leur faire faire leurs humanités ! » Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n'usait jamais. Félicité, voyant qu'il reprenait haleine, lui dit doucement :

« Tu oublies Macquart.

– Ah ! oui, je l'oublie ! reprit-il avec plus de violence, en voilà encore un dont la pensée me met hors de moi !…

Mais ce n'est pas tout ; tu sais, le petit Silvère, je l'ai vu chez ma mère, l'autre soir, les mains pleines de sang ; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t'en ai pas parlé, pour ne point t'effrayer. Vois-tu un de mes neveux en cour d'assises ? Ah ! quelle famille !… Quant à Macquart, il nous a gênés, au point que j'ai eu l'envie de lui casser la tête, l'autre jour, quand j'avais un fusil. Oui, j'ai eu cette envie… » Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu]es reproches de son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme une coupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par son attitude, elle poussait Pierre, elle l'affolait.

Quand la voix manqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant le repentir ; puis elle répéta d'une voix désolée :

« Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! qu'allons-nous faire !…

Nous sommes criblés de dettes.

– C'est ta faute ! » cria Pierre en mettant dans ce cri ses dernières forces.

Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L'espérance d'un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuis le commencement de 1851, ils s'étaient laissés aller jusqu'à offrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres de sirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes, pendant lesquelles on buvait à la mort de la République. Pierre avait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de la réaction, pour contribuer à l'achat des fusils et des cartouches.

« La note du pâtissier est au moins de mille francs, reprit Félicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être le double au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, le fruitier… » Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant :

« Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes.

– Moi, moi ! balbutia-t-il, mais on m'a trompé, on m'a volé ! C'est cet imbécile de Sicardot qui m'a mis dedans, en me jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J'ai cru faire une avance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende mon argent.

– Eh ! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme en haussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre.

Quand nous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger du pain. Ah ! c'est une jolie campagne !… Va, nous pouvons aller habiter quelque taudis du vieux quartier. » Cette dernière phrase sonna lugubrement. C'était le glas de leur existence. Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femme évoquait le spectacle. C'était donc là qu'il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années. L'Empire ne payerait pas ses dettes, cet Empire qui seul pouvait le sauver de la ruine. Il sauta du lit, en chemise, en criant :

« Non, je prendrai un fusil, j'aime mieux que les insurgés me tuent.

– Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire demain ou après-demain, car les républicains ne sont pas loin. C'est un moyen comme un autre d'en finir. » Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d'un coup, on lui versait un grand seau d'eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Il s'opérait en lui une réaction fatale.

Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d'enfant. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilité désolée. Au bout d'un long silence, cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.

« Mais parle donc ! implora-t-il, cherchons ensemble. N'y a-t-il vraiment aucune planche de salut ?

– Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi même la situation tout à l'heure ; nous n'avons de secours à attendre de personne ; nos enfants eux-mêmes nous ont trahis.

– Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cette nuit, tout de suite ! ?

– Fuir ! mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait feutrer les portes ! ? » Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ; puis, comme vaincu, d'un ton suppliant, il murmura :

« Je t'en prie, trouve une idée, toi ; tu n'as encore rien dit. » Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde impuissance :

« Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n'entends rien à la politique, tu me l'as répété cent fois. » Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua lentement, sans reproches :

« Tu ne m'as pas mise au courant de tes affaires, n'est-ce pas ? J'ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil… D'ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque tout seuls. » Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentit pas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d'un coup, il se confessa. Il parla des lettres d'Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacité d'un homme qui fait son examen de conscience et qui implore un sauveur. A chaque instant, il s'interrompait pour demander : « Qu'aurais-tu fait, toi, à ma place ? » ou bien il s'écriait : « N'est-ce pas ? j'avais raison, je ne pouvais agir autrement. » Félicité ne daignait pas même faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d'un juge. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d'une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu'elle lui mît des menottes.

« Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vais te faire lire la correspondance d'Eugène. Tu jugeras mieux la situation. » Elle essaya vainement de l'arrêter par un pan de sa chemise ; il étala les lettres sur la table de nuit, se recoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourir elle-même.

Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme.

« Eh bien ! dit-il, anxieux, quand il eut fini, maintenant que tu sais tout, ne vois-tu pas une façon de nous sauver de la ruine ? » Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchir profondément.

« Tu es une femme intelligente, reprit-il pour la flatter ; j'ai eu tort de me cacher de toi, ça, je le reconnais…

– Ne parlons plus de ça, répondit-elle… Selon moi, si tu avais beaucoup de courage… » Et, comme il la regardait d'un air avide, elle s'interrompit, elle dit avec un sourire :

« Mais tu me promets bien de ne plus te méfier de moi ?

tu me diras tout ? tu n'agiras pas sans me consulter ? » Il jura, il accepta les conditions les plus dures. Alors Félicité se coucha à son tour ; elle avait pris froid, elle vint se mettre près de lui ; et, à voix basse, comme si l'on avait pu les entendre, elle lui expliqua longuement son plan de campagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plus violente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de héros au milieu des habitants consternés. Un secret pressentiment, disait-elle, l'avertissait que les insurgés étaient encore loin.

D'ailleurs, tôt ou tard, le parti de l'ordre l'emporterait et les Rougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs, le rôle de martyrs n'était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avec tant de conviction, que son mari, surpris d'abord de la simplicité de son plan, qui consistait à payer d'audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par promettre de s'y conformer, en montrant tout le courage possible.

« Et n'oublie pas que c'est moi qui te sauve, murmura la vieille, d'une voix câline. Tu seras gentil ? » Ils s'embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau, pour ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise.

Mais ni l'un ni l'autre ne s'endormirent ; au bout d'un quart d'heure, Pierre, qui regardait au plafond une tache ronde de la veilleuse, se tourna, et, à voix très basse, communiqua à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau.

« Oh ! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel.

– Dame ! reprit-il, tu veux que les habitants soient consternés !… On me prendrait au sérieux, si ce que je t'ai dit arrivait… » Puis, son projet se complétant, il s'écria :

« On pourrait employer Macquart… Ce serait une façon de s'en débarrasser. » Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, elle hésita, et, d'une voix troublée, elle balbutia :

« Tu as peut-être raison… C'est à voir… Après tout, nous serions bien bêtes d'avoir des scrupules ; il s'agit pour nous d'une question de vie ou de mort… Laisse-moi faire, j'irai demain trouver Macquart et je verrai si l'on peut s'entendre avec lui. Toi, tu te disputerais, tu gâterais tout… Bonsoir, dors bien, mon pauvre chéri… Va, nos peines finiront. » Ils s'embrassèrent encore, ils s'endormirent. Et, au plafond, la tache de lumière s'arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé longuement sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime dans les draps, et qui voyaient en rêve tomber dans leur chambre une pluie de sang, dont les gouttes larges se changeaient en pièces d'or sur le carreau.

Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, munie des instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elle emportait, dans une serviette, l'uniforme de garde national de son mari. D'ailleurs, elle n'aperçut que quelques hommes donnant à poings fermés dans le poste.

Le concierge, qui était chargé de nourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le cabinet de toilette, transformé en cellule.

Puis il redescendit tranquillement.

Macquart était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deux nuits. Il avait eu le temps d'y faire de longues réflexions. Lorsqu'il eut dormi, les premières heures furent données à la colère, à la rage impuissante. Il éprouvait des envies de briser la porte, à la pensée que son frère se carrait dans la pièce voisine. Et il se promettait de l'étrangler de ses propres mains lorsque les insurgés viendraient le délivrer.



Mais le soir, au crépuscule, il se calma, il cessa de tourner furieusement dans l'étroit cabinet. Il y respirait une odeur douce, un sentiment de bien-être qui détendait ses nerfs.

M. Garçonnet, fort riche, délicat et coquet, avait fait arranger ce réduit d'une très élégante façon ; le divan était moelleux et tiède ; des parfums, des pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et le jour pâlissant tombait du plafond avec des voluptés molles, pareil aux lueurs d'une lampe pendue dans une alcôve. Macquart, au milieu de cet air musqué, fade et assoupi, qui traîne dans les cabinets de toilette, s'endormit en pensant que ces diables de riches « étaient bien heureux tout de même ». Il s'était couvert d'une couverture qu'on lui avait donnée. Il se vautra jusqu'au matin, la tête, le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quand il ouvrit les yeux, un filet de soleil glissait par la baie. Il ne quitta pas le divan, il avait chaud, il songea en regardant autour de lui. Il se disait que jamais il n'aurait un pareil coin pour se débarbouiller. Le lavabo surtout l'intéressait ; ce n'était pas malin, pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits pots et tant de fioles. Cela le fit penser amèrement à sa vie manquée. L'idée lui vint qu'il avait peut-être fait fausse route ; on ne gagne rien à fréquenter les gueux ; il aurait dû ne pas faire le méchant et s'entendre avec les Rougon. Puis il rejeta cette pensée. Les Rougon étaient des scélérats qui l'avaient volé. Mais les tiédeurs, les souplesses du divan continuaient à l'adoucir, à lui donner un regret vague. Après tout, les insurgés l'abandonnaient, ils se faisaient battre comme des imbéciles. Il finit par conclure que la République était une duperie. Ces Rougon avaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, sa guerre sourde ; personne, dans la famille, ne l'avait soutenu : ni Aristide, ni le frère de Silvère, ni Silvère lui-même, qui était un sot de s'enthousiasmer pour les républicains, et qui n'arriverait jamais à rien. Maintenant, sa femme était morte, ses enfants l'avaient quitté ; il crèverait seul, dans un coin, sans un sou, comme un chien. Décidément, il aurait dû se vendre à la réaction. En pensant cela, il lorgnait le lavabo, pris d'une grande envie d'aller se laver les mains avec une certaine poudre de savon contenue dans une boîte de cristal. Macquart, comme tous les fainéants qu'une femme ou leurs enfants nourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu'il portât des pantalons rapiécés, il aimait à s'inonder d'huile aromatique. Il passait des heures chez son barbier, où l'on parlait politique, et qui lui donnait un coup de peigne, entre deux discussions. La tentation devint trop forte ; Macquart s'installa devant le lavabo. Il se lava les mains, la figure ; il se coiffa, se parfuma, fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, de tous les savons, de toutes les poudres. Mais sa plus grande jouissance fut de s'essuyer avec les serviettes du maire ; elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure humide, y respira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis, quand il fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revint s'étendre sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes.

Il éprouvait un mépris encore plus grand pour la République, depuis qu'il avait mis le nez dans les fioles de M. Garçonnet. L'idée lui poussa qu'il était peut-être encore temps de faire la paix avec son frère. Il pesa ce qu'il pourrait demander pour une trahison. Sa rancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur ; mais il en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans le silence, on se dit des vérités dures, on se gronde de ne s'être pas creusé, même au prix de ses haines les plus chères, un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés d'âme et de corps. Vers le soir, Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain. Mais lorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il comprit qu'on avait besoin de lui, Il se tint sur ses gardes.

La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec un art infini. Ils échangèrent d'abord des plaintes vagues. Félicité, surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossière qu'il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui sur un ton de doux reproche.

Elle déplora les haines qui désunissent les familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi son frère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon hors de lui.

« Parbleu ! mon frère ne s'est jamais conduit en frère avec moi, dit Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu'il est venu à mon secours ? Il m'aurait laissé crever dans mon taudis… Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, à l'époque des deux cents francs, je crois qu'on ne peut pas me reprocher d'avoir dit du mal de lui. Je répétais partout que c'était un bon cœur. » Ce qui signifiait clairement :

« Si vous aviez continué à me fournir de l'argent, j'aurais été charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vous combattre. C'est votre faute. Il fallait m'acheter. » Félicité le comprit si bien, qu'elle répondit :

« Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu'on s'imagine que nous sommes à notre aise ; mais on se trompe, mon cher frère : nous sommes de pauvres gens ; nous n'avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l'aurait désiré. » Elle hésita un instant, puis continua :

« A la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres ! » Macquart dressa l'oreille. « Je les tiens ! » pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l'offre indirecte de sa belle sœur, il étala sa misère d'une voix dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la République avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le cœur lui saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha le mot de galères.

« Ça, je vous en défie », dit tranquillement Macquart.

Mais elle se récria :

« Je rachèterais plutôt de mon sang l'honneur de la famille. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher Antoine. » Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant d'engager la lutte.

« Sans condition ? demanda-t-il enfin.

– Sans condition aucune », répondit-elle.

