Ana səhifə

La fortune des rougon


Yüklə 0.88 Mb.
səhifə13/19
tarix24.06.2016
ölçüsü0.88 Mb.
1   ...   9   10   11   12   13   14   15   16   ...   19

Mais Silvère, la prenant par les genoux, l'avait descendue à terre, et ils marchaient côte à côte, les bras à la taille. Tout en se querellant sur la manière dont on doit poser les pieds et les mains à la naissance des branches, ils se serraient davantage, ils sentaient sous leurs étreintes des chaleurs inconnues les brûler d'une étrange joie. Jamais le puits ne leur avait procuré de pareils plaisirs, Ils restaient enfants, ils avaient des jeux et des causeries de gamins, et goûtaient des jouissances d'amoureux sans savoir seulement parler d'amour, rien qu'à se tenir par le bout des doigts, Ils cherchaient la tiédeur de leurs mains, pris d'un besoin instinctif, ignorant où allaient leurs sens et leur cœur. A cette heure d'heureuse naïveté, ils se cachaient même la singulière émotion qu'ils se donnaient mutuellement, au moindre contact. Souriants, étonnés parfois des douceurs qui coulaient en eux, dès qu'ils se touchaient, ils s'abandonnaient secrètement aux mollesses de leurs sensations nouvelles, tout en continuant à causer, comme deux écoliers, des nids de pie qui sont si difficiles à atteindre.

Et ils allaient, dans le silence du sentier, entre les tas de planches et le mur du Jas-Meiffren. Jamais ils ne dépassaient le bout de ce cul-de-sac étroit, revenant sur leurs pas, à chaque fois. Ils étaient chez eux. Souvent, Miette, heureuse de se sentir si bien cachée, s'arrêtait et se complimentait de sa découverte :

« Ai-je eu la main chanceuse ! disait-elle avec ravissement. Nous ferions une lieue sans trouver une si bonne cachette ! » L'herbe épaisse étouffait le bruit de leurs pas. Ils étaient noyés dans un flot de ténèbres, bercés entre deux rives sombres, ne voyant qu'une bande d'un bleu foncé, semée d'étoiles, au-dessus de leur tête. Et, dans ce vague du sol qu'ils foulaient, dans cette ressemblance de l'allée à un ruisseau d'ombre coulant sous le ciel noir et or, ils éprouvaient une émotion indéfinissable, ils baissaient la voix, bien que personne ne pût les entendre. Se livrant à ces ondes silencieuses de la nuit, la chair et l'esprit flottants, ils se contaient, ces soirs-là, les mille riens de leur journée, avec des frissons d'amoureux.

D'autres fois, par les soirées claires, lorsque la lune découpait nettement les lignes de la muraille et des tas de planches, Miette et Silvère gardaient leur insouciance d'enfant. L'allée s'allongeait, éclairée de raies blanches, toute gaie, sans inconnu. Et les deux camarades se poursuivaient, riaient comme des gamins en récréation, se hasardant même à grimper sur les tas de planches. Il fallait que Silvère effrayât Miette, en lui disant que Justin était peut-être derrière le mur, qui la guettait. Alors, encore essoufflés, ils marchaient côte à côte, en se promettant d'aller un jour courir dans les près Sainte-Claire, pour savoir lequel des deux attraperait l'autre le plus vite.

Leurs amours naissantes s'accommodaient ainsi des nuits obscures et des nuits limpides. Toujours leur cœur était en éveil, et il suffisait d'un peu d'ombre pour que leur étreinte fut plus douce et leur rire plus mollement voluptueux. La chère retraite, si joyeuse au clair de lune, si étrangement émue par les temps sombres, leur semblait inépuisable en éclats de gaieté et en silences frissonnants. Et jusqu'à minuit ils restaient là, tandis que la ville s'endormait et que les fenêtres du faubourg s'éteignaient une à une.

Jamais ils ne furent troublés dans leur solitude. A cette heure avancée, les gamins ne jouaient plus à cache-cache derrière les tas de planches. Parfois, lorsque les jeunes gens entendaient quelque bruit, un chant d'ouvriers passant sur la route, des voix venant des trottoirs voisins, ils se hasardaient à jeter un regard sur l'aire Saint-Mittre. Le champ des poutres s'étendait, vide, peuplé de rares ombres. Par les soirées tièdes, ils y voyaient des couples vagues d'amoureux, des vieillards assis sur des madriers, au bord du grand chemin. Quand les soirées devenaient plus fraîches, ils n'apercevaient plus, dans l'aire mélancolique et déserte, qu'un feu de bohémiens, devant lequel passaient de grandes ombres noires. L'air calme de la nuit leur apportait des paroles et des sons perdus, le bonsoir d'un bourgeois fermant sa porte, le claquement d'un volet, l'heure grave des horloges, tous ces bruits mourants d'une ville de province qui se couche.

Et lorsque Plassans était endormi, ils entendaient encore les querelles des bohémiens, les pétillements de leur feu, au milieu desquels s'élevaient brusquement des voix gutturales de jeunes filles chantant en une langue inconnue, pleine d'accents rudes.

Mais les amoureux ne regardaient pas longtemps au dehors, dans l'aire Saint-Mittre ; ils se hâtaient de rentrer chez eux, ils se remettaient à marcher le long de leur cher sentier clos et discret. Ils se souciaient bien des autres, de la ville entière ! Les quelques planches qui les séparaient des méchantes gens leur semblaient, à la longue, un rempart infranchissable. Ils étaient si seuls, si libres dans ce coin situé en plein faubourg, à cinquante pas de la porte de Rome, qu'ils s'imaginaient parfois être bien loin, au fond de quelque creux de la Viorne, en rase campagne. De tous les bruits qui venaient à eux, ils n'en écoutaient qu'un avec une émotion inquiète, celui des horloges battant lentement dans la nuit. Quand l'heure sonnait, parfois ils feignaient de ne pas entendre, parfois ils s'arrêtaient net, comme pour protester. Cependant, ils avaient beau s'accorder dix minutes de grâce, il leur fallait se dire adieu. Ils auraient joué, ils auraient bavardé jusqu'au matin, les bras enlacés, afin d'éprouver ce singulier étouffement, dont ils goûtaient en secret les délices, avec de continuelles surprises. Miette se décidait enfin à remonter sur son mur. Mais ce n'était point fini, les adieux traînaient encore un bon quart d'heure.

Quand l'enfant avait enjambé le mur, elle restait là, les coudes sur le chaperon, retenue par les branches du mûrier qui lui servait d'échelle. Silvère, debout sur la pierre tombale, pouvait lui reprendre les mains, se remettre à causer à demi-voix. Ils répétaient plus de dix fois : « A demain ! » et trouvaient toujours de nouvelles paroles. Silvère grondait.

« Voyons, descends, il est plus de minuit. » Mais, avec des entêtements de fille, Miette voulait qu'il descendît le premier ; elle désirait le voir s'en aller. Et, comme le jeune homme tenait bon, elle finissait par dire brusquement, pour le punir, sans doute :

« Je vais sauter, tu vas voir. » Et elle sautait du mûrier, au grand effroi de Silvère. Il entendait le bruit sourd de sa chute ; puis elle s'enfuyait avec un éclat de rire, sans vouloir répondre à son dernier adieu. Il restait quelques instants à regarder son ombre vague s'enfoncer dans le noir, et lentement il descendait à son tour, il regagnait l'impasse Saint-Mittre.

Pendant deux années, ils vinrent là chaque jour. Ils y jouirent, lors de leurs premiers rendez-vous, de quelques belles nuits encore toutes tièdes. Les amoureux purent se croire en mai, au mois des frissons de la sève, lorsqu'une bonne odeur de terre et de feuilles nouvelles traîne dans l'air chaud. Ce renouveau, ce printemps tardif fut pour eux comme une grâce du ciel, qui leur permit de courir librement dans l'allée et d'y resserrer leur amitié d'un lien étroit.

