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La fortune des rougon


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« Nous avons appris ce matin, dit-il en se rasseyant, que les insurgés de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx étaient en marche, et qu'ils avaient passé la nuit dernière à Alboise.

Il a été décidé que nous nous joindrions à eux. Cet après midi, une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville ; demain, ceux qui restent encore iront retrouver leurs frères. » Il prononça ce mot de frères avec une emphase juvénile.

Puis, s'animant, d'une voix plus vibrante :

« La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais le droit est de notre côté, nous triompherons. »

Miette écoutait Silvère, regardant devant elle fixement sans voir. Quand il se tut :

« C'est bien », dit-elle simplement.

Et, au bout d'un silence :

« Tu m'avais avertie… cependant j'espérais encore…

Enfin, c'est décidé. » Ils ne purent trouver d'autres paroles. Le coin désert du chantier, la ruelle verte reprit son calme mélancolique ; il n'y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l'herbe l'ombre des tas de planches. Le groupe formé par les deux jeunes gens sur la pierre tombale était devenu immobile et muet, dans la clarté pâle. Silvère avait passé le bras autour de la taille de Miette, et celle-ci s'était laissée aller contre son épaule. Ils n'échangèrent pas de baisers, rien qu'une étreinte où l'amour avait l'innocence attendrie d'une tendresse fraternelle.

Miette était couverte d'une grande mante brune à capuchon qui lui tombait jusqu'aux pieds et l'enveloppait tout entière. On ne voyait que sa tête et ses mains. Les femmes du peuple, les paysannes et les ouvrières portent encore, en Provence, ces larges mantes, que l'on nomme pelisses dans le pays, et dont la mode doit remonter fort loin. En arrivant, Miette avait rejeté le capuchon en arrière. Vivant en plein air, de sang brûlant, elle ne portait jamais de bonnet. Sa tête nue se détachait vigoureusement sur la muraille blanchie par la lune. C'était une enfant, mais une enfant qui devenait femme. Elle se trouvait à cette heure indécise et adorable où la grande fille naît dans la gamine. Il y a alors, chez toute adolescente, une délicatesse de bouton naissant, une hésitation de formes d'un charrue exquis ; les lignes pleines et voluptueuses de la puberté s'indiquent dans les innocentes maigreurs de l'enfance ; la femme se dégage avec ses premiers embarras pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille, et mettant, à son insu, dans chacun de ses traits, l'aveu de son sexe. Pour certaines filles, cette heure est mauvaise ; celles-là croissent brusquement, enlaidissent, deviennent jaunes et frêles comme des plantes hâtives. Pour Miette, pour toutes celles qui sont riches de sang et qui vivent en plein air, c'est une heure de grâce pénétrante qu'elles ne retrouvent jamais. Miette avait treize ans. Bien qu'elle fut forte déjà, on ne lui en eût pas donné davantage, tant sa physionomie riait encore, par moments, d'un rire clair et naïf. D'ailleurs, elle devait être nubile, la femme s'épanouissait rapidement en elle grâce au climat et à la vie rude qu'elle menait. Elle était presque aussi grande que Silvère, grasse et toute frémissante de vie. Comme son ami, elle n'avait pas la beauté de tout le monde. On ne l'eût pas trouvée laide ; mais elle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens. Elle avait des cheveux superbes ; plantés rudes et droits sur le front, ils se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu'une vague jaillissante, puis coulaient le long de son crâne et de sa nuque, pareils à une mer crépue, pleine de bouillonnements et de caprices, d'un noir d'encre. Ils étaient si épais qu'elle ne savait qu'en faire. Ils la gênaient. Elle les tordait en plusieurs brins, de la grosseur d'un poignet d'enfant, le plus fortement qu'elle pouvait, pour qu'ils tinssent moins de place, puis elle les massait derrière sa tête. Elle n'avait guère le temps de songer à sa coiffure, et il arrivait toujours que ce chignon énorme, fait sans glace et à la hâte, prenait sous ses doigts une grâce puissante. A la voir coiffée de ce casque vivant, de ce tas de cheveux frisés qui débordaient sur ses tempes et sur son cou comme une peau de bête, on comprenait pourquoi elle allait tête nue, sans jamais se soucier des pluies ni des gelées.

Sous la ligne sombre des cheveux, le front, très bas, avait la forme et la couleur dorée d'un mince croissant de lune. Les yeux gros, à fleur de tête ; le nez court, large aux narines et relevé du bout ; les lèvres, trop fortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs si on les eût examinés à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de la face, vus dans le jeu ardent de la vie, ces détails du visage formaient un ensemble d'une étrange et saisissante beauté. Quand Miette riait, renversant la tête en arrière et la penchant mollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchante antique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses joues arrondies comme celles d'un enfant, ses larges dents blanches, ses torsades de cheveux crépus que les éclats de sa joie agitaient sur sa nuque, ainsi qu'une couronne de pampres. Et, pour retrouver en elle la vierge, la petite fille de treize ans, il fallait voir combien il y avait d'innocence dans ses rires gras et souples de femme faite, il fallait surtout remarquer la délicatesse encore enfantine du menton et la pureté molle des tempes. Le visage de Miette, hâlé par le soleil, prenait, sous certains jours, des reflets d'ambre jaune. Un fin duvet noir mettait déjà au-dessus de sa lèvre supérieure une ombre légère. Le travail commençait à déformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir, en restant paresseuses, d'adorables mains potelées de bourgeoise.

