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La fortune des rougon


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Les Macquart eurent trois enfants : deux filles et un garçon.

Lisa, née la première, en 1827, un an après le mariage, resta peu au logis. C'était une grosse et belle enfant très saine, toute sanguine, qui ressemblait beaucoup à sa mère.

Mais elle ne devait pas avoir son dévouement de bête de somme. Macquart avait mis en elle un besoin de bien-être très arrêté. Tout enfant, elle consentait à travailler une journée entière pour avoir un gâteau. Elle n'avait pas sept ans, qu'elle fut prise en amitié par la directrice des postes, une voisine. Celle-ci en fit une petite bonne. Lorsqu'elle perdit son mari, en 1839, et qu'elle alla se retirer à Paris, elle emmena Lisa avec elle. Les parents la lui avaient comme donnée.

La seconde fille, Gervaise, née l'année suivante, était bancale de naissance. Conçue dans l'ivresse, sans doute pendant une de ces nuits honteuses où les époux s'assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse.

Gervaise resta chétive, et Fine, la voyant toute pâle et toute faible, la mit au régime de l'anisette, sous prétexte qu'elle avait besoin de prendre des forces. La pauvre créature se dessécha davantage. C'était une grande fille fluette dont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Sur son corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête de poupée, une petite face ronde et blême d'une exquise délicatesse. Son infirmité était presque une grâce ; sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.

Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce fut un fort gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise. Il tenait de sa mère, comme la fille aînée, sans avoir sa ressemblance physique. Il apportait, le premier, chez les Rougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait la froideur grasse d'une nature sérieuse et peu intelligente. Ce garçon grandit avec la volonté tenace de se créer un jour une position indépendante. Il fréquenta assidûment l'école et s'y cassa la tête, qu'il avait fort dure, pour y faire entrer un peu d'arithmétique et d'orthographe. Il se mit ensuite en apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d'autant plus méritoire qu'il lui fallait un jour pour apprendre ce que d'autres savaient en une heure.

Tant que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison, Antoine grogna. C'étaient des bouches inutiles qui lui rognaient sa part. Il avait juré, comme son frère, de ne plus avoir d'enfants, ces mange-tout qui mettent leurs parents sur la paille. Il fallait l'entendre se désoler, depuis qu'ils étaient cinq à table, et que la mère donnait les meilleurs morceaux à Jean, à Lisa et à Gervaise.

« C'est ça, grondait-il, bourre-les, fais-les crever ! »A chaque vêtement, à chaque paire de souliers que Fine leur achetait, il restait maussade pour plusieurs jours. Ah ! s'il avait su, il n'aurait jamais eu cette marmaille qui le forçait à ne plus fumer que quatre sous de tabac par jour, et qui ramenait par trop souvent, au dîner, des ragoûts de pommes de terre, un plat qu'il méprisait profondément.

Plus tard, dès les premières pièces de vingt sous que Jean et Gervaise lui rapportèrent, il trouva que les enfants avaient du bon. Lisa n'était déjà plus là. Il se fit nourrir par les deux qui restaient sans le moindre scrupule, comme il se faisait déjà nourrir par leur mère. Ce fut, de sa part, une spéculation très arrêtée. Dès l'âge de huit ans, la petite Gervaise alla casser des amandes chez un négociant voisin ; elle gagnait dix sous par jour, que le père mettait royalement dans sa poche sans que Fine elle-même osât demander où cet argent passait. Puis, la jeune fille entra en apprentissage chez une blanchisseuse, et, quand elle fut ouvrière et qu'elle toucha deux francs par jour, les deux francs s'égarèrent de la même façon entre les mains de Macquart. Jean, qui avait appris l'état de menuisier, était également dépouillé les jours de paie, lorsque Macquart parvenait à l'arrêter au passage, avant qu'il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent lui échappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d'une terrible maussaderie. Pendant une semaine, il regardait ses enfants et sa femme d'un air furieux, leur cherchant querelle pour un rien, mais ayant encore la pudeur de ne pas avouer la cause de son irritation. A la paie suivante, il faisait le guet et disparaissait des journées entières, dès qu'il avait réussi à escamoter le gain des petits.