Puis arrivèrent les pluies, les neiges, les gelées. Ces mauvaises humeurs de l'hiver ne les retinrent pas. Miette ne vint plus sans sa grande pelisse brune, et ils se moquèrent tous deux des vilains temps. Quand la nuit était sèche et claire, que de petits souffles soulevaient sous leurs pas une poussière blanche de gelée, et les frappaient au visage comme à coups de baguettes minces, ils se gardaient bien de s'asseoir ; ils allaient et venaient plus vite, enveloppés dans la pelisse, les joues bleuies, les yeux pleurant de froid ; et ils riaient, tout secoués de gaieté par leur marche rapide dans l'air glacé. Un soir de neige, ils s'amusèrent à faire une énorme boule qu'ils roulèrent dans un coin ; elle resta là un grand mois, ce qui les fit s'étonner à chaque nouveau rendez-vous. La pluie ne les effrayait pas davantage. Ils se virent par de terribles averses qui les mouillaient jusqu'aux os. Silvère accourait en se disant que Miette ne ferait pas la folie de venir ; et quand Miette arrivait à son tour, il ne savait plus comment la gronder. Au fond, il l'attendait. Il finit par chercher un abri contre le mauvais temps, sentant bien qu'ils sortiraient quand même, malgré leur promesse mutuelle de ne pas mettre les pieds dehors lorsqu'il pleuvait. Pour trouver un toit, il n'eut qu'à creuser un des tas de planches ; il en retira quelques morceaux de bois, qu'il rendit mobiles, de façon à pouvoir les déplacer et les replacer aisément. Dès lors, les amoureux eurent à leur disposition une sorte de guérite basse et étroite, un trou carré, où ils ne pouvaient tenir que serrés l'un contre l'autre, assis sur le bout d'un madrier, qu'ils laissaient au fond de la logette.

Quand l'eau tombait, le premier arrivé se réfugiait là ; et, lorsqu'ils s'y trouvaient réunis, ils écoutaient avec une jouissance infinie l'averse qui battait sur le tas de planches de sourds roulements de tambour. Devant eux, autour d'eux, dans le noir d'encre de la nuit, il y avait un grand ruissellement qu'ils ne voyaient pas, et dont le bruit continu ressemblait à la voix haute d'une foule. Ils étaient bien seuls cependant, au bout du monde, au fond des eaux. Jamais ils ne se sentaient aussi heureux, aussi séparés des autres, qu'au milieu de ce déluge, dans ce tas de planches, menacés à chaque instant d'être emportés par les torrents du ciel.

Leurs genoux repliés arrivaient presque au ras de l'ouverture, et ils s'enfonçaient le plus possible, les joues et les mains baignées d'une fine poussière de pluie. A leurs pieds, de grosses gouttes tombées des planches clapotaient à temps égaux. Et ils avaient chaud dans la pelisse brune ; ils étaient si à l'étroit, que Miette se trouvait à demi sur les genoux de Silvère, Ils bavardaient ; puis ils se taisaient, pris d'une langueur, assoupis par la tiédeur de leur embrassement et par le roulement monotone de l'averse. Pendant des heures, ils restaient là, avec cet amour de la pluie qui fait marcher gravement les petites filles, par les temps d'orage, une ombrelle ouverte à la main, Ils finirent par préférer les soirées pluvieuses. Seule, leur séparation devenait alors plus pénible. Il fallait que Miette franchît son mur sous la pluie battante, et qu'elle traversât les flaques du Jas-Meiffren en pleine obscurité. Dès qu'elle quittait ses bras, Silvère la perdait dans les ténèbres, dans la clameur de l'eau. Il écoutait vainement, assourdi, aveuglé. Mais l'inquiétude où les laissait tous deux cette brusque séparation était un chantre de plus ; jusqu'au lendemain, ils se demandaient s'il ne leur était rien arrivé, par ce temps à ne pas mettre un chien dehors ; ils avaient peut-être glissé, ils pouvaient s'être égarés, craintes qui les occupaient tyranniquement l'un de l'autre, et qui rendaient plus tendre leur entrevue suivante.

Enfin les beaux jours revinrent, avril amena des nuits douces, l'herbe de l'allée verte grandit follement. Dans ce flot de vie coulant du ciel et montant du sol, au milieu des ivresses de la jeune saison, parfois les amoureux regrettèrent leur solitude d'hiver, les soirs de pluie, les nuits glacées, pendant lesquels ils étaient si perdus, si loin de tous bruits humains. Maintenant, le jour ne tombait plus assez vite ; ils maudissaient les longs crépuscules et, lorsque la nuit était devenue assez noire pour que Miette pût grimper sur le mur sans danger d'être vue, lorsqu'ils étaient enfin parvenus à se glisser dans leur cher sentier, ils n'y trouvaient plus l'isolement qui plaisait à leur sauvagerie d'enfants amoureux. L'aire Saint-Mittre se peuplait, les gamins du faubourg restaient sur les poutres à se poursuivre, à crier, jusqu'à onze heures ; il arriva même parfois qu'un d'entre eux vint se cacher derrière les tas de planches, en jetant à Miette et à Silvère le rire effronté d'un vaurien de dix ans. La crainte d'être surpris, le réveil, les bruits de la vie qui grandissaient autour d'eux, à mesure que la saison devenait plus chaude, rendirent leurs entrevues inquiètes.

Puis, ils commençaient à étouffer dans l'allée étroite.

Jamais elle n'avait frissonné d'un si ardent frisson ; jamais le sol, ce terreau où donnaient les derniers ossements de l'ancien cimetière, n'avait laissé échapper des haleines plus troublantes. Et ils avaient encore trop d'enfance pour goûter le chantre voluptueux de ce trou perdu, tout enfiévré par le printemps. Les herbes leur montaient aux genoux ; ils allaient et venaient difficilement et, quand ils écrasaient les jeunes pousses, certaines plantes exhalaient des odeurs âcres qui les grisaient. Alors, pris d'étranges lassitudes, troublés et vacillants, les pieds comme liés par les herbes, ils s'adossaient contre la muraille, les yeux demi-clos, ne pouvant plus avancer. Il leur semblait que toute la langueur du ciel entrait en eux.

Leur pétulance d'écolier s'accommodant mal de ces faiblesses subites, ils finirent par accuser leur retraite de manquer d'air et par se décider à aller promener leur tendresse plus loin, en pleine campagne. Alors ce furent, chaque soir, de nouvelles escapades. Miette vint avec sa pelisse ; tous deux s'enfouissaient dans le large vêtement, ils filaient le long des murs, ils gagnaient la grand-route, les champs libres, les champs larges où l'air roulait puissamment comme les vagues de la haute mer. Et ils n'étouffaient plus, ils retrouvaient là leur enfance, ils sentaient se dissiper les tournoiements de tête, les ivresses que leur causaient les herbes hautes de l'aire Saint-Mittre.

Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Chaque bout de rocher, chaque banc de gazon les connut bientôt, et il n'était pas un bouquet d'arbres, une haie, un buisson, qui ne devînt leur ami. Ils réalisèrent leurs rêves : ce furent des courses folles dans les près Sainte-Claire, et Miette courait joliment, et il fallait que Silvère fit ses plus grandes enjambées pour l'attraper. Ils allèrent aussi dénicher des nids de pie ; Miette, entêtée, voulant montrer comment elle grimpait aux arbres, à Chavanoz, se liait les jupes avec un bout de ficelle, et montait sur les plus hauts peupliers ; en bas, Silvère frissonnait, les bras en avant, comme pour la recevoir, si elle venait à glisser. Ces jeux apaisaient leurs sens, au point qu'un soir ils faillirent se battre comme deux galopins qui sortent de l'école. Mais, dans la campagne large, il y avait encore des trous qui ne leur valaient rien. Tant qu'ils marchaient, c'était des rires bruyants, des poussées, des taquineries ; ils faisaient des lieues, allaient parfois jusqu'à la chaîne des Garrigues, suivaient les sentiers les plus étroits, et souvent coupaient à travers champs ; la contrée leur appartenait, ils y vivaient comme en pays conquis, jouissant de la terre et du ciel. Miette, avec cette conscience large des femmes, ne se gênait même pas pour cueillir une grappe de raisins, une branche d'amandes vertes, aux vignes, aux amandiers, dont les rameaux la fouettaient au passage ; ce qui contrariait les idées absolues de Silvère, sans qu'il osât d'ailleurs gronder la jeune fille, dont les rares bouderies le désespéraient. « Ah ! la mauvaise ! pensait-il en dramatisant puérilement la situation, elle ferait de moi un voleur. » Et Miette lui mettait dans la bouche sa part du fruit volé. Les ruses qu'il employait – la tenant à la taille, évitant les arbres fruitiers, se faisant poursuivre le long des plants de vignes – pour la détourner de ce besoin instinctif de maraude, le mettaient vite à bout d'imagination. Et il la forçait à s'asseoir. C'était alors qu'ils recommençaient à étouffer. Les creux de la Viorne, surtout, étaient pour eux pleins d'une ombre fiévreuse. Quand la fatigue les ramenait au bord du torrent, ils perdaient leurs belles gaietés de gamins. Sous les saules, des ténèbres grises flottaient, pareilles aux crêpes musqués d'une toilette de femme. Les enfants sentaient ces crêpes, comme parfumés et tièdes encore des épaules voluptueuses de la nuit, les caresser aux tempes, les envelopper d'une langueur invincible. Au loin, les grillons chantaient dans les près Sainte-Claire, et la Viorne avait à leurs pieds des voix chuchotantes d'amoureux, des bruits adoucis de lèvres humides. Du ciel endormi tombait une pluie chaude d'étoiles. Et, sous le frisson de ce ciel, de ces eaux, de cette ombre, les enfants, couchés sur le dos, en pleine herbe, côte à côte, pâmés et les regards perdus dans le noir, cherchaient leur main, échangeaient une étreinte courte.