Miette et Silvère restèrent longtemps muets. Ils lisaient dans leurs pensées inquiètes. Et, à mesure qu'ils descendaient ensemble dans la crainte et l'inconnu du lendemain, ils se serraient d'une étreinte plus étroite. Ils s'entendaient jusqu'au cœur, ils sentaient l'inutilité et la cruauté de toute plainte faite à voix haute. La jeune fille ne put cependant se contenir davantage ; elle étouffait, elle dit en une phrase leur inquiétude à tous deux.

« Tu reviendras, n'est-ce pas ? » balbutia-t-elle en se pendant au cou de Silvère.

Silvère, sans répondre, la gorge serrée et craignant de pleurer comme elle, la baisa sur la joue, en frère qui ne trouve pas d'autre consolation. Ils se séparèrent, ils retombèrent dans leur silence.

Au bout d'un instant, Miette frissonna. Elle ne s'appuyait plus contre l'épaule de Silvère, elle sentait son corps se glacer. La veille, elle n'eût pas frissonné de la sorte, au fond de cette allée déserte, sur cette pierre tombale où, depuis plusieurs saisons, ils vivaient si heureusement leurs tendresses dans la paix des vieux morts.

« J'ai bien froid, dit-elle, en remettant le capuchon de sa pelisse.

– Veux-tu que nous marchions ? lui demanda le jeune homme. Il n'est pas neuf heures, nous pouvons faire un bout de promenade sur la route. » Miette pensait qu'elle n'aurait peut-être pas de longtemps la joie d'un rendez-vous, d'une de ces causeries du soir pour lesquelles elle vivait les journées.

« Oui, marchons, répondit-elle vivement, allons jusqu'au moulin… Je passerais la nuit, si tu voulais. »

Ils quittèrent le banc et se cachèrent dans l'ombre d'un tas de planches. Là, Miette écarta sa pelisse, qui était piquée à petits losanges et doublée d'une indienne rouge sang ; puis elle jeta un pan de ce chaud et large manteau sur les épaules de Silvère, l'enveloppant ainsi tout entier, le mettant avec elle, serré contre elle, dans le même vêtement. Ils passèrent mutuellement un bras autour de leur taille pour ne faire qu'un. Quand ils furent ainsi confondus en un seul être, quand ils se trouvèrent enfouis dans les plis de la pelisse au point de perdre toute forme humaine, ils se mirent à marcher à petits pas, se dirigeant vers la route, traversant sans crainte les espaces nus du chantier, blancs de lune. Miette avait enveloppé Silvère et celui-ci s'était prêté à cette opération d'une façon toute naturelle, comme si la pelisse leur eût, chaque soir, rendu le même service.

La route de Nice, aux deux côtés de laquelle se trouve bâti le faubourg, était bordée, en 1851, d'ormes séculaires, vieux géants, ruines grandioses et pleines encore de puissance, que la municipalité proprette de la ville a remplacés, depuis quelques années, par de petits platanes. Lorsque Silvère et Miette se trouvèrent sous les arbres, dont la lune dessinait le long du trottoir les branches monstrueuses, ils rencontrèrent, à deux ou trois reprises, des masses noires qui se mouvaient silencieusement au ras des maisons.

C'étaient, comme eux, des couples d'amoureux, hermétiquement clos dans un pan d'étoffe, promenant au fond de l'ombre leur tendresse discrète.

Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour et qui ne sont pas fichés de s'embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l'aise sans trop s'exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s'ils louaient une chambre, s'ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d'autre part, ils n'ont pas le temps, tous les soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme : ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. Et, pour plus de prudence, comme tous les habitants se connaissent, ils ont le soin de se rendre méconnaissables en s'enfouissant dans une de ces grandes mantes qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrent ces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de la province ne paraît pas s'en alarmer ; il est admis que les amoureux ne s'arrêtent jamais dans les coins ni ne s'assoient au fond des terrains, et cela suffit pour calmer les pudeurs effarouchées. On ne peut guère que s'embrasser en marchant. Parfois cependant une fille tourne mal : les amants se sont assis.

Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d'amour. L'imagination câline et inventive du Midi est là tout entière. C'est une véritable mascarade, fertile en petits bonheurs et à la portée des misérables. L'amoureuse n'a qu'à ouvrir son vêtement, elle a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cache sur son cœur, dans la tiédeur de ses habits, comme les petites bourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans les armoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrement douce ; il se mange en plein air, au milieu des indifférents, le long des routes. Et ce qu'il y a d'exquis, ce qui donne une volupté pénétrante aux baisers échangés, ce doit être la certitude de pouvoir s'embrasser impunément devant le monde, de rester des soirées en public aux bras l'un de l'autre, sans courir le danger d'être reconnus et montrés au doigt. Un couple n'est plus qu'une masse brune, il ressemble à un autre couple. Pour le promeneur attardé qui voit vaguement ces masses se mouvoir, c'est l'amour qui passe, rien de plus ; l'amour sans nom, l'amour qu'on devine et qu'on ignore. Les amants se savent bien cachés ; ils causent à voix basse, ils sont chez eux ; le plus souvent ils ne disent rien, ils marchent pendant des heures, au hasard, heureux de se sentir serrés ensemble dans le même bout d'indienne. Cela est très voluptueux et très virginal à la fois. Le climat est le grand coupable ; lui seul a dû d'abord inviter les amants à prendre les coins des faubourgs pour retraites. Par les belles nuits d'été, on ne peut faire le tour de Plassans sans découvrir, dans l'ombre de chaque pan de mur, un couple encapuchonné ; certains endroits, l'aire de Saint-Mittre par exemple, sont peuplés de ces dominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit, au milieu des tiédeurs de la nuit sereine ; on dirait les invités d'un bal mystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres gens. Quand il fait trop chaud et que les jeunes filles n'ont plus leur pelisse, elles se contentent de retrousser leur première jupe. L'hiver, les plus amoureux se moquent des gelées.