Elle s'assit à côté de lui sur le divan, puis continua d'une voix décidée :

« Et même, avant de passer la frontière, si vous voulez gagner un billet de mille francs, je puis vous en fournir les moyens. » Il y eut un nouveau silence.

« Si l'affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l'air de réfléchir. Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vos manigances.

– Mais il n'y a pas de manigances, reprit Félicité, souriant des scrupules du vieux coquin. Rien de plus simple :

vous allez sortir tout à l'heure de ce cabinet, vous irez vous cacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos amis, vous viendrez reprendre la mairie. » Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenait pas.

« Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.

– Oh ! je n'ai pas le temps de vous mettre au courant, répondit la vieille avec quelque impatience. Acceptez-vous ou n'acceptez-vous pas ! ?

– Eh bien ! non, je n'accepte pas… Je veux réfléchir.

Pour mille francs, je serais bien bête de risquer peut-être une fortune. ». Félicité se leva.

« A votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment, vous n'avez pas conscience de votre position. Vous êtes venu chez moi me traiter de vieille gueuse, et lorsque j'ai la bonté de vous tendre la main dans le trou où vous avez eu la sottise de tomber, vous faites des façons, vous ne voulez pas être sauvé. Eh bien ! restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi, je m'en lave les mains. » Elle était à la porte.

« Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications.

Je ne puis pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir. Depuis deux jours j'ignore ce qui se passe. Est-ce que, je sais, moi, si vous ne me volez pas ?

– Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cri du cœur poussé par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grand tort de ne pas vous mettre aveuglément de notre côté. Mille francs, c'est une jolie somme, et on ne la risque que pour une cause gagnée. Acceptez, je vous le conseille. » Il hésitait toujours.

« Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu'on nous laissera entrer tranquillement ?

– Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aura peut-être des coups de fusil. » Il la regarda fixement.

« Eh ! dites donc, la petite mère, reprit-il d'une voix rauque, vous n'avez pas au moins l'intention de me faire loger une balle dans la tête ? » Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu'une balle, pendant l'attaque de la mairie, leur rendrait un grand service en les débarrassant d'Antoine. Ce serait mille francs de gagnés. Aussi se fâcha-t-elle en murmurant :

« Quelle idée !… Vraiment, c'est atroce d'avoir des idées pareilles. » Puis, subitement calmée :

« Acceptez-vous ! ?… Vous avez compris, n'est-ce pas ? » Macquart avait parfaitement compris. C'était un guet-apens qu'on lui proposait. Il n'en voyait ni les raisons ni les conséquences ; ce qui le décida à marchander. Après avoir parlé de la République comme d'une maîtresse à lui qu'il était désespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu'il aurait à courir, et finit par demander deux mille francs.

Mais Félicité tint bon. Et ils discutèrent jusqu'à ce qu'elle eût promis de lui procurer, à sa rentrée en France, une place où il n'aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros. Alors le marché fut conclu. Elle lui fit endosser l'uniforme de garde national qu'elle avait apporté, Il devait se retirer paisiblement chez tante Dide, puis amener, vers minuit, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, tous les républicains qu'il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide, qu'il suffirait d'en pousser la porte pour s'en emparer. Antoine demanda des arrhes, et reçut deux cents francs. Elle s'engagea à lui compter les huit cents autres francs le lendemain.

Les Rougon risquaient là les derniers sous dont ils pouvaient disposer.

Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la place pour voir sortir Macquart, Il passa tranquillement devant le poste, en se mouchant. D'un coup de poing, dans le cabinet, il avait cassé la vitre du plafond, pour faire croire qu'il s'était sauvé par là.

« C'est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chez elle. Ce sera pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Je voudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dans la rue !

– Tu étais bien bonne d'hésiter, répondit Pierre, qui se rasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place. » Ce matin-là – on était au mercredi – il soigna particulièrement sa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Elle le tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distribution des prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclara qu'il était très convenable, et qu'il aurait très bonne figure au milieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse face pâle avait en effet une grande dignité et un air d'entêtement héroïque. Elle l'accompagna jusqu'au premier étage, en lui faisant ses dernières recommandations : il ne devait rien perdre de son attitude courageuse, quelle que fut la panique ; il fallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisser la ville agoniser de terreur dans ses remparts ; et cela serait excellent, s'il était le seul à vouloir mourir pour la cause de l'ordre.

Quelle journée ! Les Rougon en parlent encore, comme d'une bataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sans s'inquiéter des regards ni des paroles qu'il surprit au passage, Il s'y installa magistralement, en homme qui entend ne plus quitter la place. Il envoya simplement un mot à Roudier, pour l'avertir qu'il reprenait le pouvoir.

« Veillez aux portes, disait-il, sachant que ces lignes pouvaient devenir publiques ; moi, je veillerai à l'intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes. C'est au moment où les mauvaises passions renaissent et l'emportent, que les bons citoyens doivent chercher à les étouffer, au péril de leur vie. » Le style, les fautes d'orthographe rendaient plus héroïque ce billet, d'un laconisme antique. Pas un de ces messieurs de la commission provisoire ne parut.

Les deux derniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux. De cette commission, dont les membres s'étaient évanouis, à mesure que la panique soufflait plus forte, il n'y avait que Rougon qui restât à son poste, sur son fauteuil de président. Il ne daigna pas même

envoyer un ordre de convocation. Lui seul, et c'était assez.

Sublime spectacle qu'un journal de la localité devait plus tard caractériser d'un mot : « le courage donnant la main au devoir. » Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de ses allées et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtiment vide, dont les hautes salles retentissaient longuement du bruit de ses talons. D'ailleurs, toutes les portes étaient ouvertes. Il promenait au milieu de ce désert sa présidence sans conseil, d'un air si pénétré de sa mission, que le concierge, en le rencontrant deux ou trois fois dans les couloirs, le salua d'un air surpris et respectueux. On l'aperçut derrière chaque croisée et, malgré le froid vif, il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec des liasses de papiers dans les mains, comme un homme affairé qui attend des messages importants.