Silvère, qui comprenait vaguement le danger de ces extases, se levait parfois d'un bond en proposant de passer dans une des petites îles que les eaux basses découvraient au milieu de la rivière. Tous deux, les pieds nus, s'aventuraient ; Miette se moquait des cailloux, elle ne voulait pas que Silvère la soutînt, et il lui arriva une fois de s'asseoir au beau milieu du courant ; mais il n'y avait pas vingt centimètres d'eau, elle en fut quitte pour faire sécher sa première jupe. Puis, quand ils étaient dans l'île, ils se couchaient à plat ventre sur une langue de sable, les yeux au niveau de la surface de l'eau, dont ils regardaient au loin, dans la nuit claire, frémir les écailles d'argent. Alors Miette déclarait qu'elle était en bateau, l'île marchait pour sûr ; elle la sentait bien qui l'emportait ; ce vertige que leur donnait le grand ruissellement dont leurs yeux s'emplissaient les amusait un instant, les tenait là, sur le bord, chantant à demi-voix, ainsi que les bateliers dont les rames battent l'eau. D'autres fois, quand l'île avait une berge basse, ils s'y asseyaient comme sur un banc de verdure, laissant pendre leurs pieds nus dans le courant. Et, pendant des heures, ils causaient, faisant jaillir l'eau à coups de talon, balançant les jambes, prenant plaisir à déchaîner des tempêtes dans le bassin paisible dont la fraîcheur calmait leur fièvre.

Ces bains de pieds firent naître dans l'esprit de Miette un caprice qui faillit gâter leurs belles amours innocentes. Elle voulut à toute force prendre de grands bains. Un peu en dessus du pont de la Viorne, il y avait un trou, très convenable, disait-elle, à peine profond de trois à quatre pieds, et très sûr ; il faisait si chaud, on serait si bien dans l'eau jusqu'aux épaules ; puis elle mourait depuis si longtemps du désir de savoir nager, Silvère lui apprendrait. Silvère élevait des objections : la nuit, ce n'était pas prudent, on pouvait les voir, ça leur ferait peut-être du mal ; mais il ne disait pas la vraie raison, il était instinctivement très alarmé à la pensée de ce nouveau jeu, il se demandait comment ils se déshabilleraient, et de quelle façon il s'y prendrait pour tenir Miette sur l'eau, dans ses bras nus. Celle-ci ne semblait pas se douter de ces difficultés.

Un soir, elle apporta un costume de bain qu'elle s'était taillé dans une vieille robe. Il fallut que Silvère retournât chez tante Dide chercher son caleçon. La partie fut toute naïve. Miette ne s'écarta même pas ; elle se déshabilla, naturellement, dans l'ombre d'un saule, si épaisse que son corps d'enfant n'y mit pendant quelques secondes qu'une blancheur vague. Silvère, de peau brune, apparut dans la nuit comme le tronc assombri d'un jeune chêne, tandis que les jambes et les bras de la jeune fille, nus et arrondis, ressemblaient aux tiges laiteuses des bouleaux de la rive. Puis tous deux, comme vêtus des taches sombres que les hauts feuillages laissaient tomber sur eux, entrèrent dans l'eau gaiement, s'appelant, se récriant, surpris par la fraîcheur. Et les scrupules, les hontes inavouées, les pudeurs secrètes, furent oubliés. Ils restèrent là une grande heure, barbotant, se jetant de l'eau au visage, Miette se fâchant, puis éclatant de rire, et Silvère lui donnant sa première leçon, lui enfonçant de temps à autre la tête, pour l'aguerrir. Tant qu'il la tenait d'une main par la ceinture de son costume, en lui passant l'autre main sous le ventre, elle faisait aller furieusement les jambes et les bras, elle croyait nager ; mais, dès qu'il la lâchait, elle se débattait en criant, et, les mains tendues, frappant l'eau, elle se rattrapait où elle pouvait, à la taille du jeune homme, à l'un de ses poignets. Elle s'abandonnait un instant contre lui, elle se reposait, essoufflée, toute ruisselante, tandis que son costume mouillé dessinait les grâces de son buste de vierge. Puis elle criait :

« Encore une fois ; mais tu le fais exprès, tu ne me tiens pas. » Et rien de honteux ne leur venait de ces embrassements de Silvère penché pour la soutenir, de ces sauvetages éperdus de Miette se pendant au cou du jeune homme. Le froid du bain les mettait dans une pureté de cristal. C'était, sous la nuit tiède, au milieu des feuillages pâmés, deux innocences nues qui riaient. Silvère, après les premiers bains, se reprocha secrètement d'avoir rêvé le mal. Miette se déshabillait si vite, et elle était si fraîche dans ses bras, si sonore de rires !

Mais, au bout de quinze jours, l'enfant sut nager. Libre de ses membres, bercée par le flot, jouant avec lui, elle se laissait envahir par les souplesses molles de la rivière, par le silence du ciel, par les rêveries des berges mélancoliques.

Quand tous deux nageaient sans bruit, Miette croyait voir, aux deux bords, les feuillages s'épaissir, se pencher vers eux, draper leur retraite de rideaux énormes. Et les jours de lune, des lueurs glissaient entre les troncs, des apparitions douces se promenaient le long des rives en robe blanche. Miette n'avait pas peur. Elle éprouvait une émotion indéfinissable à suivre les jeux de l'ombre. Tandis qu'elle avançait, d'un mouvement ralenti, l'eau calme, dont la lune faisait un clair miroir, se froissait à son approche comme une étoffe lamée d'argent ; les ronds s'élargissaient, se perdaient dans les ténèbres des bords, sous les branches pendantes des saules, où l'on entendait des clapotements mystérieux ; et, à chaque brassée, elle trouvait ainsi des trous pleins de voix, des enfoncements noirs devant lesquels elle passait avec plus de hâte, des bouquets, des rangées d'arbres, dont les masses sombres changeaient de fourre, s'allongeaient, avaient l'air de la suivre du haut de la berge.

Quand elle se mettait sur le dos, les profondeurs du ciel l'attendrissaient encore. De la campagne, des horizons qu'elle ne voyait plus, elle entendait alors monter une voix grave, prolongée, faite de tous les soupirs de la nuit.

Elle n'était point de nature rêveuse, elle jouissait par tout son corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des clartés. La rivière surtout, cette eau, ce terrain mouvant, la portait avec des caresses infinies. Elle éprouvait, quand elle remontait le courant, une grande jouissance à sentir le flot filer plus rapide contre sa poitrine et contre ses jambes ; c'était un long chatouillement, très doux, qu'elle pouvait supporter sans rire nerveux. Elle s'enfonçait davantage, se mettait de l'eau jusqu'aux lèvres, pour que le courant passât sur ses épaules, l'enveloppât d'un trait, du menton aux pieds, de son baiser fuyant. Elle avait des langueurs qui la laissaient immobile à la surface, tandis que de petits flots glissaient mollement entre son costume et sa peau, gonflant l'étoffe ; puis elle roulait dans les nappes mortes, ainsi qu'une chatte sur un tapis ; et elle allait de l'eau lumineuse, où se baignait la lune, dans l'eau noire, assombrie par les feuillages, avec des frissons, comme si elle eût quitté une plaine ensoleillée et senti le froid des branches lui tomber sur la nuque.

Maintenant, elle s'écartait pour se déshabiller, elle se cachait. Dans l'eau, elle demeurait silencieuse ; elle ne voulait plus que Silvère la touchât ; elle se coulait doucement à son côté, nageant avec le petit bruit d'un oiseau dont le vol traverse un taillis ; ou parfois elle tournait autour de lui, prise de craintes vagues qu'elle ne s'expliquait pas. Lui-même s'éloignait, quand il frôlait un de ses membres. La rivière n'avait plus pour eux qu'une ivresse amollie, un engourdissement voluptueux, qui les troublait étrangement.