Tandis qu'ils descendaient la route de Nice, Silvère et Miette ne songeaient guère à se plaindre de la froide nuit de décembre.

Les jeunes gens traversèrent le faubourg endormi sans échanger une parole. Ils retrouvaient, avec une muette joie, le charme tiède de leur étreinte. Leurs cœurs étaient tristes, la félicité qu'ils goûtaient à se serrer l'un contre l'autre avait l'émotion douloureuse d'un adieu, et il leur semblait qu'ils n'épuiseraient jamais la douceur et l'amertume de ce silence qui berçait lentement leur marche. Bientôt, les maisons devinrent plus rares, ils arrivèrent à l'extrémité du faubourg.

Là, s'ouvre le portail du Jas-Meiffren, deux forts piliers reliés par une grille qui laisse voir, entre ses barreaux, une longue allée de mûriers. En passant, Silvère et Miette jetèrent instinctivement un regard dans la propriété.

A partir du Jas-Meiffren, la grande route descend, par une pente douce, jusqu'au fond d'une vallée qui sert de lit à une petite rivière, la Viorne, ruisseau l'été et torrent l'hiver. Les deux rangées d'ormes continuaient, à cette époque, et faisaient de la route une magnifique avenue coupant la côte, plantée de blé et de vignes maigres, d'un large ruban d'arbres gigantesques. Par cette nuit de décembre, sous la lune claire et froide, les champs fraîchement labourés s'étendaient aux deux abords du chemin, pareils à de vastes couches d'ouate grisâtre, qui auraient amorti tous les bruits de l'air. Au loin, la voix sourde de la Viorne mettait seule un frisson dans l'immense paix de la campagne.

Quand les jeunes gens eurent commencé à descendre l'avenue, la pensée de Miette retourna au Jas-Meiffren, qu'ils venaient de laisser derrière eux.

« J'ai eu grand-peine à m'échapper ce soir, dit-elle…

Mon oncle ne se décidait pas à me congédier. Il s'était enfermé dans un cellier, et je crois qu'il y enterrait son argent, car il a paru très effrayé, ce matin, des événements qui se préparent. » Silvère eut une étreinte plus douce.

« Va, répondit-il, sois courageuse. Il viendra un temps où nous nous verrons librement toute la journée.., Il ne faut pas se chagriner.

– Oh ! reprit la jeune fille en secouant la tête, tu as de l'espérance, toi… Il y a des jours où je suis bien triste. Ce ne sont pas les gros travaux qui me désolent ; au contraire ; je suis souvent heureuse des duretés de mon oncle et des besognes qu'il m'impose. Il a eu raison de faire de moi une paysanne ; j'aurais peut-être mal tourné ; car vois-tu, Silvère, il y a des moments où je me crois maudite… Alors je voudrais être morte… Je pense à celui que tu sais… » En prononçant ces dernières paroles, la voix de l'enfant se brisa dans un sanglot. Silvère l'interrompit d'un ton presque rude.

« Tais-toi, dit-il. Tu m'avais promis de moins songer à cela. Ce n'est pas ton crime. » Puis il ajouta d'un accent plus doux :

« Nous nous aimons bien, n'est-ce pas ? Quand nous serons mariés, tu n'auras plus de mauvaises heures.

– Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que veux-tu ? j'ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. Il me semble qu'on m'a fait tort, et alors j'ai des envies d'être méchante. Je t'ouvre mon cœur, à toi.

Chaque fois qu'on me jette le nom de mon père au visage, j'éprouve une brûlure par tout le corps. Quand je passe et que les gamins crient : Eh ! la Chantegreil ! Cela me met hors de moi ; je voudrais les tenir pour les battre. » Et, après un silence farouche, elle reprit :

« Tu es un homme, toi, tu vas tirer des coups de fusil…

Tu es bien heureux. » Silvère l'avait laissée parler. Au bout de quelques pas, il dit d'une voix triste :

« Tu as tort, Miette ; ta colère est mauvaise. Il ne faut pas se révolter contre la justice. Moi je vais me battre pour notre droit à tous ; je n'ai aucune vengeance à satisfaire.

– N'importe, continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer des coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien. » Et, comme Silvère gardait le silence, elle vit qu'elle l'avait mécontenté. Toute sa fièvre tomba. Elle balbutia d'une voix suppliante :

« Tu ne m'en veux pas ? C'est ton départ qui me chagrine et qui me jette à ces idées-là. Je sais bien que tu as raison, que je dois être humble… » Elle se mit à pleurer. Silvère, ému, prit ses mains qu'il baisa.

« Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… Je voudrais simplement te voir plus heureuse, et cela dépend beaucoup de toi. » Le drame dont Miette venait d'évoquer si douloureusement le souvenir, laissa les amoureux tout attristés pendant quelques minutes. Ils continuèrent à marcher, la tête basse, troublés par leurs pensées. Au bout d'un instant :

« Me crois-tu beaucoup plus heureux que toi ? demanda Silvère, revenant malgré lui à la conversation. Si ma grand mère ne m'avait pas recueilli et élevé, que serais-je devenu ?