Puis, vers midi, il courut la ville ; il visita les postes, parlant d'une attaque possible, donnant à entendre que les insurgés n'étaient pas loin ; mais il comptait, disait-il, sur le courage des braves gardes nationaux ; s'il le fallait, ils devaient se faire tuer jusqu'au dernier pour la défense de la bonne cause. Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avec l'allure d'un héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, et qui n'attend plus que la mort, il put constater une véritable stupeur sur son chemin ; les promeneurs du Cours, les petits rentiers incorrigibles qu'aucune catastrophe n'aurait pu empêcher de venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passer d'un air ahuri, comme s'ils ne le reconnaissaient pas et qu'ils ne pussent croire qu'un des leurs, qu'un ancien marchand d'huile eût le front de tenir tête à toute une armée.

Dans la ville, l'anxiété était à son comble. D'un instant à l'autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit de l'évasion de Macquart fut commenté d'une effrayante façon. On prétendit qu'il avait été délivré par ses amis les rouges, et qu'il attendait la nuit, dans quelque coin, pour se jeter sur les habitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans, cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles, ne savait plus qu'inventer pour avoir peur. Les républicains, devant la fière attitude de Rougon, eurent une courte méfiance. Quant à la ville neuve, aux avocats et aux commerçants retirés, qui la veille déblatéraient contre le salon jaune, ils furent si surpris, qu'ils n'osèrent plus attaquer ouvertement un homme d'un tel courage. Ils se contentèrent de dire qu'il y avait folie à braver ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutile allait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. Puis, vers trois heures, ils organisèrent une députation. Pierre, qui brûlait du désir d'afficher son dévouement devant ses concitoyens, n'osait cependant pas compter sur une aussi belle occasion.

Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que le président de la commission provisoire reçut la députation de la ville neuve. Ces messieurs, après avoir rendu hommage à son patriotisme, le supplièrent de ne pas songer à la résistance. Mais lui, d'une voix haute, parla du devoir, de la patrie, de l'ordre, de la liberté, et d'autres choses encore. D'ailleurs, il ne forçait personne à l'imiter ; il accomplissait simplement ce que sa conscience, son cœur lui dictaient.

« Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il en terminant. Je veux prendre toute la responsabilité pour que nul autre que moi ne soit compromis. Et, s'il faut une victime, je m'offre de bon cœur ; je désire que le sacrifice de ma vie sauve celle des habitants. » Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu'il courait à une mort certaine.

« Je le sais, reprit-il gravement. Je suis prêt ! » Ces messieurs se regardèrent. Ce « Je suis prêt ! » les cloua d'admiration. Décidément, cet homme était un brave.

Le notaire le conjura d'appeler à lui les gendarmes ; mais il répondit que le sang de ces soldats était précieux et qu'il ne le ferait couler qu'à la dernière extrémité. La députation se retira lentement, très émue. Une heure après, Plassans traitait Rougon de héros ; les plus poltrons l'appelaient « un vieux fou ».

Vers le soir, Rougon fut très étonné de voir accourir Granoux. L'ancien marchand d'amandes se jeta dans ses bras, en l'appelant « grand homme », et en lui disant qu'il voulait mourir avec lui. Le « Je suis prêt ! » que sa bonne venait de lui rapporter de chez la fruitière, l'avait réellement enthousiasmé. Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avait des naïvetés charmantes. Pierre le garda, pensant qu'il ne tirait pas à conséquence. Il fut même touché du dévouement du pauvre homme ; il se promit de le faire complimenter publiquement par le préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois, qui l'avaient si lâchement abandonné.

Et tous deux ils attendirent la nuit dans la mairie déserte.

A la même heure, Aristide se promenait chez lui d'un air profondément inquiet. L'article de Vuillet l'avait surpris.

L'attitude de son père le stupéfiait, Il venait de l'apercevoir à une fenêtre, en cravate blanche, en redingote noire, si calme à l'approche du danger, que toutes ses idées étaient bouleversées dans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient victorieux, c'était la croyance de la ville entière.

Mais des doutes lui venaient, il flairait quelque farce lugubre. N'osant plus se présenter chez ses parents, il y avait envoyé sa femme. Quand Angèle revint, elle lui dit de sa voix traînante :

« Ta mère t'attend : elle n'est pas en colère du tout, mais elle a l'air de se moquer joliment de toi. Elle m'a répété à plusieurs reprises que tu pouvais remettre ton écharpe dans ta poche. » Aristide fut horriblement vexé. D'ailleurs, il courut à la rue de la Banne, prêt aux plus humbles soumissions. Sa mère se contenta de l'accueillir avec des rires de dédain.

« Ah ! mon pauvre garçon, lui dit-elle en l'apercevant, tu n'es décidément pas fort.

– Est-ce qu'on sait, dans un trou comme Plassans s'écria-t-il avec dépit. J'y deviens bête, ma parole d'honneur. Pas une nouvelle, et l'on grelotte. C'est d'être enfermé dans ces gredins de remparts… Ah ! si j'avais pu suivre Eugène à Paris ! » Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait à rire :

« Vous n'avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je sais bien des choses, allez… Mon frère vous tenait au courant de ce qui se passait, et jamais vous ne m'avez donné la moindre indication utile.

– Tu sais cela ? toi, dit Félicité devenue sérieuse et méfiante. Eh bien, tu es alors moins bête que je ne croyais.

Est-ce que tu décachetterais les lettres, comme quelqu'un de ma connaissance ?

– Non, mais j'écoute aux portes », répondit Aristide avec un grand aplomb.

Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remit à sourire, et, plus douce :

« Alors, bêta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu ne te sois pas rallié plus tôt ?

– Ah ! voilà, dit le jeune homme, embarrassé. Je n'avais pas grande confiance en vous. Vous receviez de telles brutes : mon beau-père, Granoux et les autres !… Et puis je ne voulais pas trop m'avancer… » Il hésitait, Il reprit d'une voix inquiète :

« Aujourd'hui, vous êtes bien sûre au moins du succès du coup d'État ?

– Moi ? s'écria Félicité, que les doutes de son fils blessaient, mais je ne suis sûre de rien.

– Vous m'avez pourtant fait dire d'ôter mon écharpe ?

– Oui, parce que tous ces messieurs se moquent de toi. » Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblant contempler un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d'une brusque impatience à le voir ainsi hésitant.

« Tiens, dit-elle, j'en reviens à ma première opinion : tu n'es pas fort. Et tu aurais voulu qu'on te fit lire les lettres d'Eugène ! Mais, malheureux, avec tes continuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là à hésiter…

– Moi, j'hésite ? interrompit-il en jetant sur sa mère un regard clair et froid. Ah ! bien, vous ne me connaissez pas.