Quand ils sortaient du bain, surtout, ils éprouvaient des somnolences, des éblouissements. Ils étaient comme épuisés. Miette mettait une grande heure à s'habiller. Elle ne passait d'abord que sa chemise et une jupe ; puis elle restait là, étendue sur l'herbe, se plaignant de fatigue, appelant Silvère, qui se tenait à quelques pas, la tête vide, les membres pleins d'une étrange et excitante lassitude. Et, au retour, il y avait plus d'ardeur dans leur étreinte, ils sentaient mieux, à travers leurs vêtements, leur corps assoupli par le bain, ils s'arrêtaient en poussant de gros soupirs. Le chignon énorme de Miette, encore tout humide, sa nuque, ses épaules avaient une senteur fraîche, une odeur pure, qui achevaient de griser le jeune homme. L'enfant, heureusement, déclara un soir qu'elle ne prendrait plus de bains, que l'eau froide lui faisait monter le sang à la tête. Sans doute elle donna cette raison en toute vérité, en toute innocence.

Ils reprirent leurs longues causeries. Il ne resta dans l'esprit de Silvère, du danger que venaient de courir leurs amours ignorantes, qu'une grande admiration pour la vigueur physique de Miette. En quinze jours, elle avait appris à nager, et souvent, quand ils luttaient de vitesse, il l'avait vue couper le courant d'un bras aussi rapide que le sien. Lui, qui adorait la force, les exercices corporels, se sentait le cœur attendri en la voyant si forte, si puissante et si adroite de corps. Il entrait, dans son cœur, une estime singulière pour ses gros bras. Un soir, après un de ces premiers bains qui les laissaient si rieurs, ils s'étaient empoignés par la taille, sur une bande de sable, et pendant de longues minutes, ils avaient lutté, sans que Silvère parvînt à renverser Miette ; puis le jeune homme, ayant perdu l'équilibre, c'était l'enfant qui était restée debout. Son amoureux la traitait en garçon, et ce furent ces marches forcées, ces courses folles à travers les près, ces nids dénichés à la cime des arbres, ces luttes, tous ces jeux violents, qui les protégèrent si longtemps et les empêchèrent de salir leurs tendresses. Il y avait encore dans l'amour de Silvère, outre son admiration pour la crânerie de son amoureuse, les douceurs de son cœur tendre aux malheureux. Lui qui ne pouvait voir un être abandonné, un pauvre homme, un enfant marchant nu-pieds dans la poussière des routes, sans éprouver à la gorge un serrement de pitié, il aimait Miette, parce que personne ne l'aimait, parce qu'elle menait une existence rude de paria. Quand il la voyait rire, il était profondément ému de cette joie qu'il lui donnait. Puis, l'enfant était une sauvage comme lui, ils s'entendaient dans la haine des commères du faubourg. Le rêve qu'il faisait, lorsque, dans la journée, il cerclait chez son patron les roues des carrioles, à grands coups de marteau, était plein de folie généreuse. Il pensait à Miette en rédempteur. Toutes ses lectures lui remontaient au cerveau ; il voulait épouser un jour son amie pour là relever aux yeux du monde ; il se donnait une mission sainte, le rachat, le salut de la fille du forçat. Et il avait la tête tellement bourrée de certains plaidoyers, qu'il ne se disait pas ces choses simplement ; il s'égarait en plein mysticisme social, il imaginait des réhabilitations d'apothéose, il voyait Miette assise sur un trône, au bout du cours Sauvaire, et toute la ville s'inclinant, demandant pardon, chantant des louanges. Heureusement qu'il oubliait ces belles choses, dès que Miette sautait son mur et qu'elle lui disait sur la grande route :

« Courons, veux-tu ? je parie que tu ne m'attraperas pas. » Mais si le jeune homme rêvait tout éveillé la glorification de son amoureuse, il avait de tels besoins de justice, qu'il la faisait souvent pleurer en lui parlant de son père. Malgré les attendrissements profonds que l'amitié de Silvère avait mis en elle, elle avait encore, de loin en loin, des réveils brusques, des heures mauvaises, où les entêtements, les rébellions de sa nature sanguine la roidissaient, les yeux durs, les lèvres serrées. Alors, elle soutenait que son père avait bien fait de tuer le gendarme, que la terre appartient à tout le monde, qu'on a le droit de tirer des coups de fusil où l'on veut et quand on veut. Et Silvère, de sa voix grave, lui expliquait le code comme il le comprenait, avec des commentaires étranges qui auraient fait bondir toute la magistrature de Plassans. Ces causeries avaient lieu, le plus souvent, dans quelque coin perdu des près Sainte-Claire.

Les tapis d'herbe, d'un noir verdâtre, s'étendaient à perte de vue, sans qu'un seul arbre tachât l'immense nappe, et le ciel semblait énorme, emplissant de ses étoiles la rondeur nue de l'horizon. Les enfants étaient comme bercés dans cette mer de verdure. Miette luttait longtemps ; elle demandait à Silvère s'il eût mieux valu que son père se laissât tuer par le gendarme, et Silvère gardait un instant le silence ; puis il disait que, dans un tel cas, il valait mieux être la victime que le meurtrier, et que c'était un grand malheur lorsqu'on tuait son semblable, même en état de légitime défense. Pour lui, la loi était chose sainte, les juges avaient eu raison d'envoyer Chantegreil au bagne. La jeune fille s'emportait, elle aurait battu son ami, elle lui criait qu'il avait aussi mauvais cœur que les autres. Et comme il continuait à défendre fermement ses idées de justice, elle finissait par éclater en sanglots, en balbutiant qu'il rougissait sans doute d'elle, puisqu'il lui rappelait toujours le crime de son père. Ces discussions se terminaient dans les larmes, dans une émotion commune. Mais l'enfant avait beau pleurer, reconnaître qu'elle avait peut-être tort, elle gardait tout au fond d'elle sa sauvagerie, son emportement sanguin. Une fois, elle raconta avec de longs rires comment un gendarme devant elle, en tombant de cheval, s'était cassé la jambe. D'ailleurs Miette ne vivait plus que pour Silvère. Quand celui-ci la questionnait sur son oncle et sur son cousin, elle répondait « qu'elle ne savait pas » et s'il insistait, par crainte qu'on la rendît trop malheureuse au Jas-Meiffren, elle disait qu'elle travaillait beaucoup, que rien n'était changé. Elle croyait pourtant que Justin avait fini par savoir ce qui la faisait chanter le matin et lui mettait de la douceur plein les yeux. Mais elle ajoutait :

« Qu'est-ce que ça fait ? S'il vient jamais nous déranger, nous le recevrons, n'est-ce pas, de telle façon, qu'il n'aura plus l'envie de se mêler de nos affaires. » Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air, les lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l'aire Saint-Mittre, à l'allée étroite, d'où les avaient chassés les soirées d'été bruyantes, les odeurs trop fortes des herbes foulées, les souffles chauds et troublants. Mais, certains soirs, l'allée se faisait plus douce, des vents la rafraîchissaient, ils pouvaient demeurer là sans éprouver de vertige.

Ils goûtaient alors des repos délicieux. Assis sur la pierre tombale, l'oreille feutrée au tapage des enfants et des bohémiens, ils se retrouvaient chez eux. Silvère avait ramassé à plusieurs reprises des fragments d'os, des débris de crâne, et ils aimaient à parler de l'ancien cimetière. Vaguement, avec leur imagination vive, ils se disaient que leur amour avait poussé, comme une belle plante robuste et grasse, dans ce terreau, dans ce coin de terre fertilisé par la mort. Il y avait grandi ainsi que ces herbes folles ; il y avait fleuri comme ces coquelicots que la moindre brise faisait battre sur leurs tiges, pareils à des cœurs ouverts et saignants. Et ils s'expliquaient les haleines tièdes passant sur leur front, les chuchotements entendus dans l'ombre, le long frisson qui secouait l'allée : c'étaient les morts qui leur soufflaient leurs passions disparues au visage, les morts qui leur contaient leur nuit de noces, les morts qui se retournaient dans la terre, pris du furieux désir d'aimer, de recommencer l'amour. Ces ossements, ils le sentaient bien, étaient pleins de tendresse pour eux ; les crânes brisés se réchauffaient aux flammes de leur jeunesse, les moindres débris les entouraient d'un murmure ravi, d'une sollicitude inquiète, d'une jalousie frémissante. Et quand ils s'éloignaient, l'ancien cimetière pleurait. Ces herbes, qui leur liaient les pieds par les nuits de feu, et qui les faisaient vaciller, c'étaient des doigts minces, effilés par la tombe, sortis de terre pour les retenir, pour les jeter aux bras l'un de l'autre. Cette odeur âcre et pénétrante qu'exhalaient les tiges brisées, c'était la senteur fécondante, le suc puissant de la vie, qu'élaborent lentement les cercueils et qui grisent de désirs les amants égarés dans la solitude des sentiers. Les morts, les vieux morts, voulaient les noces de Miette et de Silvère.