A part l'oncle Antoine, qui est ouvrier comme moi et qui m'a appris à aimer la République, tous mes autres parents ont l'air de craindre que je ne les salisse quand je passe à côté d'eux. » Il s'animait en parlant ; il s'était arrêté, retenant Miette au milieu de la route.

« Dieu m'est témoin, continua-t-il, que je n'envie et que je ne déteste personne. Mais, si nous triomphons, il faudra que je leur dise leur fait, à ces beaux messieurs. C'est l'oncle Antoine qui en sait long là-dessus. Tu verras à notre retour. Nous vivrons tous libres et heureux. » Miette l'entraîna doucement. Ils se remirent à marcher.

« Tu l'aimes bien, ta République, dit l'enfant en essayant de plaisanter. M'aimes-tu autant qu'elle ? » Elle riait, mais il y avait quelque amertume au fond de son rire. Peut-être se disait-elle que Silvère la quittait bien facilement pour courir les campagnes. Le jeune homme répondit d'un ton grave :

« Toi, tu es ma femme. Je t'ai donné tout mon cœur.

J'aime la République, vois-tu, parce que je t'aime. Quand nous serons mariés, il nous faudra beaucoup de bonheur, et c'est pour une part de ce bonheur que je m'éloignerai demain matin… Tu ne me conseilles pas de rester chez moi ?

– Oh ! non, s'écria vivement la jeune fille. Un homme doit être fort. C'est beau, le courage I… Il faut me pardonner d'être jalouse. Je voudrais bien être aussi forte que toi.

Tu m'aimerais encore davantage, n'est-ce pas ? » Elle garda un instant le silence, puis elle ajouta avec une vivacité et une naïveté charmantes :

« Ah ! comme je t'embrasserai volontiers, quand tu reviendras. » Ce cri d'un cœur aimant et courageux toucha profondément Silvère. Il prit Miette entre ses bras et lui mit plusieurs baisers sur les joues. L'enfant se défendit un peu en riant. Et elle avait des larmes d'émotion plein les yeux.

Autour des amoureux, la campagne continuait à dormir dans l'immense paix du froid. Ils étaient arrivés au milieu de la côte. Là, à gauche, se trouvait un monticule assez élevé, au sommet duquel la lune blanchissait les ruines d'un moulin à vent ; la tour seule restait, tout écroulée d'un côté.

C'était le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. Depuis le faubourg, ils allaient devant eux, sans donner un seul coup d'œil aux champs qu'ils traversaient.

Quand il eut baisé Miette sur les joues, Silvère leva la tête.

Il aperçut le moulin.

« Comme nous avons marché ! s'écria-t-il. Voici le moulin. Il doit être près de neuf heures et demie, il faut rentrer. » Miette fit la moue.

« Marchons encore un peu, implora-t-elle, quelques pas seulement, jusqu'à la petite traverse… Vrai, rien que jusque-là. » Silvère la reprit à la taille, en souriant. Ils se mirent de nouveau à descendre la côte. Ils ne craignaient plus les regards des curieux ; depuis les dernières maisons, ils n'avaient pas rencontré âme qui vive. Ils n'en restèrent pas moins enveloppés dans la grande pelisse. Cette pelisse, ce vêtement commun, était comme le nid naturel de leurs amours. Elle les avait cachés pendant tant de soirées heureuses ! S'ils s'étaient promenés côte à côte, ils se seraient crus tout petits et tout isolés dans la vaste campagne. Cela les rassurait, les grandissait, de ne former qu'un être. Ils regardaient, à travers les plis de la pelisse, les champs qui s'étendaient aux deux bords de la route, sans éprouver cet écrasement que les larges horizons indifférents font peser sur les tendresses humaines. Il leur semblait qu'ils avaient emporté leur maison avec eux, jouissant de la campagne comme on en jouit par une fenêtre, aimant ces solitudes calmes, ces nappes de lumière dormante, ces bouts de nature, vagues sous le linceul de l'hiver et de la nuit, cette vallée entière qui, en les charmant, n'était cependant pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœurs serrés l'un contre l'autre.

D'ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient plus des autres, ils ne parlaient même plus d'eux-mêmes ; ils étaient à la seule minute présente, échangeant un serrement de mains, poussant une exclamation à la vue d'un coin de paysage, prononçant de rares paroles, sans trop s'entendre, comme assoupis par la tiédeur de leurs corps. Silvère oubliait ses enthousiasmes républicains ; Miette ne songeait plus que son amoureux devait la quitter dans une heure, pour longtemps, pour toujours peut-être.

Ainsi qu'aux jours ordinaires, lorsque aucun adieu ne troublait la paix de leurs rendez-vous, ils s'endormaient dans le ravissement de leurs tendresses.

Ils allaient toujours. Ils arrivèrent bientôt à la petite traverse dont Miette avait parlé, bout de ruelle qui s'enfonce dans la campagne, menant à un village bâti au bord de la Viorne. Mais ils ne s'arrêtèrent pas, ils continuèrent à descendre en feignant de ne point voir ce sentier qu'ils s'étaient promis de ne point dépasser. Ce fut seulement quelques minutes plus loin que Silvère murmura :

« Il doit être bien tard, tu vas te fatiguer.