Je mettrais le feu à la ville si j'avais envie de me chauffer les pieds. Mais comprenez donc que je ne veux pas faire fausse route ! Je suis las de manger mon pain dur, et j'entends tricher la fortune. Je ne jouerai qu'à coup sûr. » Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que sa mère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de son sang. Elle murmura :

« Ton père a bien du courage.

– Oui, je l'ai vu, dit-il en ricanant. Il a une bonne tête. Il m'a rappelé Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c'est toi, mère, qui lui as fait cette figure-là ? » Et, gaiement, avec un geste résolu :

« Tant pis ! s'écria-t-il, je suis bonapartiste !… Papa n'est pas un homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte gros.

– Et tu as raison, dit sa mère ; je ne puis parler, mais tu verras demain. » Il n'insista pas, il lui jura qu'elle serait bientôt glorieuse de lui, et il s'en alla, tandis que Félicité, sentant se réveiller ses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardant s'éloigner, qu'il avait un esprit de tous les diables, et que jamais elle n'aurait eu le courage de le laisser partir sans le mettre enfin dans la bonne voie.

Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d'angoisse, tombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que Plassans n'existerait plus le lendemain, qu'il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans le ciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, à la fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femme s'il était nécessaire de donner suite à l'insurrection que Macquart préparait.

« On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieurs de la ville neuve, comme ils m'ont salué ! Ça ne me paraît guère utile maintenant de tuer du monde. Hein ! qu'en penses-tu ? Nous ferons notre pelote sans cela.

– Ah ! quel mollasse tu es ! s'écria Félicité avec colère.

C'est toi qui as eu l'idée, et voilà que tu recules ! Je te dis que tu ne feras jamais rien sans moi !… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que les républicains t'épargneraient s'ils te tenaient ? » Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granoux lui fut d'une grande utilité. Il l'envoya porter ses ordres aux différents postes qui gardaient les remparts ; les gardes nationaux devaient se rendre à l'hôtel de ville, par petits groupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeois parisien égaré en province, qui aurait pu gâter l'affaire en prêchant l'humanité, ne fut même pas averti.

Vers onze heures, la cour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon les épouvanta ; il leur dit que les républicains restés à Plassans allaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérite d'avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand il eut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si ces misérables s'emparaient du pouvoir, il donna l'ordre de ne plus prononcer une parole et d'éteindre toutes les lumières. Lui même prit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans un rêve ; il ne se reconnaissait plus ; il sentait derrière lui Félicité, aux mains de laquelle l'avait jeté la crise de la nuit, et il se serait laissé pendre en disant : « Ça ne fait rien, ma femme va venir me décrocher. » Pour augmenter le tapage et secouer une plus longue épouvante sur la ville endormie, il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner le tocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait lui ouvrir la porte du bedeau. Et, dans l'ombre, dans le silence noir de la cour, les gardes nationaux, que l'anxiété effarait, attendaient, les yeux fixés sur le porche, impatients de tirer, comme à l'affût d'une bande de loups.

Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Il s'était allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan de M. Garçonnet. A plusieurs reprises, il eut une envie folle d'aller écorner ses deux cents francs dans quelque café voisin ; cet argent, qu'il avait mis dans une des poches de son gilet, lui brûlait le flanc ; il employa le temps à le dépenser en imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelques jours, ses enfants accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu'elle sortît de son silence, sans que sa figure perdît son immobilité morte, tourna autour de lui, avec ses mouvements roides d'automate, ne paraissant même pas s'apercevoir de sa présence. Elle ignorait les peurs qui bouleversaient la ville close ; elle était à mille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixe qui tenait ses yeux ouverts, vides de pensée. A cette heure, pourtant, une inquiétude, un souci humain faisait par instants battre ses paupières. Antoine, ne pouvant résister au désir de manger un bon morceau, l'envoya chercher un poulet rôti chez un traiteur du faubourg. Quand il fut attablé :

« Hein ? lui dit-il, tu n'en manges pas souvent, du poulet.

C'est pour ceux qui travaillent et qui savent faire leurs affaires. Toi, tu as toujours tout gaspillé… Je parie que tu donnes tes économies à cette sainte nitouche de Silvère. Il a une maîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans quelque coin, il te le fera sauter joliment un jour. » Il ricanait, il était tout brûlant d'une joie fauve. L'argent qu'il avait en poche, la trahison qu'il préparait, la certitude de s'être vendu un bon prix, l'emplissaient du contentement des gens mauvais qui redeviennent naturellement joyeux et railleurs dans le mal. Tante Dide n'entendit que le nom de Silvère.

« Tu l'as vu ? demanda-t-elle, ouvrant enfin les lèvres.

– Qui ? Silvère ? répondit Antoine. Il se promenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge au bras. S'il attrapait quelque prune, ça serait bien fait. » L'aïeule le regarda fixement et, d'une voix grave :

« Pourquoi ? dit-elle simplement.

– Eh ! on n'est pas bête comme lui, reprit-il, embarrassé. Est-ce qu'on va risquer sa peau pour des idées ? Moi, j'ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas un enfant. » Mais tante Dide ne l'écoutait plus. Elle murmurait :

« Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tuera comme l'autre ; ses oncles lui enverront les gendarmes.

– Qu'est-ce que vous marmottez donc là ? dit son fils, qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j'aime qu'on m'accuse en face. Si j'ai quelquefois causé de la République avec le petit, c'était pour le ramener à des idées plus raisonnables. Il était toqué. Moi j'aime la liberté, mais il ne faut pas qu'elle dégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime. C'est un garçon de tête et de courage.

– Il avait le fusil, n'est-ce pas ? interrompit tante Dide, dont l'esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur la route.

– Le fusil ? Ah ! oui, la carabine de Macquart, reprit Antoine, après avoir jeté un coup d'œil sur le manteau de la cheminée, où l'arme était pendue d'ordinaire. Je crois la lui avoir vue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champs avec une fille au bras. Quel imbécile ! » Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses.