Gervaise, battue, élevée dans la rue avec les garçons du voisinage, devint grosse à l'âge de quatorze ans. Le père de l'enfant n'avait pas dix-huit ans. C'était un ouvrier tanneur, nommé Lantier. Macquart s'emporta. Puis, quand il sut que la mère de Lantier, qui était une brave femme, voulait bien prendre l'enfant avec elle, il se calma. Mais il garda Gervaise, elle gagnait déjà vingt-cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatre ans plus tard, elle eut un second garçon, que la mère de Lantier réclama encore. Macquart, cette fois là, ferma absolument les yeux. Et comme Fine lui disait timidement qu'il serait bon de faire une démarche auprès du tanneur pour régler une situation qui faisait clacbauder, il déclara très carrément que sa fille ne le quitterait pas, et qu'il la donnerait à son séducteur plus tard, « lorsqu'il serait digne d'elle, et qu'il aurait de quoi acheter un mobilier ».

Cette époque fut le meilleur temps d'Antoine Macquart.

Il s'habilla comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalons de drap fin. Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne fut plus ce chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Il fréquenta les cafés, lut les journaux, se promena sur le cours Sauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu'il avait de l'argent en poche. Les jours de misère, il

restait chez lui, exaspéré d'être retenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sa demi-tasse ; ces jours-là, il accusait le genre humain tout entier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère et d'envie, au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent la dernière pièce blanche de la maison, pour qu'il pût passer sa soirée au café. Le cher homme était d'un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu'à soixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de minces robes d'indienne, tandis qu'il se commandait des gilets de satin noir chez un des bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçon qui gagnait de trois à quatre francs par jour, était peut-être dévalisé avec plus d'impudence encore. Le café où son père restait des journées entières se trouvait justement en face de la boutique de son patron, et, pendant qu'il manœuvrait le rabot ou la scie, il pouvait voir, de l'autre côté de la place, « monsieur » Macquart sucrant sa demi-tasse en faisant un piquet avec quelque petit rentier. C'était son argent que le vieux fainéant jouait. Lui n'allait jamais au café, il n'avait pas les cinq sous nécessaires pour prendre un gloria. Antoine le traitait en jeune fille, ne lui laissant pas un centime et lui demandant compte de l'emploi exact de son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades, perdait une journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorne ou sur les pentes des Garrigues, son père s'emportait, levait la main, lui gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu'il trouvait en moins à la fin de la quinzaine. Il tenait ainsi son fils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu'à regarder comme siennes les maîtresses que le jeune menuisier courtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies de Gervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardies et rieuses dont la puberté s'éveillait avec des ardeurs provocantes, et qui, certains soirs, emplissaient la chambre de jeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir, retenu au logis par le manque d'argent, regardait ces filles avec des yeux luisants de convoitise ; mais la vie de petit garçon qu'on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible ; il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine les effleurer du bout des doigts. Macquart haussait les épaules de pitié :

« Quel innocent ! » murmurait-il d'un air de supériorité ironique.

Et c'était lui qui embrassait les jeunes filles sur le cou, quand sa femme avait le dos tourné. Il poussa même les choses plus loin avec une petite blanchisseuse que Jean poursuivait plus vigoureusement que les autres. Il la lui vola un beau soir, presque entre les bras. Le vieux coquin se piquait de galanterie.