– Non, je te jure, je ne suis pas lasse, répondit la jeune fille. Je marcherais bien comme cela pendant des lieues. » Puis elle ajouta d'une voix câline :

« Veux-tu ? nous allons descendre jusqu'aux près Sainte-Claire… Là, ce sera fini pour tout de bon, nous rebrousserons chemin. »

Silvère, que la marche cadencée de l'enfant berçait, et qui sommeillait doucement, les yeux ouverts, ne fit aucune objection. Ils reprirent leur extase. Ils avançaient d'un pas ralenti, par crainte du moment où il leur faudrait remonter la côte ; tant qu'ils allaient devant eux, il leur semblait marcher à l'éternité de cette étreinte qui les liait l'un à l'autre ; le retour, c'était la séparation, l'adieu cruel.

Peu à peu, la pente de la route devenait moins rapide. Le fond de la vallée est occupé par des prairies qui s'étendent jusqu'à la Viorne, coulant à l'autre bout, le long d'une suite de collines basses. Ces prairies, que des haies vives séparent du grand chemin, sont les près Sainte-Claire.

« Bah ! s'écria Silvère à son tour, en apercevant les premières nappes d'herbe, nous irons bien jusqu'au pont. » Miette eut un frais éclat de rire. Elle prit le jeune homme par le cou et l'embrassa bruyamment.

A l'endroit où commencent les haies, la longue avenue d'arbres se terminait alors par deux ormes, deux colosses plus gigantesques encore que les autres. Les terrains s'étendent au ras de la route, nus, pareils à une large bande de laine verte, jusqu'aux saules et aux bouleaux de la rivière.

Des derniers ormes au pont, il y avait, d'ailleurs, à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bon quart d'heure pour franchir cette distance. Enfin, malgré toutes leurs lenteurs, ils se trouvèrent sur le pont. Ils s'arrêtèrent.

Devant eux, la route de Nice montait le versant opposé de la vallée ; mais ils ne pouvaient en voir qu'un bout assez court, car elle fait un coude brusque, à un demi-kilomètre du pont, et se perd entre des coteaux boisés. En se retournant, ils aperçurent l'autre bout de la route, celui qu'ils venaient de parcourir et qui va en ligne droite de Plassans à la Viorne. Sous ce beau clair de lune d'hiver, on eût dit un long ruban d'argent que les rangées d'ormes bordaient de deux lisérés sombres. A droite et à gauche, les terres labourées de la côte faisaient de larges mers grises et vagues, coupées par ce ruban, par cette route blanche et gelée, d'un éclat métallique. Tout en haut brillaient, au ras de l'horizon, pareilles à des étincelles vives, quelques fenêtres encore éclairées du faubourg. Miette et Silvère, pas à pas, s'étaient éloignés d'une grande lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d'une muette admiration par cet immense amphithéâtre qui montait jusqu'au bord du ciel, et sur lequel des nappes de clartés bleuâtres coulaient comme sur les degrés d'une cascade géante. Ce décor étrange, cette apothéose colossale se dressait dans une immobilité et dans un silence de mort. Rien n'était d'une plus souveraine grandeur.

Puis les jeunes gens, qui venaient de s'appuyer contre un parapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d'eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l'eau une traînée d'étain fondu qui luisait et s'agitait comme un reflet de jour sur les écailles d'une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d'une vie étrange tout un peuple d'ombres et de clartés.

Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; par les chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, à l'endroit où les près Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazon jusqu'au bord de l'eau. Ils se souvenaient des moindres plis de la rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certains trous d'herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves de tendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait elle d'un regard d'envie la rive droite du torrent.

« S'il faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrions descendre nous reposer un peu, avant de remonter la côte… » Puis, après un silence, les yeux toujours fixés sur les bords de la Viorne :

« Regarde donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire, là bas, avant l'écluse… Te rappelles-tu ?… C'est la broussaille dans laquelle nous nous sommes assis, à la Fête-Dieu dernière.

– Oui, c'est la broussaille », répondit Silvère à voix basse.

C'était là qu'ils avaient osé se baiser sur les joues. Ce souvenir que l'enfant venait d'évoquer leur causa à tous deux une sensation délicieuse, émotion dans laquelle se mêlaient les joies de la veille et les espoirs du lendemain. Ils virent, comme à la lueur d'un éclair, les bonnes soirées qu'ils avaient vécues ensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu dont ils se rappelaient les moindres détails, le grand ciel tiède, le frais des saules de la Viorne, les mots caressants de leur causerie. Et, en même temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœur avec une saveur douce, ils crurent pénétrer l'inconnu de l'avenir, se voir au bras l'un de l'autre, ayant réalisé leur rêve et se promenant dans la vie comme ils venaient de le faire sur la grande route, chaudement couverts d'une même pelisse.

Alors, le ravissement les reprit, les yeux sur les yeux, se souriant, perdus au milieu des muettes clartés.

Brusquement, Silvère leva la tête. Il se débarrassa des plis de la pelisse, il prêta l'oreille. Miette, surprise, l'imita, sans comprendre pourquoi il se séparait d'elle d'un geste si prompt.

Depuis un instant, des bruits confus venaient de derrière les coteaux, au milieu desquels se perd la route de Nice.

C'étaient comme les cahots éloignés d'un convoi de charrettes. La Viorne, d'ailleurs, couvrait de son grondement ces bruits encore indistincts. Mais peu à peu ils s'accentuèrent, ils devinrent pareils aux piétinements d'une armée en marche. Puis on distingua, dans ce roulement continu et croissant, des brouhahas de foule, d'étranges souffles d'ouragan cadencés et rythmiques ; on aurait dit les coups de foudre d'un orage qui s'avançait rapidement, troublant déjà de son approche l'air endormi. Silvère écoutait, ne pouvant saisir ces voix de tempête que les coteaux empêchaient d'arriver nettement jusqu'à lui. Et, tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route ; la Marseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata, formidable.