Tante Dide s'était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plus une parole. Vers le soir, Antoine s'éloigna, après avoir mis une blouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mère alla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti, en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la porte de Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il se glissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous les affiliés qui n'avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neuf heures, réunis dans un café borgne où Macquart leur avait donné rendez-vous. Quand il y eut là une cinquantaine d'hommes, il leur tint un discours où il parla d'une vengeance personnelle à satisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à secouer, et finit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes. Il en sortait, elle était vide ; le drapeau rouge y flotterait cette nuit même, s'ils le voulaient. Les ouvriers se consultèrent : à cette heure, la réaction agonisait, les insurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas les attendre pour reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de les recevoir en frères, les portes grandes ouvertes, les rues et les places pavoisées.

D'ailleurs, personne ne se défia de Macquart ; sa haine contre les Rougon, la vengeance personnelle dont il parlait, répondaient de sa loyauté, Il fut convenu que tous ceux qui étaient chasseurs et qui avaient chez eux un fusil iraient le chercher, et qu'à minuit, la bande se trouverait sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Une question de détail faillit les arrêter, ils n'avaient pas de balles ; mais ils décidèrent qu'ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix, ce qui même était inutile, puisqu'ils ne devaient rencontrer aucune résistance.

Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muet de ses rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons. Lorsque la bande se trouva réunie devant l'hôtel de ville, Macquart, tout en ayant l'œil au guet, s'avança hardiment, Il frappa, et quand le concierge, dont la leçon était faite, demanda ce qu'on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que cet homme, feignant l'effroi, se hâta d'ouvrir. La porte tourna lentement, à deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.

Alors Macquart cria d'une voix forte :

« Venez, mes amis ! »

C'était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis que les républicains se précipitaient, du noir de la cour sortirent un torrent de flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre, sous le porche béant. La porte vomissait la mort. Les gardes nationaux, exaspérés par l'attente, pressés d'être délivrés du cauchemar qui pesait sur eux dans cette cour morne, avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une hâte fébrile. L'éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans la lueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crut voir le canon du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur de Félicité, et se sauva, en murmurant :

« Pas de bêtises ! Le coquin me tuerait. Il me doit huit cents francs. » Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Les républicains surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feu à leur tour. Un garde national vint tomber sous le porche. Mais eux, ils laissaient trois morts. Ils prirent la fuite, se heurtant aux cadavres, affolés, répétant dans les ruelles silencieuses : « On assassine nos frères ! » d'une voix désespérée qui ne trouvait pas d'écho. Les défenseurs de l'ordre, ayant eu le temps de recharger leurs armes, se précipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, et envoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits où le noir d'une porte, l'ombre d'une lanterne, la saillie d'une borne, leur faisaient voir des insurgés. Ils restèrent là, dix minutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruit de cette fusillade infernale, s'étaient assis sur leur séant, les dents claquant de peur. Pour rien au monde, ils n'auraient mis le nez à la fenêtre. Et, lentement, dans l'air déchiré par les coups de feu, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin, sur un rythme si irrégulier, si étrange, qu'on eût dit un martèlement d'enclume, un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d'un enfant en colère.

Cette cloche hurlante, que les bourgeois ne reconnurent pas, les terrifia plus encore que les détonations des fusils, et il y en eut qui crurent entendre les bruits d'une file interminable de canons roulant sur le pavé. Ils se recouchèrent, ils s'allongèrent sous leurs couvertures, comme s'ils eussent couru quelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des alcôves, dans les chambres closes ; le drap au menton, la respiration coupée, ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leurs foulards leur tombaient dans les yeux, et que leurs épouses, à leur côté, enfonçaient la tête dans l'oreiller en se pâmant.

Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi, entendu les coups de feu. Ils accoururent à la débandade, par groupes de cinq ou six, croyant que les insurgés étaient entrés au moyen de quelque souterrain, et troublant le silence des rues du tapage de leurs courses ahuries. Roudier arriva un des premiers. Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant sévèrement qu'on n'abandonnait pas ainsi les portes d'une ville. Consternés de ce reproche- car, dans leur panique, ils avaient, en effet, laissé les portes sans un défenseur – ils reprirent leur galop, ils repassèrent dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore. Pendant une heure, Plassans put croire qu'une armée affolée le traversait en tous sens. La fusillade, le tocsin, les marches et les contremarches des gardes nationaux, leurs armes qu'ils traînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans l'ombre, faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d'assaut et livrée au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureux habitants, qui crurent tous à l'arrivée des insurgés ; ils avaient bien dit que ce serait leur nuit suprême, que Plassans, avant le jour, s'abîmerait sous terre ou s'évaporerait en fumée ; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe, fous de terreur, s'imaginant par instants que leur maison remuait déjà.

Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé sur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon, que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglots lointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petite porte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.

« Eh ! il y en a assez ! cria-t-il à cet homme ; on dirait quelqu'un qui pleure, c'est énervant.

– Mais, ce n'est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d'un air désolé. C'est M. Granoux, qui est monté dans le clocher… Il faut vous dire que j'avais retiré le battant de la cloche, par ordre de M. le curé, justement pour éviter qu'on sonnât le tocsin. M. Granoux n'a pas voulu entendre raison.

Il a grimpé quand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire ce bruit. » Rougon monta précipitamment l'escalier qui menait aux cloches, en criant :

« Assez ! assez ! Pour l'amour de Dieu, finissez donc ! » Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune qui entrait par la dentelure d'une ogive, Granoux, sans chapeau, l'air furieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu'il y allait de bon cœur ! Il se renversait, prenait un élan, et tombait sur le bronze sonore, comme s'il eût voulu le fendre. Toute sa personne grasse se ramassait ; puis quand il s'était jeté sur la grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient en arrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait dit un forgeron battant un fer chaud ; mais un forgeron en redingote, court et chauve, d'attitude maladroite et rageuse.

La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeois endiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune.

Alors il comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouait sur la ville. Il lui cria de s'arrêter. L'autre n'entendit pas. Il dut le prendre par sa redingote, et Granoux, le reconnaissant :

« Hein ! dit-il, d'une voix triomphante, vous avez entendu ! J'ai essayé d'abord de taper sur la cloche avec les poings ; ça me faisait mal. Heureusement, j'ai trouvé ce marteau… Encore quelques coups, n'est-ce pas ? » Mais Rougon l'emmena. Granoux était radieux. Il s'essuyait le front, il faisait promettre à son compagnon de bien dire le lendemain que c'était avec un simple marteau qu'il avait fait tout ce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donner cette furieuse sonnerie !