Jamais les enfants ne furent pris d'effroi. La tendresse flottante qu'ils devinaient autour d'eux les touchait, leur faisait aimer les êtres invisibles dont ils croyaient souvent sentir le frôlement, pareil à un léger battement d'ailes. Ils étaient simplement attristés parfois d'une tristesse douce, et ils ne comprenaient pas ce que les morts voulaient d'eux. Ils continuaient à vivre leurs amours ignorantes, au milieu de ce flot de sève, dans ce bout de cimetière abandonné, où la terre engraissée suait la vie, et qui exigeait impérieusement leur union. Les voix bourdonnantes qui faisaient sonner leurs oreilles, les chaleurs subites qui leur poussaient tout le sang au visage, ne leur disaient rien de distinct. Il y avait des jours où la clameur des morts devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, couchée à demi sur la pierre tombale, regardait Silvère de ses yeux noyés, comme pour lui dire :

« Que demandent-ils donc ? pourquoi soufflent-ils ainsi de la flamme dans mes veines ? » Et Silvère, brisé, éperdu, n'osait répondre, n'osait répéter les mots ardents qu'il croyait saisir dans l'air, les conseils fous que lui donnaient les grandes herbes, les supplications de l'allée entière, des tombes mal fermées brûlant de servir de couche aux amours de ces deux enfants.

Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu'ils découvraient. Miette, avec son instinct de femme, adorait les sujets lugubres. A chaque nouvelle trouvaille, c'étaient des suppositions sans fin. Si l'os était petit, elle parlait d'une belle jeune fille poitrinaire, ou emportée par une fièvre la veille de son mariage ; si l'os était gros, elle rêvait quelque grand vieillard, un soldat, un juge, quelque homme terrible. La pierre tombale surtout les occupa longtemps.

Par un beau clair de lune, Miette avait distingué, sur une des faces, des caractères à demi rongés. Il fallut que Silvère, avec son couteau, enlevât la mousse. Alors ils lurent l'inscription tronquée : Cy gi.çt... Marie… morte... Et Miette, en trouvant son nom sur cette pierre, était restée toute saisie.

Silvère l'appela « grosse bête ». Mais elle ne put retenir ses larmes. Elle dit qu'elle avait reçu un coup dans la poitrine, qu'elle mourrait bientôt, que cette pierre était pour elle. Le jeune homme se sentit glacé à son tour. Cependant, il réussit à faire honte à l'enfant. Comment ! elle, si courageuse, rêvait de pareils enfantillages ! Ils finirent par rire. Puis ils évitèrent de reparler de cela. Mais, aux heures de mélancolie, lorsque le ciel voilé attristait l'allée, Miette ne pouvait s'empêcher de nommer cette morte, cette Marie inconnue dont la tombe avait si longtemps facilité leurs rendez-vous.

Les os de la pauvre fille étaient peut-être encore là. Elle eut un soir l'étrange fantaisie de vouloir que Silvère retournât la pierre pour voir ce qu'il y avait dessous. Il s'y refusa comme à un sacrilège, et ce refus entretint les rêveries de Miette sur le cher fantôme qui portait son nom. Elle voulait absolument qu'elle fut morte à son âge, à treize ans, en pleine tendresse. Elle s'apitoyait jusque sur la pierre, cette pierre qu'elle enjambait si lestement, où ils s'étaient tant de fois assis, pierre glacée par la mort et qu'ils avaient réchauffée de leur amour. Elle ajoutait :

« Tu verras, ça nous portera malheur… Moi, si tu mourais, je viendrais mourir ici, et je voudrais qu'on roulât ce bloc sur mon corps. » Silvère, la gorge serrée, la grondait de songer à des choses tristes.

Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s'aimèrent dans l'allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son chantre exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. Et ils n'emportèrent de l'ancien cimetière qu'une mélancolie attendrie, que le pressentiment vague d'une vie courte ; une voix leur disait qu'ils s'en iraient, avec leurs tendresses vierges, avant les noces, le jour où ils voudraient se donner l'un à l'autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre tombale, au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu'ils respirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucher ensemble dans la terre, qui les faisait balbutier au bord de la route d'Orchères, par cette nuit de décembre, tandis que les deux cloches se renvoyaient leurs appels lamentables.

Miette donnait paisible, la tête sur la poitrine de Silvère, pendant qu'il rêvait aux rendez-vous lointains, à ces belles années de continuel enchantement. Au jour, l'enfant se réveilla. Devant eux, la vallée s'étendait toute claire sous le ciel blanc. Le soleil était encore derrière les coteaux. Une clarté de cristal, limpide et glacée comme une eau de source, coulait des horizons pâles. Au loin, la Viorne, pareille à un ruban de satin blanc, se perdait au milieu des terres rouges et jaunes. C'était une échappée sans bornes, des mers grises d'oliviers, des vignobles pareils à de vastes pièces d'étoffe rayée, toute une contrée agrandie par la netteté de l'air et la paix du froid. Le vent qui soufflait par courtes brises avait glacé le visage des enfants. Ils se levèrent vivement, ragaillardis, heureux des blancheurs de la matinée. Et, la nuit ayant emporté leurs tristesses effrayées, ils regardaient d'un œil ravi le cercle immense de la plaine, ils écoutaient les tintements des deux cloches, qui leur semblaient sonner joyeusement l'aube d'un jour de rite.

« Ah ! que j'ai bien dormi ! s'écria Miette. J'ai rêvé que tu m'embrassais… Est-ce que tu m'as embrassée, dis ?

– C'est bien possible, répondit Silvère en riant. Je n'avais pas chaud. Il fait un froid de loup.

– Moi, je n'ai froid qu'aux pieds.

– Eh bien ! courons… Nous avons deux bonnes lieues à faire. Tu te réchaufferas. » Et ils descendirent la côte, ils regagnèrent la route en courant. Puis, quand ils furent en bas, ils levèrent la tête, comme pour dire adieu à cette roche sur laquelle ils avaient pleuré, en se brûlant les lèvres d'un baiser. Mais ils ne reparlèrent point de cette caresse ardente qui avait mis dans leur tendresse un besoin nouveau, vague encore, et qu'ils n'osaient formuler. Ils ne se donnèrent même pas le bras, sous prétexte de marcher plus vite. Et ils marchaient gaiement, un peu confus, sans savoir pourquoi, quand ils venaient à se regarder. Autour d'eux, le jour grandissait. Le jeune homme, que son patron envoyait parfois à Orchères, choisissait sans hésiter les bons sentiers, les plus directs. Ils firent ainsi plus de deux lieues, dans des chemins creux, le long de haies et de murailles interminables. Miette accusait Silvère de l'avoir égarée. Souvent, pendant des quarts d'heure entiers, ils ne voyaient pas un bout du pays, ils n'apercevaient, au-dessus des murailles et des haies, que de longues files d'amandiers dont les branches maigres se détachaient sur la pâleur du ciel.

Brusquement, ils débouchèrent juste en face d'Orchères.

De grands cris de joie, des brouhahas de foule leur arrivaient, clairs dans l'air limpide. La bande insurrectionnelle entrait à peine dans la ville. Miette et Silvère y pénétrèrent avec les traînards. Jamais ils n'avaient vu un enthousiasme pareil. Dans les rues, on eût dit un jour de procession, lorsque le passage du dais met les plus belles draperies aux fenêtres. On fêtait les insurgés comme on rite des libérateurs. Les hommes les embrassaient, les femmes leur apportaient des vivres. Et il y avait, sur les portes, des vieillards qui pleuraient. Allégresse toute méridionale qui s'épanchait d'une façon bruyante, chantant, dansant, gesticulant.