Il est des hommes qui vivent d'une maîtresse. Antoine Macquart vivait ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte et d'impudence. C'était sans la moindre vergogne qu'il pillait la maison et allait festoyer au-dehors, quand la maison était vide. Et il prenait encore une attitude d'homme supérieur ; il ne revenait du café que pour railler amèrement la misère qui l'attendait au logis ; il trouvait le dîner détestable ; il déclarait que Gervaise était une sotte et que Jean ne serait jamais un homme. Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il se frottait les mains, quand il avait mangé le meilleur morceau ; puis il fumait sa pipe à petites bouffées, tandis que les deux pauvres enfants, brisés de fatigue, s'endormaient sur la table. Ses journées passaient, vides et heureuses. Il lui semblait tout naturel qu'on l'entretînt, comme une fille, à vautrer ses paresses sur les banquettes d'un estaminet, à les promener, aux heures fraîches, sur le Cours ou sur le Mail. Il finit par raconter ses escapades amoureuses devant son fils qui l'écoutait avec des yeux ardents d'affamé. Les enfants ne protestaient pas, accoutumés à voir leur mère l'humble servante de son mari.

Fine, cette gaillarde qui le rossait d'importance, quand ils étaient ivres tous les deux, continuait à trembler devant lui, lorsqu'elle avait son bon sens, et le laissait régner en despote au logis. Il lui volait la nuit les gros sous qu'elle gagnait au marché dans la journée, sans qu'elle se permît autre chose que des reproches voilés. Parfois, lorsqu'il avait mangé à l'avance l'argent de la semaine, il accusait cette malheureuse, qui se tuait de travail, d'être une pauvre tête, de ne pas savoir se tirer d'affaire. Fine, avec une douceur d'agneau, répondait de cette petite voix claire qui faisait un si singulier effet en sortant de ce grand corps, qu'elle n'avait plus ses vingt ans, et que l'argent devenait bien dur à

gagner. Pour se consoler, elle achetait un litre d'anisette, elle buvait le soir des petits verres avec sa fille, tandis qu'Antoine retournait au café. C'était là leur débauche. Jean allait se coucher, les deux femmes restaient attablées, prêtant l'oreille, pour faire disparaître la bouteille et les petits verres au moindre bruit. Lorsque Macquart s'attardait, il arrivait qu'elles se soûlaient ainsi, à légères doses, sans en avoir conscience. Hébétées, se regardant avec un sourire vague, cette mère et cette fille finissaient par balbutier. Des taches roses montaient aux joues de Gervaise ; sa petite face de poupée, si délicate, se noyait dans un air de béatitude stupide, et rien n'était plus navrant que cette enfant chétive et blême, toute brûlante d'ivresse, ayant sur ses lèvres humides le rire idiot des ivrognes. Fine, tassée sur sa chaise, s'appesantissait. Elles oubliaient parfois de faire le guet, ou ne se sentaient plus la force d'enlever la bouteille et les verres, quand elles entendaient les pas d'Antoine dans l'escalier. Ces jours-là, on s'assommait chez les Macquart.

Il fallait que Jean se levât pour séparer son père et sa mère, et pour aller coucher sa sœur qui, sans lui, aurait dormi sur le carreau.

Chaque parti a ses grotesques et ses infâmes. Antoine Macquart, rongé d'envie et de haine, rêvant des vengeances contre la société entière, accueillit la République comme une ère bienheureuse où il lui serait permis d'emplir ses poches dans la caisse du voisin, et même d'étrangler le voisin, s'il témoignait le moindre mécontentement. Sa vie de café, les articles de journaux qu'il avait lus sans les comprendre, avaient fait de lui un terrible bavard qui émettait en politique les théories les plus étranges du monde. Il faut avoir entendu, en province, dans quelque estaminet, pérorer un de ces envieux qui ont mal digéré leurs lectures, pour s'imaginer à quel degré de sottise méchante en était arrivé Macquart. Comme il parlait beaucoup, qu'il avait servi et qu'il passait naturellement pour être un homme d'énergie, il était très entouré, très écouté par les naïfs. Sans être un chef de parti, il avait su réunir autour de lui un petit groupe d'ouvriers qui prenaient ses fureurs jalouses pour des indignations honnêtes et convaincues.