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par ses ordres, les gardes nationaux s'étaient enfermés dans la mairie ; il avait défendu qu'on relevât les morts, sous prétexte qu'il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et, lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place, dont la lune s'était retirée, il posa le pied sur la main d'un des cadavres, crispée au bord d'un trottoir. Il faillit tomber.

Cette main molle qui s'écrasait sous son talon lui causa une sensation indéfinissable de dégoût et d'horreur. Il suivit]es rues désertes à grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poing sanglant qui le poursuivait.

« Il y en a quatre par terre », dit-il en entrant.

Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. La lampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.

« Les as-tu laissés ? demanda Félicité ; il faut qu'on les trouve là.

– Parbleu ! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur le dos… J'ai marché sur quelque chose de mou… » Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendant qu'il mettait une autre paire de chaussures, Félicité reprit :

« Eh bien, tant mieux ! c'est fini… On ne dira plus que tu tires des coups de fusil dans les glaces. » La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faire accepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta à leurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante.

Le jour grandit, morne, avec ces mélancolies grises des matinées d'hiver. Les habitants n'entendant plus rien, las de trembler dans leurs draps, se hasardèrent. Il en vint dix à quinze ; puis, le bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descendit sur la place de l'Hôtel-de-Ville.

Pendant toute la matinée, les curieux défilèrent autour des quatre cadavres. Ils étaient horriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles dans la tête ; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Mais le plus atroce des quatre était le garde national tombé sous le porche ; il avait reçu en pleine figure toute une charge de ce plomb à perdrix dont s'étaient servis les républicains, faute de balles ; sa face trouée, criblée, suait le sang. La foule s'emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette avidité des poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le garde national ; c'était le charcutier Dubruel, celui que Roudier accusait, le lundi matin, d'avoir tiré avec une vivacité coupable. Des trois autres morts, deux étaient des ouvriers chapeliers ; le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges qui

tachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardant derrière eux d'un air de méfiance, comme si cette justice sommaire qui avait, dans les ténèbres, rétabli l'ordre à coups de fusil, les guettait, épiait leurs gestes et leurs paroles, prête à les fusiller à leur tour, s'ils ne baisaient pas avec enthousiasme la main qui venait de les sauver de la démagogie.

La panique de la nuit grandit encore l'effet terrible causé, le matin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l'histoire vraie de cette fusillade ne fut connue. Les coups de feu des combattants, les coups de marteau de Granoux, la débandade des gardes nationaux lâchés dans les rues, avaient empli les oreilles de bruits si terrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours une bataille gigantesque, livrée à un nombre incalculable d'ennemis. Quand les vainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par une vantardise instinctive, parlèrent d'environ cinq cents hommes, on se récria ; des bourgeois prétendirent s'être mis à la fenêtre et avoir vu passer, pendant plus d'une heure, le flot épais des fuyards. Tout le monde, d'ailleurs, avait entendu courir les bandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes n'auraient pu de la sorte éveiller une ville en sursaut. C'était une armée, une belle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait fait rentrer sous terre. Ce mot que prononça Rougon : « Ils sont rentrés sous terre », parut d'une grande justesse, car les postes, chargés de défendre les remparts, jurèrent toujours leurs grands dieux que pas un homme n'était entré ni sorti ; ce qui ajouta au fait d'armes une pointe de mystère, une idée de diables cornus s'abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquer les imaginations.

Il est vrai que les postes évitèrent de raconter leurs galops furieux. Aussi, les gens les plus raisonnables s'arrêtèrent-ils à la pensée qu'une bande d'insurgés avait dû pénétrer par une brèche, par un trou quelconque. Plus tard, des bruits de trahison se répandirent, on parla d'un guet-apens ; sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie, ne purent garder l'atroce vérité ; mais une telle terreur régnait encore, la vue du sang avait jeté à la réaction un tel nombre de poltrons, qu'on attribua ces bruits à la rage des républicains vaincus. On prétendit, d'autre part, que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim.

Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu'à terre.

Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n'osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d'effroi devant les morts. Mais, vers dix heures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent, la place s'emplit de conversations sourdes, d'exclamations étouffées. On parlait de l'autre attaque, de cette prise de la mairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée ; et, cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec un respect effrayé : c'était vraiment un héros, un sauveur. Les cadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocats et les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerre civile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de la députation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe en groupe, rappelant le « Je suis prêt ! » de l'homme énergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut un aplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement raillé les quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougon d'intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l'air, parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier « au grand citoyen dont Plassans serait éternellement glorieux ». Car les mares de sang séchaient sur le pavé ; les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti du désordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main de fer il avait fallu pour étouffer l'insurrection.

Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et des poignées de main. On connaissait l'histoire du marteau.

Seulement, par un mensonge innocent, dont il n'eut bientôt plus conscience lui-même, il prétendit qu'ayant vu les insurgés le premier, il s'était mis à taper sur la cloche, pour sonner l'alarme ; sans lui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla son importance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l'appela plus que : « Monsieur Isidore, vous savez ? le monsieur qui a sonné le tocsin avec un marteau » Bien que la phrase fut un peu longue, Granoux l'eût prise volontiers comme titre nobiliaire ; et l'on ne put désormais prononcer devant lui le mot « marteau », sans qu'il crût à une délicate flatterie.

Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer.

Il les regarda sur tous les sens, humant l'air, interrogeant les visages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, la veille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d'un des morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut le convaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là un moment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser la distribution de l'Indépendant, dans lequel il avait mis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce mot de sa mère : « Tu verras demain ! » Il avait vu, c'était très fort ; ça l'épouvantait même un peu.

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul dans le cabinet de M. Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment qui l'empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avait marché, lui engourdissait les jambes. Il se demandait ce qu'il allait faire jusqu'au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir, une occupation, un ordre à donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus. Où donc Félicité le menait-elle ! ? Était-ce fini, allait-il falloir encore tuer du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait l'enceinte des remparts trouée de tous côtés par l'année vengeresse des républicains, lorsqu'un grand cri : « Les insurgés ! les insurgés ! » éclata sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d'un bond et, soulevant un rideau, il regarda la foule qui courait, éperdue sur la place.