Comme Miette passait, elle fut prise dans une immense farandole qui tournait sur la Grand-Place. Silvère la suivit.

Ses idées de mort, de découragement, étaient loin à cette heure. Il voulait se battre, vendre du moins chèrement sa vie. L'idée de la lutte le grisait de nouveau. Il rêvait la victoire, la vie heureuse avec Miette, dans la grande paix de la République universelle.

Cette réception fraternelle des habitants d'Orchères fut la dernière joie des insurgés. Ils passèrent la journée dans une confiance rayonnante, dans un espoir sans bornes. Les prisonniers, le commandant Sicardot, MM. Garçonnet, Peirotte et les autres, qu'on avait enfermés dans une salle de la mairie, dont les fenêtres donnaient sur la Grand-Place, regardaient, avec une surprise effrayée, ces farandoles, ces grands courants d'enthousiasme qui passaient devant eux.

« Quels gueux ! murmurait le commandant, appuyé à la rampe d'une fenêtre, comme sur le velours d'une loge de théâtre ; et dire qu'il ne viendra pas une ou deux batteries pour me nettoyer toute cette canaille ! » Puis il aperçut Miette, il ajouta, en s'adressant à M. Garçonnet :

« Voyez donc, monsieur le maire, cette grande fille rouge, là-bas. C'est une honte. Ils ont traîné leurs créatures avec eux. Pour peu que cela continue, nous allons assister à de belles choses. »

M. Garçonnet hochait la tête, parlant « des passions déchaînées » et

« des plus mauvais jours de notre histoire ».

M. Peirotte, blanc comme un linge, restait silencieux ; il ouvrit une seule fois les lèvres, pour dire à Sicardot, qui continuait à déblatérer amèrement :

« Plus bas donc, monsieur vous allez nous faire massacrer. » La vérité était que les insurgés traitaient ces messieurs avec la plus grande douceur. Ils leur firent même servir, le soir, un excellent dîner. Mais, pour des trembleurs comme le receveur particulier, de pareilles attentions devenaient effrayantes : les insurgés ne devaient les traiter si bien que dans le but de les trouver plus gras et plus tendres, le jour où ils les mangeraient.

Au crépuscule, Silvère se rencontra face à face avec son cousin, le docteur Pascal. Le savant avait suivi la bande à pied, causant au milieu des ouvriers, qui le vénéraient. Il s'était d'abord efforcé de les détourner de la lutte ; puis, comme gagné par leurs discours :

« Vous avez peut-être raison mes amis, leur avait-il dit avec son sourire d'indifférent affectueux ; battez-vous, je suis là pour vous raccommoder les bras et les jambes. » Et, le matin, il s'était tranquillement mis à ramasser le long de la route des cailloux et des plantes. Il se désespérait de ne pas avoir emporté son marteau de géologue et sa boîte à herboriser. A cette heure, ses poches, pleines de pierres, crevaient, et sa trousse, qu'il tenait sous le bras, laissait passer des paquets de longues herbes.

« Tiens, c'est toi, mon garçon ! s'écria-t-il en apercevant Silvère. Je croyais être ici le seul de la famille. » Il prononça ces derniers mots avec quelque ironie, raillant doucement les menées de son père et de l'oncle Antoine.

Silvère fut heureux de rencontrer son cousin ; le docteur était le seul des Rougon qui lui serrât la main dans les rues et qui lui témoignât une sincère amitié. Aussi, en le voyant couvert encore de la poussière de la route, et le croyant acquis à la cause républicaine, le jeune homme montra-t-il une vive joie. Il lui parla des droits du peuple, de sa cause

sainte, de son triomphe assuré, avec une emphase juvénile.

Pascal l'écoutait en souriant ; il examinait avec curiosité ses gestes, les jeux ardents de sa physionomie, comme s'il eût étudié un sujet, disséqué un enthousiasme, pour voir ce qu'il y a au fond de cette fièvre généreuse.

« Comme tu vas ! comme tu vas ! Ah ! que tu es bien le petit-fils de ta grand-mère ! » Et il ajouta, à voix basse, du ton d'un chimiste qui prend des notes :

« Hystérie ou enthousiasme, folie honteuse ou folie sublime. Toujours ces diables de nerfs ! » Puis, concluant tout haut, résumant sa pensée :

« La famille est complète, reprit-il. Elle aura un héros. » Silvère n'avait pas entendu. Il continuait à parler de sa chère République. A quelques pas, Miette s'était arrêtée, toujours vêtue de sa grande pelisse rouge ; elle ne quittait plus Silvère, ils avaient couru la ville aux bras l'un de l'autre. Cette grande fille rouge finit par intriguer Pascal ; il interrompit brusquement son cousin, il lui demanda :

« Quelle est cette enfant qui est avec toi ?

– C'est ma femme », répondit gravement Silvère.

Le. docteur ouvrit de grands yeux. Il ne comprit pas. Et, comme il était timide avec les femmes, il envoya à Miette, en s'éloignant, un large coup de chapeau.

La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés. L'enthousiasme, la confiance de la veille furent comme emportés dans les ténèbres. Au matin, les figures étaient sombres ; il y avait des échanges de regards tristes, des silences longs de découragement. Des bruits effrayants couraient ; les mauvaises nouvelles, que les chefs avaient réussi à cacher la veille, s'étaient répandues sans que personne eût parlé, soufflées par cette bouche invisible qui jette d'une haleine la panique dans les foules. Des voix disaient que Paris était vaincu, que la province avait tendu les pieds et les poings ; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreuses parties de Marseille, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot, le préfet du département, s'avançaient à marches forcées pour détruire les bandes insurrectionnelles. Ce fut un écroulement, un réveil plein de colère et de désespoir. Ces hommes, brûlant la veille de fièvre patriotique, se sentirent frissonner dans le grand froid de la France soumise, honteusement agenouillée. Eux seuls avaient donc eu l'héroïsme du devoir ! Ils étaient, à cette heure, perdus au milieu de l'épouvante de tous, dans le silence de mort du pays ; ils devenaient des rebelles ; on allait les chasser à coups de fusil, comme des bêtes fauves.

Et ils avaient rêvé une grande guerre, la révolte d'un peuple, la conquête glorieuse du droit ! Alors, dans une telle déroute, dans un tel abandon, cette poignée d'hommes pleura sa foi morte, son rêve de justice évanoui. Il y en eut qui, en injuriant la France entière de sa lâcheté, jetèrent leurs armes et allèrent s'asseoir sur le bord des routes ; ils disaient qu'ils attendraient là les balles de la troupe, pour montrer comment mouraient des républicains.

Bien que ces hommes n'eussent plus devant eux que l'exil ou la mort, il y eut peu de désertions. Une admirable solidarité unissait ces bandes. Ce fut contre les chefs que la colère se tourna. Ils étaient réellement incapables. Des fautes irréparables avaient été commises ; et maintenant, lâchés, sans discipline, à peine protégés par quelques sentinelles, sous les ordres d'hommes irrésolus, les insurgés se trouvaient à la merci des premiers soldats qui se présenteraient.

Ils passèrent deux jours encore à Orchères, le mardi et le mercredi, perdant le temps, aggravant leur situation. Le général, l'homme au sabre, que Silvère avait montré à Miette sur la route de Plassans, hésitait, pliait sous la terrible responsabilité qui pesait sur lui. Le jeudi, il jugea que décidément la position d'Orchères était dangereuse. Vers une heure, il donna l'ordre du départ, il conduisit sa petite armée sur les hauteurs de Sainte-Roure. C'était là, d'ailleurs, une position inexpugnable, pour qui aurait su la défendre. Sainte-Roure étage ses maisons sur le flanc d'une colline ; derrière la ville, d'énormes blocs de rochers ferment l'horizon ; on ne peut monter à cette sorte de citadelle que par la plaine des Nores, qui s'élargit au bas du plateau.

Une esplanade, dont on a fait un cours, planté d'ornes superbes, domine la plaine. Ce fut sur cette esplanade que les insurgés campèrent. Les otages eurent pour prison une auberge, l'hôtel de la Mule-Blanche, située au milieu du cours. La nuit se passa lourde et noire. On parla de trahison.