Dès février, il s'était dit que Plassans lui appartenait, et la façon goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, les petits détaillants qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leur boutique, signifiait clairement : « Notre jour est arrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une drôle de danse ! » Il était devenu d'une insolence incroyable ; il jouait son rôle de conquérant et de despote, à ce point qu'il cessa de payer ses consommations au café, et que le maître de l'établissement, un niais qui tremblait devant ses roulements d'yeux, n'osa jamais lui présenter la note. Ce qu'il but de demi-tasses, à cette époque, fut incalculable ; il invitait parfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuple mourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n'aurait pas donné un sou à un pauvre.

Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce fut l'espérance de se venger enfin des Rougon, qui se rangeaient franchement du côté de la réaction. Ah ! quel triomphe ! s'il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité à sa merci ! Bien que ces derniers eussent fait d'assez mauvaises affaires, ils étaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était resté ouvrier. Cela l'exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ils avaient un de leurs fils avocat, un autre médecin, le troisième employé, tandis que son Jean travaillait chez un menuisier, et sa Gervaise, chez une blanchisseuse. Quand il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte à voir sa femme vendre des châtaignes à la halle et rempailler, le soir, les vieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre était son frère, il n'avait pas plus droit que lui à vivre grassement de ses rentes. Et, d'ailleurs, c'était avec l'argent qu'il lui avait volé, qu'il jouait au monsieur aujourd'hui. Dès qu'il entamait ce sujet, tout son être entrait en rage ; il clabaudait pendant des heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne se lassant pas de dire :

« Si mon frère était où il devrait être, c'est moi qui serais rentier à cette heure. » Et quand on lui demandait où devrait être son frère, il répondait : « Au bagne ! » d'une voix terrible.

Sa haine s'accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé les conservateurs autour d'eux, et qu'ils prirent, à Plassans, une certaine influence. Le fameux salon jaune devint, dans ses bavardages ineptes de café, une caverne de bandits, une réunion de scélérats qui juraient chaque soir sur des poignards d'égorger le peuple. Pour exciter contre Pierre les affamés, il alla jusqu'à faire courir le bruit que l'ancien marchand d'huile n'était pas aussi pauvre qu'il le disait, et qu'il cachait ses trésors par avarice et par crainte des voleurs. Sa tactique tendit ainsi à ameuter les pauvres gens, en leur contant des histoires à dormir debout, auxquelles il finissait souvent par croire lui-même. Il cachait assez mal ses rancunes personnelles et ses désirs de vengeance sous le voile du patriotisme le plus pur ; mais il se multipliait tellement, il avait une voix si tonnante, que personne n'aurait alors osé douter de ses convictions.

Au fond, tous les membres de cette famille avaient la même rage d'appétits brutaux. Félicité, qui comprenait que les opinions exaltées de Macquart n'étaient que des colères rentrées et des jalousies tournées à l'aigre, aurait désiré vivement l'acheter pour le faire taire. Malheureusement l'argent lui manquait, et elle n'osait l'intéresser à la dangereuse partie que jouait son mari. Antoine leur causait le plus grand tort auprès des rentiers de la ville neuve. Il suffisait qu'il fut leur parent. Granoux et Roudier leur reprochaient, avec de continuels mépris, d'avoir un pareil homme dans leur famille. Aussi Félicité se demandait-elle avec angoisse comment ils arriveraient à se laver de cette tache.

Il lui semblait monstrueux et indécent que, plus tard,

M. Rougon eût un frère dont la femme vendait des châtaignes, et qui lui-même vivait dans une oisiveté crapuleuse.

Elle finit par trembler pour le succès de leurs secrètes menées, qu'Antoine compromettait comme à plaisir ; lorsqu'on lui rapportait les diatribes que cet homme déclamait en public contre le salon jaune, elle frissonnait en pensant qu'il était capable de s'acharner et de tuer leurs espérances par le scandale.

Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner les Rougon, et c'était uniquement pour les mettre à bout de patience, qu'il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches. Au café, il appelait Pierre « mon frère », d'une voix qui faisait retourner tous les consommateurs ; dans la rue, s'il venait à rencontrer quelque réactionnaire du salon jaune, il murmurait de sourdes injures que le digne bourgeois, confondu de tant d'audace, répétait le soir aux Rougon en paraissant les rendre responsables de la mauvaise rencontre qu'il avait faite.

Un jour, Granoux arriva furieux.

« Vraiment, cria-t-il dès le seuil de la porte, c'est intolérable ; on est insulté à chaque pas. » Et, s'adressant a Pierre :

« Monsieur, quand on a un frère comme le vôtre, on en débarrasse la société. Je venais tranquillement par la place de la Sous-Préfecture, lorsque ce misérable, en passant à côté de moi, a murmuré quelques paroles au milieu desquelles j'ai parfaitement distingué le mot de vieux coquin. » Félicité pâlit et crut devoir présenter des excuses à Granoux ; mais le bonhomme ne voulait rien entendre, il parlait de rentrer chez lui. Le marquis s'empressa d'arranger les choses.

« C'est bien étonnant, dit-il, que ce malheureux vous ait appelé vieux coquin ; êtes-vous sûr que l'injure s'adressait à vous ? » Granoux devint perplexe ; il finit par convenir qu'Antoine avait bien pu murmurer : « Tu vas encore chez ce vieux coquin. » M, de Carnavant se caressa le menton pour cacher le sourire qui montait malgré lui à ses lèvres.

Rougon dit alors avec le plus beau sang-froid :

« Je m'en doutais, c'est moi qui devais être le vieux coquin. Je suis heureux que le malentendu soit expliqué. Je vous en prie, messieurs, évitez l'homme dont il vient d'être question, et que je renie formellement. » Mais Félicité ne prenait pas aussi froidement les choses, elle se rendait malade à chaque esclandre de Macquart ; pendant des nuits entières, elle se demandait ce que ces messieurs devaient penser.

Quelques mois avant le coup d'État, les Rougon reçurent une lettre anonyme, trois pages d'ignobles injures, au milieu desquelles on les menaçait, si jamais leur parti triomphait, de publier dans un journal l'histoire scandaleuse des anciennes amours d'Adélaïde et du vol dont Pierre s'était rendu coupable, en faisant signer un reçu de cinquante mille francs à sa mère, rendue idiote par la débauche. Cette lettre fut un coup de massue pour Rougon lui-même. Félicité ne put s'empêcher de reprocher à son mari sa honteuse et sale famille ; car les époux ne doutèrent pas un instant que la lettre fut l'œuvre d'Antoine.

« Il faudra, dit Pierre d'un air sombre, nous débarrasser à tout prix de cette canaille. Il est par trop gênant. » Cependant Macquart, reprenant son ancienne tactique, cherchait des complices contre les Rougon, dans la famille même. Il avait d'abord compté sur Aristide, en lisant ses terribles articles de l'Indépendant. Mais le jeune homme, bien qu'aveuglé par ses rages jalouses, n'était point assez sot pour faire cause commune avec un homme tel que son oncle. Il ne prit même pas la peine de le ménager et le tint toujours à distance, ce qui le fit traiter de suspect par Antoine ; dans les estaminets où régnait ce dernier, on alla jusqu'à dire que le journaliste était un agent provocateur.

Battu de ce côté, Macquart n'avait plus qu'à sonder les enfants de sa sœur Ursule.

Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistre prophétie de son frère. Les névroses de sa mère s'étaient changées chez elle en une phtisie lente qui l'avait peu à peu consumée. Elle laissait trois enfants : une fille de dix-huit ans, Hélène, mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné, François, jeune homme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature à peine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme, qu'il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna une année, ne s'occupant plus de ses affaires, perdant l'argent qu'il avait amassé. Puis, un matin, on le trouva pendu dans un cabinet où étaient encore accrochées les robes d'Ursule. Son fils aîné, auquel il avait pu faire donner une bonne instruction commerciale, entra, à titre de commis, chez son oncle Rougon, où il remplaça Aristide qui venait de quitter la maison.

Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillit très volontiers son neveu, qu'il savait laborieux et sobre. Il sentait le besoin d'un garçon dévoué qui l'aidât à relever ses affaires. D'ailleurs, pendant la prospérité des Mouret, il avait éprouvé une grande estime pour ce ménage qui gagnait de l'argent, et du coup il s'était raccommodé avec sa sœur. Peut-être aussi voulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir une compensation ; il avait dépouillé la mère, il s'évitait tout remords en donnant du travail au fils ; les fripons ont de ces calculs d'honnêteté. Ce fut pour lui une bonne affaire. Il trouva chez son neveu l'aide qu'il cherchait. Si, à cette époque, la maison Rougon ne fit pas fortune, on ne put en accuser ce garçon paisible et méticuleux, qui semblait né pour passer sa vie derrière un comptoir d'épicier, entre une jarre d'huile et un paquet de morue sèche. Bien qu'il eût une grande ressemblance physique avec sa mère, il tenait de son père un cerveau étroit et juste, aimant d'instinct la vie réglée, les calculs certains du petit commerce. Trois mois après son entrée chez lui, Pierre, continuant son système de compensation, lui donna en mariage Marthe, sa fille cadette, dont il ne savait comment se débarrasser. Les deux jeunes gens s'étaient aimés tout d'un coup, en quelques jours. Une circonstance singulière avait sans doute déterminé et grandi leur tendresse : ils se ressemblaient étonnamment, d'une ressemblance étroite de frère et de sœur. François, par Ursule, avait le visage d'Adélaïde, l'aïeule. Le cas de Marthe était plus curieux, elle était également tout le portrait d'Adélaïde, bien que Pierre Rougon n'eût aucun trait de sa mère nettement accusé ; la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pour reparaître chez sa fille, avec plus d'énergie. D'ailleurs, la fraternité des jeunes époux s'arrêtait au visage ; si l'on retrouvait dans François le digne fils du chapelier Mouret, rangé et un peu lourd de sang, Marthe avait l'effarement, le détraquement intérieur de sa grand-mère, dont elle était à distance l'étrange et exacte reproduction. Peut-être fut-ce à la fois leur ressemblance physique et leur dissemblance morale qui les jetèrent aux bras l'un de l'autre. De 1840 à 1844, ils eurent trois enfants. François resta chez son oncle jusqu'au jour où celui-ci se retira. Pierre voulait lui céder son fonds, mais le jeune homme savait à quoi s'en tenir sur les chances de fortune que le commerce présentait à Plassans ; il refusa et alla s'établir à Marseille, avec ses quelques économies.

Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contre les Rougon ce gros garçon laborieux, qu'il traitait d'avare et de sournois, par une rancune de fainéant. Mais il crut découvrir le complice qu'il cherchait dans le second fils Mouret, Silvère, un enfant âgé de quinze ans. Lorsqu'on trouva Mouret pendu dans les jupes de sa femme, le petit Silvère n'allait pas même encore à l'école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce pauvre être, l'emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en voyant arriver l'enfant ; il n'entendait pas pousser ses compensations jusqu'à nourrir une bouche inutile. Silvère, que Félicité prit également en grippe, grandissait dans les larmes, comme un malheureux abandonné, lorsque sa grand-mère, dans une des rares visites qu'elle faisait aux Rougon, eut pitié de lui et demanda à l'emmener. Pierre fut ravi ; il laissa partir l'enfant, sans même parler d'augmenter la faible pension qu'il servait à Adélaïde, et qui désormais devrait suffire pour deux.

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