A ce coup de foudre, en moins d'une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné ; il maudit sa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardait derrière lui d'un air louche, cherchant une issue, il entendit la foule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie, ébranler les vitres d'une allégresse folle. Il revint à la fenêtre : les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommes s'embrassaient ; il y en avait qui se prenaient par la main et qui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant sa tête tourner.

Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l'épouvantait.

Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais dire combien de temps avait duré son supplice. Il se souvint seulement qu'un bruit de pas, éveillant les échos des vastes salles, l'avait tiré de sa stupeur. Il attendait des hommes en blouse, armés de faux et de gourdins, et ce fut la commission municipale qui entra, correcte, en habit noir, l'air radieux. Pas un membre ne manquait. Une heureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois. Granoux se jeta dans les bras de son cher président.

« Les soldats ! bégaya-t-il, les soldats ! » Un régiment venait, en effet, d'arriver, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot, préfet du département.

Les fusils aperçus des remparts, au loin dans la plaine, avaient d'abord fait croire à l'approche des insurgés.

L'émotion de Rougon fut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il pleurait, le grand citoyen ! La commission municipale regarda tomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux se jeta de nouveau au cou de son ami, en criant :

« Ah ! que je suis heureux !... Vous savez, je suis un homme franc, moi. Eh bien, nous avions tous peur, tous, n'est-ce pas, Messieurs ? Vous seul étiez grand, courageux, sublime. Quelle énergie il a dû vous falloir ! Je le disais tout à l'heure à ma femme : « Rougon est un grand homme, il mérite d'être décoré. » Alors, ces messieurs parlèrent d'aller à la rencontre du préfet. Rougon, étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque, balbutiait comme un enfant. Il reprit haleine ; il descendit, calme, avec la dignité que réclamait cette solennelle occasion. Mais l'enthousiasme qui accueillit la commission et son président sur la place de l'Hôtel-de-Ville, faillit troubler de nouveau sa gravité de magistrat.

Son nom circulait dans la foule, accompagné cette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuple refaire l'aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout et inébranlable au milieu de la panique universelle. Et, jusqu'à la place de la Sous-Préfecture, où la commission. rencontra le préfet, il but sa popularité, sa gloire, avec des pâmoisons secrètes de femme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.

M, de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans la ville, laissant la troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaient perdu un temps considérable, trompés sur la marche des insurgés. D'ailleurs, ils les savaient maintenant à Orchères ; ils ne devaient s'arrêter qu'une heure à Plassans, le temps de rassurer la population et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaient la mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour tout individu surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut un sourire, lorsque le commandant de la garde nationale fit tirer les verrous de la porte de Rome, avec un bruit épouvantable de vieille ferraille. Le poste accompagna le préfet et le colonel, comme garde d'honneur. Tout le long du cours Sauvaire, Roudier raconta à ces messieurs l'épopée de Rougon, les trois jours de panique, terminés par la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi, quand les deux cortèges se trouvèrent face à face, M, de Blériot s'avança-t-il vivement vers le président de la commission, lui serrant les mains, le félicitant, le priant de veiller encore sur la ville jusqu'au retour des autorités ; et Rougon saluait, tandis que le préfet, arrivé à la porte de la Sous-Préfecture, où il désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu'il n'oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa belle et courageuse conduite.

Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait aux fenêtres. Félicité, se penchant à la sienne, au risque de tomber, était toute pâle de joie. Justement Aristide venait d'arriver avec un numéro de l'Indépendant, dans lequel il s'était nettement déclaré en faveur du coup d'État, qu'il accueillait « comme l'aurore de la liberté dans l'ordre et de l'ordre dans la liberté ». Et il avait fait aussi une délicate allusion au salon jaune, reconnaissant ses torts, disant que « la jeunesse est présomptueuse », et que les grands citoyens se taisent, réfléchissent dans le silence et laissent passer les insultes, pour se dresser debout dans leur héroïsme aux jours de lutte », Il était surtout content de cette phrase. Sa mère trouva l'article supérieurement écrit. Elle embrassa le cher enfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui était également venu la voir, las de se cloîtrer, pris d'une curiosité furieuse, s'accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.

Quand M, de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon, Félicité pleura.

« Oh ! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serré la main.

Tiens, il la lui prend encore ! » Et jetant un coup d'œil sur les fenêtres où les têtes s'entassaient :

« Qu'ils doivent rager ! Regarde donc la femme à M. Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles du notaire, et Mme Massicot, et la famille Brunet, quelles figures, hein ? comme leur nez s'allonge !... Ah ! dame, c'est notre tour, maintenant. » Elle suivit la scène qui se passait à la porte de la Sous-préfecture, avec des ravissements, des frétillements qui secouaient son corps de cigale ardente. Elle interprétait les moindres gestes, elle inventait les paroles qu'elle ne pouvait saisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elle devint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granoux qui tournait autour de lui, quêtant un éloge ; sans doute, M. de Blériot connaissait déjà l'histoire du marteau, car l'ancien marchand d'amandes rougit comme une jeune fille et parut dire qu'il n'avait fait que son devoir.

Mais ce qui la fâcha plus encore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présenta Vuillet à ces messieurs ; Vuillet, il est vrai, se coulait entre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer.

« Quel intrigant ! murmura Félicité. Il se fourre partout…

Ce pauvre chéri doit être si troublé !… Voilà le colonel qui lui parle. Qu'est-ce qu'il peut bien lui dire ?

– Eh ! petite, répondit le marquis avec une fine ironie, il le complimente d'avoir si soigneusement feutré les portes.

– Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d'une voix sèche. Avez-vous vu les cadavres, monsieur ? »

M. de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de la fenêtre, et alla s'asseoir dans un fauteuil en hochant la tête, d'un air légèrement dégoûté. A ce moment, le préfet ayant quitté la place, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme.

« Ah ! ma bonne ! » balbutia-t-il.

Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasser Aristide, en lui parlant du superbe article de l'Indépendant.

Pierre aurait également baisé le marquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit à part, et lui donna la lettre d'Eugène qu'elle avait remise sous enveloppe. Elle prétendit qu'on venait de l'apporter. Pierre, triomphant, la lui tendit après l'avoir lue.

« Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné.

Ah ! quelle sottise j'allais faire sans toi ! Va, nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es une brave femme. » Il la prit dans ses bras, tandis qu'elle échangeait avec le marquis un discret sourire.

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