Dès le matin, l'homme au sabre, qui avait négligé de prendre les plus simples précautions, passa une revue. Les contingents étaient alignés, tournant le dos à la plaine, avec le tohu-bohu étrange des costumes, vestes brunes, paletots foncés, blouses bleues, serrées par des ceintures rouges ; les armes, bizarrement mêlées, luisaient au soleil clair, les faux aiguisées de frais, les larges pelles de terrassier, les canons brunis des fusils de chasse : lorsque, au moment où le général improvisé passait à cheval devant la petite année, une sentinelle, qu'on avait oubliée dans un champ d'oliviers, accourut en gesticulant, en criant :

« Les soldats ! les soldats ! » Ce fut une émotion inexprimable. On crut d'abord à une fausse alerte. Les insurgés, oubliant toute discipline, se jetèrent en avant, coururent au bout de l'esplanade, pour voir les soldats. Les rangs furent rompus. Et quand la ligne sombre de la troupe apparut, correcte, avec le large éclair des baïonnettes, derrière le rideau grisâtre des oliviers, il y eut un mouvement de recul, une confusion qui fit passer un frisson de panique d'un bout à l'autre du plateau.

Cependant, au milieu du cours, La Palud et Saint-Martin-de-Vaulx, s'étant reformés, se tenaient farouches et debout.

Un bûcheron, un géant dont la tête dépassait celle de ses compagnons, criait, en agitant sa cravate rouge : « A nous, Chavanoz, Graille, Poujols, Saint-Eutrope ! à nous, les Tulettes ! à nous, Plassans ! » De grands courants de foule traversaient l'esplanade.

L'homme au sabre, entouré des gens de Faverolles, s'éloigna, avec plusieurs contingents des campagnes, Vernoux, Corbière, Marsanne, Pruinas, pour tourner l'ennemi et le prendre de flanc. D'autres, Valqueyras, Nazères, Castel-le-Vieux, les Roches-Noires, Murdaran, se jetèrent à gauche, se dispersèrent en tirailleurs dans la plaine des Nores.

Et, tandis que le cours se vidait, les villes, les villages que le bûcheron avait appelés à l'aide se réunissaient, formaient sous les ormes une masse sombre, irrégulière, groupée en dehors de toutes les règles de la stratégie, mais qui avait roulé là, comme un bloc, pour barrer le chemin ou mourir.

Plassans se trouvait au milieu de ce bataillon héroïque. Dans la teinte grise des blouses et des vestes, dans l'éclat bleuâtre des armes, la pelisse de Miette, qui tenait le drapeau à deux mains, mettait une large tache rouge, une tache de blessure fraîche et saignante.

Il y eut brusquement un grand silence. A une des fenêtres de la Mule-Blanche, la tête blafarde de M. Peirotte apparut.

Il parlait, il faisait des gestes.

« Rentrez, fermez les volets, crièrent les insurgés furieusement ; vous allez vous faire tuer. » Les volets se feutrèrent en toute hâte, et l'on n'entendit plus que les pas cadencés des soldats qui approchaient.

Une minute s'écoula, interminable. La troupe avait disparu ; elle était cachée dans un pli de terrain, et bientôt les insurgés aperçurent, du côté de la plaine, au ras du sol, des pointes de baïonnettes qui poussaient, grandissaient, roulaient sous le soleil levant, comme un champ de blé aux épis d'acier. Silvère, à ce moment, dans la fièvre qui le secouait, crut voir passer devant lui l'image du gendarme dont le sang lui avait taché les mains ; il savait, par les récits de ses compagnons, que Rengade n'était pas mort, qu'il avait simplement un œil crevé ; et il le distinguait nettement, avec son orbite vide, saignant, horrible. La pensée aiguë de cet homme, auquel il n'avait plus songé depuis son départ de Plassans, lui fut insupportable. Il craignit d'avoir peur. Il serrait violemment sa carabine, les yeux voilés par un brouillard, brûlant de décharger son arme, de chasser l'image du borgne à coups de feu. Les baïonnettes montaient toujours, lentement.

Quand les têtes des soldats apparurent au bord de l'esplanade, Silvère, d'un mouvement instinctif, se tourna vers Miette. Elle était là, grandie, le visage rose, dans les plis du drapeau rouge ; elle se haussait sur la pointe des pieds, pour voir la troupe ; une attente nerveuse faisait battre ses narines, montrait ses dents blanches de jeune loup dans la rougeur de ses lèvres. Silvère lui sourit. Et il n'avait pas tourné la tète, qu'une fusillade éclata. Les soldats, dont on ne voyait encore que les épaules, venaient de lâcher leur premier feu. Il lui sembla qu'un grand vent passait sur sa tête, tandis qu'une pluie de feuilles coupées par les balles tombaient des ornes. Un bruit sec, pareil à celui d'une branche morte qui se casse, le fit regarder à sa droite. Il vit par terre le grand bûcheron, celui dont la tête dépassait celle des autres, avec un petit trou noir au milieu du front. Alors il déchargea sa carabine devant lui, sans viser, puis il rechargea, tira de nouveau. Et cela, toujours, comme un furieux, comme une bête qui ne pense à rien, qui se dépêche de tuer. Il ne distinguait même plus les soldats ; des fumées flottaient sous les ornes, pareilles à des lambeaux de mousseline grise. Les feuilles continuaient à pleuvoir sur les insurgés, la troupe tirait trop haut. Par instants, dans les bruits déchirants de la fusillade, le jeune homme entendait un soupir, un râle sourd ; et il y avait dans la petite bande une poussée, comme pour faire de la place au malheureux qui tombait en se cramponnant aux épaules de ses voisins.

Pendant dix minutes, le feu dura.

Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » avec un accent terrible de terreur. Il y eut des grondements, des murmures de rage, qui disaient : « Les lâches ! oh ! les lâches ! » Des phrases sinistres couraient : le général avait fui ; la cavalerie sabrait les tirailleurs dispersés dans la plaine des Nores. Et les coups de feu ne cessaient pas, ils partaient irréguliers, rayant la fumée de flammes brusques. Une voix rude répétait qu'il fallait mourir là.

Mais la voix affolée, la voix de terreur, criait plus haut :

« Sauve qui peut ! sauve qui peut ! » Des hommes s'enfuirent, jetant leurs armes, sautant par-dessus les morts. Les autres serrèrent les rangs. Il resta une dizaine d'insurgés. Deux prirent encore la fuite, et, sur les huit autres, trois furent tués d'un coup.

Les deux enfants étaient restés machinalement, sans rien comprendre. A mesure que le bataillon diminuait, Miette élevait le drapeau davantage ; elle le tenait, comme un grand cierge, devant elle, les poings feutrés. Il, était criblé de balles. Quand Silvère n'eut plus de cartouches dans les poches, il cessa de tirer, il regarda sa carabine d'un air stupide. Ce fut alors qu'une ombre lui passa devant la face, comme si un oiseau colossal eût effleuré son front d'un battement d'aile. Et, levant les yeux, il vit le drapeau qui tombait des mains de Miette. L'enfant, les deux poings serrés sur sa poitrine, la tête renversée, avec une expression atroce de souffrance, tournait lentement sur elle-même. Elle ne poussa pas un cri ; elle s'affaissa en arrière, sur la nappe rouge du drapeau.

« Relève-toi, viens vite », dit Silvère lui tendant la main, la tête perdue.

Mais elle resta par terre, les yeux tout grands ouverts, sans dire un mot. Il comprit, il se jeta à genoux.

« Tu es blessée, dis ? Où es-tu blessée ? » Elle ne disait toujours rien ; elle étouffait ; elle le regardait de ses yeux agrandis, secouée par de courts frissons. Alors il lui écarta les mains.

« C'est là, n'est-ce pas ? c'est là. » Et il déchira son corsage, mit à nu sa poitrine. Il chercha, il ne vit rien. Ses yeux s'emplissaient de larmes. Puis, sous le sein gauche, il aperçut un petit trou rose ; une seule goutte de sang tachait la plaie.

« Ça ne sera rien, balbutia-t-il ; je vais aller chercher Pascal, il te guérira. Si tu pouvais te relever… Tu ne peux pas te relever ? » Les soldats ne tiraient plus ; ils s'étaient jetés à gauche, sur les contingents emmenés par l'homme au sabre. Au milieu de l'esplanade vide, il n'y avait que Silvère agenouillé devant le corps de Miette. Avec l'entêtement du désespoir, il l'avait prise dans ses bras. Il voulait la mettre debout ; mais l'enfant eut une telle secousse de douleur qu'il la recoucha. Il la suppliait :

« Parle-moi, je t'en prie. Pourquoi ne me dis-tu rien ? » Elle ne pouvait pas. Elle agita les mains, d'un mouvement doux et lent, pour dire que ce n'était pas sa faute. Ses lèvres serrées s'amincissaient déjà sous le doigt de la mort.