« Ce sont eux ! » s'écria Silvère dans un élan de joie et d'enthousiasme.

Il se mit à courir, montant la côte, entraînant Miette. Il y avait, à gauche de la route, un talus planté de chênes verts, sur lequel il grimpa avec la jeune fille, pour ne pas être emportés tous deux par le flot hurlant de la foule.

Quand ils furent sur le talus, dans l'ombre des broussailles, l'enfant, un peu pâle, regarda tristement ces hommes dont les chants lointains avaient suffi pour arracher Silvère de ses bras. Il lui sembla que la bande entière venait se mettre entre elle et lui. Ils étaient si heureux, quelques minutes auparavant, si étroitement unis, si seuls, si perdus dans le grand silence et les clartés discrètes de la lune. Et maintenant Silvère, la tête tournée, ne paraissant même plus savoir qu'elle était là, n'avait de regards que pour ces inconnus qu'il appelait du nom de frères.

La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible.

Rien de plus terriblement grandiose que l'irruption de ces quelques milliers d'hommes dans la paix morte et glacée de l'horizon. La route, devenue torrent, roulait des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s'épuiser ; toujours, au coude du chemin, se montraient de nouvelles masses noires, dont les chants enflaient de plus en plus la grande voix de cette tempête humaine. Quand les derniers bataillons apparurent, il y eut un éclat assourdissant. La Marseillaise emplit le ciel, comme soufflée par des bouches géantes dans de monstrueuses trompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses de cuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormie s'éveilla en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsi qu'un tambour que frappent les baguettes ; elle retentit jusqu'aux entrailles, répétant par tous ses échos les notes ardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bande qui chanta ; des bouts de l'horizon, des rochers lointains, des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets d'arbres, des moindres broussailles, semblèrent sortir des voix humaines ; le large amphithéâtre qui monte de la rivière à Plassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient les bleuâtres clartés de la lune, étaient comme couverts par un peuple invisible et innombrable acclamant les insurgés ; et, au fond des creux de la Viorne, le long des eaux rayées de mystérieux reflets d'étain fondu, il n'y avait pas un trou de ténèbres où des hommes cachés ne parussent reprendre chaque refrain avec une colère plus haute. La campagne, dans l'ébranlement de l'air et du sol, criait vengeance et liberté. Tant que la petite armée descendit la côte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonores traversées de brusques éclats, secouant jusqu'aux pierres du chemin.

Silvère, blanc d'émotion, écoutait et regardait toujours.

Les insurgés qui marchaient en tête, traînant derrière eux cette longue coulée grouillante et mugissante, monstrueusement indistincte dans l'ombre, approchaient du pont à pas rapides.

« Je croyais, murmura Miette, que vous ne deviez pas traverser Plassans ?

– On aura modifié le plan de campagne, répondit Silvère ; nous devions, en effet, nous porter sur le chef-lieu par la route de Toulon, en prenant à gauche de Plassans et d'Orchères, Ils seront partis d'Alboise cet après-midi et auront passé aux Tulettes dans la soirée. » La tête de la colonne était arrivée devant les jeunes gens.

Il régnait, dans la petite armée, plus d'ordre qu'on n'en aurait pu attendre d'une bande d'hommes indisciplinés. Les contingents de chaque ville, de chaque bourg, formaient des bataillons distincts qui marchaient à quelques pas les uns des autres. Ces bataillons paraissaient obéir à des chefs.

D'ailleurs, l'élan qui les précipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait une masse compacte, solide, d'une puissance invincible. Il pouvait y avoir là environ trois mille hommes unis et emportés d'un bloc par un vent de colère. On distinguait mal, dans l'ombre que les hauts talus jetaient le long de la route, les détails étranges de cette scène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille où s'étaient abrités Miette et Silvère, le talus de gauche s'abaissait pour laisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune, glissant par cette trouée, rayait la route d'une large bande lumineuse. Quand les premiers insurgés entrèrent dans ce rayon, ils se trouvèrent subitement éclairés d'une clarté dont les blancheurs aiguës découpaient, avec une netteté singulière, les moindres arêtes des visages et des costumes. A mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d'eux, farouches, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres.

Aux premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d'un mouvement instinctif, se serra contre Silvère, bien qu'elle se sentît en sûreté, à l'abri même des regards.

Elle passa le bras au cou du jeune homme, appuya la tête contre son épaule. Le visage encadré par le capuchon de la pelisse, pâle, elle se tint debout, les yeux fixés sur ce carré de lumière que traversaient rapidement de si étranges faces, transfigurées par l'enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de la Marseillaise.

Silvère, qu'elle sentait frémir à son côté, se pencha alors à son oreille et lui nomma les divers contingents, à mesure qu'ils se présentaient.

La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaient avoir une force herculéenne et une foi naïve de géants. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. Ils portaient sur l'épaule de grandes haches dont le tranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune.

« Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On en a fait un corps de sapeurs. Sur un signe de leurs chefs, ces hommes iraient jusqu'à Paris, enfonçant les portes des villes à coups de cognée, comme ils abattent les vieux chênes lièges de la montagne… » Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de ses frères. Il continua, en voyant arriver, derrière les bûcherons, une bande d'ouvriers et d'hommes aux barbes rudes, brûlés par le soleil :

« Le contingent de la Palud. C'est le premier bourg qui s'est mis en insurrection. Les hommes en blouse sont des ouvriers qui travaillent les chênes-lièges ; les autres, les hommes aux vestes de velours, doivent être des chasseurs et des charbonniers vivant dans les gorges de la Seille… Les chasseurs ont connu ton père, Miette. Ils ont de bonnes armes qu'ils manient avec adresse. Ah ! si tous étaient armés de la sorte ! Les fusils manquent. Vois, les ouvriers n'ont que des bâtons. » Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta violemment aux joues. Le visage brûlant, elle examina les chasseurs d'un air de colère et d'étrange sympathie. A partir de ce moment, elle parut peu à peu s'animer aux frissons de fièvre que les chants des insurgés lui apportaient.

La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Aux gens de la Palud avait succédé une autre troupe d'ouvriers, parmi lesquels on apercevait un assez grand nombre de bourgeois en paletot.

« Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, reprit Silvère. Ce bourg s'est soulevé presque en même temps que la Palud… les patrons se sont joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches, Miette ; des riches qui pourraient vivre tranquilles chez eux et qui vont risquer leur vie pour la défense de la liberté. Il faut aimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peine quelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont au coude gauche un brassard d'étoffe rouge ? Ce sont les chefs. » Mais Silvère s'attardait. Les contingents descendaient la côte, plus rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens de Saint-Martin-de-Vaulx, que deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route.

« Tu as vu ? demanda-t-il ; les insurgés d'Alboise et des Tulettes viennent de passer. J'ai reconnu Burgat, le forgeron… Ils se seront joints à la bande aujourd'hui même…

Comme ils courent ! » Miette se penchait maintenant pour suivre plus longtemps du regard les petites troupes que lui désignait le jeune homme. Le frisson qui s'emparait d'elle lui montait dans la poitrine et la prenait à la gorge. A ce moment parut un bataillon plus nombreux et plus discipliné que les autres.

Les insurgés qui en faisaient partie, presque tous vêtus de blouses bleues, avaient la taille serrée d'une ceinture rouge ; on les eût dit pourvus d'un uniforme. Au milieu d'eux marchait un homme à cheval, ayant un sabre au côté. Le plus grand nombre de ces soldats improvisés avaient des fusils, des carabines ou d'anciens mousquets de la garde nationale.

« Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L'homme à cheval doit être le chef dont on m'a parlé. Il a amené avec lui les contingents de Faverolles et des villages voisins. Il faudrait que toute la colonne fut équipée de la sorte. »

Il n'eut pas le temps de reprendre haleine.

« Ah ! voici les campagnes ! » cria-t-il.

Derrière les gens de Faverolles, s'avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes au plus.

Tous portaient la veste courte des paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux ; quelques-uns même n'avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommes valides.

Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d'une voix fiévreuse.

« Le contingent de Chavanoz ! dit-il. Il n'y là que huit hommes, mais ils sont solides ; l'oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! voici Poujols ! tous y sont, pas un n'a manqué à l'appel… Valqueyras ! Tiens, M, le curé est de la partie ; on m'a parlé de lui ; c'est un bon républicain. » Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou.

« Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière ! et il y en a encore, tu vas voir… Ils n'ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront la troupe aussi rasé que l'herbe de leurs prés… Saint-Eutrope ! Mazet ! les Gardes ! Marsanne ! tout le versant nord de la Seille !… Va, nous serons vainqueurs I Le pays entier est avec nous.

Regarde les bras de ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! les Roches Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel ! Murdaran ! » Et il acheva, d'une voix étranglée par l'émotion, le dénombrement de ces hommes, qu'un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu'il les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents d'un geste nerveux. Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route, comme par les profondeurs d'un précipice. Pour ne pas glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus divers, depuis le sarrau du manœuvre jusqu'à la redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes, dont l'heure et la circonstance faisaient des masques inoubliables d'énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse de torrent. A certains moments, il lui semblait qu'ils ne marchaient plus, qu'ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n'entendait qu'un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes, aiguës comme des pointes qu'on aurait, par saccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacres et d'élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus profondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de ces angoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir.

Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l'approche de la bande, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de courage, une nature ardente que l'enthousiasme exaltait aisément. Aussi, l'émotion qui l'avait peu à peu gagnée la secouait-elle maintenant tout entière. Elle devenait un garçon. Volontiers, elle eût pris une antre et suivi les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges, pareilles aux crocs d'un jeune loup qui aurait des envies de mordre.

Et, lorsqu'elle entendit Silvère dénombrer d'une voix de plus en plus pressée les contingents des campagnes, il lui sembla que l'élan de la colonne s'accélérait encore, à chaque parole du jeune homme. Bientôt ce fut un emportement, une poussière d'hommes balayée par une tempête.

Tout se mit à tourner devant elle. Elle ferma les yeux. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues.

Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils.

« Je ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cet après-midi », murmura-t-il.

Il tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvait encore dans l'ombre. Puis il cria avec une joie triomphante :

« Ah! les voici !… Ils ont le drapeau, on leur a confié le drapeau ! » Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre ses compagnons ; mais, à ce moment, les insurgés s'arrêtèrent.

Des ordres coururent le long de la colonne. La Marseillaise s'éteignit dans un dernier grondement, et l'on n'entendit plus que le murmure confus de la foule, encore toute vibrante. Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordres que les contingents se transmettaient et qui appelaient les gens de Plassans en tête de la bande. Comme chaque bataillon se rangeait au bord de la route pour laisser passer le drapeau, le jeune homme, entraînant Miette, se mit à remonter le talus.