Les cheveux dénoués, la tête roulée dans les plis sanglants du drapeau, elle n'avait plus que ses yeux de vivants, des yeux noirs, qui luisaient dans son visage blanc. Silvère sanglota. Les regards de ces grands yeux navrés lui faisaient mal. Il y voyait un immense regret de la vie. Miette lui disait qu'elle partait seule, avant les noces, qu'elle s'en allait sans être sa femme ; elle lui disait encore que c'était lui qui avait voulu cela, qu'il aurait dû l'aimer comme tous les garçons aiment les filles. A son agonie, dans cette lutte rude que sa nature sanguine livrait à la mort, elle pleurait sa virginité.

Silvère, penché sur elle, comprit les sanglots amers de cette chair ardente. Il entendit au loin les sollicitations des vieux ossements ; il se rappela ces caresses qui avaient brûlé leurs lèvres, dans la nuit, au bord de la route : elle se pendait à son cou, elle lui demandait tout l'amour, et lui, il n'avait pas su, il la laissait partir petite fille, désespérée de n'avoir pas goûté aux voluptés de la vie. Alors, désolé de la voir n'emporter de lui qu'un souvenir d'écolier et de bon camarade, il baisa sa poitrine de vierge, cette gorge pure et chaste qu'il venait de découvrir. Il ignorait ce buste frissonnant, cette puberté admirable. Ses larmes trempaient ses lèvres. Il collait sa bouche sanglotante sur la peau de l'enfant. Ces baisers d'amant mirent une dernière joie dans les yeux de Miette. Ils s'aimaient, et leur idylle se dénouait dans la mort.

Mais lui ne pouvait croire qu'elle allait mourir. Il disait :

« Non, tu vas voir, ça n'est rien… Ne parle pas, si tu souffres… Attends, je vais te soulever la tête ; puis je te réchaufferai, tu as les mains glacées. » La fusillade reprenait, à gauche, dans les champs d'oliviers. Des galops sourds de cavalerie montaient de la plaine des Nores. Et, par instants, il y avait de grands cris d'hommes qu'on égorge. Des fumées épaisses arrivaient, traînaient sous les ornes de l'esplanade. Mais Silvère n'entendait plus, ne voyait plus. Pascal, qui descendait en courant vers la plaine, l'aperçut, vautré à terre, et s'approcha, le croyant blessé. Dès que le jeune homme l'eut reconnu, il se cramponna à lui. Il lui montrait Miette.

« Voyez donc, disait-il, elle est blessée, là, sous le sein…

Ah ! que vous êtes bon d'être venu ; vous la sauverez. »A ce moment, la mourante eut une légère convulsion.

Une ombre douloureuse passa sur son visage, et, de ses lèvres serrées qui s'ouvrirent, sortit un petit souffle. Ses yeux, tout grands ouverts, restèrent fixés sur le jeune homme.

Pascal, qui s'était penché, se releva en disant à demi-voix :

« Elle est morte. » Morte ! ce mot fit chanceler Silvère. Il s'était remis à

genoux ; il tomba assis, comme renversé par le petit souffle de Miette.

« Morte ! morte ! répéta-t-il, ce n'est pas vrai, elle me regarde… Vous voyez bien qu'elle me regarde. » Et il saisit le médecin par son vêtement, le conjurant de ne pas s'en aller, lui affirmant qu'il se trompait, qu'elle n'était pas morte, qu'il la sauverait, s'il voulait. Pascal lutta doucement, disant de sa voix affectueuse :

« Je ne puis rien, d'autres m'attendent… Laisse, mon pauvre enfant ; elle est bien morte, va. » Il lâcha prise, il retomba. Morte ! morte ! encore ce mot, qui sonnait comme un glas dans sa tête vide ! Quand il fut seul, il se traîna auprès du cadavre. Miette le regardait toujours. Alors il se jeta sur elle, roula sa tête sur sa gorge nue, baigna sa peau de ses larmes. Ce fut un emportement. Il posait furieusement les lèvres sur la rondeur naissante de ses seins, il lui soufflait dans un baiser toute sa flamme, toute sa vie, comme pour la ressusciter. Mais l'enfant devenait froide sous ses caresses. Il sentait ce corps inerte s'abandonner dans ses bras. Il fut pris d'épouvante ; il s'accroupit, la face bouleversée, les bras pendants, et il resta là, stupide, répétant :

« Elle est morte, mais elle me regarde ; elle ne ferme pas les yeux, elle me voit toujours. » Cette idée l'emplit d'une grande douceur. Il ne bougea plus. Il échangea avec Miette un long regard, lisant encore, dans ces yeux que la mort rendait plus profonds, les derniers regrets de l'enfant pleurant sa virginité.

Cependant, la cavalerie sabrait toujours les fuyards, dans la plaine des Nores ; les galops des chevaux, les cris des mourants, s'éloignaient, s'adoucissaient, comme une musique lointaine, apportée par l'air limpide. Silvère ne savait plus qu'on se battait. Il ne vit pas son cousin, qui remontait la pente et qui traversait de nouveau le cours. En passant, Pascal ramassa la carabine de Macquart, que Silvère avait jetée ; il la connaissait pour l'avoir vue pendue à la cheminée de tante Dide, et songeait à la sauver des mains des vainqueurs. Il était à peine entré dans l'hôtel de la Mule Blanche, où l'on avait porté un grand nombre de blessés, qu'un flot d'insurgés, chassés par la troupe comme une bande de bêtes, envahit l'esplanade. L'homme au sabre avait fui ; c'étaient les derniers contingents des campagnes que l'on traquait, Il y eut là un effroyable massacre. Le colonel Masson et le préfet, M. de Blériot, pris de pitié, ordonnèrent vainement la retraite. Les soldats, furieux, continuaient à tirer dans le tas, à clouer les fuyards contre les murailles, à coups de baïonnette. Quand ils n'eurent plus d'ennemis devant eux, ils criblèrent de balles la façade de la Mule-Blanche. Les volets partaient en éclats ; une fenêtre, laissée entrouverte, fut arrachée, avec un bruit retentissant de verre cassé. Des voix lamentables criaient à l'intérieur :

« Les prisonniers ! les prisonniers ! » Mais la troupe n'entendait pas, elle tirait toujours. On vit, à un moment, le commandant Sicardot, exaspéré, paraître sur le seuil, parler en agitant les bras. A côté de lui, le receveur particulier,

M. Peirotte, montra sa taille mince, son visage effaré. Il y eut encore une décharge. Et M. Peirotte tomba par terre, le nez en avant, comme une masse.

Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme était resté penché sur la morte, au milieu de la fusillade et des hurlements d'agonie, sans même tourner la tête. Il sentit seulement des hommes autour de lui, et il fut pris d'un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette, sur sa gorge nue. Puis ils continuèrent à se regarder.

Mais la lutte était finie. Le meurtre du receveur particulier avait assouvi les soldats. Des hommes couraient, battant tous les coins de l'esplanade, pour ne pas laisser échapper un seul insurgé. Un gendarme, qui aperçut Silvère sous les arbres, accourut ; et, voyant qu'il avait affaire à un enfant :

« Que fais-tu là, galopin ? » lui demanda-t-il.

Silvère, les yeux sur les yeux de Miette, ne répondit pas.

« Ah ! le bandit, il a les mains noires de poudre, s'écria l'homme, qui s'était baissé. Allons, debout, canaille ! Ton compte est bon. » Et comme Silvère, souriant vaguement, ne bougeait pas, l'homme s'aperçut que le cadavre qui se trouvait là, dans le drapeau, était un cadavre de femme :

« Une belle fille, c'est dommage ! murmura-t-il… Ta maîtresse, hein ! ? crapule ! » Puis il ajouta avec un rire de gendarme :

« Allons, debout !… Maintenant qu'elle est morte, tu ne veux peut-être pas coucher avec. » Il tira violemment Silvère, il le mit debout, il l'emmena comme un chien qu'on traîne par une patte. Silvère se laissa traîner, sans une parole, avec une obéissance d'enfant. Il se retourna, il regarda Miette. Il était désespéré de la laisser toute seule, sous les arbres. Il la vit de loin, une dernière fois. Elle restait là, chaste, dans le drapeau rouge, la tête légèrement penchée, avec ses grands yeux qui regardaient en l'air.

1   ...   9   10   11   12   13   14   15   16   ...   19


Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©atelim.com 2016
rəhbərliyinə müraciət