« Viens, lui dit-il, nous serons avant eux de l'autre côté du pont. » Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ils coururent jusqu'à un moulin dont l'écluse barre la rivière.

Là, ils traversèrent la Viorne sur une planche que les meuniers y ont jetée. Puis ils coupèrent en biais les près Sainte-Claire, toujours se tenant par la main, toujours courant, sans échanger une parole. La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu'ils suivirent le long des haies. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous.

Malgré le détour qu'ils venaient de faire, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Silvère échangea quelques poignées de main ; on dut penser qu'il avait appris la marche nouvelle des insurgés et qu'il était venu à leur rencontre. Miette, dont le visage était caché à demi par le capuchon de la pelisse, fut regardée curieusement.

« Eh ! c'est la Chantegreil, dit un homme du faubourg, la nièce de Rébufat, le méger du Jas-Meiffren.

– D'où sors-tu donc, coureuse ! » cria une autre voix.

Silvère, gris d'enthousiasme, n'avait pas songé à la singulière figure que ferait son amoureuse devant les plaisanteries certaines des ouvriers. Miette, confuse, le regardait comme pour implorer aide et secours. Mais, avant même qu'il eût pu ouvrir les lèvres, une nouvelle voix s'éleva du groupe, disant avec brutalité :

« Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous la fille d'un voleur et d'un assassin. » Miette pâlit affreusement.

« Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, il n'a pas volé. » Et comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plus frémissant qu'elle :

« Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… » Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avec éclat :

« Vous mentez, vous mentez ! il n'a jamais pris un sou à personne. Vous le savez bien. Pourquoi l'insultez-vous quand il ne peut être là ? » Elle s'était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, à demi sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l'accusation de meurtre ; mais l'accusation de vol l'exaspérait. On le savait, et c'est pourquoi la foule lui jetait souvent cette accusation à la face, par méchanceté bête.

L'homme qui venait d'appeler son père voleur n'avait, d'ailleurs, répété que ce qu'il entendait dire depuis des années. Devant l'attitude violente de l'enfant, les ouvriers ricanèrent. Silvère serrait toujours les poings. La chose allait mal tourner, lorsqu'un chasseur de la Seille, qui s'était assis sur un tas de pierres, au bord de la route, en attendant qu'on se remît en marche, vint au secours de la jeune fille.

« La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un des nôtres.

Je l'ai connu. Jamais on n'a bien vu clair dans son affaire.

Moi, j'ai toujours cru à la vérité de ses déclarations devant les juges. Le gendarme qu'il a descendu, à la chasse, d'un coup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sa carabine. On se défend, que voulez-vous! Mais Chantegreil était un honnête homme, Chantegreil n'a pas volé. » Comme il arrive en pareil cas, l'attestation de ce braconnier suffit pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriers voulurent avoir également connu Chantegreil.

« Oui, oui, c'est vrai, dirent-ils. Ce n'était pas un voleur.

Il y a, à Plassans, des canailles qu'il faudrait envoyer au bagne à sa place… Chantegreil était notre frère… Allons, calme-toi, petite. » Jamais Miette n'avait entendu dire du bien de son père.

On le traitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà qu'elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de pardon et qui le déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes, elle retrouva l'émotion que La Marseillaise avait fait monter à sa gorge, elle chercha comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Un moment, il lui vint l'idée de leur serrer la main à tous, comme un garçon. Mais son cœur trouva mieux. A côté d'elle se tenait debout l'insurgé qui portait le drapeau. Elle toucha la hampe du drapeau et, pour tout remerciement, elle dit d'une voix suppliante :

« Donnez-le-moi, je le porterai. » Les ouvriers, simples d'esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement.

« C'est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau. » Un bûcheron fit remarquer qu'elle se fatiguerait vite, qu'elle ne pourrait aller loin.

« Oh ! je suis forte », dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d'une femme faite.

Et comme on lui tendait le drapeau :

« Attendez », reprit-elle.

Elle retira vivement sa pelisse, qu'elle remit ensuite, après l'avoir tournée du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d'un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu'aux pieds.

Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d'une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d'enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire, eut un élan d'énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. A ce moment, elle fut la vierge Liberté.

Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à l'imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur son sein.

Des cris partirent du groupe.

« Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur ! » On l'eût acclamée longtemps si l'ordre de se remettre en marche n'était arrivé. Et, pendant que la colonne s'ébranlait, Miette pressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l'oreille :

« Tu entends ! je resterai avec toi. Tu veux bien ? » Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait.

Profondément ému, il était d'ailleurs incapable de ne pas se laisser aller au même enthousiasme que ses compagnons.

Miette lui était apparue si belle, si grande, si sainte ! Pendant toute la montée de la côte, il la revit devant lui, rayonnante, dans une gloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec son autre maîtresse adorée, la République.

Il aurait voulu être arrivé, avoir son fusil sur l'épaule. Mais les insurgés montaient lentement. L'ordre était donné de faire le moins de bruit possible. La colonne s'avançait entre les deux rangées d'offres, pareille à un serpent gigantesque dont chaque anneau aurait eu d'étranges frémissements. La nuit glacée de décembre avait repris son silence, et seule la Viorne paraissait gronder d'une voix plus haute.

Dés les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil à l'aire Saint-Mittre, qu'il retrouva endormie sous la lune. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome. Miette se pencha et lui dit avec son sourire d'enfant :

« Il me semble que je suis à la procession de la Fête Dieu, et que je porte la bannière de la Vierge. »


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